Notes de début de chapitre.
Comme promis, voici que j'émerge de ma pause d'un mois pour vous amener, sur un plateau d'argent (ou presque, disons un plateau tout court, parce que mes moyens sont tragiquement limités), le quatrième et dernier arc des Gwishins, j'ai nommé "Le Paon aux Cent Yeux". Celui-ci sera le plus long de toute l'histoire (comptez au moins une quarantaine de chapitres pour être tranquilles), et aussi le plus riche, dans le sens où il est centré sur l'exploration, la découverte d'un nouveau territoire, la résolution de la plupart des questions soulevées au cours des arcs précédents et des plots-twists, ainsi que la conclusion de cette histoire. Pour rappel, celle-ci aura deux fins, que vous pourrez choisir selon votre préférence.
La rédaction de cet arc risque aussi d'être très marquée (et j'en suis désolée d'avance) par ma thèse, que je suis également en train de finir (qui a dis burn-out ?), et par mes activités de recherche qui reprennent avec la fin du confinement. Par sécurité, je passe donc les délais entre les chapitres entre quatre et cinq jours, voir plus si je rencontre des difficultés majeures. Les chapitres seront aussi plus longs, ce qui explique le changement du délai d'attente. Je pense pouvoir réussir à le finir pour septembre, au plus tard novembre-décembre 2021.
Comme vous le constaterez, cet arc commence...comment dire ? Assez fort. Ce sera le plus sombre et le plus violent de tous. En termes d'inspiration, il se base comme de coutumes sur de très nombreuses références ciblées (Seigneur des Anneaux, Stephen King, Black Swan, Gone Girl, le Lac des Cygnes, Giselle, Hannibal, Death Stranding...), mais se concentre plus particulièrement sur une inspiration spécifique : le jeu vidéo GRIS.
Petit aparté là-dessus, c'est un de plus beaux jeux que j'ai jamais vu (sérieusement, si vous voulez vous faire plaisir aux yeux, tapez sur Google "GRIS game map" et dégustez, vous ne le regretterez pas), accessoirement mon favori, et j'aurais extrait de celui-ci toute l'architecture définitive de la Cité du Lac Solitaire ainsi que les paysages des "Landes" que vous découvrirez plus tard. D'autres jeux m'auront également servi, comme Death Stranding, Abzu ou encore Journey.
L'emplacement de la Cité du Lac Solitaire aura aussi été inspiré de plusieurs lacs célèbres, incluant le lac de Côme, le lac Majeur, le lac Samil en Corée, la ville de Lugano en Suisse, et les lacs d'Aiguebelette et Léman en France. Il est possible que mon amour pour les lacs se soit insinué dans cette histoire. Le nom du lac, "Lac Solitaire" a été inspiré par une chanson du groupe The Midnight, intitulée "Lonely City"
Pour en finir sur cette - longue - introduction, j'espère de tout cœur que ce dernier arc sera à la hauteur de vos attentes, et je vous souhaite une merveilleuse lecture, en vous remerciant infiniment de continuer à suivre cette histoire !
Bande-son (tout le chapitre) :
Black Widow (The Crown OST, par Martin Philips)
CHAPITRE LXXIV
"La mort d'un être aimé est une chose étrange. [...] C'est comme lorsqu'on gravit un escalier dans le noir et qu'on croit qu'il reste encore une marche alors qu'on a atteint le palier. On veut poser le pied sur la marche inexistante et, une fraction de seconde, on n'y comprend plus rien, égaré, incrédule, le temps de réajuster erreur et réalité."
(Lemony Snicket, "Les Désastreuses Aventures des Orphelins Baudelaire")
a. Le sort de Méduse
Il n'y avait là que trois marches. Planches de bois poussiéreuses, déjà usées par les pas qui les avaient martelé, pesant de réticence, de regrets, de peur, alignées l'une derrière l'autre, ou plutôt l'une au dessus de l'autre, elles semblaient au premier abord effroyablement aisées à franchir, dans le sens où rien ne paraissait plus simple que de poser un pied sur l'une, puis la seconde, en vue d'atteindre la longue estrade faite du même matériau, à l'exception qu'il se présentait cette fois comme plus long, et plus large.
Cette scène improvisée, bâtie rapidement, et qui bringuebalait au moindre mouvement, faisait face à l'une des cours extérieures du palais royal de Changdeok, et plus spécifiquement celle qui s'étendait devant la façade du bâtiment réservé aux bureaux des fonctionnaires, où le roi tenait ses réunions avec les ministres, et où s'écrivaient les comptes-rendus en provenance des différents ministères.
Dong Soo s'y était rendu en plusieurs occasions, afin de transmettre quelques rapports exceptionnels du Bureau d'Investigation Royale, mais également plus tôt dans sa jeunesse, alors qu'il possédait encore pleinement la faveur du monarque et se voyait libre de circuler comme bon lui semblait dans l'enceinte du palais, si ce n'était que pour quelques restrictions d'ordre anecdotique.
Au moment de son exil, il avait perdu ce privilège, et ses déplacements avaient ensuite été confinés aux locations que sa fonction lui imposait de visiter et de côtoyer. Comme les deux soldats qui avaient été jusqu'à lors ses goêliers le contraignaient à avancer, et à grimper les trois marches, tout en veillant à ce qu'il ne tente pas de s'enfuir ou ne soit pas pris d'un accès de nerf qui lui aura valu un évanouissement ou une faiblesse des jambes, Dong Soo se souvint que lui et Woon s'étaient un jour disputés dans l'un des petits bureaux à l'intérieur de ce même bâtiment qui entourait la cour, à propos du prince héritier Sado.
C'était une journée d'été, et il sentit presque la sueur qui avait fait se coller son uniforme bleu à sa peau tandis qu'une chaleur abominable régnait dans l'espace où il avait voulu s'isoler, dédaignant la compassion de Cho-Rip ou les regards que Woon lui lançait. Le temps depuis s'était nettement inversé, de même que les circonstances. Pour commencer, Woon était absent, puisque Dong Soo l'avait tué entre-temps, ou qu'il avait choisi de se laisser mourir sur son épée (ça n'a jamais été ta faute). Et il faisait froid, désormais, (oh) si terriblement froid.
Il portait le vêtement de tous ceux qui étaient passé et passeraient après lui sur cette estrade, s'agenouillant sur les planches craquantes, subissant leur dureté, attendant. La veste et le pantalon étaient, à juste titre, aux couleurs des morts, bien que la teinte fut moins glaciale et pure que celles des cheveux des gwishins ou des vêtures que ceux-ci avaient arborés lors du siège d'Hanyang, trois semaines auparavant. Ceux de Dong Soo viraient au jaune. Il les suspectait d'avoir déjà servi, car lorsqu'on le lui avait apporté la veille au soir, y était associé une odeur acariâtre dont il avait reconnu presque immédiatement la nature, pour l'avoir intégré depuis son enfance.
Le fumet rouillé du sang, et plus particulièrement du vieux sang, ayant accroché les surfaces et les tissus, savait tout aussi bien humecter les sols de la mémoire, et à chaque fois qu'il le respirait, Dong Soo avait de nouveau l'impression d'être baigné dedans, que son visage, ses mains, son cou, sa poitrine et ses bras, en étaient encore une fois aspergés (je ne sais pas ce qui s'est passé).
Il n'avait jamais vu autant de sang depuis, ni n'en avait autant sur les mains, même avec les gwishins. C'était sans doute une impression. Le temps avait rendu certains souvenirs plus diffus, mais il avait accentué les détails chez d'autres.
Il avait rarement procédé aux exécutions en main propre, et paradoxalement, les tortures lui avaient toujours paru plus soignées, davantage centrées qu'elles étaient sur le feu et les brûlures que sur les plaies ouvertes. Quand à l'autre sang, celui des vivants, il n'avait, depuis le coup d'état, pas eu de nouvelle occasion de le répandre. En outre, même le coup d'état n'avait été en mesure d'atteindre l'ampleur de ce jour-là.
Peut-être que cette fois-ci, ce sera le cas, songea t-il, en posant le pied sur la dernière marche, puis sur la surface de l'estrade. Une brise d'hiver s'insinuait sur le tissu de sa veste. Elle était faite d'un coton épais, mais qui seul ne risquait guère de pouvoir repousser le froid et de l'empêcher de mordre. Dong Soo frissonna de tout son long, gelé par la brise, dont le mordant lui rappela la peau des morts, et de (Woon).
Oh, mieux valait qu'il ne pense pas à Woon. Il s'en était gorgé dans sa cage et aucun de ses souvenirs ne l'avait apaisé. Personne ne lui proposa de manteau. Aucun des hommes qui se trouvait là n'avait pour tâche de lui rendre ce service. En outre, d'ici quelques instants, le froid ne constituerait plus un problème, et ce de façon définitive.
Le bois s'affaissa doucement sous ses pieds chaussés de jipsin, et les lanières de paille lui enserraient cruellement la peau. Il fut amené au centre de l'estrade, ainsi que le voulait le protocole, puis, une fois immobilisé, la pression des mains des soldats sur ses épaules s'alourdit, le poussant à s'agenouiller. Il leva la tête, rien qu'un instant. Des mèches de cheveux s'échappaient de son chignon, entravant quelque peu sa vision sans totalement la diminuer pour autant.
Le roi était venu assister à l'évènement, en une sorte de faveur exceptionnelle accordée à un ancien conseiller, garde du corps, et ami. C'était en raison de ces trois derniers éléments que la chose avait été si longtemps délayée. Le souverain avait pris place sous une série de colonnes constituant un passage entre deux bâtiments, et leurs ombres se projetaient sur son visage, empêchant Dong Soo d'en distinguer l'expression.
Il se doutait, dans tous les cas, que la figure royale de Jeongjo ne devait guère montrer de franche compassion à son égard : depuis la mort de son père, le prince Sado, et suite à son ascension au trône, le successeur de Yeongjo avait développé ce stoïcisme inhérent aux fonctions de souverains, et n'affichait plus la moindre émotion dans de pareilles circonstances. Il avait vu trop d'hommes monter sur cette estrade, et davantage depuis l'apparition des gwishins, pour s'émouvoir encore.
Il était entouré d'une petite escorte de gardes royaux, immobiles et sévères dans leurs uniformes, placés près de lui et tout autour de la cour extérieure, simple prudence au cas où Dong Soo se piquerait de tenter une évasion impromptue. Se trouvaient également là quelques bureaucrates qui regardaient par terre, dont la position leur imposait d'être présents, mais également un physicien, et pour finir Sa-Mo. Pas davantage d'individus n'avaient été autorisés à venir assister à la scène.
Ce genre de spectacle était devenu privé et soigneusement dissimulé aux yeux du public, ou, quand ce n'était pas le cas, limité à quelques individus spécifiques, après que le roi ait jugé trop instable l'humeur populaire pour la soumettre à des exhibitions d'autant plus susceptibles de renforcer son agressivité contre le gouvernement. Plus aucune pompe ne caractérisaient de telles séances : avec les années, elles avaient au contraire revêtu un aspect honteux et invisible, et plus particulièrement en cas de personnage haut placé dans les sphères du pouvoir.
Quelques années plus tôt, c'était lorsqu'elles étaient publiques que ces deux attributs leur étaient associé. L'ancien ministre de la Guerre en avait fait les frais. Dong Soo ne l'avait pas aperçu parmi la foule des gwishins qu'il avait accompagné jusqu'à Incheon. Un oiseau traversa le ciel, silencieux, découpant un nuage en deux dans un chuchotement (Dong Soo-yah).
Dong Soo en vu quelques unes de ces scènes lui-même, de loin, sans ressentir de grande empathie (le sourire de Hong Dae Ju). Après avoir disposé du temps de la réflexion dans sa cellule de la prison royale, il avait pris conscience qu'il n'en éprouvait pas davantage pour sa propre cause. Sa seule véritable et sincère inquiétude demeurait pour ses proches. Sa-Mo, bien sûr, en faisait partie, et Dong Soo pouvait à peine regarder le visage défait de celui-ci, le tremblement de son menton tandis que les sanglots montaient dans sa gorge, et le plissement de ses yeux pour retenir les larmes.
Au début, lorsque les cavaliers du roi les avaient tous deux arrêté sur la plage d'Incheon, il avait cru fermement que les anciens services rendus au souverain par Dong Soo lui garantirait, comme les fois précédents, une immunité totale. Ce sera l'exil : tu es trop précieux, le roi le sait, lui avait-il affirmé, sur le chemin du retour, alors que d'autres vivants les suivaient anxieusement, entourés par les soldats qui les avaient cueilli après le départ des gwishins et l'affaissement des eaux élevées vers le ciel, dont la vue leur avait arraché des exclamations d'effroi mêlées d'admiration.
De ceux qui étaient rentrés avec eux, il n'en restait plus qu'une misérable poignée. Sa-Mo le lui avait confirmé durant l'une de ses visites.
- Il les a exécuté les uns après les autres, même les femmes, avait-il raconté à Dong Soo, devant les barreaux de sa prison, et il parlait en regardant le sol. La plupart n'avaient fait qu'héberger des gwishins chez eux, comme toi. Je ne comprends pas sa décision. Les Yeogogedams se sont toujours montré pacifiques, et aucune action n'a jamais été intenté contre lui par le réseau. Leur seul but était de protéger les gwishins, et de leur permettre de circuler sans danger.
Dong Soo avait noté que Sa-Mo ne disait plus "sa Majesté" ou "le roi". Il s'y référait comme "il". Le pronom était une distance, une scission.
D'après ses dires, il n'était pas le seul à s'étonner et à s'alarmer des décisions radicales prises par le roi à propos des vivants étant venu en aide aux gwishins, et plus généralement de son non-respect du pacte de non-agression négocié par les gwishins-rois et reines avant leur départ pour l'île des Morts.
Bien qu'aucun mouvement de rébellion violente n'ait été identifié chez les vivants alliés des gwishins, et que leurs activités aient été avant tout centrées sur une intégration paisible, profitable et sans risque des morts au sein de la société, Jeongjo avait réfuté les promesses de protection et de pardon, et avait entrepris de les emprisonner, de les faire juger, puis exécuter tout aussi sec, poussé par les ministres des deux factions, aussi bien norons que sorons, qui avaient pris la mesure du nombre des gwishins, de leur potentiel de destruction, et semblaient ne plus rien vouloir laisser au hasard.
Dong Soo avait anticipé les sanctions. Comme ils se dirigeaient vers Hanyang, chaperonnés par les cavaliers royaux, il avait fait jurer à Sa-Mo de clamer son innocence, et s'était accordé avec lui sur une version des faits qui le dédouanait de toute responsabilité, ainsi que Seung-Min, et Yun-Seo autant que possible, bien que son implication fût trop importante pour véritablement la mettre hors de danger. Dong Soo avait veillé à la cohérence des récits, forçant Sa-Mo à répéter plusieurs fois les arguments comme ils marchaient vers la capitale.
Sa-Mo avait protesté vivement, avait tempêté, s'exclamant qu'il n'arriverait rien, que l'exil était assuré. Il avait presque pleuré, et finalement supplié que la faute lui soit aussi incombée. Dong Soo s'était fermé, et avait refusé toutes ses propositions.
- Il faut que quelqu'un soit là au cas où pour protéger Yun-Seo et Yoo-Jin et les emmener loin d'ici si le roi venait à en décider autrement, lui avait-il asséné sèchement, détournant le regard de la douleur de celui qui avait été et demeurait son père de fait, sinon de sang (où est père). Je préfère ne rien laisser au hasard.
Sa-Mo s'était mis à sangloter alors qu'ils passaient les portes d'Hanyang.
- Oh fils, avait-il dit avec douleur. Tu ne peux pas me demander ça. Tu ne peux pas.
Mais Dong Soo l'avait fait, avait insisté, s'était fâché, avait été jusqu'à menacer Sa-Mo d'être responsable dans le cas où sa femme et son fils venaient à être traqués. Il avait fallu longtemps, mais il avait finalement accepté la stratégie une fois acculé par Dong Soo, avec une réticence éplorée (mais tu seras exilé tu ne risques rien le roi te fait confiance tu étais son garde du corps), et il l'avait déployé à la perfection durant toute la durée des procès qui avaient suivi.
Comble de l'ironie, son cœur brisé ainsi que quelques larmes avaient joué en sa faveur, et avaient été jugés par les institutions comme une preuve de son innocence et une manifestation de la douleur que lui causait les choix immoraux de Dong Soo.
Celui-ci était à présent complétement assuré de la sécurité de Seung-Min, que les enquêtes avaient traité comme un complice victime, ayant subi un chantage odieux de la part de son capitaine pour l'empêcher de rapporter aux autorités la vérité sur le statut de ses deux résidents supplémentaires. Il avait ainsi laissé les officiers chargés de son cas le placer en marionnettiste, contrôlant aussi bien son soldat de brigade que Sa-Mo, qu'il avait forcé à accueillir ses parents et ceux de son ami d'enfance.
Les rapports, une fois la main mise sur l'identité et le passé de Woon, n'avaient guère omis de mentionner l'ignoble statut de traître de ce dernier à plusieurs reprises. L'entière responsabilité était retombée sur Dong Soo, par le truchement de témoignages dont il avait contrôlé le contenu essentiellement par le biais de Sa-Mo. Ça avait été la seule solution. Accusé au bout de quelques jours de trahison envers la couronne, de rébellion et de complot, il avait dans un premier temps été contraint à l'exil, ainsi que l'avait prédit Sa-Mo, et n'avait presque pas cru à la sentence lorsqu'il l'avait entendu.
Dans un sens, il avait été avisé de prendre ainsi du recul. Plus tard, la veille de sa libération, un soldat s'était présenté devant sa cellule alors qu'il commençait à peine à se faire à l'idée et se remémorait le nom de la région où lui, sa femme et son fils étaient envoyés, tout en essayant de prévoir le niveau de misère auquel ils seraient confrontés.
- Je viens vous informer que votre condamnation a changé suite à la décision de sa Majesté.
- Je ne suis plus exilé ? L'avait interrogé Dong Soo, sentant son coeur battre très vite, trop vite, et comme quelque chose dans son dos, rôdant, se léchant les babines.
(Dong Soo-yah)
- Non. Par ordre du roi, vous êtes à présent condamné à mort. La date de votre exécution n'a pas encore été arrêtée, mais elle devrait avoir lieu sous peu. Sa Majesté a finalement estimé vos griefs trop graves et votre expérience militaire trop dangereuse pour vous laisser vivre librement en exil.
Étrangement, une telle sentence lui avait semblé bien plus réelle et logique que la précédente. Il avait passé le reste de la nuit à imaginer tout d'abord la manière et la date, à expérimenter en esprit la lame ou la corde, puis comment Woon réagirait, s'il venait à l'apprendre. C'était là, dans le fond, prêt à bondir. Dong Soo avait tenu fermement l'idée par la peau du cou depuis son emprisonnement, mais sa libération était irrémédiable.
Yun-Seo et Yoo-Jin avaient été désignés complices de leur plein gré, et livrés au même sort. Plusieurs fois, en contemplant le mur en face de sa cellule, et en se souvenant du temps qu'il avait passé en prison après avoir récupéré (volé) le cadavre de Woon pour l'enterrer sous le saule-pleureur, il avait admit que la situation avait des airs de mauvaise plaisanterie. Sans aucun doute, les Baek avaient du goût pour la décapitation.
Un des soldats déclamait les chefs d'accusation. Dong Soo devinait que le désespoir de Sa-Mo était de plus en plus apparent. Un reniflement retentit dans la cour, couvrant un instant la voix du militaire, qui s'interrompit pour jeter un coup d'oeil rude dans la direction de Sa-Mo. Dong Soo s'en était voulu de le laisser ainsi, seul, comme la première fois avec son père. Son intention n'avait jamais été de lui causer du souci. Le fait était qu'aucune autre option n'avait été envisageable.
Toutes les autres éventualités qu'il avait considéré durant le trajet de retour vers Hanyang, et même bien avant, en décidant de suivre la procession des morts dans la ville et en imaginant le pire des scénarios, ne se terminaient pas de la façon dont il l'avait alors souhaité, soit par la non-exécution d'autres membres de sa famille. Garder Sa-Mo libre et vivant avait été sa priorité, pour des raisons aussi bien tactiques que plus personnelles.
Si Sa-Mo vivait, il serait en mesure d'assurer la sécurité des autres, par ses témoignages dans un premier temps, puis en organisant l'évasion de Yun-Seo et de Yoo-Jin. Une fois la chose accomplie, il devrait les cacher, les emmener loin, hors de portée du roi et de sa justice.
- Je te demande pardon, Sa-Mo, lui avait-il déclaré, la veille, quand celui-ci était venu le voir pour la dernière fois.
- Ton pauvre père, s'était-il lamenté. Et maintenant toi...
Sa-Mo avait pleuré. Dong Soo avait eu la confirmation, à nouveau, de combien il était terrible de voir sangloter ainsi quelqu'un qu'on aimait vraiment, et auquel on ne souhaitait aucun mal. Les adieux de Sa-Mo avaient été très dignes, presque silencieux. Il avait serré la main de Dong Soo entre les barreaux. Jang-Mi n'avait pas pu venir. Elle était encore trop fragile depuis qu'elle était revenue de son voyage en province, chez les Hong.
D'après Sa-Mo, elle faisait des cauchemars toutes les nuits, et sa gaieté semblait avoir été aspirée par ce qu'elle avait vu là-bas. En sachant combien sa mort risquait d'ajouter encore à la douleur de sa tante, Dong Soo avait été en proie à un autre accès de culpabilité et de remords.
La litanie du soldat était terminée, et le bourreau entama sa danse, lente et lancinante. L'épée était affutée. On lui avait assuré qu'il ne sentirait rien, que l'homme était qualifié et soigneux. Autre cadeau du roi, lui avait-on dit, et rarement un présent ne lui avait paru aussi affreux. Dong Soo avait froid. Son dos l'avait fait souffrir sans relâche depuis son retour d'Incheon, quand il avait vu la silhouette de Woon disparaître entre les vagues de la mer de l'ouest.
Il n'avait eu aucune nouvelles depuis, si ce n'était que la guerre avait été déclarée, et que les gwishins comme les vivants préparaient leurs forces. Des rumeurs avaient affirmé que des bataillons militaires avaient tenté de franchir le manteau de brume qui enveloppait l'île des morts, mais n'y étaient jamais parvenu, et n'avaient jamais reparu. Les troupes de soldats du pays avaient été sommées de se concentrer sur les côtes ouest.
Le roi était prêt à la guerre, déterminé à ne plus faire de compromis, malgré des propositions de la part des dirigeants des gwishins qui s'étaient vu toute refusées les unes après les autres par Jeongjo, pourtant sur l'éventualité de brèves rencontres entre le ministre de la Guerre et une gwishin-reine dont le titre oscillait entre la Diplomate ou la Stratège.
Les eaux fendues en deux firent place à une autre marée, celle des champs, au soleil de cuivre en fusion, et au corps de Woon, noyé de sang. Les gonds de la cage lâchèrent. Dong Soo s'autorisa à être englouti, parce que le moment était venu. La marée était faite de ces mêmes questions qui étaient allées et venues depuis qu'il avait appris la décision du roi, comme des vagues grouillantes d'algues pestilentielles.
Elles demandaient si Woon le saurait. Qui le lui annoncerait. Ce qu'il répondrait. Elles voulaient savoir quelle serait son expression à ce moment-là, suppliaient pour voir son visage, ses yeux noirs, pour regarder à l'intérieur de son crâne, lire son esprit, lui arracher les émotions. La mort de Woon l'avait laissé comme un oiseau avec un aile blessée, amputé, mutilé de toute sa volonté, incapable de quitter le sol.
Il aurait aimé pouvoir se transformer, transférer sa conscience dans un corbeau, et voler jusqu'à l'île des Morts, se poser près de Woon, pour essayer de comprendre et d'être témoin de ce qu'il éprouverait quant il apprendrait la nouvelle, s'il serait question de la même chose que Dong Soo avait enduré dès l'instant où il avait senti Woon devenir froid et rigide, plus encore qu'avant.
Dong Soo regretta de ne pas l'avoir interrogé sur ce qu'il avait ressenti au moment de mourir (avant de se laisser mourir). Probablement pas la même chose. La panique, peut-être. La douleur, sûrement. Éventuellement la paix. Il n'en avait jamais été bien sûr. Il avait trouvé que son visage avait l'air serein au moment où on le lui avait enlevé, mais supposait qu'il y avait sans doute eût là une vue de son esprit alors vacillant.
Comment était-ce ? Demanda t-il au vide, au silence, à tout ce qu'avait été Woon pendant des années jusqu'aux gwishins, Woon-ah, mon amour, mon tourment, comment était-ce, dis-moi, ne me laisse tout seul avec ça, dis-moi, dis-moi. Mais il n'y eut aucune réponse, parce que Woon n'était pas là.
Durant la décennie qui avait suivi la mort de Woon, Dong Soo s'était tapi dans une destruction intime, graduelle. Les saisons avaient changées depuis sa dispute avec Woon au palais royal, et la douceur rassurante du cocon de ses jambes pressées contre les hanches de Dong Soo, de ses yeux en gouffres et nuages d'orage, de ses affirmations rassurantes (ce n'était pas ta faute), de ses mains contre son ventre, et avec elles les rôles.
Dong Soo était devenu le traître. Et l'estrade, l'échafaud, allait lui infliger le même sort que son épée à Woon, il y a de cela trop longtemps. Woon avait choisi de mourir de sa main, si tant était que sa décision eût pu être qualifié de choix, au même titre que l'animal traqué se décidant, au dernier moment, à regarder son chasseur en face. Mais ce faisant, Woon avait gardé ensembles, tout en les séparant pour toujours, paradoxe qui avait rempli des centaines, des milliers de coupe de soju. La lame du bourreau n'était pas celle de Woon. Elle était froide et impersonnelle, détachée, elle n'avait rien d'aimant, et Woon-
(n'était pas là)
(mais quand il le saura il)
Dong Soo réfléchit, très vite, la tête pleine de Woon et de son propre effondrement quand il l'avait tenu entre ses bras, ensanglanté, inerte, pensant avec la brutalité de la réalisation soudaine, en retard "oh, je ne veux pas mourir, surtout pas, il ne faut pas, il ne faut pas que je meures, je lui avais promis que ce serait lui".
Un souffle d'air effleura son cou.
Trop tard.
b. La Veuve Blanche
La nouvelle leur parvint avec deux jours de décalage, presque par chance. On l'annonça dans le courant de la matinée. Dans la grande salle ovale du palais de la Cité du Lac Solitaire, construction monumentale dont les dimensions avaient semblé pertinente pour l'accueil et le logement des rois et reines des gwishins, Hui-Seon examinait alors les cartes de Joseon avec les autres de ses confrères et consœurs ayant été jugés aptes à commander des troupes et, par conséquent, à mener de front la conquête du territoire vivant.
Le projet, décidé communément et à la suite d'un vote généralisé parmi la population des morts regroupés sur l'île moins, dépassant d'après Jae-Ji le million d'individus, enfants et personnes âgées compris, avait été effectué moins d'une semaine après leur installation dans la cité. Il était supposé garantir définitivement leur sécurité, en ralliant de force à leur cause de nouveaux partisans tout en réduisant la puissance militaire du pays menaçant, brin par brin, mile par mile.
Si les gwishins tués en tant que soldats des vivants durant les combats et réveillés ensuite par les morts refusaient de se joindre à eux, demeurait l'option du Murmure Mort. Il avait été remarqué durant leur exil au nord de Joseon que ses effets, lorsque mobilisés par les gwishins-rois et reines, s'étendaient également à leur propre peuple, et ses pouvoirs s'étaient accrus significativement depuis leur arrivée sur l'île. Les rois et reines en conservaient le privilège, et pouvaient ainsi commander les gwishins qu'ils avaient ramenés personnellement.
Hui-Seon se souvint un bref instant de la stupeur appréciative qu'elle avait éprouvé lorsqu'elle en avait usé dès ses premières levées, observant les gwishins s'agenouiller devant elle et lui obéir en tout (ma commande).
Sans aller jusqu'à s'en servir aveuglément et déraisonnablement, elle avait recouru au Murmure intensément ces derniers mois pour en affiner sa maîtrise, relativement timide au moment du siège d'Hanyang. Tous ses confrères et consœurs régnant sur les morts étaient soumis aux mêmes exercices. Jae-Ji, pour la seconde fois, supervisait les opérations. Hui-Seon se montrait satisfaite de ses propres progrès et estimait avoir atteint une habileté suffisante pour utiliser le Murmure à ses fins les plus judicieuses. Mais de tous, c'était Yeo Woon qui, sans conteste, avait accru son contrôle de l'aptitude le plus rapidement.
Sa vitesse de progression avait même surpris Jae-Ji, et l'avait très certainement inquiétée, car Hui-Seon l'avait vu froncer les sourcils à plusieurs reprises, plisser les yeux en constatant la facilité avec laquelle celui qu'elle avait désigné comme le "Pourquoi" parvenait à soumettre les autres morts à sa volonté. Hui Seon connaissait désormais assez la vieille shaman pour savoir interpréter ses conduites, et avait su identifier l'origine de son inconfort.
Jusqu'à lors, les gwishins-rois et reines s'étaient illustrées par des aptitudes relativement singulières, grâce auxquelles la plupart des morts soupçonnaient qu'ils avaient été choisis pour diriger (l'observation tremblait néanmoins sur ses fondations pour diverses raisons, et notamment quand on savait les grandes figures historiques, aussi bien royales et militaires que scolastiques, qui formaient désormais leurs rangs).
Mais Hui-Seon avait toujours pensé que ces dernières leur étaient inhérentes, comme sa propre détermination, le mysticisme désabusé de Jae-Ji, la maîtrise des mots de l'Historien, l'ingéniosité militaire et notamment navale du Requin, les connaissances des plantes de l'Herboriste, ou encore la capacité de Gyu-Ri, leur Diplomate, à manier si bien les mots et à manœuvrer les conversations dans la direction qu'elle souhaitait leur voir prendre.
Hui-Seon n'avait pas un instant envisagé la possibilité que les talents des gwishins-rois et reines eussent pu trouver une origine dans des capacités propres à leur nouvelle condition de ressuscités, comme le Murmure. En peu de temps, Yeo Woon avait néanmoins franchi toutes les étapes de son utilisation pour devenir le plus habile en la matière.
Mais les choses étaient allées trop vite au goût de Hui-Seon pour ne pas lui inspirer quelques alarmes. Et si Jae-Ji elle-même était perplexe face à ce dénouement, il y avait de plus fortes raisons de se montrer prudente. Cela veut nécessairement dire quelque chose, lui avait-elle affirmé, avant de retourner dans sa petite maison individuelle dans les rues de la Cité, car elle était la seule à avoir refusé de loger au palais ("trop d'espace vide à mon goût", s'était-elle plainte, tout en observant les hauts plafonds, les colonnes, les gravures, la majesté des lieux).
La vieille shaman, en dépit d'entrevues privées avec Yeo Woon, d'immersions récurrentes dans ses souvenirs ainsi qu'elle l'avait fait pour les autres gwishins, de nouveaux rituels incompréhensibles impliquant trop de sang pour ne pas être inquiétants, et d'une compréhension privilégiée, jusqu'à lors inégalée, des mécanismes à l'œuvre depuis la première vague de résurrection, se voyait cependant incapable d'interpréter la raison pour laquelle le Murmure était devenu si aisément le fief de Yeo Woon.
Hui-Seon se trouvait dans l'immense couloir oppressant et somptueux qui constituaient l'une des galeries les plus fréquentée du palais. Il desservait entre autres la salle ovale, mais également des antichambres qu'on avait attribué à la gestion des différentes institutions composant le gouvernement des gwishins, au sein duquel les fluctuations étaient quotidiennes de part la densité du travail à réaliser et des éléments à traiter.
Depuis son emplacement, elle pouvait voir les rois et reines terminant de préparer le plan d'invasion des plages nord de Joseon, et vérifiant avec chacun le nombre des troupes, les armes dont ils disposaient, le pan de terre à conquérir et les possibilités d'alternatives ou de retraite en cas de situation désavantageuse. Ils étaient au nombre de cinq, et Hui-Seon n'en faisait pas partie. Elle n'avait aucune expérience militaire à son actif, et on avait par conséquent estimé qu'elle serait plus efficace dans la Cité, à poursuivre le développement du gouvernement, à transmettre la progression de l'invasion à la population, et à gérer toute crise éventuelle.
Autour de la table se trouvaient l'Épée et le Bouclier, qui avaient reçu le commandement conjoint de deux détachements prévus pour débarquer à Nampo. Il y avait également là le Requin, homme minuscule et chauve, dont l'un des yeux était barré d'une longue cicatrice. Il avait l'air insatisfait en permanence, mais possédait la direction absolue des forces navales de l'île, après avoir fait le récit de ses exploits en tant qu'ancien roi des pirates ayant imposé sa loi sur la quasi-intégralité de la mer de l'Est.
Tout comme les bâtiments déjà debout, les vivres intactes, les objets immobiles mais fonctionnels de la Cité du Lac Solitaire, les gwishins avaient découvert après leur installation une armada terrifiante de navires en parfait état dans le port de la ville, une structure invraisemblable construite en aval du lac, là où le grand fleuve principal de l'île, qui la traversait de part et d'autre avant de se jeter dans le Lac Solitaire depuis le nord, ressortait amaigri par le rapprochements des montagnes afin de continuer sa route en direction de la mer de l'ouest.
Les bateaux semblaient avoir attendu là pendant des siècles, inutilisés, immaculés, bâtis par d'autres avant eux et n'ayant jamais traversé les flots. Après l'exploration de l'île menée par le Bâtisseur, l'Herboriste et le Sourire, sur la base des croquis dessinés par la défunte Cartographe, d'autres vaisseaux avaient été découverts le long des côtes. Ces derniers, longs, massifs, armés, s'étaient révélés être des bâtiments de guerres. Ils n'abritaient personne, pas davantage que la Cité.
Celle-ci était effroyablement vide à leur arrivée, mais toutes ses structures avaient déjà été érigées. La ville était édifiée autour de la surface agréable d'un beau et vaste lac de forme presque parfaitement circulaire, entouré de hautes montagnes présentant tantôt des pentes voluptueuses, tendrement arrondies et verdoyantes, tantôt des reliefs plus escarpés, où la roche grisonnantes et sèche prenait le pas sur la verdure, et créait des falaises roides.
De part son étendue, le lac comportait de nombreuses petites îles, chacune abritant le plus souvent des bâtiments. Sur la plus grande d'entre elle se trouvait le palais royal, serti d'un écrin de feuillages épais. La ville était silencieuse et inhabitée lorsqu'ils en avaient franchi les hautes portes blanches, menées par Jae-Ji. Elle était cependant pourvue de palais, de temples, de maisons, d'ateliers, d'armureries, de casernes et de jardins.
Les édifices étaient colossaux, plus grands et imposants que tout ce que Hui-Seon avait jamais connu, faits de courbes, de piques, de dômes, et de matériaux pour la plupart insolites, translucides et délicats aussi bien que solides et impénétrables. Les halls étaient vastes, les rues immenses.
L'opulence régnait, mais elle était froide et sans vie. Les maisons avaient plusieurs étages, et avaient pu ainsi rassembler de nombreuses familles. Les intérieurs étaient tous meublés, sans la moindre explication, et de façon confortable, moderne, presque luxueuse. La ville enlaçait l'intégralité du lac depuis sa pointe ouest jusqu'à sa bordure est, où se trouvait le port. Les déplacements vers les îles se faisaient à bord de barques de bois très pâle, ayant été découvertes avec les autres bateaux dans le port. Plusieurs gwishins avaient d'ailleurs pris goût aux promenades sur l'onde apaisée du lac Solitaire.
La Cité abritait sans contrainte à peine le tiers de leurs effectifs, et s'étendait assez, en conglomérat de demeures rapprochées, pour pouvoir accueillir davantage des leurs. En complément, des petits villages, dans un état de conservation équivalent à celui de la Cité, étaient éparpillés le long des côtes. Le Bâtisseur les utilisait comme repères pour la construction de ses tours de guets, et y avait fait installer ses garnisons.
Hui-Seon se recula pour laisser passer les porteurs d'une carcasse de cerf. En dépit de son architecture atypique, l'île était en tout point semblable à Joseon du point de vue de la faune et de la flore. Les espèces animales comprenaient des cerfs, des sangliers, des oiseaux marins et migrateurs, des poissons connus aussi bien en eau douce que salée. Comptaient aussi parmi eux des hérissons et des belettes, des écureuils et des rats, des mulots et des chauves-souris. Des serpents avaient même été découverts dans certaines grottes.
La végétation était parfaitement ordinaire, et par conséquent sécurisante. Les vastes canopées des camphriers côtoyaient celles des pins, des chênes, des sorbiers. Durant son exploration, l'Herboriste avait également identifié des spécimens communs de hêtres, quelques érables, des sapins, du bambou et des cerisiers. Une variété connue d'herbes, de fleurs et d'arbustes complétait le tableau.
Les caractéristiques du territoire de l'île ne sont pas sans évoquer les grands ensembles forestiers du sud et centre de Joseon, avait écrit le vieil homme, alors encore en incursion dans le dit territoire, et vraisemblablement pas prêt de revenir tant il semblait se plaire dans sa nouvelle fonction, loin du peuple et près des plantes. Il avait fait mention toutefois d'une prédominance des saules, la plupart plantés le long des cours d'eau et y plongeant leurs ramures, ainsi que d'un genre particulier de bouleaux aux troncs entièrement blancs, disposés selon des schémas qui lui avaient guère paru totalement naturels et qui semblaient avoir été servi de matériaux pour la construction des barques.
En outre, il avait malgré tout noté la présence d'un petit groupement espèces florales lui étant totalement méconnues.
La mère de Yeo Woon se trouvait aux côtés de Hui-Seon. Tout comme l'ancienne maîtresse de la maison du Printemps, elle observait son fils dans la salle ovale. Ayant lui aussi adopté la vêture blanche de ses semblables, il échangeait avec les autres rois et reines, montrant des points sur les cartes, secouant la tête lorsqu'il était en désaccord, ou approuvant brièvement du chef dans le cas contraire.
Le Bâtisseur était exceptionnellement revenu de sa mission d'établissement des tours de guet pour apporter un soutien technique et sa propre expérience à la confirmation du plan d'invasion. C'était vers lui, dans un premier temps, qu'ils s'étaient tous tournés pour savoir quoi faire, car aucun d'eux n'avait jamais véritablement gouverné un royaume. Leurs autorités respectives s'étaient exercées dans des conditions très délimitées, dans des maisons de divertissement, des guildes d'assassins, auprès de troupes de soldats, de pilleurs des mers, de littéraires ou de savants.
- Ce que les gens veulent, ce sont des règles et des repères, les avait informé Daejoyeong, alors qu'il était en train de décimer allégrement les restants du sanglier ayant constitué leur repas. Ma foi, les choses ont toujours été ainsi ! Ce n'est pas bien compliqué, vous savez, de diriger un royaume ! Il faut savoir passer du chaos à l'ordre, guider le peuple vers la discipline.
Il faisait de grands gestes en parlant, utilisait un langage dépourvu des fioritures que Hui-Seon avait entendu à la cour, s'adressait d'une voix forte à tout son auditoire, et postillonnait ses arguments entre deux bouchées voraces.
- Fonder un royaume, c'est aller du "rien" au "tout". C'est ce que j'ai fait, c'est que mes prédécesseurs ont fait, et c'est ce qu'ont également fait mes successeurs ! Et la recette a toujours très bien fonctionné ! Je dis, allons au plus simple, et au plus facile. Vous êtes tous des béjaunes, terriblement novices en politique. Si on se lance dans de grandes discussions, le peuple finira par s'inquiéter, puis par s'irriter, et alors il demandera nos têtes. Prenons exemple sur le gouvernement des vivants pour le nôtre, et établissons-le ainsi le plus rapidement possible !
La proposition avait fait débat.
- Reprendre les mêmes institutions qu'à Joseon ? N'y a t-il pas là également une possibilité d'engendrer de l'inquiétude auprès du peuple ? S'était demandé l'Historien. Le fait est que nous n'avons pas vécu aux mêmes époques, et les structures ont subi des changements notables depuis l'époque des trois royaumes.
Une discussion animée s'était élevée, que Daejoyeong fini par maîtriser, à grands renforts d'éclats de rire qui les avaient un temps plongé dans la perplexité.
- Vous n'y connaissez vraiment rien à rien, n'est-ce pas ? Les avait-il raillé sans méchanceté, d'un ton un peu attendri. Pauvres douces petites choses que vous êtes, cloitrées dans vos minuscules expériences ! Dans le fond, c'est presque cruel. Aucun de vous ne sait comment diriger un royaume. Je crois que je commence à comprendre pourquoi on m'a inclus parmi les vôtres.
Hui-Seon s'était impatientée.
- Apprenez-nous donc des choses que nous ignorons, voulez-vous ?
- Paix-là, ma chère ! J'y viens. La première résurrection a pris place quatorze ans plus tôt, et la dernière date d'il y a deux ans environ. Cela signifie que tous les gwishins qui se trouvent sur cette île se sont relevés sous le gouvernement de Joseon, ayant pour souverain Jeongjo, son conseil d'État de peureux cabotins, ses six ministères de pacotille et huits bureaux principaux mais avant tout décoratifs. Je ne compte même pas l'académie Sungkyunkwan. Le peuple des morts a été forcé d'adopter ce modèle. Je ne dis pas qu'il nous faut reprendre exactement le même, non ! Simplement nous en inspirer. Vous souhaitez un climat de confiance et de sécurité ? Suivez mon conseil. Voilà ce que je dis.
Ainsi avaient-ils procédé, après un vote rapide, motivé par l'impatience et l'incertitude envers d'autres schémas plus obscurs ou complexes. Au sommet du leur gouvernement, les gwishins-rois et reines prenaient les grandes décisions, les validaient, en discutaient en conseil restreint, puis dans un second temps avec l'Assemblée des Morts, où siégeaient des gwishins issus de la population qui avaient déjà servis durant de précédents gouvernements ou avaient fait carrière dans la politique, et qui avaient apporté leur concours pendant leur retranchement au nord de Joseon.
Outre leurs fonctions exécutives directes, les rois et reines étaient rattachés à plusieurs cabinets, semblables aux Ministères, prenant en charge des domaines plus spécifiques. Sept avaient été instaurés, rompant avec la tradition chinoise.
Avec la Diplomate, le Sourire, ancienne concubine d'un roi possédant d'inhabituelles qualités d'écoute et une habileté rare à savoir se faire apprécier partout, et la Dette, agriculteur astucieux ayant jadis permis, par ses suggestions d'investissement extraordinairement adroits, de faire fructifier les revenus des habitants de son village et des bourgs aux alentours, Hui-Seon avait à sa charge le cabinet du Peuple. Ses fonctions regroupait les discours et communications du gouvernement auprès du reste de la population des gwishins, les recueils d'opinions, la gestion des crises internes et les revendications.
Elle intervenait également auprès du cabinet de la Justice, où siégaient Yeo Woon, Jae-Ji, l'Historien et le Bouclier, qui avait de son vivant exercé des fonctions au sein du bureau royal d'enquête. Quatre autres cabinets formaient le gouvernement : les Ressources, la Défense, l'Instruction et les Relations avec l'Extérieur. Ils comptaient à minima trois gwishins-rois et reines pour s'en occuper, mais leurs consœurs et confrères dirigeants avaient toujours plus ou moins un pied dans leurs affaires, par simple précaution.
L'ampleur des problèmes posés par l'établissement d'une administration et plus généralement d'une société toute entière les dépassaient, et il n'était pas rare qu'ils se glissassent ainsi brièvement dans l'un ou l'autre pour apporter leurs connaissances et leurs opinions.
Enfin, le dernier cabinet, nommé simplement le cabinet des Gwishins, dirigé en grande partie par Jae-Ji, traitait des questions relatives à l'origine des résurrections, aux différentes aptitudes des morts, à leur régime alimentaire, aux nouveaux rituels instaurés durant leur exil au nord de Joseon, et aux Yeux. Tous y étaient annexés.
La mère de Yeo Woon, So-Ha, se pencha vers Hui-Seon.
- Peut-être devrais-je aller le lui dire moi-même, suggéra t-elle à voix basse, avec une inquiétude évidente.
- Certainement pas. Quiconque lui annoncera la nouvelle fera immédiatement l'objet de sa rancœur, inexprimée sans doute le connaissant, mais pas moins tenace. Mieux vaut qu'il me déteste, moi. Vous êtes sa mère. Il aura besoin de votre réconfort, et celui-ci ne doit pas être entaché par la colère.
Du continent, les gwishins n'avaient que bien peu de manières d'obtenir des nouvelles. La plupart de leurs alliés vivants se trouvaient mis en péril suite au non-respect du pacte par Jeongjo, et rapidement, les inquiétudes avaient été les risques d'emprisonnement et de sentences. Tenter de les contacter était chose peu aisée, mais avant tout dangereuse. Nombreux étaient les morts qui ne désiraient pas chercher à joindre leurs proches ou connaissances, par crainte de les voir arrêtés et jugés complices.
Toute possibilité de transmettre des messages sur le continent était singulièrement empêchée par la rupture du pacte entre gwishins et vivants perpétrée par le monarque. Ils ne savaient plus à qui se fier, et n'osaient guère le faire, au risque de causer du tort à des êtres aimés. En conséquence, missives et lettres avaient été remisées de côté pour des stratégies plus sûres. La première solution, pensée durant une séance du Conseil des rois et reines, avait été d'envoyer des espions.
Cette dernière possibilité avait été rapidement abandonnée, de part le blanchissement intégral des chevelures des gwishins, les difficultés à camoufler un tel attribut, mais également les mesures de répressions employées par les vivants pour les distinguer. L'autre, initiée par la Diplomate, avait été d'essayer de démarrer des pourparlers avec le roi Jeongjo et son gouvernement, par le biais de rencontres en terrains neutres entre la Diplomate et un représentant des vivants, pour discuter des enjeux de la guerre en préparation, négocier, trouver une forme d'entente plus paisible.
C'était au cours de la toute première entrevue de la Diplomate avec l'Ambassadeur de Joseon que l'information était tombée. La rencontre s'était déroulée sur l'île Muui : sa superficie, trop petite pour permettre à de larges troupes de s'y déployer, avait été jugée idéale pour établir le dialogue entre les deux territoires suite à la rupture du pacte de non-agression et la confirmation de déclaration de guerre.
Jamais jusqu'à lors le roi Jeongjo n'avait accepté leurs propositions d'entretiens. Par conséquent, la prudence avait été de mise. La Diplomate était partie à bord d'un des nouveaux bâtiment de guerre dirigé par le Requin, accompagné d'un bataillon de soldats restés à son bord durant la confrontation. Elle avait en outre emmené avec elle le Sourire, qui se plaçait en deuxième position pour la maîtrise du Murmure Mort après Yeo Woon. Au grand étonnement de ses semblables, la Diplomate était en revanche parmi les dernières du classement.
De l'entretien, ils n'avaient espéré qu'une ouverture de dialogue, et n'avaient pas osé souhaité davantage. Mais l'Ambassadeur, lui aussi venu à bord d'un navire militaire, avait rapidement fait comprendre que toute négociation était à exclure, et que l'Île des Morts et son peuple était désormais considéré comme des séparatistes rebelles, ennemis du royaume de Joseon. La Diplomate s'était vue incapable de répliquer ou de proposer des solutions alternatives.
Elle avait refusé l'usage du Murmure pour ce premier entretien, à la fois par manque de maîtrise, mais aussi parce qu'elle avait désiré avant tout prendre la mesure réelle des projets des vivants vis-à-vis des gwishins, en vue d'adapter leur stratégie. Toute éventualité de paix avait été rejetée. À la place, l'Ambassadeur lui avait laissé une liste, contenant tous les noms de leurs alliés vivants dont l'exécution avait été ordonnée par le souverain.
Le document comportait plus d'une cinquantaine de patronymes. Hui-Seon, qui l'avait eu dans les mains la première puisqu'elle était venue retrouver la Diplomate à son retour, avait découvert parmi eux celui de Baek Dong Soo.
Prenant les devants, elle avait exigé de la Diplomate qu'elle ne diffuse pas la liste en dehors de ceux de son escorte qui l'avaient lu, et de Hui-Seon elle-même.
- Il nous faut approcher la chose en douceur, avait-elle signalé. Des proches de nos confrères et consœurs y sont peut-être inscrits. La douleur que leur causera leur perte sera incommensurable. Quant au peuple, la révélation d'un tel document de manière trop précipitée risquerait de créer une vague de ressentiment qui nous serait défavorable étant donné la précarité de notre gouvernement actuel. Le coup est bien joué de la part des vivants. Il y a là de quoi provoquer une scission entre nous et les autres. Mieux vaut attendre un peu, et nous entretenir progressivement avec les autres rois et reines sur le sujet.
Elle avait laissé passé une journée complète avant de se décider à transmettre l'information à Yeo Woon. Au cours de ce laps de temps, elle s'était entretenu avec Jae-Ji, qui avait soutenu sa démarche et avait exprimé, comme elle, des craintes à l'idée de révéler la mort de son compagnon à l'un des leurs.
- Nous devons nous attendre à la plus brutale des réactions, lui avait affirmé la vieille shaman. Il ne serait pas sage de notre part de sous-estimer ce genre de choses par orgeuil.
Dans le secret, elle lui avait relaté avoir vu Baek Dong Soo dans presque tous les souvenirs de Yeo Woon, et avoir senti sa présence jusque dans les tréfonds les plus crus de sa conscience.
- Tu n'as pas besoin de me dire ce que je sais déjà, avait répliqué Hui-Seon, en se remémorant la façon dont Yeo Woon lui avait tordu le poignet dans son désir de voir son (amant) ami, sa main passée sous le bras de celui-ci durant leurs promenades dans les jardins de la Maison du Printemps, la façon dont il touchait parfois la cicatrice sur son torse, ou les refus catégoriques qu'il lui opposait dès que Hui-Seon abordait Baek Dong Soo et leur relation. J'en ai déjà eu quelques avants-goûts.
Elle avait plus tard reçu la mère de Yeo Woon et son étudiante, Mago, pour les avertir et leur permettre de se préparer à l'état dans lequel leur fils et maître risquait de sombrer au cours des jours à venir. La gamine, au départ affolée, s'était informée de la présence d'un nom en particulier sur la liste, celui d'un soldat qui les avait aidé et qui appartenait à la brigade anti-gwishins que menait alors Baek Dong Soo.
Une fois ses craintes principales rassénérées par le fait que Hui-Seon n'avait pas vu le nom en question sur le document, elle avait retrouvé une attitude plus posée, mais l'inquiétude était demeurée dans ses yeux, ainsi qu'un chagrin sincère.
- Il va être anéanti, avait-elle prédit d'un ton lugubre. Il l'aimait énormément.
- De cela, j'en suis plus que consciente, sois en assurée, avait répondu Hui-Seon (tu voulais qu'il soit ton amant).
En dernier, elle avait fait venir Chun, l'ancien mentor de Yeo Woon, et son prédécesseur à la tête de la guilde d'assassins, qui occupait l'un des postes de général de l'armée des morts. Elle avait glané auprès de lui quelques informations complémentaires afin d'anticiper au mieux la réaction de Yeo Woon, mais ne lui avait pas révélé la mort de Baek Dong Soo. Il finirait par le savoir de toute façon. Elle préférait éviter les fuites en attendant.
Yeo So-Ha avait tenu à l'accompagner au moment de l'annonce, avec le souhait de pouvoir diminuer, autant qu'elle le pourrait, la douleur de son fils. Le père était absent. Compte tenu de l'aigreur qui persistait entre lui, son fils, et son épouse de jadis, Hui-Seon avait estimé plus prudent de ne pas le convoquer. Elle n'était guère certaine en outre qu'il fût venu. La mère de Baek Dong Soo se trouvant également parmi les gwishins, Yeo So-Ha avait informé Hui-Seon qu'elle se chargerait elle-même de lui faire parvenir la nouvelle, pour que Yeo Woon puisse faire son deuil sans contraintes.
De près, Hui-Seon voyait les ressemblances avec son fils, les mêmes lèvres, les mêmes joues creusées, et surtout les mêmes yeux profonds et sombres.
- Je préfère être honnête avec vous, dit-elle, scrutant Yeo Woon de loin, affairé avec les autres gwishins-rois et reines. Je crains qu'il y ait une très sérieuse probabilité que la nouvelle ne lui soit pour fatale, pour dire les choses crûment.
La mère de Yeo Woon leva vers elle un regard alarmé.
- Est-ce à ce point ?
- J'en ai peur. Vous savez bien sûr qu'il lui était très attaché depuis l'enfance, ainsi qu'il vous l'a sûrement expliqué. Mes suppositions, ainsi que mes observations du temps où il vivait dans ma maison de divertissement, me portent à croire que cet attachement allait au delà d'une amitié fraternelle, bien que celle-ci ait très certainement existé en parallèle. Son maître passé m'a notamment raconté la façon dont il s'était comporté lors d'une rupture majeure, après avoir trahi et quitté Baek Dong Soo. D'après ses dires, il oscillait entre l'abattement le plus profond et l'agitation la plus extrême, ponctué de comportements autodestructeurs. Il refusait de s'alimenter et de soigner une plaie importante que Baek Dong Soo lui avait infligé, mettant ainsi sa vie volontairement en danger. Il ne voulait voir personne.
Elle hésita à dévoiler le reste des propos de Chun, et n'ajouta la suite de ses déclarations qu'après avoir calculé que la mère de Yeo Woon en serait probablement témoin à un moment ou un autre.
- L'homme estimait qu'il était devenu dangereux, et il me semble que venant de sa part, de telles accusations ne devraient pas être prises à la légère.
Elle relaya ainsi les allégations du vieux chef de guilde à la mère de son successeur. Chun était vraisemblablement venu plusieurs fois rendre visite à Yeo Woon durant cette période, et après quelques jours d'apathie sévère ayant exaspéré son mentor, il s'était ensuite tourné vers une agressivité inhabituelle, même pour un assassin. Il n'était pas seulement en colère ou malheureux, avait observé Chun, je crois qu'il était en train de perdre l'esprit.
Une nuit, il l'avait découvert dans le couloir menant à ses propres appartements, avec un couteau à la main, et l'air affreusement absent. Il l'avait ramené à sa chambre, usant d'une infinie prudence. Si Yeo Woon l'avait laissé faire, il ne l'avait pas une fois quitté des yeux durant le trajet. Sa fixité avait été telle que Chun, instinctivement, avait fait mettre deux hommes devant sa porte, pour le retenir au cas où il tenterait de ressortir. À mesure qu'elle parlait, Hui-Seon vit le visage de Yeo So-Ha se crisper et se tordre, sans doute davantage par effroi que par inquiétude purement maternelle.
Après le récit, elle reporta un regard bien plus alerte et circonspect en direction de son fils. Hui-Seon jugea ce regard opportun. Ainsi que l'avait souligné Jae-Ji, la dernière chose dont ils avaient besoin était de sous-estimer les situations. La chose s'était déjà produite avec le roi des vivants, et reproduire la même erreur avec leurs propres semblables n'était pas dans leurs intérêts.
- J'y vais, annonça t-elle, rejetant la tête et les épaules en arrière, sentant le poids du tissu blanc de son vêtement sur son corps. Ne venez pas tant que je ne vous aurais pas fait signe.
Yeo So-Ha approuva d'un signe de tête. Hui-Seon la devina qui la suivait des yeux comme elle s'introduisait dans la salle ovale et marchait vers Yeo Woon, toujours plongé dans la préparation de l'invasion du nord de Joseon.
- Pas celle-là, disait-il fermement à l'adresse de ses semblables. Nous ne serons pas en mesure d'y débarquer assez de troupes. L'île de Baekryeong est plus indiquée. Les falaises y sont hautes, et le cap de Changsan ainsi que la péninsule de Ryongyon y sont parfaitement visibles à l'oeil nu.
L'île de Baekryeong, répéta Hui-Seon en son for intérieur, n'appréciant que modérément l'ironie frappante du nom évoqué.
- Dans ce cas, nous serons forcés d'emprunter la baie menant jusqu'à la terre et à Taetan, répliquait le Requin. La majorité du territoire de cette région est de nature montagneuse. Les reliefs seront trop importants pour y accoster sans danger. Il nous faudra atteindre d'avoir atteint le rivage, ce qui nous laissera potentiellement à la merci de l'armée des vivants.
- Je maintiens qu'une reconnaissance préalable nous avantagerait, soutenait l'Épée. Si nous envoyons quelques hommes en toute discrétion faire un repérage, nous pourrions déterminer quelle plage serait la plus adéquate pour rallier le continent, et peut-être même envisager de séparer les navires en plusieurs troupes si les rapports indiquent une variété suffisante de locations.
- Il y là un autre risque d'être identifiés par les vivants, observait le Bouclier.
- C'est le Nord, insistait la femme. Tu l'as vu à Nampo aussi bien que moi. Leurs défenses sont ridiculement sommaires, et les tours de guets ainsi que les fortifications beaucoup moins développés qu'au sud. De plus, les vivants nous attendent davantage dans les environs d'Incheon. Ils auront privilégié la protection des côtes peuplées.
Hui-Seon, saisissant le silence contemplatif qui s'instaurait entre ses congénères suite à la remarque de l'Épée, interrompit leur échange et s'approcha de Yeo Woon.
- Puis-je te dire un mot ? En privé.
Il lui jeta un regard méfiant pour lequel elle ne le blâma pas.
L'attirant dans un coin tranquille de la salle ovale, loin des rois et reines, de leurs conseillers militaires et des stratégies guerrières, mais s'assurant néanmoins qu'ils demeuraient visibles dans le cas où la réaction de Yeo Woon se révélait plus violente que prévue, Hui-Seon adopta son ton le plus compatissant possible, et déclara :
- Nous avons reçu de mauvaises nouvelles. Je ne te cacherai pas que j'ai eu de nombreuses hésitations à te le dire, mais après maintes réflexions, je crois qu'il vaut mieux que tu l'apprennes ainsi.
Ses sourcils se froncèrent. Hui-Seon se félicita une fois de plus d'avoir ciblé une approche publique plutôt que privée : elle se doutait que Yeo Woon contiendrait ses émotions face aux autres, ainsi qu'il y était habitué, et que tout débordement était ainsi plus ou moins maîtrisé, jusqu'à ce qu'il se rende dans ses appartements et en ferme les portes aux yeux du monde.
Plus le temps passait, et plus les différences entre les statuts de chef de guilde d'assassins et de maîtresse d'une maison de divertissement lui semblaient ténues. Dans les deux cas, on attendait d'eux le sang-froid, l'impassibilité, le contrôle. Il n'y avait qu'une fois pleinement isolés qu'ils étaient libres de se laisser aller à une éventuelle sentimentalité.
- Il n'y a guère de bonne manière de le dire, reprit-elle. La nouvelle nous est parvenu la veille. Le roi a fait exécuter de nombreux alliés vivants des gwishins, en guise d'avertissement. Baek Dong Soo se trouvait parmi eux. Je suis sincèrement navrée, mon chéri.
Elle s'était attendue à tout, ou presque. Elle avait imaginé la décomposition de son visage, les larmes noires, les cris, le silence brisé, l'évanouissement, l'incompréhension. Comme les autres, elle avait anticipé un ouragan, car mieux valait partir du pire que du meilleur. Mais de tout cela, il n'y eut absolument rien.
Comme Yeo Woon ne répondait pas, elle envisagea un instant qu'il était trop sidéré et meurtri pour prononcer le moindre mot, ce qui la rassénéra un peu.
- Je me doute qu'il n'y a que peu de choses que nous pourrons faire pour te réconforter, et bien entendu, tu es tout à fait en droit de te retirer temporairement de tes obligations en tant que gwishin-roi afin de faire ton deuil. Mais s'il y a quoi que ce soit dont tu aies besoin au cours de cette période, sache que nous ferons de notre mieux pour te le fournir.
Les traits du visage de Yeo Woon bougèrent à peine.
- Très bien, dit-il.
Ce fut tout. Pas d'effondrement, pas de destruction, pas de lèvres tremblantes, pas de chagrin brutal ou de signes d'une souffrance intolérable. À l'entente de la mort de son compagnon de toujours, et potentiellement amant, Yeo Woon n'offrit à Hui-Seon pas davantage que deux mots.
Elle le savait peu volubile et relativement peu expressif, mais se trouva irrémédiablement décontenancée par l'austérité de sa réaction, que ni elle ni les autres n'avaient véritablement envisagé. La perspective d'une tempête de douleur suivie de violence l'avait certes inquiétée, mais elle se rendit compte qu'elle trouvait l'attitude stoïque de Yeo Woon bien plus terrifiante encore (il va finir par exploser il se contient c'est tout laisse-le s'échapper donne-lui une échappatoire).
- Si tu désires monter dans tes appartements, personne ne t'en tiendra rigueur, souligna t-elle, en pressant gentiment son épaule de la main, cherchant presque involontairement à provoquer une réaction plus vive. Je peux te faire apporter des cerveaux si tu en ressens le besoin.
(les cerveaux nous rendent heureux)
Yeo Woon jeta un coup d'œil vers l'imposante table ronde autour de laquelle étaient réunis leur semblables. Il secoua ensuite légèrement la tête, et déclara simplement :
- Non. J'ai des choses à faire ici.
(quelque chose ne vas pas ça ne va pas pas du tout)
- Je suis certaine que les autres pourront se passer de toi pour le reste de la journée, objecta Hui-Seon avec une douceur calculée. C'est une lourde perte que tu viens de subir. T'absenter serait on-ne-peut-plus compréhensible.
Yeo Woon la regarda sans ciller. Hui-Seon songea aussitôt à ce que lui avait dit Chun, et s'appliqua à ne pas trahir sa propre incrédulité.
- C'est tout ? Demanda t-il, presque impérieux.
Elle faillit lui demander si tout allait bien, avant de se rendre compte que la question était profondément vaine. Bien sûr qu'il ne va pas bien, se morigéna t-elle.
Mais elle admit une fois encore que sa réaction n'était pas ce à quoi elle s'était attendue, et qu'elle avait l'impression de nager en terrain totalement inconnu, dans une sorte de sable mouvant qui aurait préféré patienter plutôt que la noyer immédiatement.
- Ma foi, oui, répondit-elle, optant pour la même nonchalance prudente. S'il y a quoi que ce soit que tu désire pour alléger ta peine, fais-le moi savoir. Je te promets que je ferais ce qui est en mon pouvoir pour te l'obtenir.
Elle espéra un contrecoup, un sursaut délayé. Mais Yeo Woon ne répondit que par un signe de tête froid, et il lui tourna le dos pour retourner à l'invasion de Joseon. Hui-Seon resta un instant interdite, incertaine sur la marche à suivre, hésitant à lui forcer la main.
Il finira bien par sombrer, il le faut, c'était Baek Dong Soo, songea t-elle pour se rassurer. La question était de savoir quand, et surtout comment. Il lui semblait plus alarmant de l'ignorer que de faire face à la douleur immédiate de Yeo Woon.
Elle finit par quitter la salle, secouant la tête devant l'expression impatiente de la mère de Yeo Woon. Celle-ci parut tout aussi confuse que Hui-Seon quelques instants auparavant. Avant de passer les portes, elle se retourna. Yeo Woon avait repris sa place entre les autres rois et reines, impassible, et regardait les cartes de Joseon déployés sous ses yeux.
Comme elle s'apprêtait à faire demi-tour, Hui-Seon nota quelque chose qui transforma ses appréhensions en une suspicion plus obscure, plus angoissante.
Les coins des lèvres de Yeo Woon s'étaient relevés. On eût dit qu'il souriait.
