Bonjour à tous,
Désolé pour ce très léger retard... J'ai complètement oublié de publier le nouveau chapitre à l'horaire habituel (vers 15H en temps normal).
Merci pour les reviews des habituels lecteurs, je vous répondrai aussi tôt que je l'aurai publié.
Aussidagility : Merci pour ton commentaire ! Il pourrait, mais il faut imaginer quel impact cela pourrait avoir par cet aveu ; Avouer qu'il n'est que le fils adoptif de la princesse, à quand bien même cela ferait de lui son successeur, c'est avoué qu'il n'est qu'un parvenu, que son sang n'est pas aussi noble qu'il le prétend et lui ferait perdre d'une certaine façon le pouvoir décisionnaire et politique de sa famille d'adoption. Cela doit donc rester secret, mais l'inconvénient comme ici c'est qu'il se trouve limité dans ses actions et ses paroles. Surtout, Talleyrand est un grand manipulateur, et obtenir cette information serait dangereux dans la mesure où il pourrait à tout instant la divulguer ou le menacer de le faire pour obtenir ce qu'il souhaite de lui.
Plmn : Merci pour ton commentaire ! Même chose que pour Aussidagility, il ne divulguera jamais ce secret, même si cela limite son champ d'action et les possibilités pouvant s'offrir à lui.
Ce chapitre risque d'être légèrement troublant, alors je vous préviens d'avance : Ce n'est pas un point de vue habituel.
Bonne lecture !
À la différence d'une grande majorité des pièces du château, le cabinet de travail dans lequel se trouvait l'Empereur en cette soirée de fête était décidément bien vide, calme et d'une tranquillité qui contrastait fortement avec le caractère impétueux et frénétique de son occupant. Les rideaux de velours avaient été tirés contre les fenêtres pour masquer les illuminations qui venaient parfois éblouir la pièce lorsqu'un feu d'artifice explosait dans le ciel nocturne. D'aucun pourrait croire en les voyant ainsi depuis l'extérieur que l'Empereur s'était couché sans même prendre le soin d'apparaître à la petite festivité organisée par les bons soins de son épouse, et d'une certaine manière, celui-ci aurait préféré que ce soit le cas.
Mais Napoléon Bonaparte n'était pas du genre à se laisser aller à la paresse ou à se coucher tôt.
Son sommeil dépassait rarement les deux heures, et en homme de terrain qu'il était, il n'était pas rare de le voir levé à deux heures du matin, réclamant la présence de ses secrétaires pour discourir longuement sur une dépêche qui lui trottait dans la tête et qu'il ne voulait pas reporter au lendemain ; Lorsque l'on gouvernait un pays de 28 millions d'habitants, il fallait être réglé comme une montre et être actif en toute circonstance, à la moindre occasion et dès que le temps nous le permettait.
S'occuper d'un si vaste empire n'était pas chose simple, et quiconque pourrait l'accuser de manquer à ses devoirs et d'administrer aussi mal ce pays qui l'avait mis à sa tête encourrait le risque de subir ses légendaires colères dont on ne ressortait jamais indemne. Certains devenaient chef d'État par naissance, n'ayant rien d'autre à faire qu'à se former auprès de précepteurs pour devenir ce que leur venue au monde leur octroyait comme droit. D'autres le devenaient sur le terrain après moult péripéties, luttes acharnées, après avoir dû faire face à une opposition marquée, à ceux qui se mettaient sur leur route, qui contestaient leur pouvoir, après avoir dû faire leur preuve dans ce monde hostile où l'on ne tolérait que très rarement ceux qui n'étaient pas issus des hautes sphères d'influence. Il fallait batailler pour ceux-là, montrer que jamais on ne se laisserait marcher dessus, malmener ou que l'on refusait les cases dans lesquelles on souhaitait les ranger.
Napoléon faisait partie de cette seconde catégorie, et depuis l'époque du jeune homme indiscipliné dont on moquait la prononciation, cet accent corse sujet aux calomnies et aux rires de ses camarades de l'école militaire de Brienne, ce garçon maigrelet aux cheveux gras, à la mine sombre dont le fondement fut si souvent fouetté pour s'être opposé à un enseignant, ce petit provincial aux origines nobles douteuses que l'on prédestinait à une carrière sans histoire et sans éclat dans l'artillerie, que de chemins avaient été parcourus ! Le petit lieutenant qu'il était au commencement de la Révolution Française avait pris du galon, s'était mus progressivement en un habile meneur d'hommes, victorieux sur tous les fronts depuis le siège de Toulon jusqu'à récemment encore la bataille de Friedland. L'Europe était à ses pieds, les rois et les empereurs ne le toisaient désormais plus de haut comme un vulgaire insecte que l'on souhaitait écraser au plus vite pour empêcher que d'autres viennent infester une pièce mais le regardaient d'égal à égal, autant par défi que par crainte du petit parvenu qui avait su se faire une place de choix dans le concert des puissances politiques européennes, de celui qui était devenu chef d'un État non pas par le sang qui coule dans ses veines mais par son seul talent.
Il fallait beaucoup de fermeté, d'aplomb et d'autorité pour quelqu'un comme lui pour se faire respecter, et l'Empereur savait que son pouvoir était fragile ; Le respect des nations était éphémère, et ses succès sur les terrains de guerre le consolidaient aussi longtemps qu'il demeurerait victorieux. Sans les victoires, les pays se retourneraient aussitôt contre lui, ses collaborateurs lui recommanderaient une politique de modération vis-à-vis des puissances étrangères, et surtout la confiance que son bon peuple lui accordait s'en trouverait durablement égratignée.
Distrait, l'Empereur n'entendit pas la demande de son valet de chambre pour soulever sa jambe afin de le chausser, et ce ne fut que lorsque Constant lui tapota doucement celle-ci qu'il consentit à la lever.
- Vous me paraissez songeur votre Majesté, commenta celui-ci tandis qu'il lui enfilait des souliers noirs à boucles dorées.
- Vous le sauriez tout autant si vous étiez à ma place Constant, répondit-il sans même le regarder. Ce n'est pas une mince affaire que d'avoir à administrer cette canaille là. Cela fait deux mois que nous sommes en paix, nous aurions pu croire les choses arrangées et fonctionner admirablement, mais quand il ne s'agit pas de manœuvrer nos armées, c'est nos institutions qu'il faut mener à la baguette pour qu'elle n'agisse point contre nos décisions. Si Messieurs les préfets ne faisaient pas autant les fortes têtes pour mobiliser de nouvelles troupes afin de pallier à celles qui sont tombées sur le front russe, nous pourrions avoir une armée de 200 000 hommes sur pied dès demain. Peste soit les bureaucrates !
- Votre majesté saura trouver les bons mots pour faire plier la résistance des préfets et les ramener dans votre giron, répondit son valet en gardant la tête baissée sur ses souliers.
- Qu'il sache que c'est moi qui les ait mis à ce poste, et que je pourrais tout aussi bien les en chasser aussi simplement que cela !
Et tout en parlant, l'Empereur fit mine de chasser d'un revers de main un grain de poussière qui s'était glissé sur le bras de son fauteuil.
- Monsieur Talleyrand se fait attendre, commenta t-il alors en changeant de sujet. Ce drôle là a le chic pour faire durer plus longuement que nécessaire les choses qui ne devraient prendre que quelques minutes. Si nous l'avions écouté, la paix signée à Tilsit serait encore à discuter, et nous nous gèlerions le fondement sur les bords du Niémen en attendant une issue qui nous serait favorable.
- Monsieur le ministre est un homme compétent dont vous n'avez jamais eu à rougir jusqu'à maintenant, contra Constant en l'aidant à se relever.
- Et depuis quand vous préoccupez-vous du travail de mes ministres, Constant? S'étonna l'Empereur avant de s'approcher de la glace qui surmontait le haut de sa cheminée.
- Depuis que sa Majesté me tient dans la confidence de ses affaires les plus secrètes, répondit son valet du même ton poli avec lequel il s'adressait à lui depuis le départ.
- Ah coquin, ainsi c'est donc de ma faute si tu te mêles de choses qui ne te regardent guère, commenta t-il gaiement.
Napoléon s'attarda longuement sur le reflet que lui renvoyait son miroir, tournant sur lui-même ou bougeant légèrement d'un côté comme de l'autre pour vérifier qu'il était présentable pour ses invités. Son uniforme d'officier des grenadiers à pied arborait comme décoration sur sa poitrine la légion d'honneur, la médaille de l'ordre de la Couronne de fer ainsi que des épaulettes dorées. Une culotte blanche lui descendait jusqu'aux genoux à laquelle succédait une paire de bas d'un blanc tout aussi immaculé. Ses cheveux coupés courts étaient coiffés comme à l'ordinaire, et une petite mèche rebelle tombait sur le milieu de son front.
- Cela fera son petit effet, dit-il après quelques instants en glissant sa main droite sous son gilet.
- Dois-je avertir les sentinelles de votre sortie prochaine? S'enquit Constant.
- Pas encore, objecta l'Empereur. Mon retard n'est déjà plus à faire, alors ce ne sont pas quelques minutes supplémentaires qui changeront quoi que ce soit.
Constant hocha légèrement sa tête avant de se diriger lentement vers la petite table basse sur laquelle reposait les restes du repas de Napoléon. L'Empereur le regarda débarrasser précautionneusement les couverts, la mine aussi concentrée que s'il se retrouvait face à un problème d'algèbre particulièrement compliqué.
- Allons bon mon cher Constant, inutile de paraître aussi soucieux de bien faire quand il ne s'agit que de débarrasser une assiette, pouffa t-il en le regardant s'éloigner à présent vers une porte à l'opposé. Je ne saurais imaginer ce que vous pourriez faire si je vous demandais de porter mes recommandations au ministre Fouché !
Son valet arbora un rapide sourire gêné avant de disparaître dans l'autre pièce. L'Empereur lui se tourna de nouveau vers la cheminée, ajustant pendant quelques secondes le col de sa chemise en plissant légèrement ses sourcils.
- Cela ne prendrait que quelques secondes à ces sorciers pour en faire autant, commenta t-il à voix basse en regardant de nouveau depuis le miroir la table basse désormais libérée de son fardeau.
L'idée de remplacer Constant par l'un d'eux lui traversa l'esprit, et il était vrai qu'il gagnerait un gain de temps considérable à le faire ; Mais d'une part, son valet était à son service depuis des années, et Napoléon détestait le changement. D'autre part, et c'était la raison sous-jacente à son refus d'avoir un sorcier à un poste aussi près de lui… Il se méfiait comme d'une guigne d'eux.
D'aussi loin qu'il s'en souvenait, la magie lui avait toujours paru être quelque chose d'irréaliste, d'inimaginable et le genre de fadaises que l'on pourrait raconter dans les villages les plus reculés pour effrayer les enfants afin de s'assurer de leur obéissance. Nombre de récits à Ajaccio faisaient apparaître des créatures surnaturelles, des monstres censés nous emporter dans leur trou pour se repaître de nos carcasses sanguinolentes, de sorcières enlevant les enfants pour les manger, et lui-même avait baigné dans cet univers. Aussi, lorsqu'il fut temps pour lui de devenir premier consul de France, dut-il par la même occasion se tenir au courant de toutes les spécificités du pays dont il venait d'être nommé à sa tête… Et de l'existence des sorciers.
- Je pense qu'il n'est plus nécessaire d'attendre que Monsieur Talleyrand daigne nous honorer de sa présence, maugréa t-il lorsque son valet reparut. Ces sorciers ont des manières qui m'incommodent vraiment, et la ponctualité ne semble pas être quelque chose d'ancrée en eux. Faites prévenir la garde que je sors.
Constant hocha sa tête avant de se précipiter d'un pas léger vers l'entrée, mais deux coups sur celles-ci l'arrêtèrent dans sa marche. Un sourire étira lentement les lèvres de Napoléon, et pendant une seconde, il fut tenter de ne pas donner suite à cette arrivée impromptue et laisser le bougre derrière attendre misérablement devant la porte sans jamais que celle-ci s'ouvre.
Mais cela ne dura qu'une seconde.
- Entrez, ordonna t-il fermement en gardant le dos tourné aux nouveaux visiteurs.
Du miroir, il vit ses deux visiteurs tant désirés pénétrer dans la pièce, l'un de sa démarche claudicante et lente, l'autre observant curieusement le bureau de l'Empereur avant de se raidir en constatant sa présence près de lui. Aussitôt le jeune prince s'inclina légèrement, mais Talleyrand lui demeura immobile près de lui dans la posture de l'homme qui attend de nouveaux ordres.
- Vous savez vous faire désirer mon cher Talleyrand, lança Napoléon en le dévisageant depuis la glace. À quelques secondes près, c'est à un bureau vide que vous auriez conduit notre jeune invité.
- Je vous retourne le compliment votre Majesté, répliqua poliment le ministre. Vos convives patientent depuis de bien trop longues minutes en attendant votre venue parmi eux.
Le froncement de sourcils de l'empereur rencontra la mine avenante de Talleyrand lorsqu'il tourna sa tête pour lui faire face, mais pour autant aucune autre réponse cinglante ne s'extirpa de sa bouche qui demeurait close.
- Monsieur Bourbon, le salua t-il en s'intéressant plutôt au jeune homme qui regardait l'échange sans trop savoir comme réagir, navré d'avoir dû vous extirper de cette petite sauterie, mais je tenais à vous rencontrer avant que les circonstances m'empêchent de vous parler en tête à tête.
- Tout le plaisir est pour moi votre Majesté, affirma t-il en s'inclinant de nouveau. Ordonnez et j'agirai à votre convenance.
Napoléon sourit avant de faire quelques pas pour s'asseoir derrière son pupitre. D'un geste, il invita le jeune prince à en faire de même, ce qu'il s'empressa aussitôt de faire pendant que Constant refermait les portes derrière eux.
- Comment vous portez-vous, Monsieur? S'enquit t-il en voulant sincèrement paraître concerné par sa santé. Notre dernière rencontre remonte à quelques temps déjà, et vous n'étiez pas au meilleur de votre forme.
- Bien mieux sire, lui confirma Harry. Je n'ai d'ailleurs pas eu l'occasion de vous remercier pour les bienfaits dont vous m'avez gratifié depuis lors.
- Bah, la bagatelle…, marmonna l'Empereur en accompagnant la parole d'un geste las. Je sais reconnaître la valeur d'un individu lorsque ses faits parlent pour lui, et vous avez jusqu'à présent montré bien de la bravoure et du courage à servir l'Empire. Ce n'est donc qu'un… rendu pour un rendu.
Le jeune homme esquissa un léger sourire, mais Napoléon nota que jamais il ne cherchait à rencontrer son regard. Les yeux toujours fuyants, il préférait regarder un point au dessus de sa tête, ou alors le bois verni de son bureau sur lequel ses rapports étaient soigneusement rangés. L'empereur jugea alors nécessaire d'aborder immédiatement la raison pour laquelle il avait réclamé sa présence.
- Vous devez probablement vous demander ce qu'il en retourne de cette conversation, commença t-il en jouant négligemment avec une plume plongée dans un petit pot d'encre. Aussi, et pour ne pas que Monsieur Talleyrand m'accuse d'accaparer le temps de mes invités plus que de raison, vais-je vous en toucher deux mots tout de suite. J'ai… un service à vous confier.
Là dessus, il analysa à nouveau le visage de son jeune interlocuteur et remarqua avec satisfaction qu'il avait de toute évidence suscité un intérêt chez lui.
- En temps normal je confierais ce genre de service à quelqu'un qui en aurait la charge exclusive, mais Monsieur le ministre m'ayant informé qu'il devait s'entretenir également avec vous, il m'a paru logique qu'il vous soustrait à vos obligations pour venir discuter avec moi d'une idée qui me trotte à l'esprit depuis quelques temps.
L'Empereur marqua une petite pause, le temps pour lui de jouer distraitement avec la pointe de sa plume qu'il faisait désormais tourner entre ses doigts.
- Voyez-vous Monsieur, je préfère tout d'abord me montrer tout à fait honnête avec vous et vous avouer certaines choses afin que nous entamions cette conversation sous de meilleures auspices. J'aime à être franc vis-à-vis des autres comme avec moi-même, et j'aime à ce que les autres le soient tout autant à mon égard. Les cuistres, les lâches et les sots n'ont pas davantage d'estime de ma part que la merde que j'aurais le malheur de fouler du pied.
- Vous aurais-je causé la moindre contrariété, sire? S'enquit avec prudence Harry.
- Laissez-moi finir, le coupa sèchement l'Empereur.
Harry obtempéra, et le regard légèrement baissé par timidité peut-être, il n'osait toujours pas le regarder directement.
- Si je dois donc être honnête avec vous, alors il me faut vous avouer que votre présence dans notre armée fut à mes yeux source de bien des suspicions, reprit t-il tranquillement tandis que les sourcils d'Harry se fronçaient tant que des rides apparaissaient sur son front. Du moins, au départ. Je n'arrivais à comprendre comment le fils d'une famille bannie du territoire national, dont la mère s'était montrée si longtemps proche de la famille royale, des collusions qu'elle pouvait avoir avec les Bourbons en exil, pouvait si facilement intégrer nos rangs, s'entraîner à l'art de la guerre et combattre à nos côtés sans que personne ne s'interroge sur ses intentions réelles. La révolution avait aboli les séparations pouvant exister entre les classes, et le fils de noble devait à présent gravir les échelons au même titre que celui d'un aubergiste ou d'un artisan. Cela aurait ainsi dû me ravir de vous voir partir du bas de l'échelle, devoir faire vos preuves comme les autres et monter en grade par vos mérites et non par votre nom, et pourtant… Je me méfiais encore et toujours de vous.
L'Empereur marqua encore un autre moment de pause, et ses yeux froids et calculateurs le dévisageaient de la même façon qu'un scientifique analyserait avec une loupe le plus petit des insectes.
- Je ne cessais de me dire que votre présence était suspecte, que votre famille continuait insidieusement son œuvre de pénétration de nos institutions par votre biais, que tôt ou tard votre figure servirait d'étendard à la contre-révolution pour réaliser ses desseins et que vous finiriez par me poignarder dans le dos.
- Sire, je vous jure que…
- Toutefois, à mesure que le temps passait, que les rapports sur votre compte finissaient sur mon bureau et que les témoignages abondaient tous dans le même sens, la défiance s'est progressivement transformée en curiosité.
Tout en parlant, il posa alors sa main sur une pile relativement haute de quelques centimètres de dossiers soigneusement rangés sur son pupitre.
- Les rapports et témoignages en question, l'informa Napoléon en les soulevant brièvement. En les lisant, je me demandais si la volonté de votre mère était finalement de ne pas tout simplement faire acte de bonne foi, de repentance si j'ose dire par le biais de son héritier. Il me paraissait soudain qu'il ne pouvait s'agir d'autre chose, que Madame de Lamballe n'irait pas jusqu'à jouer avec la vie de son fils pour une ridicule affaire d'espionnage, qu'elle désirait ardemment montrer son adhésion à la nouvelle république, puis à l'empire, en proposant vos services comme preuve, que ses aspirations étaient sincères, sans arrière-pensée.
- Les exemples ne manquent malheureusement pas dans le cas inverse, ajouta Talleyrand en regardant Harry d'une manière explicite.
- En effet, approuva l'Empereur. Mais vous Monsieur, vous avez persisté, vous avez fait fi des considérations que l'on porte à votre nom et à la gloire passée de vos ancêtres. Vous n'avez pas abandonné, vous vous êtes montré poli, humble, désireux d'apprendre, désireux de montrer que vous n'êtes pas qu'un nom, qu'une personne pleine de courage et de volonté se cache derrière celui-ci. Vous avez démontré de la bravoure, de la curiosité, une envie manifeste de prouver aux autres que l'on pouvait vous faire confiance, et si je ne connaissais pas si bien le Colonel Pajol, j'aurais pu dire qu'il a fait preuve d'un traitement de faveur à bien des égards abusifs envers vous. Mais cet homme sait reconnaître la valeur d'un autre, et il a eu beaucoup d'estime pour l'élève que vous fûtes pendant quelques années dans son académie.
L'Empereur pouvait voir le jeune homme rougir devant tant de louanges, mais il garda malgré tout contenance et ne sembla pas s'en louer outre mesure.
- Vous n'étiez même pas encore diplômé que la décision de vous faire connaître le champ de bataille fut prise, et je dois admettre que j'ai moi-même eu mon mot à dire sur le sujet, reprit Napoléon. Certains vous pensaient trop jeune, d'autres se méfiaient de vos accointances… Moi, je voulais voir ce que vous valiez sur le terrain, car seule la terre est meilleure observatrice pour juger de la valeur d'un homme. Autant vous dire que je n'ai pas été déçu de vous, et depuis Austerlitz, mon attention est entièrement dirigée sur vous. La dernière campagne m'a offert la possibilité de confirmer l'opinion que j'ai de votre personne, et vos brillants états de faits attestent de la confiance que l'on peut mettre sur vos épaules.
L'Empereur se leva alors, et d'une démarche lente et mesurée, il s'approcha de l'une des arcades par delà laquelle on pouvait aisément voir que la fête battait son plein dans les jardins des Tuileries.
- Monsieur le prince de Bénévent sera d'accord avec moi pour estimer qu'une autre campagne s'ouvrira bientôt, dit-il en observant le parc. Ce n'est plus qu'une question de mois, peut-être même de semaines…
- Cela dépendra surtout de la décision du gouvernement espagnol d'autoriser la traversée de leur pays par nos troupes, intervint Talleyrand d'un ton calme. Monsieur le chancelier Godoy doit encore obtenir l'autorisation de son roi et donner son assentiment à notre demande avant d'envisager un tel mouvement.
- En effet, et d'ici à ce que cela arrive, peut-être que la monarchie portugaise aura entendu raison et acceptera de bloquer ses ports au commerce anglais, ajouta Napoléon. Mais dans l'éventualité où cela ne se passerait pas ainsi et qu'il nous faille agir contre le Portugal, le maréchal Murat sera envoyé dans la péninsule pour réduire à néant cette monarchie… Et vous l'accompagnerez en qualité d'aide de camp, Monsieur Bourbon.
Napoléon n'était pas vraiment un joueur, mais il regrettait maintenant de ne pas avoir misé quelques pièces sur la réaction du jeune homme qu'il avait largement anticipé ; La surprise, l'étonnement, l'appréhension… difficile de clairement savoir quelle était l'émotion dominante sur les traits de l'aristocrate face à lui. Un millier de questions devaient probablement se mêler dans sa tête de la même façon que la sienne lorsque les questions politiques accaparaient son temps et son énergie, mais l'Empereur attendit sagement un geste, une parole, quelque chose de la part du Bourbon dont il gratifiait d'un insigne honneur… Mais rien n'arrivait.
- Eh bien, il semblerait que l'on vous ait ôté la capacité de parler Monsieur, nota t-il avec une pointe d'amusement. D'autres auraient eu à l'égard de ma proposition une réaction tout autre… J'en viendrais à croire que cela vous révulse.
- N-non votre majesté, s'enquit aussitôt Harry d'une voix frénétique. Je… Je ne m'attendais pas à un tel honneur tout simplement… Je me demande désormais si j'en suis seulement digne.
- Si je dis que vous l'êtes, alors c'est que c'est le cas, trancha fermement l'Empereur en se réinstallant dans son fauteuil.
Du coin de l'œil, il remarqua l'air qu'arborait désormais le ministre Talleyrand, ses yeux braqués sur le jeune prince qu'il observait fixement, sans jamais sourciller.
- Le décret sera bientôt signé, et vous partirez en compagnie du maréchal dès lors que nous aurons obtenu l'autorisation du gouvernement espagnol pour traverser ses terres, reprit Napoléon. Cela devrait être l'affaire de quelques semaines, tout au plus.
- Si je puis me permettre sire, n'aurait-il pas été plus sage d'en discuter au cours d'une réunion ministérielle avant de confier la sûreté du maréchal et de sa correspondance à un homme aussi jeune que Monsieur Bourbon? Lui demanda Talleyrand d'un air détaché.
- Ce genre de disposition n'est certainement pas du ressort du ministre des affaires étrangères, contra t-il en fronçant légèrement ses sourcils. La décision a été prise en concertation avec Murat, Berthier et du général Pajol qui a accepté de se séparer d'un aussi bon élément. Avez-vous des questions Monsieur Bourbon, ou pouvons-nous mettre un terme à cette réunion?
- Non sire, marmonna Harry d'une voix polaire alors qu'il se massait distraitement le menton.
L'Empereur amorça alors un geste pour se lever, mais remarqua aussitôt que le jeune homme n'en faisait pas de même et demeurait absent, les yeux fixés sur un point imaginaire à droite de son bureau.
- Avez-vous un problème? Lui posa Napoléon en arquant un sourcil. Ma décision vous contrarierait-elle?
Le prince de Lamballe leva alors les yeux sur lui, et l'Empereur comprit alors d'un simple regard que le jeune homme n'en avait pas fini avec lui. L'étonnement avait laissé place à autre chose, et ses yeux légèrement écarquillés, le tremblement de sa lèvre et le déplacement de ses doigts sur les bras du fauteuil dans lequel il était toujours assis n'annonçaient rien de bon.
- Sire, bredouilla t-il en se passant rapidement une main sur le front pour chasser la sueur qui semblait y perler, je dois d'abord vous entretenir d'un sujet très important.
- Oh, souffla tranquillement Napoléon en se rasseyant. La chose doit être grave pour que vous vous mettiez dans de pareils états.
Leur conversation prit alors une tournure à laquelle ne s'attendait guère l'Empereur ; Mage noir, sorcier, guerre d'un tout autre genre que celles auxquelles il fut jusqu'à présent confronté, asservissement ou extermination des individus non magiques… Tous les clichés possibles d'un roman fantaisiste, insérés dans une discussion qui n'avait pour lui ni queue ni tête, dont les bases semblaient bâtis sur un sol stérile menaçant à chaque instant de rompre l'équilibre sur lequel il tentait tant bien que mal de rester debout composait ainsi la fable que lui narrait le prince de Lamballe.
Napoléon était du genre impatient, mais il n'avait pas pour habitude d'interrompre un récit lorsque celui-ci parvenait à le captiver. Mais ce n'était pas le cas cette fois-ci.
- Arrêtez, lui ordonna t-il après quelques minutes qui lui parurent bien plus pénibles qu'elles ne l'étaient en réalité. Vos histoires de magie ne m'intéressent guère, Monsieur. Quant à la raison pour laquelle vous me l'énoncez, j'en ai suffisamment entendu pour ne pas avoir à écouter plus longuement votre tirade. Constant, ajouta t-il en tournant la tête vers son valet, prévenez la garde je vous prie.
- Alors vous comprenez le danger que représente…
- Je comprends surtout que cela contrarie les anglais, et ce qui contrarie les anglais ne peut que me satisfaire, l'interrompit t-il. Il n'est nullement besoin que leur problème devienne le notre, et si cela ne tenait qu'à moi, j'aurais déjà envoyé la garde ou ce qui s'y apparente chez eux pour canonner ces fauteurs de trouble. Vous souhaitez vous lancer dans une croisade contre ce seigneur noir? La belle affaire ! Mais ne mêlez pas notre pays à vos fantaisies d'enfant. Si vous voulez du prestige, si votre maître mot s'apparente à une forme de gloire, si pour vous l'honneur passe par le sauvetage d'une communauté au détriment de l'intérêt du plus grand nombre, de ceux qui ne veulent rien avoir affaire à vos querelles de pureté de sang, alors je vous donnerais de quoi satisfaire vos appétits de combat. Vous, Monsieur Talleyrand, êtes d'accord avec moi sur cette folie là, n'est-ce pas? Qu'en pensez-vous?
- J'en pense que Monsieur Bourbon est un doux rêveur et qu'il prend ses initiatives pour monnaie courante, lui confirma le ministre en échangeant un regard impérieux avec le jeune homme. Cependant…
- Eh bien quoi, cependant? Répéta Napoléon tandis que la réponse tardait à venir. Ah ! Vous les sorciers, vous savez bien me causer de l'embarras avec vos histoires ! Songez-vous seulement que ces questions sont bien au-delà du champ des connaissances que je peux avoir? Alors, parlez donc !
- Nos lois sont claires à ce sujet depuis plusieurs décennies, et elles nous garantissent de l'exposition du monde magique à son pendant moldu, expliqua calmement Talleyrand. Cependant, ce seigneur n'a cure de ces questions là. Lui veut l'asservissement des gens comme vous, une domination sans partage des peuples magiques sur ceux qui ne le sont pas, votre destruction ou votre soumission...
Napoléon n'avait pas besoin de se le faire rappeler pour savoir que lui-même se méfiait comme de la peste d'eux pour ces mêmes raisons ; Il leur était si facile pour de manipuler l'esprit des gens qu'il lui arrivait même parfois de soupçonner son ministre des affaires étrangères d'employer les même procédés pour lui soumettre des propositions, ou d'obtenir l'assentiment de ses homologues aux autres ministères pour appuyer une décision. Talleyrand pouvait passer pour être un homme honnête et intègre, mais le soupçon demeurait aussi bien sur lui que sur l'ensemble de sa communauté.
- … Pensez-vous donc qu'une fois son forfait accompli, l'Angleterre vaincue et la couronne britannique à terre, il se satisfera de cela? Oh non. Il cherchera à étendre sa sphère d'influence, à se trouver des alliés ailleurs, des personnes partageant ses idées et suivant la même ligne de conduite que la sienne, les mêmes normes afin de répandre son venin sur toute l'Europe… Les révolutionnaires de 1792 n'avaient pas davantage de scrupule lorsqu'ils déclaraient la guerre aux monarchies voisines pour libérer les peuples opprimés et exporter leur révolution par delà les frontières nationales. Il sera chose aisée de jouer sur la fibre communautaire pour se trouver des soutiens auprès d'une minorité indigente et qui n'a pas beaucoup d'attrait pour vous comme pour vos homologues, de provoquer des troubles dans votre empire pour finir par s'en prendre directement à ceux qui dirigent…
- Est-ce une menace? Le coupa Napoléon d'un ton froid. Auriez-vous des velléités bellicistes, Monsieur? Pourriez-vous donc vous laisser séduire par les actions séditieuses d'un échappé de Bicêtre?
- Ce n'est qu'une simple recommandation, sire, contra le ministre de ce même ton calme. Anticipez le cours des événements et ne laissez pas le danger venir à vous. Allez au devant de lui…
- Ce ne serait pas la première fois que je le laisserai prendre ses dispositions tout à son aise. J'ai laissé les autrichiens avoir le monopole du terrain à Marengo, et cela ne m'a pas empêché de remporter une victoire éclatante ce jour-là !
- Les sorciers ne sont pas des bataillons que l'on mène à sa guise sur une carte…
- Assez !
Le poing de l'Empereur rencontra brutalement la surface de son bureau au moment même où il se levait de son siège, l'air furieux. Le rouge lui montait aux joues, mais ce n'était nullement en raison d'une quelconque goutte d'alcool. Son encrier s'était lui renversée à ce contact, et l'encre se déversait désormais sur ses dossiers sans même qu'il ne s'en soucia.
- Je me moque de vos sorciers, de vos… capacités surnaturelles et des fantaisies qui se mêlent à vos affaires ! Éructa t-il. Vous m'êtes apathiques à souhait, et je me moque bien des rumeurs grotesques que l'on pourrait entendre sur un sorcier voulant bousculer l'ordre établi ! Vous monsieur, vous pourrez faire ce que bon vous chante pendant les deux mois à venir, mais au premier jour du mois de novembre, je veux vous voir prendre la direction des Pyrénées aux côtés du Maréchal Murat en direction de Lisbonne ! Ajouta t-il en se tournant de nouveau vers le prince de Lamballe qui le regardait d'un air interloqué. Quant aux dangers que représenteraient ce seigneur des ténèbres et ses sous-fifres… Bah, je vous canonnerai tout ça à la première occasion sur le champ-de-mars, et l'on dansera sur les cadavres de ces chiens comme l'on a salué la mitraille des royalistes lorsqu'ils voulurent renverser la Convention Nationale le 13 vendémiaire ! Je les détruirai comme cette plume !
Et tout en parlant, Napoléon se saisit de la malheureuse plume qui faisait les frais de ses sautes d'humeur depuis tout à l'heure, et d'un geste la brisa en deux.
Puis faisant le tour de son bureau, il s'éloigna à grand pas vers la sortie sans daigner un autre regard vers ses deux interlocuteurs. Aussi ne put-il pas entendre son ministre s'approcher du prince de Lamballe, se pencher légèrement vers lui et lui murmurer bassement :
- Je convaincrai l'Empereur de vous porter assistance… Mais vous me serez redevable aussi longtemps que je le jugerai, et vous ne pourrez cette fois-ci vous libérer de votre promesse. L'Espagne est un excellent terrain de jeu parait-il...
A/N : Chapitre terminé. Comme annoncé, c'est un point de vue assez particulier puisque c'est celui de l'Empereur lui-même ; ce sera d'ailleurs le seul de toute la fiction. J'avais envie d'aborder cette scène sur un autre schéma, pas à travers les yeux d'Harry ni de Talleyrand. Le choix s'est finalement porté sur Napoléon.
Au départ je partais sur un très long monologue sur sa carrière, son accession au pouvoir, les difficultés qu'il rencontrait avec les autres nations européennes, ses réticences internes quant à la magie etc. Mais le chapitre aurait été extrêmement long, et en me rappelant des anciens que j'avais pu faire il y a longtemps maintenant et que j'avais trouvé "chiant" pour rester poli, j'ai renoncé.
Donc Harry est prédestiné à partir pour conquérir le royaume du Portugal aux côtés de Murat... Vaste programme qui risque de l'éloigner de son objectif en Angleterre :/
Si vous vous intéressez à minima à l'épopée napoléonienne et aux années 1808/1809, alors vous devez probablement vous douter que ça ne sera pas du tout une partie de plaisir pour l'armée française ; Peut-être que l'avertissement de Talleyrand en toute fin de chapitre y est pour quelque chose x).
à voir maintenant si Talleyrand parviendra à convaincre l'Empereur d'apporter une aide matérielle (ou humaine) dans la quête dans laquelle s'est lancé son jeune prince.
Sur ce, à la semaine prochaine !
NB : Pour vous faire une idée de l'habillement de l'Empereur que j'évoque brièvement, il suffit simplement d'aller jeter un coup d'œil à son portrait peint par David en 1812 dans son cabinet de travail ;)
