Notes de début de chapitre.

Attention, tout le monde, le prochain chapitre risque d'avoir du retard...

Ahem...beaucoup de retard. Plus exactement, trois semaines de retard.

Permettez-moi de m'incliner devant vous en signe d'excuses, puis de vous expliquer. Rien à voir avec un départ à Saint-Tropez, hélas. C'est que le rendu de mon document de thèse est dû pour la seconde semaine d'août, et il me reste donc très exactement cette durée de trois semaines pour terminer de rédiger tout le bazar, le vérifier, le corriger si besoin, le faire relire, et ainsi de suite. Sachant la somme de travail que cela représente, ainsi que mon délai de publication actuelle (tous les cinq/six jours), je sais que je vais avoir beaucoup de mal à la mener en parallèle de l'écriture des « Gwishins » sans devoir négliger l'un ou l'autre. De ce fait, comme je vous en avais averti au tout début de cet arc, je vais prendre dès maintenant ma « pause » afin de pouvoir boucler tout ça sans risquer de bâcler mon travail de recherche, ni ce dernier arc, ce dont je m'en voudrais terriblement.

Je pense éventuellement parvenir à m'allouer quelques temps d'écriture durant mes journées, aussi peut-être que le chapitre 87 sera prêt pour avant la fin du délai prévu. Je l'espère en tout cas, mais je vais néanmoins progresser très doucement et très prudemment. Je puis vous assurer en revanche que vous l'aurez bien une fois ma thèse rendue, soit durant la troisième semaine d'août (mon échéance étant la seconde). Nous arrivons à une partie beaucoup plus délicate de l'arc (même très délicate), notamment le rituel de sang qui fera l'objet des deux sections consécutives lors du prochain chapitre (il devait à la base être abordé dans celui-ci, mais j'ai fini par me rendre compte que sa densité lui octroyait davantage de place dans l'histoire), et je ne voudrais surtout pas la gâcher par un excès de stress et de la déconcentration. Une fois la thèse rendue, je reprendrais mon rythme de publication actuel.

En attendant, je vous adresse tous mes remerciements chaleureux pour continuer de suivre cette histoire, de l'apprécier et de prendre le temps de la commenter si gentiment, cela signifie le monde pour moi ! J'espère que ce chapitre vous plaira, et je vous dit donc à dans trois semaines pour la suite !


CHAPITRE LXXXVI

"Bref, le truc dans la vie, c'est que si vous n'aimez pas ce qui se passe, retournez vous coucher jusqu'à ce que ça s'arrête."

(Catriona Ward, "The Last House on Needless Street")


a. Visum et Repertum

La Voix se trouva trop accaparée par l'Assemblée des Morts et le débat entre leurs semblables sur la stratégie de conquête à adopter pour se rendre dans les appartements de Yeo Woon. Jae-Ji, qui ne goûtait pas l'extravagance des grands discours guerriers et se lamentait silencieusement de ne pas entendre le sujet de la grotte apparaître dans les conversations échauffées des rois et reines, de leurs ministres et des associés du pouvoir, anciens souverains, conseillers, fondateurs de théologies ou de méthodes, chevronnés dans des domaines si spécifiques et des questions si pointues que tout échange avec eux finissait inlassablement par tourner en rond (la roue), s'y rendit à sa place, se précipitant pour ainsi dire sur l'occasion dès que Hui-Seon la lui glissa à l'oreille.

Elles étaient alors côte à côte autour de la grande table qui réunissaient les monarques des gwishins. Dans leurs dos, on avait réuni ce qui paraissait être une armée de chaises afin que leurs co-membres des différents cabinets, dont le statut n'avait pas été aussi symboliquement chargé que le leurs, et que les morts directement associés aux fonctions exécutrices et législatives puissent s'installer en vue de participer à la conférence. Il n'était question que de leur quatrième Assemblée depuis les six mois qu'ils occupaient l'île.

Formée dans un premier temps pour pallier au pouvoir direct des gwishins-rois et reines tout en apportant un gain d'expérience et de savoir-faire non négligeable à des individus n'ayant jusqu'à lors jamais côtoyé le trône d'aussi près, l'entité avait néanmoins été rapidement limitée dans son établissement par ceux-là même l'ayant érigée.

- Il n'est pas prudent de donner trop de votre couronne à ceux n'ayant pas été choisis pour la porter, avait observé le Bâtisseur durant un conseil restreint, quelques jours après la toute première grande Assemblée des Morts, les conclusions de laquelle avaient causé des émois et une impression de menace généralisée au sein de leur fragile ensemble. D'autant moins lorsque ceux-ci l'ont déjà eu sur la tête bien longtemps avant vous.

Il avait posé sur eux un regard entendu, non pas celui du gwishin responsable de la défense de l'île et nommé avec d'autres de leurs pairs pour les diriger, mais celui du roi et du conquérant, de Daejoyeong, aux sourcils en pentes de montagne par dessus des yeux vifs, singulièrement combattifs.

- Nous n'avions guère le choix, avait objecté la Dette. Les nommer membre de nos cabinets aurait été un geste plus risqué encore, sachant la popularité dont jouissent certains d'entre eux. Seongjong demeure très aimé des nôtres pour avoir été l'un des premiers à se lever et avoir abondamment contribué à la riposte contre la répression des vivants, ainsi que l'amiral Yi Sun-Sin, qui confine au divin pour quelques-uns des habitants de la Cité. Les rejeter à l'inverse représenterait une erreur colossale, pour les mêmes raisons exposées précédemment. Faire d'eux nos associés me paraît au contraire l'option la plus bénéfique à notre position.

- Pourquoi insinuez-vous qu'il faudrait absolument les garder ?

L'Historien n'avait pas caché son effroi aux insinuations du Bâtisseur, dont le visage arborait une expression de satisfaction malicieuse en contemplant leur saisissement.

- Vous n'osez suggérer...nous ne pouvons...ce sont des méthodes d'une barbarie ignobles, et dignes des actions de Yeongjo contre nous !

Les voix s'étaient élevées dans son sens, critiquant la violence du procédé, traduisant autre chose, des pensées troubles, des idées naissantes, dont la nature adjecte déplaisaient à leurs propriétaires.

- Le Bâtisseur n'a cependant pas tort, avait admis Hui-Seon, joue contre le poing fermé de sa main fine, sans se tourner vers l'un d'entre eux en particulier. Yeongjo a le sang de notre peuple sur les mains, et bien que rien ne puisse justifier la cruauté de ses agissements contre nous, il est également vrai que ses décisions auront réduit la liste des périls pour la stabilité du pouvoir de chacun d'entre nous. Imaginez donc un instant que tous les prétendants au trône et ceux l'ayant occupé jadis, que les vieux ministres, les commandants des armées, les généraux bien-aimés, aient survécu à sa tyrannie et se soient joints à notre entreprise. Pourrions-nous conçevoir davantage de chaos ?

Avait suivi un silence pesant, coupable, où éclatait un soulagement grossier en réponse aux déclarations de la Voix. Tous savaient, dans le fond, que ses propos contenaient une trace de vérité grinçante, à l'image de ceux du Bâtisseur. Celui-ci avait tourné vers elle un rictus de dents désordonnées, mais pas moins approbateur.

- En voilà une qui parle bien, avait-il noté, et Hui-Seon l'avait dévisagé sèchement, ses longues posées à plat contre la surface de la table, l'une sur l'autre.

Jae-Ji emprunta l'escalier serpentant en une courbe vers l'étage supérieur du palais, et chemina dans le couloir aux tonalités de cendres. Les murs y étaient nus, dépourvus des sculptures et des formes que les gwishins avaient néanmoins découvert enclavés dans les charpentes de certaines maisons et de plusieurs bâtiments. Les plus notables étaient abrités par le grand hall du palais royal.

Les premiers jours, alors que chacun s'installait cahin-caha, cherchait une demeure à son goût, arpentait les rues sans comprendre tout en revenant immanquablement vers les gwishins-rois et reines, qui possédaient les cartes de la ville acquises et leur indiquaient fréquemment où se rendre, où menaient tels chemins, à quelle catégorie appartenait telle structure. La Cité du Lac Solitaire avait été attendue, imaginée, évoquée en paroles et en pensées, mais dépassait de loin leurs connaissances en termes de constitution et d'organisation. Les maisons s'y élevaient trop haut dans le ciel, pourvoyant des logements au dessus d'autres, entraînant des cohabitations d'un nouveau genre. Leurs ossatures étaient de bois et de lourdes pierres.

Elles ne cherchaient pas à s'intégrer harmonieusement aux paysages qui les entouraient, ni à se faire discrètes : elles s'imposaient au contraire, sortaient du sol avec fracas. Les bâtiments plus officiels avaient quant à eux fait naître un émerveillement chargé d'effroi chez ceux des leurs ayant participé à la construction des édifices les plus illustres du continent. Les proportions, leurs courbes, leurs angles, leurs décorations, rien ne venait s'accorder au langage appris par ces derniers.

Sous la plante des pieds nus de Jae-Ji, le sol était dur, lisse. Elle le sentait à peine, mais puisait dans sa mémoire des fragments de perceptions pour créer l'illusion d'une impression. Mes pas dans d'autres pas, songea t-elle en cadence, ceux des autres avant nous, tous les autres, ceux qui ont érigé les maisons et les temples, les palais, les villages.

Elle atteignit les portes des appartements de Yeo Woon, gardées par deux soldats en piquet, ayant revêtu les uniformes blancs de l'armée des morts. Tous deux s'inclinèrent respectueusement devant elle, mais lui demandèrent de patienter le temps de l'annoncer. Un rempart similaire avait été installé devant les quartiers de chacun des monarques des gwishins. Jae-Ji elle-même n'avait pu se déroger à la règle : deux pantins occupaient chacun des côtés de la porte de la maison, serrant contre leurs flancs les hallebardes dans le métal desquels se reflétaient le bleu du lac et les dalles de la place principale.

Ils étaient sympathiques, et pas nécessairement envahissants, mais elle devait admettre qu'elle aurait préféré disposer de sa totale indépendance et explorer à sa guise la cité, sans avoir à tirer derrière elle deux invités non désirés. Elle savait combien les gens parlaient chez eux, se réunissaient devant des coupes de magkeolli et des plats de viande issue du continent, afin de mieux questionner leur légitimité. L'indécision avait fini par grignoter la confiance, y laisser des marques de dents.

Elle pensait avoir anticipé le phénomène dans une certaine mesure, se doutant que la cohésion absolue était trop rare et trop peu tenable sur le long terme pour leur permettre de fonctionner de la sorte une fois basés sur l'île. Mais la diminution de ses visions, ce que les autres qualifiaient de "disparition" sans comprendre que son rôle impliquait davantage que le fait de voir et de recevoir, ce dont Jae-Ji ne pouvait guère les blâmer pour ne pas s'être trop épanchée sur le sujet, restait un élément dont elle ne pouvait faire abstraction, un rappel acerbe.

Tu es punie, semblait signifier ces ténèbres auxquelles elle était désormais confrontée, tu es punie pour l'instant, par excès d'orgueil, par excès d'emprise, par excès d'autre chose que tu dois découvrir par toi-même, car nous avons le sens de l'humour. C'était l'autre partie de son don, l'autre versant de l'Œil, celui qui se voyait oublier à chaque fois. Ce n'était pas plus mal, dans le fond. Jae-Ji appréciait son aspect invisible, tant était qu'il lui permettait de conserver cette habileté. Le tout de sa fonction, après tout, n'était pas seulement de voir, mais aussi de percevoir. Et cette dernière aptitude était toujours intacte, autant que le cou de l'amant de Yeo Woon, le capitaine vivant, Baek Dong Soo.

L'un des gardes qui s'était introduit dans les appartements pour avertir Yeo Woon de sa venue reparut de derrière les portes.

- Vous pouvez entrer, déclara t-il, poussant la membrane de peau rocheuse afin de lui laisser le champ libre.

À l'intérieur, Jae-Ji découvrit le maître des lieux affairé à la lecture et à la signature de documents administratifs en provenances des différents cabinets auxquels il était rattaché. La majorité, elle s'en doutait, étaient des rapports des sentences et jugements rendus par le cabinet de la Justice, où il officiait en tant que membre principal. Il était assis, de l'encens s'échappant d'un brûleur posé au centre de la table ronde où elle avait pris l'habitude de s'installer avec lui pour leurs entrevues.

Les gwishins-rois et reines étaient les seuls chez qui elle se déplaçait pour inspecter le contenu de leurs mémoires au travers de la conscience collective : les autres, ceux qui séjournaient dans les demeures moins grandioses de la cité, venaient toujours à elle, convoqués au préalable pour une séance. Leurs souvenirs laissaient des miettes dans la tête de Jae-Ji, des échos profonds, mais aucun qui eût vraiment attiré son attention jusqu'à lors. Le noir était vaste et opaque, les rencontres quasi-impossibles.

Sa première piste avait été l'esprit de Hui-Seon, où Yeo Woon s'était manifesté quatre ans plus tôt, marchant derrière elle sous les yeux de Jae-Ji mais aussi, dans le fond, ceux du Paon. C'était leur trace qu'elle cherchait alors, la preuve de leur existence et de leur influence. Elle les avait depuis senti un peu partout, chez chacun des rois et reines, mais jamais avec autant de virulence que dans la tête de Yeo Woon.

- Je croyais que Hui-Seon devait venir me rejoindre, observa celui-ci, sans lever les yeux de sa paperasse.

Le bruissement de son pinceau avait quelque chose de crispant. Jae-Ji s'approcha doucement, prudemment. Elle ne voyait pas Baek Dong Soo, mais celui-ci ne pouvait qu'être dans les parages. Il était la raison pour laquelle Yeo Woon avait été dispensé d'Assemblée par ses confrères et consœurs, ainsi que l'explication à la présence de Jae-Ji dans les appartements de celui-ci.

- L'Assemblée s'éternise. Elle m'a envoyée te transmettre les décisions, et écouter la requête que tu désirais lui soumettre.

- Sais-tu de quoi il s'agit ?

- J'admets avoir mon idée sur la question, répondit Jae-Ji un ton égal. Quelles nouvelles de la Justice ?

Elle examina le mouvements des yeux de Yeo Woon, leur roulement sur la page, la manière tout à la fois vive et attentive avec laquelle ils étudiaient les lignes tracés par les secrétaires du cabinet. L'encre provenait du continent, à l'instar du bétail élevé aux abords de la ville et dans la petite dizaine de villages parsemant la superficie du territoire de l'île. Les animaux, bœufs, chèvres, moutons, étaient amenés depuis les campagnes de Joseon par bateau jusqu'au port de la cité, puis récupérés par les paysans ou ceux des citadins ayant obtenus la gouvernance d'une portion de terres, en accord avec le cabinet des Ressources où siégaient notamment l'Herboriste et la Dette.

Très vite, il avait été nécessaire de fractionner l'île pour en partager les fragments entre les nobles et les roturiers, mais le problème était colossal, et durait encore à l'heure actuelle. D'une part, le territoire était considérablement réduit comparativement au continent, et limitait les possessions de chacun, alors même que leur population comptait d'anciens propriétaires terriens fortunés et des fermiers aguerris.

D'autre part, leur nombre et la faveur accordée à ceux de leurs les plus renommés pour l'obtention de parcelles, dans un acte davantage politique que véritablement motivé par des préférences aristocratiques, avait attisé avec raison la rancœur des autres gwishins. On avait bien appelé le Sourire en renfort, mais les minauderies de cette dernière et ses beaux yeux agissaient de moins en moins sur la colère montante.

Yeo Woon déplaça un document depuis sous ses yeux jusqu'à la pile de ceux dont il connaissait déjà le contenu.

- Les fanatiques tiennent des propos plus extrêmes que jamais, mentionna t-il. Ils nous considèrent comme des usurpateurs.

- Rien de nouveau, si je comprends bien.

- Ils vous traitent de sorcière, et vous accusent de communier avec des démons pour voler le pouvoir des Yeux.

Jae-Ji ne cilla pas.

La remarque ne lui fit rien, après des années à prétendre aux gens que leurs proches se portaient bien dans l'au-delà et les remerciaient chaleureusement pour telle et telle offrande apportée à la shaman, que celle-ci dévorait entre deux sessions.

Elle avait horreur de gâcher de la nourriture.

- C'est ce que je disais, reprit-elle. Rien de nouveau.

Son observation eut le mérite d'arracher un sourire à Yeo Woon.

- Que prévois-tu ? De la clémence, ou un bûcher ?

Elle avait posé la question sur un ton nonchalant, mais appréhendait la réponse non sans impatience. Puisque les pensées de Yeo Woon voulaient garder le silence, elle fondait ses investigations sur d'autres composantes.

- Un avertissement, répondit-il, posant sur elle un regard distant. Les flammes s'ils recommencent.

Il avait été plus dur jadis, plus inflexible. Jae-Ji nota le progrès, estima qu'il se finirait dans tous les cas par une condamnation à mort, car les fanatiques du Paon n'avaient aucune notion des frontières et des dangers, mais apprécia néanmoins la nuance de la décision.

Elle avait eu vent de critiques à l'encontre des méthodes du cabinet de la Justice lorsque Yeo Woon le présidait, au point que même les confrères et consœurs de celui-ci en étaient venu à formuler quelques alarmes dans les alcôves des couloirs du palais.

L'atmosphère des appartements semblait en bénéficier : il lui semblait qu'ils étaient plus chaleureux qu'auparavant, moins fermés, moins oppressant. Une odeur d'eau chaude y régnait, ainsi qu'une autre plus luxuriante, un arôme de parfum fastueux, d'huiles et de fleurs.

Comme elle s'apprêtait à rependre la parole et à lui faire le récit des conclusions de l'Assemblée, Baek Dong Soo fit irruption dans la pièce, complétement nu, le corps luisant d'une fine pellicule d'eau.

- Woon-ah, je ne retrouve pas mes...

Il se séchait avec un linge, et s'interrompit net en remarquant Jae-Ji, avant de couvrir vivement ses parties intimes.

Il ne poussa pas d'exclamation horrifiée, ce qu'elle trouva appréciable. Chaque occurrence durant laquelle elle avait surpris un homme dévêtu s'était terminée par des cris de farouche pudeur, ce en quoi les gorges les ayant produit n'avaient rien à envier aux femmes se baignant en été dans les rivières, et au milieu desquelles se serait dévoilé un intrus masculin.

- Pardonnez mon intrusion, dit-elle, afin de l'aider à se remettre, car voir un homme ou une femme ainsi tendait toujours à lui inspirer une étrange compassion. Je ne voulais pas vous embarrasser. Je venais simplement informer Woon du déroulement de l'Assemblée.

- Non, je...c'est moi qui suis navré, répondit-il avec politesse, en tenant fermement le linge sur ses hanches et en se fendant d'une courte révérence. J'aurais dû me vêtir.

Yeo Woon daigna lui accorder son attention, se tourna de trois quarts pour le regarder. Jae-Ji pensa voir un sourire étirer la commissure de ses lèvres.

- Tes vêtements sont dans ma chambre, déclara t-il à son compagnon. Je t'en ai fait apporter des propres, les anciens étaient trop abîmés.

- Bien.

Il ne s'attarda pas, gratifia Jae-Ji d'un autre signe de tête obséquieux, puis se dirigea vers l'arche qui menait à la chambre de Yeo Woon. Sa silhouette disparue, ce dernier reporta son intérêt sur sa semblable gwishin.

- Il n'a aucune autre cicatrice, constata celle-ci, pour avoir pris le temps de jeter un coup d'oeil.

- Non.

- Mais son cœur bat toujours, et il respire.

- En effet.

Ils se tinrent ensuite face l'un à l'autre, se considérant avec méfiance.

Jae-Ji brisa le silence la première. La question leur tournait autour, gourmande et désireuse d'être formulée.

- Le rituel de sang ne peut être annulé, affirma t-elle. Laisser en paix les vivants nous coûterait la rancune de notre peuple, et les temps sont trop instables pour que nous puissions nous le permettre. Ils ne comprendraient pas. Trop de douleurs leur ont déjà été infligé : ils exigent le prix du sang, en particulier les fanatiques. Baek Dong Soo est sur nos terres, il lui faut se plier à nos coutumes.

- Un seul, dans ce cas, insista patiemment Yeo Woon. Dong Soo s'est lié d'amitié avec l'un d'entre eux, qui lui a prodigué son aide. En remerciements, j'aimerais étendre ma protection jusqu'à lui.

- Son nom ?

- Sang Han-Jae. Il est un peu plus jeune que Dong Soo. Mago pourra l'accueillir avec Seung-Min, nous en avons discuté antérieurement.

Il parut hésiter, joignant les mains devant lui tandis qu'il réfléchissait.

- S'il te plait, demanda t-il finalement, en la regardant droit dans les yeux. Ils sont bien assez de vivants pour que vous en laissiez partir un autre.

- Il mourra quoi qu'il advienne.

- Pas ainsi, objecta Yeo Woon. J'ai promis.

- Cela ne changera rien s'il y assiste.

- Peut-être cela changera t-il assez, lui opposa t-il. Je n'en demande qu'un. Tu peux disposer librement du reste.

Baek Dong Soo refit son apparition, vêtu d'un pantalon et passant une veste d'un bleu nocturne autour de ses épaules. Son visage s'éclaira d'espoir en entendant le sujet de leur discussion.

- Parlez-vous des autres ? Intervint-il. Est-il possible de les sauver ?

Jae-Ji sentit les yeux de Yeo Woon se vriller sur elle, la viser comme un arc tendu. Ça ne changera rien, répéta t-elle, rien rien rien.

- Votre ami, oui, déclara t-elle, percevant l'affaissement des épaules de Yeo Woon, jusque ici chargées de tension. Son cas peut être plaidé et défendu de part votre appui et l'aide que vous avez vous-même apporté à la cause des gwishins. Les autres sont en revanche condamnés. Je suis navrée.

Elle vit nettement l'enthousiasme glisser de ses traits, les faire dégringoler vers le sol. Yeo Woon semblait à l'affût de sa moindre réaction, du moindre tressaillement sur son visage.

- Je ne comprends pas, articula t-il. Vous êtes roi et reine.

- Et nous dirigeons un peuple ayant subi une décennie de tortures et de répressions, lui rappela t-elle calmement. Ils n'entendront jamais vos arguments. Vous représentez l'ennemi, pour eux. Vous ne pouvez leur en vouloir.

Il baissa les yeux, rentra les épaules. Sa mâchoire se contracta.

- Que va t-il leur arriver ? Demanda t-il.

- Je vous promets de leur éviter des souffrances inutiles, si cela peut vous apporter le moindre réconfort, lui assura Jae-Ji.

Seul leur sang était voulu pendant les rituels : la mise en scène pouvait être adoucie sans risquer trop de protestations de la part des gwishins. Elle demeurerait violente aux yeux des vivants qui en seraient témoins, mais bien moins cependant que lors d'autres rituels.

La nouvelle ne parut pas avoir l'effet escompté, ce dont elle n'en tint pas rigueur à Baek Dong Soo. Yeo Woon se leva, marcha vers lui, tendit les mains pour le toucher. Son compagnon ne lui autorisa qu'un instant avant de dérober.

- Je vais me reposer, s'excusa t-il piètrement. Je suis fatigué.

Lorsqu'il se détourna, Jae-Ji nota la détresse dans les yeux de Yeo Woon, l'incompréhension, assortie d'une pointe de colère.

Déjà ternies, les retrouvailles aimantes, se dit-elle, et elle garda le silence tant qu'il ne fut pas de retour sur sa chaise, prêt à écouter sa tirade sur l'Assemblée d'une oreille visiblement distraite.


b. Invertendo

Les arbres portaient encore les vestiges de l'averse ayant eu plus tôt dans la fin de journée, lorsque Woon le mena avec lui en direction de l'emplacement du rituel. La pluie était tombée d'un seul coup, en bourrasques épaisses martelée de coups de vents ayant fait se plier les branches des pins alentours et se gonfler les tissus sous lesquels ils se faufilaient depuis les fenêtres grandes ouvertes.

Comme Dong Soo lui avait fait la remarque tandis qu'ils marchaient vers le palais royal et que ce dernier accordait davantage d'attention aux alentours de demeures biscornues et de toits en pointes, Woon lui avait expliqué la répugnance des gwishins pour les espaces clos, leur dédain des fermetures et du noir complet, les ramenant au souvenir de leurs cercueils et de la panique ayant suivi leur résurrection, des coups et de leurs ongles grattant contre le bois, s'angoissant à l'idée de mourir étouffés, désespérant d'éventrer leur prison pour gagner l'air libre, bien que presque tous eussent été déçu de l'issue de cette fuite, tant ce qu'il y avait au dessus de la terre était inamical et vindicatif.

La pluie avait cependant été de courte durée : elle s'était rapidement vue remplacée par un soleil plus aveuglant encore qu'avant sa venue, dont la chaleur avait contribué à sécher la boue des sols et à rendre les chemins montagneux moins glissants. Mais Dong Soo distinguait cependant des gouttes le long des feuilles, grossissant comme elles s'apprêtaient à quitter la sécurité des hauteurs, et sous ses pieds, la terre était plus molle, plus malléable. L'averse avait en outre cette odeur des pluies d'été, chaude et compacte, la même qu'il y avait de cela des années au camp d'entraînement.

Woon avançait près de lui, ne parlait pas. Il lui jetait des regards en biais, gratifiait de salut muets les quelques gwishins dans leur cortège qu'il connaissait. L'un d'eux, un grand type que Dong Soo n'avait jamais vu auparavant et qui en accompagnait un autre, appartenant visiblement à la cavalerie que Woon avait lancé contre eux la veille, posa sur celui-ci un regard farouchement terrifié.

Woon parut l'ignorer, et avec suffisamment de soin pour que Dong Soo s'en étonne.

- Qui était-ce ? Lui demanda t-il. Pourquoi te regardait-il ainsi ?

- Je ne sais pas.

Woon le désigna comme un autre soldat rattaché à ses troupes, mais il y eut une courbure de sa voix, une orientation de son menton, que Dong Soo trouva singulières et évocatrices.

- Que t'a t-il vu faire ?

- Je ne comprends pas, Dong Soo-yah.

(il faut brûler la maison)

- Woon-ah, j'ai vu les soldats de ton armée. Aucun ne te regardait de la sorte.

Mais ils arrivèrent sur les lieux du rituel avant que Woon ne consente à se justifier, et Dong Soo entendit sa propre observation se perdre dans le mouvement de foule des gwishins, dans l'accélération de leur rythme de marche et la manière dont ils se séparèrent de la procession avec laquelle ils évoluaient depuis le coucher du soleil pour former une audience mieux répartie dans l'espace, dans une forme de cercle autour d'un amas de grosses branches et de buches de bois empilés à la manière d'un feu de camps.

Les suivait la mère de Woon, dont le beau visage austère exprimait moins de courroux que lorsque Dong Soo l'avait rencontrée pour la première fois au cours du siège d'Hanyang, alors que le père de Woon s'était manifesté, et qu'elle lui avait planté son épée dans le ventre. D'un sourire, elle l'avait reconnu alors qu'elle venait les rejoindre devant des escaliers de pierre se dressant vers les entrailles de la forêt environnante, et après avoir posé un baiser sur la joue de Woon, dont Dong Soo n'avait pu exactement déterminer s'il était affectueux ou diapré d'une réserve un peu craintive, elle s'était avancé pour lui prendre les mains et les serrer dans les siennes.

Son étreinte était aussi froide que celle de Woon, ses yeux et ses lèvres un reflet presque identique de son fils. Il y avait quelque chose d'émouvant dans leur ressemblance, ou peut-être dans le fait qu'ils avaient tous deux été victimes des délires de Yeo Cho-Sang, et se voyaient à présent réunis dans la mort, sortis de leurs tombes, mère et enfant bouillonnant d'aigreur contenue sous leur façade tranquille.

Un jour, Go Hyang m'a dit que j'étais calme comme la mer, lui avait narré Woon, dans la salle d'eau de la maison d'Hanyang, se tenant tout près de Dong Soo, sa joue délicatement pressée contre son bras mouillé. Pas la mer, songeait alors Dong Soo, en proie à des douleurs d'adoration et de regrets, de deuil et de soulagement, la tempête, tu es le calme avant la tempête, les nuages noirs dans le ciel, ceux qui grondent au loin. Il ne l'avait pas mentionné, mais Woon l'avait probablement lu dans son regard. Woon avait toujours su voir.

Sa mère avait marché avec eux, et s'était chargée de faire la conversation pour deux. Elle lui avait posé des questions sur ce qu'il pensait de la ville, avait évoqué les appartements de Woon, sa propre situation. Jamais elle n'avait abordé l'exécution de Dong Soo, ni ne s'était montrée interloquée par la netteté de la peau de son cou ou ce qu'il faisait en leur compagnie, se dirigeant lentement vers un des berceaux des croyances des morts. Ses vêtements et sa chevelure blanche se confondaient dans un magma laiteux avec ceux de ses semblables.

Elle avait visiblement abandonné sa tenue de combat antérieure, et portait désormais une vêture moins révélatrice de ses habiletés. Un long manteau couvrait ses épaules, touchant le sol, et s'ouvrait en échancrure élégante sur une robe de la même teinte, dont seuls les plis du bas étaient visibles. À ses poignets et le long des bords de son manteau, des broderies fines témoignaient d'une position avantageuse dans la hiérarchie des gwishins. Les vêtements de Woon en possédaient également, et en plus grande quantité.

- Je suis mère d'un roi désormais, releva t-elle en se penchant vers Dong Soo comme celui-ci venait de pointer les ornements décoratifs de son habillement. De ce que j'ai compris, j'en retire quelques privilèges de nature anecdotique.

Son ton était vaguement amusé, presque incrédule. Dong Soo s'était enquis de sa propre mère, ne la trouvant pas dans leur cortège.

- Elle ne viendra pas, avait répondit Yeo So-Ha tout en prenant l'air sincèrement navré. Elle sort très peu depuis que nous sommes ici. De temps en temps, elle accepte de m'accompagner au marché qui s'est organisé sur la place principale, mais pas davantage. Je crois qu'avoir été de nouveau séparée de votre père lui est très douloureux.

Il avait souhaité un instant lui affirmer que sa mère n'était pas en deuil, mais en colère, et qu'elle ne se languissait pas de Baek Sa-Goeng, mais d'une opportunité à jamais perdue de pouvoir lui faire payer sa décision de mourir plutôt que d'élever ensembles leur enfant.

Il s'était contenu, et avait simplement hoché la tête pour exprimer sa compréhension. Néanmoins, un élément dans son attitude avait paru transmettre sa véritable opinion à la mère de Woon.

- Pardonnez-moi. Je gage que le sujet est également pénible pour vous.

Elle était plus avertie que Woon, plus diplomate encore sous certains aspects, plus raffinée dans ses formulations et plus sociable dans ses interactions. Lorsqu'il ne faisait pas silence, Woon disait parfois les choses avec une rudesse confinant à l'impertinence, ce pourquoi il s'était notamment attiré les foudres de Hong Dae Ju en tant que seigneur du ciel.

Il me haïssait encore davantage que Chun, je crois, avait observé Woon durant leur promenade de long de la rivière Han, quelques mois auparavant, parce que j'essayais de me débarrasser de lui plus ouvertement. En parvenant dans une allée moins fréquentée de la ville, Dong Soo l'avait senti glisser ses doigts autour de son bras. Tournant la tête vers lui, il avait remarqué que Woon observait alors la rivière en silence, la façon dont elle ondulait, murmurait dans son lit (les pierres et la rivière et les feuilles d'automne). Des mèches blanches ceignaient déjà à satiété ses cheveux, et transparaissaient sous la teinture noire.

Dong Soo avait compté quarante pas depuis que Woon lui avait avoué avoir aimé le tenir entre ses jambes, sur son corps blême, contre sa poitrine où ne battait aucun cœur.

(et le tien bat toujours)

Peu importait que Dong Soo se répétât le constat en son for intérieur, le sentit gratter dans son ventre, se lover dans le fil de ses idées, anciennes ou nouvelles. Ne s'y trouvait pas davantage de sens ni de logique, pas d'explication raisonnable. De sa décapitation, il était absolument sûr, mais le reste était noir, opaque, luxuriant de ténèbres hermétiques.

Mago et Seung-Min venaient après eux. Tous deux les avaient rejoint immédiatement après la mère de Woon, tandis que des gwishins entreprenaient déjà l'ascension des marches de pierres, et disparaissaient dans la végétation montagneuse. Ils avaient accueilli Sang Han-à la suite de sa libération dans le courant de l'après-midi, et avait reçu l'ordre de l'emmener lui aussi assister à la cérémonie. Il était pâle, tendu, terrorisé.

Dong Soo était gagné par le poids de la responsabilité, et avait tenté de lui dérider l'esprit durant leur marche en racontant à Mago et Seung-Min leur épopée à travers la campagne du nord pour finalement rejoindre le campement des forces armées du Kuwolsan. Il avait entendu Mago agir de même avec Seung-Min, lui parler de son instruction, de ses progrès en arts martiaux et du fonctionnement général de la ville ainsi que de leur arrivée sur l'île, sans toutefois rencontrer de succès.

Ils avaient été minutieusement scrutés, étudiés, par les yeux noirs des gwishins qui les avaient entouré durant le trajet, la route de celui-ci périclitant toujours plus entre les épaisseurs des arbres, à l'image de l'itinéraire qu'il leur avait fallu suivre pour atteindre la clairière d'Hanyang. L'endroit où devait avoir lieu le rituel était bâti de manière similaire, dégagé de toute ramure envahissante et à peine foulé de mousse, nu comme un bébé tout juste venu au monde. Seules des feuilles en tapissaient le sol, fondant sous les pieds des convives, craquant à peine.

Mago parlait à voix basse avec Seung-Min, l'interrogeait sur son impression de la cité.

- Nous avons fait le tour du quartier, déclara t-elle, se tournant vers Dong Soo dans le processus. Seung-Min-ah était très impressionné.

- Il y a de quoi, avait protesté ce dernier. Capitaine, n'êtes-vous pas d'accord ?

- Je n'ai pas encore vu toute la ville, avait-il avoué, sentant le regard de Woon se poser sur lui. J'admets que l'architecture est très inhabituelle.

Comme Seung-Min se lançait dans un soliloque à propos des formes des maisons, de leurs hauteurs, des rues pavées, des toits grimpant vers le ciel et des autres bâtiments plus formels, Woon lui murmura :

- Nous irons en promenade demain. Je te montrerais.

- Bien.

À son côté, Han-Jae n'avait presque pas dit un mot. Son inquiétude pour le reste de ses camarades, laissés aux soins des gwishins, suintait à chacun de ses gestes, à chacun des coups d'œil lancés vers un mort et un autre, dans une direction précise ou tout autour de lui sans focalisation distincte.

Il s'était incliné devant Woon en le voyant, mais son dos était raide, et Dong Soo avait discerné la méfiance sous la gratitude exprimée.

- Tout va bien ? Lui avait-il demandé dès qu'il l'avait approché plus tôt, avant d'entamer la montée. Tu n'es pas blessé ?

L'attention de Woon était alors accaparé par sa mère, et quelque part en Dong Soo s'était épanoui un réconfort honteux à l'idée de ne pas être vu en discussion si ouverte avec Han-Jae.

- Oui, avait-il affirmé, serrant la main que Dong Soo avait pris affectueusement entre les siennes. On m'a dit que Yeo Woon était intervenu en ma faveur à votre demande.

Jamais il n'avait tenu les mains de Woon ainsi. Quoi qu'il y eût entre lui et Woon, et dont il connaissait la teneur sans pour autant être en mesure de la nommer concrètement, cette caractéristique de leurs interactions avait toujours été la plus forte, la plus goinfre, la plus téméraire. Elle dévorait tout ce qu'elle pouvait à chaque occasion, où que Dong Soo décide de le toucher, quoi qu'il décide de lui dire.

Il savait qu'elle était dans sa manière de le regarder, de se tenir, de lui répondre. Woon lui tendant ses mains n'avait jamais été la même chose que ses autres camarades acceptant une accolade fraternelle et amicale. Dong Soo ne savait exactement comment l'expliquer, mais il y avait là une concordance avec la Cité des gwishins, avec l'île et plus largement avec les résurrections.

La chose était, rien de plus, rien de moins. Elle ne requérait pas d'éclaircissement, mais une simple acceptation. Dong Soo avait très vite éprouvé un goût pour le questionnements des mécanismes et des attitudes, des valeurs et des normes. De cela, en revanche, il n'avait jamais remis en cause l'existence ni sondé l'origine.

Il se fit un silence, une pause, un instant de glace.

Plus un mouvement ne vint briser l'harmonie de la communauté des morts, plus une parole ne fut prononcée. Mago s'arrêta au beau milieu d'une phrase, joignant soudainement les mains devant elle et baissant la tête. Seung-Min l'imita derechef, suivi de Han-Jae, dont le désir de fuite était gravé dans les plis de son front et la courbe affaissée de ses lèvres.

Le blanc des vêtements des gwishins jurait dans la nuit noire, paraissait plus morbide encore. Le ciel, encore chargé de fragments de nuages au début de leur cheminement, n'était plus qu'une masse sombre, infinie, dépourvu de lune.

- Tout ira bien, lui avait promis Woon, sa joue contre la sienne, alors que Dong Soo venait d'entrer dans le bain qu'il lui avait préparer. Reste près de moi durant le rituel.

Il s'était placé dos à lui, avait pressé son épaule d'une main, ses lèvres contre son oreille. Dong Soo avait senti la morsure douce de ses dents.

- Que vont-ils leur faire ? S'était-il enquis.

Woon ne lui avait répondu qu'une fois terminée son entrevue avec la shaman. Dong Soo, ayant revêtu les vêtements blancs qu'il avait fait apporter pour lui, s'était allongé sur son lit, et ne pouvait se défaire d'une culpabilité croissante avec les heures. Elle avait ravivé la douleur dans son dos, agréablement oubliée durant le bain, balayé toute trace de consolation dans le fait que Sang Han-Ja échappait à la sentence par son intervention, surpassait son ébahissement face à l'architecture démesurée de la Cité, son impossibilité théorique, la confusion et l'épouvante qui l'avait saisi en embrassant pour la première fois du regard sa silhouette de pierres et de courbes.

L'image de la ville avait conjuré celles des vagues fendues par la révérence de Jae-Ji, des cavaliers se précipitant entre ses murs d'eau, des doigts de Woon dans ses cheveux et du souffle provoqué par la lame lorsqu'elle était fondue vers sa nuque. Le plafond de la chambre de Woon était insensé, agrémenté de motifs en spirales, de détails n'ayant pas la moindre signification, pour lui aussi bien que pour les gwishins.

Il se sentait effroyablement éloigné de chez lui, épuisé, sujet à la peur et aux remords. Il s'agit de l'île des Morts, avait dit Mago à bord du navire ayant fait voile vers le nouveau territoire des gwishins, mais non de leur maison. Le mal du pays était partagé parmi les vivants comme chez les gwishins.

- Ils vont les tuer, lui avait avoué Woon. Le sang contient des vertus fondamentales pour les morts.

Il était venu s'étendre en face de lui sur son lit, joue appuyée contre sa propre paume. Dans ses yeux, plus un signe de la distance dont il avait preuve dans sa tente, plus la moindre méfiance ni hésitation.

Ils étaient clairs, et beaux, et tout ce dans quoi Dong Soo avait jamais rêvé de se noyer quand il n'était pas occupé à engloutir des carafes entière de soju.

- J'aurais dû insister davantage, avait murmuré Dong Soo. Je me suis battu à leurs côtés.

- T'ont-ils sauvé ?

- Non. Mais je suis encore l'un des leurs. Je suis l'épée sacrée de Joseon. C'est ce que je fais. Ce que je devrais faire, s'était-il corrigé ensuite.

S'était passé un instant avant que Woon ne reprenne la parole.

- Ils t'ont tué, lui avait-il rappelé très doucement, ses yeux dans les siens, très profonds, au point que Dong Soo pouvait s'y voir.

- Pas eux, Woon-ah. Le roi.

Les yeux de Woon l'avaient parcouru.

Dong Soo avait eu l'impression d'avoir douze ans, d'être très petit. La main de Woon avait drapé sa joue, l'avait amené contre lui, attiré contre son sein et la cicatrice de son cœur. Le lit était moelleux, extravagant, splendide de confort.

Ne manquait que les draperies rouges du repère à opium, et la longue pipe de bois d'où s'échappait la fumée.

- Repose-toi, mon amour, l'avait invité Woon, sa voix prenant des airs de caresse. Je te réveillerais le moment venu.

Dong Soo avait dormi un peu, tête pressée contre son torse, sous le poids lénifiant de couvertures froides, mais accueillantes.

Dans ses rêves, il avait vu des dents.