Nous sommes en deux-mille-quelque-chose — dix-neuf, vingt-trois, trente-et-un, à vous de choisir le nombre — et les mois sont passés, les années aussi, mais Astoria est toujours cette poupée aux cheveux d'or et aux membres légèrement désarticulés. Elle est toujours cette brindille malmenée par la houle à contre-courant et contre son gré. Elle veut croquer la vie avec enthousiasme mais s'y brise les dents à chaque fois. Et Theodore les récupère par petits morceaux, un à un, comme s'ils étaient de minuscules fragments de diamant. Patient, il les rassemble tous avec la plus grande délicatesse. Il a toujours été doux avec elle.
Il est le seul à l'avoir jamais été.
De son cercle d'amis proches, elle n'a gardé que lui. A moins qu'il se soit accroché plus fort que les autres ? Blaise a quitté l'Angleterre du jour au lendemain. Esther et Lorna se sont reconverties dans la télé-réalité. Millicent a fait une overdose dans les toilettes de l'aéroport de Stuttgart. Kenneth a repris l'entreprise de son père. Pansy a changé d'adresse puis de numéro de téléphone. Et Draco… Dieu seul sait ce que Draco devient. Elle n'a plus aucune nouvelle de lui. Elle ne veut même plus en avoir.
…tu es sûre ?, lui susurre de temps à autres cette petite voix intérieure, un poil narquoise. Astoria s'arrête alors à mi-chemin du lavabo pour croiser son regard dans le reflet, y surprenant une lueur de doute. Puis de panique.
« Non. » répond-t-elle à voix haute, quatre secondes en retard mais avec tout l'aplomb qu'il faut.
Avec tout l'aplomb que l'on attend d'elle, ces dernières années. Elle n'est plus une ado, plus un enfant. Sa mère le lui a répété bien trop souvent. Elle est ce chaos ambulant dans un corps d'adulte, à présent. Presqu'un corps d'emprunt. Elle ne sait pas quoi en faire, de ces bras ballants, de ces jambes trop lourdes, de ces traits tirés, de ce regard qui s'éteint. Elle ne sait sincèrement plus quoi en faire. Théodore la contemple comme si elle était une oeuvre d'art dotée d'un pouls. Astoria se fixe et veut se foutre en l'air dans la seconde qui suit.
Mais elle a promis de ne pas le faire. Des années lumières plus tôt à un fantôme du passé. Elle a promis de vivre et se laisser vivre.
Et depuis, Astoria ne fait plus que ça : des promesses. Promettre à ses parents de ne plus être la source d'humiliation familiale. Promettre à Daphné de l'appeler quand les choses vont mal. Promettre à son thérapeute de ne plus toucher une seule goutte d'alcool. Promettre à Théodore qu'il n'y a que lui, rien que lui, toujours lui. Se promettre que tout ira bien, constamment, même avec un goût de sang dans la bouche. Elle se lève chaque matin, enfile son uniforme de citoyenne fonctionnelle puis marche, droite, gauche, droite, gauche, sans aucun but précis mais toujours sans s'arrêter.
Narcissa lui a appris la parfaite démarche, un jour, du temps où son coeur battait encore. Menton haut, regard fixe, mine blasée et tu auras le monde à tes pieds. Astoria se souvient du ricanement de Draco qui s'en est aussitôt ensuivi. Avachi sur le sofa, il la regardait déambuler dans le salon, perchée sur les talons hauts de sa mère, un bébé mannequin sur un podium aussi chancelant que son estime de soi, et chacune de ses chutes le faisait rire un peu plus fort. Mais Astoria se relevait toujours, la figure un peu rouge et le sourire jusqu'aux yeux. Chacune de ses moqueries était toujours pour elle un immense honneur. Chaque marque de méchanceté signifiait qu'il la voyait enfin, qu'il l'apprécierait peut-être, qu'il voudrait d'elle un jour, et Astoria était prête à tout pour sortir de son perpétuel état de transparence.
Avait été prête à tout, se corrige-t-elle. Sur ses poignets, la cicatrice de ses marques commence à disparaître. Dans son esprit, le cratère reste cependant intact et la plaie, béante. Draco est un poison qu'Astoria peine à éradiquer définitivement de son système. Il a tout représenté pour elle : son bonheur, sa tragédie, son pire ennemi et premier amour. Il l'a remodelée à son image et elle s'est sagement laissée faire. Il l'a entraînée dans son tourbillon et elle l'a suivie, docile. Il l'a piétinée et elle s'est crue aimée. Il l'a détruite et elle y a vu là un sens à son existence toute entière. Puis il a orchestré sa chute et même après ce tout dernier acte cruauté, elle a patiemment attendu qu'il revienne.
Mais ce n'est pas la couleur la plus pathétique du tableau — non. Le véritable désastre est que nous sommes en deux-mille-quelque-chose et qu'Astoria n'a plus aucune nouvelle de Draco, qu'elle ne veut même plus en avoir, mais que s'il venait à se présenter un jour juste devant sa porte… merde.
Merde.
Elle le laisserait la ruiner corps et âme une seconde fois.
