Je m'appelle Jude. Nous sommes le 1er septembre 1978. J'ai dix-sept ans et je vais bientôt rentrer en septième année à Poudlard.

Il est neuf-heures du matin, je dois être prête à dix-heures et demi pour me rendre à la gare King's Cross. Je me lève et me rends directement à la salle de bain. La fraîcheur de la pièce me fait frissonner quand je retire mes vêtements. Je ne prends même pas le temps de m'observer dans le miroir et me précipite sous la douche. L'eau brûlante me réveille immédiatement et je vois ma peau devenir écarlate peu à peu.

J'observe les veines de mes poignets, d'un bleu tranchant. Je m'imagine qu'une rivière parcourt mon corps, se faufile entre mes muscles comme à travers les bosquets d'une forêt, sinuante. Cette rivière s'écoule à grands torrents, jaillit violemment de mes artères tout en gardant le parfait contrôle de sa trajectoire des pieds à la tête. Cette image me détend et m'emplit d'un sentiment de puissance extrême et, pendant un instant, je suis totalement maîtresse de moi. La sensation ne tarde pas à s'évanouir cependant, et je reviens à la dure réalité. Je m'affaisse contre une paroi de la douche et tente de me représenter le reste de la journée. Mes pensées s'entremêlent et je laisse mon esprit divaguer, je tente de me reposer totalement.

Je n'éprouve que des émotions contradictoires. Je suis contente de quitter mes parents après deux mois passés dans ma chambre. Deux mois dont tous les jours se sont déroulés de la même façon. Le schéma répétitif de mes journées me rendait dingue. Mais je n'avais pas non plus envie de reprendre les cours. J'adorais Poudlard pourtant, c'était l'endroit ou je me perdais le moins. Ma situation m'oppresse. Je n'ai envie de rien et de tout à la fois. J'ai l'impression d'errer continuellement, sans but, sans projets, sans désirs. Parfois même, je me surprends à ne plus rien ressentir. Dans ces moments là, j'ai l'impression que plus rien n'a de valeur. Puis un appel extérieur m'arrache à ma torpeur, et je reprends le fil de ma vie en tâchant d'ignorer le sentiment de gêne et d'irritation qui me colle à la peau. Dans ce combat perpétuel, je m'oblige à ne plus penser et à agir mécaniquement. Comme maintenant.

Je sors au bout d'une vingtaine de minutes et me sèche rapidement, puis je retourne discrètement dans ma chambre pour m'habiller. Ceci fait, je prends mon walkman et m'allonge sur mon lit, les bras écartés. La musique devrait m'apaiser instantanément. Je regarde mon réveil, il indique neuf heures trente. Je tourne la tête et me perds dans la contemplation de mon ô combien magnifique plafond blanc cassé – ah ah.

J'attends que la musique m'emporte dans un autre monde, sauf qu'évidemment, la cassette se termine à ce moment. Je la rembobine en grommelant. Je me rallonge et attends le début de la musique. Un cliquetis, et enfin je peux reconnaître I Started a Joke des Bee Gees. Très vite, la voix du chanteur m'enveloppe et me réconforte.

I started a joke which started the whole world crying

But I didn't see that the joke was on me, oh no

I started to cry which started the whole world laughing

Oh If I'd only seen that the joke was on me

Je ferme les yeux et ma tête commence à dodeliner au rythme des mélodies. Je soupire longuement et décide de m'abandonner complètement au voile opaque dans ma tête.

I looked at the skies running my hands over my eyes

And I fell out of bed, hurting my head from things that I said

'Till I finally died which started the whole world living

Oh if I'd only seen that the joke was on me

Je pense à l'année que je vais passer à Poudlard, ma dernière année. Ce jour m'apparaissait si lointain que, aujourd'hui, je me rends compte que je n'avais jamais sérieusement pensé à ce que je ferais, une fois mes études terminées. Je ne me voyais pas arrêter le Quidditch – j'en fais depuis ma troisième année – mais je ne me voyais pas non plus en faire ma profession. J'avais des résultats satisfaisants dans toutes les matières, même en Histoire de la Magie, et aucune ne m'attire plus que les autres. Je suis sérieusement paumée.

Je me sens soudain observée. J'ouvre les yeux et me redresse sur les coudes. Ma mère rentre dans ma chambre. Elle me parle mais je n'entends rien. Alors, je lui dis simplement que j'arriverai dans cinq minutes. La musique est tellement forte que je n'entends pas non plus le son de ma voix, je perçois seulement la vibration dans ma gorge. Elle paraît satisfaite de ma réponse et entreprend de refermer ma porte, mais un objet courant non-identifié se faufile dans l'interstice et saute sur mon lit. Ma mère sourit et ferme la porte. Je sens l'objet en question grimper sur mes jambes à un rythme régulier, puis sur mon ventre pour enfin s'arrêter au niveau de ma poitrine. L'instant d'après, des moustaches me chatouillent le nez.

- Salut mon gros matou, dis-je en souriant jusqu'aux oreilles.

Le chat ronronne au son de ma voix, et je le caresse tout le long de sa colonne vertébrale. Je m'affaisse à nouveau sur mon lit et mon chat s'installe plus confortablement à la base de mon cou. S'il y a bien un être qui me rend heureuse, c'est Felix.

Je sais, ce n'est pas très original comme nom, mais je tiens à dire qu'il est entré dans notre famille quand j'avais trois ans, et que ce n'est pas moi qui l'ai choisi. J'en aurais sûrement trouvé un meilleur mais, si on y réfléchit bien, Felix a l'air assez content de mes caresses, et sa simple présence fait mon bonheur, son nom est donc plutôt approprié.

Ce chat est merveilleux. Il me fixe et ses yeux magnifiques me transpercent encore, même après avoir passé chaque jour de ces quatorze dernières années avec lui. Je ne saurais vous dire pourquoi. Ses prunelles sont d'un bleu-gris incroyable. Ça peut paraître étrange, mais il n'y a que dans son regard que j'aurais envie de me perdre. Il émane de lui une telle compréhension, une telle force que je ne peux que l'admirer. Mon chat est tout simplement magique. Il a quelque chose de singulier. Fut un temps où je le soupçonnais d'être un animagus, mais j'y croyais de moins en moins. Il se serait révélé à moi, je n'en doute pas. Je lui avais posé la question plusieurs fois, et il avait toujours eu la même réaction : cligner des yeux très lentement. Je savais qu'il m'avait compris. Il comprenait toujours. Donc, j'étais convaincue qu'il était bien un animal. Mais une part de lui m'échappait toujours et, j'en suis venue à penser qu'il serait à moitié fléreur. D'ailleurs, quand je lui ai fait part de mon intuition, il m'avait fait un câlin de tête à m'en briser l'arcade sourcilière. J'aurais bien passé toute ma journée comme ça, sous une avalanche de fourrure, mais on devait partir.

Je soulève ma grosse boule de poils et, après un dernier câlin, je le mets dans sa royale boîte de transport. Il ne fait même pas la gueule. Ensuite, je descends rejoindre mes parents pour partir, ma valise est déjà dans l'entrée. Le temps de tout charger, de fermer la porte à clé, et de monter dans la voiture, il est dix-heures et demi tout pile. Je passe tout le trajet avec mon walkman, et m'occupe principalement en embêtant Felix qui essaie de dormir.

Ah oui, au fait, si jamais vous vous le demandiez, je suis une sang-mêlé. Mon père, Michael Peters, est un sorcier, et ma mère, Helen Pratt est moldue.

Le quai 9 ¾ nous en met toujours autant plein la vue, à mes parents et à moi. L'énorme locomotive rouge est là, et ça grouille de monde partout. Certains ados sont seuls, d'autres sont accompagnés de leurs parents, comme moi. J'aperçois même certains gamins, sûrement des futurs première année, en larmes dans les bras de leur mère. Quel ravissant spectacle. Vraiment, si vous aimez voir la morve couler des nez des mioches, les grand-mères et leurs bisous plus bruyants qu'un moteur et les adultes affolés qui courent dans tous les sens pour retrouver leurs petits noyés dans la masse, le quai 9 ¾ est fait pour vous.

Je dis vite au revoir à mes parents et j'aimerais monter directement dans le train mais ma mère me tire par la manche de ma veste et retire le casque de mes oreilles sans que je puisse me défendre, mes mains étant prises d'un côté par ma valise, de l'autre par mon chat, et mon sac de cours, lourdement chargé, qui pendait à mon côté me ralentissait. Je ne peux que grimacer, ce qui n'avance à rien mais me permet quand même d'afficher clairement mon indignation. Ma mère coupe court à mes protestations et enchaîne sans respirer :

- Jude écoute moi, tu as bien pris tous tes médicaments pour l'année ? Trie bien tes cachets du matin, du midi et du soir ! Tu t'es bien bandée le ventre ce matin comme on te l'a demandé ? Tu sais à quel point les élèves se bousculent le jour de la rentrée ! N'oublie pas d'avoir une conversation avec l'infirmière surtout hein ? Et est-ce-que tu as reçu une réponse à la lettre qu'on avait envoyée à ton directeur cette année ? Ne fais rien de dangereux d'accord ? Oh, et n'oublie pas non plus de nous écrire toutes les semaines ! Ne t'inquiète pas, je sais qu'avec les cours tu n'as pas beaucoup de temps pour nous - elle étouffa un sanglot mélodramatique - on t'écrira beaucoup ! Tu te rappelles que tu es allergique au gingembre ? Couvre-toi toujours à partir de maintenant, il va commencer à faire froid. L'école vous a bien fourni des écharpes, non ? Oh ! Et surtout, vérifie bien chaque soir si tu as une égratignure ! J'aimerais que tu me préviennes si jamais tu découvres une entaille de plus de trois millimètres de profondeur. Ah oui, préviens nous aussi si tu perçois ne serait-ce qu'un petit changement, d'accord ? Chérie, tu m'as bien écout...

- Oui maman c'est bon ! C'est ma septième rentrée, je suis habituée.

Ma mère arrêta de parler et me sourit tendrement.

- Désolée, Jude. J'imagine à quel point ça doit être barbant que je te répète tout ça, mais tu sais que c'est pour ton bien. N'est-ce pas ? Je ne veux pas que ça fasse comme il y a cinq ans, quand tu es tombée sur le coccyx à Noël à cause du verglas, tu te souviens ? Tu feras bien attention ?

- Je fais toujours attention maman, tu le sais, répondis-je en me forçant à sourire. Je dois y aller, j'aimerais trouver un compartiment libre.

- Vas-y vite alors, conclut ma mère, les larmes aux yeux.

Je souris une dernière fois à mes parents et monte dans le train en soupirant. Je trouve enfin une place et attends que le train démarre. À onze heures, j'étais en route pour Poudlard.

Je pense que je vous dois une explication pour la scène qu'a faite ma mère. Je suis victime de ce qu'on appelle l'analgésie congénitale, ou syndrome d'insensibilité congénital à la douleur, qui veut bien dire ce que ça veut dire. Pour résumer, c'est une « maladie exceptionnelle » - ouais, je suis une bête de foire pour les médecins, ils s'arrachent mes autographes - qui se caractérise par le fait que je ne ressens absolument pas la douleur, et ce depuis ma naissance. Vous pourriez me couper le doigt, je ne m'en apercevrais même pas. Le plus souvent c'est génétique, mais pas dans mon cas. Merci Mère Nature.

Bref, vous vous doutez bien que je ne fais rien de ce que m'a mère m'a dit. Aucune lettre n'est parvenue au professeur Dumbledore, je ne suis jamais allée voir l'infirmière et mes cachets finissent le plus souvent au fond des toilettes. J'ai pris des médicaments pendant douze ans, toujours les mêmes, et ils ne font absolument rien, excepté peut-être me rendre encore plus bizarre. Même la magie n'avait pas de remède. Pour l'histoire du coccyx, c'est juste que j'avais glissé sur une plaque de verglas et, ne sentant pas la douleur, je ne me suis rendue compte que j'étais proche de la fracture qu'une semaine plus tard, quand mes parents et moi avions dû nous rendre à l'hôpital pour ma visite habituelle des vacances scolaires. Quant à ne rien faire de dangereux, je fais – juste – du Quidditch. C'est un sport violent, mais ce n'est certainement pas ma maladie qui va m'empêcher de faire ce que j'aime. Forte de cette conclusion, j'arrêtai mon walkman, le déposai délicatement entre Felix (endormi dans sa boîte) et moi, et sortis le premier tome du Seigneur des Anneaux, déjà bien entamé, de mon sac.

Ma matinée s'écoulait tranquillement jusqu'à ce qu'une bande de stupides macaques balourds et dégénérés m'interrompe et envahisse mon compartiment en se bousculant de la manière la plus ridicule qui soit. Des Serpentards en plus. Et je vous le donne en mille, Regulus Black en première ligne. S'apercevant de ma présence, cet âne bâté troqua son rire agricole contre un masque d'indifférence froide.

- Désolé, commença-t-il l'air pas désolé du tout, on ne t'avait pas vue, Peters.

- Ça j'avais cru comprendre, Black, répliquai-je d'un ton acide.

Il me regarda droit dans les yeux, conscient qu'il me dominait de toute sa hauteur, et je gardais la tête haute. Personne ne bougea pendant un temps qui me paru interminable. Puis, en voyant que je ne baissais pas les yeux devant sa piètre tentative d'intimidation, il commanda à ses moutons d'aller paître plus loin et, en bon berger qu'il était, il les accompagna en prenant bien soin de me gratifier d'un dernier regard noir. « C'est ça, file avant que je ne dévore ton troupeau », pensai-je.

Satisfaite de l'avoir énervé, car j'étais sûre de l'avoir énervé, je me replongeai dans ma lecture avec un sourire.

Ne vous méprenez pas, je n'entretiens aucune relation avec ce nuisible. Nous nous connaissons parce nous faisons partie tous les deux du « club de Slug » de notre professeur de potions complètement gâteux, mais surtout parce qu'il est l'attrapeur de l'équipe de Serpentard et que j'occupe le même poste chez Poufsouffle. Ça fait quatre ans qu'on se fait la guerre, moi et ce sale Mangemort. Car je n'ai aucun doute là dessus, c'est un partisan de Voldemort.

L'influence du Seigneur des Ténèbres s'étend. Dans les villages sorciers, on voit de plus en plus de Marques des Ténèbres flotter au dessus des maisons, indiquant les meurtres des pantins du mage noir. Bartemius Croupton Sr, le directeur du Département des Lois Magiques, a même donné aux Aurors l'autorité de prendre des mesures draconiennes, à peine différentes de celles utilisées par les Mangemorts, pour tenter de limiter la boucherie. Hélas, tout le monde sait que Voldemort est de plus en plus puissant. Personne n'en parle, d'un accord tacite, mais on le voit bien aux têtes de six pieds de long que tirent les employés du Ministère quand on les croise. Les discours de Dumbledore deviennent de plus en plus lugubres chaque année.

Sur cette joyeuse note, j'arrivais à Poudlard. J'attendis que le plus gros des élèves sorte, ne voulant pas être baladée dans tous les sens par la masse de première année inquiète ou par les meutes de pétasses complètement hystériques, frétillant comme des thons fraîchement pêchés à l'idée d'avoir de nouvelles histoires à rapporter et de nouvelles réputations à détruire.

Je pris mon temps pour bien vérifier que je n'avais rien oublié dans le train, descendre ma valise du porte bagage et m'assurer que la cage de Felix était verrouillée correctement. Alors, je sortis de mon compartiment et m'avançais à pas soutenus dans l'allée centrale du train, contente de voir qu'il n'y avait plus de bouchons, et je fus rapidement hors du Poudlard Express. Je pris ensuite le chemin des diligences, que je savais tirées par les Sombrals, sans jamais avoir bêtement cru qu'elles puissent avancer de leur propre chef.

Une fois rendue, je me tournais les pouces le temps qu'une voiture libre arrive. Je pris une grande inspiration, fermant les yeux pour mieux savourer mon retour en ce lieu si familier. Très vite, une diligence arriva. Alors que je me baissais pour reprendre ma valise, Black et ses acolytes me dépassèrent et s'entassèrent tous dans ma diligence, qui s'ébranla et se mit en route tranquillement. Bouillonnant de rage, je ne pus que serrer les poings autour des poignées de mes bagages et fixer d'un œil noir le sourire insolent de cette petite vermine de Regulus Black, qui s'éloignait avec un air de suffisance profonde que j'avais appris à détester.