Note : ce chapitre est la première partie de la journée de Duncan à Atlanta.

***

Charleston, le 9 mars 1876

Encore quelques heures, et il serait dans le train. Il avait hâte !

Il dût faire un effort pour se concentrer. Que disait-elle ?

« Heureusement que les dix couturières supplémentaires que nous avons engagées le 26 février vont permettre de combler notre surcroît de travail. J'ai également demandé à toutes les petites mains d'étendre provisoirement leurs horaires. Trois nouvelles robes, dont votre nouveau chef-d'œuvre en si peu de temps… De plus, changer le thème de la couleur pour ces derniers modèles accroît les contingences. Je n'ai pas besoin de vous rappeler que chaque pièce nécessite plus de sept-cents heures de travail. Etes-vous certain que nous serons prêts à temps ? »

Duncan tenta de l'apaiser. « Les autres robes sont pratiquement terminées. J'ai entièrement confiance en vous, Blanche. Vous saurez faire en sorte que le résultat soit parfait, comme d'habitude. »

Son assistante accepta le compliment, mais ne fut pas rassurée pour autant. Elle n'en revenait toujours pas.

Le 22 février, son patron l'avait convoquée pour lui faire part d'un bouleversement. Il avait décidé d'ajouter trois robes au défilé prévu fin mai, dont celle qui allait clore la représentation. Le modèle qui avait été choisi de longue date à cet effet, serait relégué au même rang que les autres.

Il lui avait expliqué avoir travaillé toute la nuit précédente sur son œuvre phare. Les deux autres vêtements seraient des dérivés s'harmonisant avec le nouveau joyau de la marque. «Je veux que cette parure symbolise la prédominance artistique de « La Mode Duncan » sur le monde de la Haute Couture américaine ! »

« Les trois croquis seront prêts vendredi, même si je dois y travailler jour et nuit. » Son ton avait été tranchant. Il semblait possédé par une énergie nouvelle.

Il lui avait demandé de contacter Alexander Stewart, ce samedi 26 février.

« Assurez-le que nous avons besoin de deux autres jeunes filles pour porter mes modèles. Je le verrai, bien entendu, le 6 mars lors de l'exposition annuelle de l'Iron Palace. Mais il est impératif que le directeur du Personnel me communique leurs mensurations dès à présent afin que nous bâtissions les patrons. »

La jeune Française accepta sans broncher le flux des nouveaux ordres. Ils allaient bousculer l'organisation méthodique de fabrication que la Directrice de l'atelier avait mûrement réfléchie, vérifiée et mise en œuvre depuis des mois dans la perspective de ce grand évènement.

Au fond d'elle-même, elle était sidérée ! Et le mot était faible. S'adapter aux aléas de la confection est une règle qu'elle avait intégrée depuis l'âge de treize ans lors de son premier travail dans l'industrie textile. Mais les nouvelles contraintes exigées par le couturier dépassaient l'entendement…

« Deux mannequins ? La troisième robe sera-t-elle portée par une des jeunes filles déjà prévues pour le défilé ? »

Duncan fut pris de court. « Prévoyez quelqu'un qui corresponde le plus près possible à la taille communiquée. Si aucune de celles déjà engagées ne se fond dans ces mensurations, assurez-vous d'en trouver une auprès du Personnel de l'Iron Palace. En leur précisant qu'il n'est pas certain que nous utilisions effectivement les services de cette troisième jeune femme. »

Ce mardi 9 mars, Blanche était de plus en plus désarçonnée par les demandes imprécises de son Patron. Cachant son exaspération, elle osa poser la question : « Quand pourrai-je confirmer aux Etablissements Stewart que nous aurons effectivement besoin d'une troisième personne ? »

Duncan regarda dans le vague. « Bientôt, je l'espère… » Puis il s'en alla pour retourner à la Magnolias' Mansion.

La fidèle assistante de Duncan Vayton n'en croyait pas ses yeux.

Lui qui était admiré pour ses talents de planification et de rigueur dans le travail, avait entrepris, depuis quinze jours, de mettre à bas toutes ses sacro-saintes règles rationnelles.

Il avait participé à son exposition de New York presque en dilettant. Tout le monde avait été enthousiasmé par le grand couturier. Blanche, qui le côtoyait quotidiennement depuis des années, avait été la seule à s'apercevoir de son absence d'implication, comme si son esprit était ailleurs.

Quand ils étaient revenus à Charleston, il lui avait annoncé qu'il devait impérativement effectuer un bref voyage. Aujourd'hui, il s'apprêtait à abandonner l'atelier de fabrication pendant quatre jours, laissant Blanche en pleine tourmente.

« Qu'est-il arrivé au Duncan que je connaissais ? » Elle n'avait pas la réponse.

***

Atlanta, jeudi 11 mars 1876

« Atlanta ! » Cette ville qu'il n'avait jamais eu l'idée de visiter, aujourd'hui lui sembla ressembler au paradis.

Le chauffeur plaça le grand carton à côté de lui. Duncan n'avait emporté qu'un léger bagage. Il ne passerait qu'une nuit dans la capitale georgienne. Il n'était pas raisonnable qu'il s'octroie plus de temps ici alors que de longues journées de travail l'attendaient à « La Mode Duncan ».

Qu'importe les heures épuisantes en train ! La récompense était à portée de main.

La voiture s'arrêta devant l'Hôtel National. La chambre qu'il avait louée était spacieuse. Peu lui importait. Il devait avant tout chasser la fatigue, accumulée par la longue nuit passée dans le compartiment particulier du wagon, en faisant une toilette salutaire.

L'employé d'étage avait déposé les habits fraichement repassés qu'il avait choisis pour leur élégance sans ostentation. Il était prêt !

Les échanges avec elle avaient eu lieu par télégrammes. Il lui avait proposé une date, correspondant, selon ses dires, à la visite programmée d'inspection de la propriété de Vayton & Son Ltd. Elle avait accepté en lui confirmant qu'il serait le bienvenu dans sa maison de Peachtree Street, à l'heure qui lui conviendrait, dès que son rendez-vous d'affaires à Atlanta aurait pris fin.

Duncan prit quelques minutes pour visiter, en compagnie de son agent, le bel hôtel particulier lui appartenant. Il l'avait prévenu par télégramme. Celui-ci vint le chercher à l'hôtel, surpris par cette visite inopinée. Duncan ne s'attarda pas. Il donna ordre de vendre la maison.

Voir l'immeuble n'avait été qu'un prétexte. Cela lui permettrait de garder bonne figure devant Scarlett O'Hara. Il occultait ainsi le fait que cet aller-retour exténuant en train n'était motivé que par le désir d'être à ses côtés pendant quelques heures.

Ce qui importait maintenant était d'arriver à ses fins : la convaincre de venir à Charleston le samedi 27 mai.

La voiture le déposa en fin de matinée devant l'imposante demeure des O'Hara. « Le style est un peu particulier » pensa-t-il.

Le cœur battant, portant dans les bras la grande boite frappée au nom de « La Mode Vayton Fashion line », il tira la chaînette de la cloche d'entrée et attendit.

Pork le salua et le débarrassa du paquet. Il le fit patienter quelques instants pour qu'il puisse prévenir de l'arrivée de l'invité.

Duncan ne prêta aucune attention au décor qui l'entourait. Dans quelques instants, il allait la revoir !

Une minute plus tard, le majordome lui ouvrit la porte du salon.

Dès qu'elle le vit, elle se leva pour l'accueillir. Son parfum la précéda avant même qu'elle ne lui tende la main pour qu'il y dépose un baiser.

«Scarlett ! Je suis si heureux de vous revoir ! » Il admira ouvertement sa robe en taffetas crème ornée d'un galon de velours noir au bas des manches, entourant le col et le bas de la jupe. Une large ceinture noire accentuait la finesse de sa taille. Le professionnel de la mode s'exclama : « Cette robe vous va à ravir ! Donnez-moi le nom de votre couturier pour que je puisse m'en inspirer ! » lui déclara-t-il avec un large sourire.

Scarlett éclata de rire : «Quel flatteur ! »

Elle l'invita à prendre place. «Je vous quitte un instant. Je vais prévenir ma cuisinière que nous serons deux à déjeuner. A moins que vous ayez un autre rendez-vous programmé ?»

Duncan acquiesça : « J'accepte avec plaisir votre invitation. Mais je ne voudrais pas vous causer d'embarras. »

Elle lui répondit de sa voix charmeuse : «C'est un honneur pour moi d'inviter le plus grand couturier américain ! » Ses fossettes se creusèrent de plaisir.

Le jeune homme profita de ce court intermède pour prendre le carton et le disposer sur la table ronde.

Elle pénétra dans la pièce à ce moment-là. Il ouvrit l'emballage et sortit précautionneusement l'habit de son papier de soie.

La jeune femme eut un gloussement de plaisir et admira les magnolias brodés en les caressant du haut de la main. « Elle est magnifique ! Il faut être un vrai magicien pour concevoir une robe si originale. Je vous remercie sincèrement d'avoir pris la peine de me l'apporter. » Puis elle continua : « Quelle heureuse coïncidence que vous deviez venir à Atlanta pour vos affaires. Sachez que j'en suis ravie ! »

Ils étaient proches l'un de l'autre maintenant. Sa voix à lui se fit plus rauque. « Cette robe n'est qu'une pâle parure qui ne peut rivaliser avec votre beauté. »

Les joues de Scarlett rosirent de confusion. Elle baissa les paupières modestement, tout en savourant intérieurement cette déclaration.

Pork s'annonça. « Le repas est servi, Ma'ame Scarlett. »

Scarlett guida son hôte vers la salle à manger. Il aperçut une longue table et des chaises à hauts dossiers.

Elle l'invita à s'asseoir en face d'elle. Il jeta un regard discret à l'emplacement vide en bout de table. Où était le maître de maison ?

«Nous allons manger en tête à tête car mes enfants passent la matinée chez leur cousin. Vous les rencontrerez tout à l'heure. »

Duncan digéra cette bride d'information, même si elle ne répondait pas à la question qui lui brûlait les lèvres.

Elle lui demanda : « Quand repartez-vous à Charleston ? J'imagine que l'atelier est une véritable ruche en ce moment. »

Il acquiesça. « En effet. Blanche a dû embaucher six « petites mains » supplémentaires afin de garantir la confection à temps des derniers modèles. Je repartirai demain matin par le premier train pour suivre l'évolution de leur travail. »

Le discret Pork faisait le service. Le repas était léger, constitué de saumon frais citronné et de riz parfumé.

Duncan accepta un verre de vin, appréciant que Scarlett l'accompagne.

Il se racla la gorge. « J'aimerais vous inviter ce soir au restaurant. Celui de votre choix, vous serez mon guide !» Puis, fixant ostensiblement son assiette : « Avec Monsieur O'Hara, bien entendu ! »

Il essaya d'avaler une bouchée de poisson. Sa gorge s'était contractée. Il était dans l'attente du couperet qui allait s'abattre sur ses espoirs.

Scarlett posa ses couverts et se redressa. D'un ton ferme, elle répondit : « Il n'y a pas de Monsieur O'Hara ! »

De surprise, Duncan releva les yeux et chercha son regard.

Son hôtesse jugea qu'il était temps de clarifier la situation. Elle lui devait la vérité. Son magasin allait représenter la marque de prestige « La Mode Duncan ». Il devait être informé de l'infamante séparation.

« Je suis divorcée. » Sa voix était ferme, assurée. Sans l'ombre d'une quelconque gêne.

Le cœur de Duncan fit un bond. « Elle est libre ! » Il eut du mal à refreiner sa joie.

« Veuillez me pardonner mon indiscrétion. Je suis confus d'avoir ouvert une blessure. »

Scarlett repoussa un peu son assiette. Elle n'avait plus d'appétit soudainement.

« Ne soyez pas gêné, Duncan. Nous sommes en affaires, et il est normal que vous connaissiez mieux celle qui va promouvoir votre nom, ici, à Atlanta. Je peux vous assurer d'une chose…» Sa voix s'était durcie.

Leurs yeux ne se quittaient plus. La teinte de ses prunelles avait changé. Ce n'était plus les lacs calmes au vert tendre. Avec émerveillement, il fut hypnotisé par deux scintillantes émeraudes.

« Ce fut une période difficile pour moi et mes enfants. Mais tout va parfaitement bien maintenant. »

Les éclairs disparurent aussi rapidement qu'ils étaient nés.

« Que diriez-vous de prendre le dessert et le café dans le salon ? Suivi d'une excellente liqueur – elle le regarda avec une moue mutine – que j'avais conservée pour mes invités de marque. »

Il se trouva incapable de lui répondre immédiatement. Trop de pensées s'entrechoquaient dans sa tête. Elles aboutissaient toutes au même constat : « Scarlett est libre ! »

Ils étaient à nouveau installés confortablement, lui dans un fauteuil, elle sur le canapé.

Avec enthousiasme, la propriétaire de « The Boutique Robillard » lui raconta l'avancement de son projet, notamment la commande par catalogue de magnifiques mobiliers de magasin en acajou et un ensemble de lustrerie.

« Avant d'aller au restaurant, nous nous arrêterons devant le local que j'ai choisi. Il est à rénover entièrement. Lorsque les travaux seront terminés à la mi-avril, il aura fier allure ! »

Duncan s'amusait de la voir si déterminée. J'admire votre énergie. Quelle brillante femme d'affaires vous faites ! »

Elle savoura le compliment. « De la part du propriétaire de la prestigieuse Maison « La Mode Duncan », cela me va droit au cœur. » D'un petit geste léger, elle y avait posé sa main pour conforter sa sincérité.

Duncan ne rata pas l'occasion de diriger son regard vers sa poitrine mise en valeur par le décolleté en forme de « V ». Il imagina le creux annonçant la naissance de ses seins et rougit légèrement.

Elle reprit : « Est-ce que votre père est également dans l'industrie textile ? »

L'héritier Vayton aborda brièvement le décès du patriarche, l'amenant maintenant à diriger les entreprises Vayton & Son Ltd, et la diversification de leurs activités à travers les Etats-Unis.

Scarlett ne cacha pas son étonnement. Pour la première fois, elle avait devant elle un homme plus puissant que Rhett Butler !

« J'étais probablement prédestiné à me spécialiser dans le textile puisque nous sommes à la tête de la plus grande plantation de coton en Caroline du Sud. » Ce n'était pas de la vantardise de sa part de préciser cela. Etant né héritier d'un empire, il attestait simplement d'un fait dont il était conscient depuis l'enfance.

Quand Scarlett entendit le mot « plantation », son esprit vagabonda. L'image de Tara au temps de sa splendeur lui pinça le cœur.

Duncan surprit le regard vague de la jeune femme. « Scarlett, que se passe-t-il ? Vous paraissez bien triste subitement. » Sans s'en rendre compte, il s'était levé pour s'asseoir à côté d'elle afin de la réconforter.

« Je pense à Tara, ma plantation dans le Comté de Clayton. Avant la guerre, nos champs de cotonniers s'étendaient à perte de vue. En bon Irlandais qu'il était, mon père me disait souvent qu'il n'y a que la terre qui compte dans la vie. Et puis la guerre est arrivée. »

« Les Yankees ont-ils brûlé votre plantation ? »

Scarlett le regarda. Pourquoi se confier à lui alors qu'elle le connaissait à peine ? Il lui avait pris la main. La chaleur rassurante qui irradiait de son corps si proche lui procurait une impression de confort.

« Je vivais à Atlanta avec ma belle-sœur et ma tante quand les troupes de Sherman menacèrent la ville. Nous mourrions de peur. Alors que les Yankees allaient entrer dans la ville, le temps s'était arrêté dans notre maison. Faute de médecin, j'ai dû procéder moi-même à l'accouchement de Mélanie. Un bébé si frêle… » Le débit de ses paroles s'était ralenti, comme si elle prenait le temps de visionner ces moments dramatiques, image par image.

Au moment où on a fait brûler le stock de munitions, nous avons fui avec mon fils, ma belle-sœur, son bébé et ma servante. »

« Comment avez-vous réussi à traverser ce déluge de feu ? Cela devait ressembler à l'enfer ! »

« Oui ! Le début du cataclysme, en tout cas. Un ami avait volé une carriole avec un vieux cheval tellement miteux que les fuyards n'avaient pas été tentés de le récupérer.»

Duncan serra un peu plus ses doigts entre les siens. « Un ami ? »

Scarlett n'avait pas envie de parler de Rhett. « Oui. Il nous a aidé jusqu'à Rough and Ready. Lorsque nous sommes arrivés à Tara, la maison était encore intacte. Je fus rassurée, pour un bref moment. Et puis, j'ai vu le corps de ma mère allongée dans le salon. Elle venait de mourir. Et mon père… Il en avait perdu la raison ! » Sa voix s'étrangla.

Duncan osa lui caresser furtivement la joue. « Oh ! Ma chère ! Cette histoire est atroce ! »

Scarlett trouva ce geste trop intime, mais elle s'autorisa une seconde de douceur. Cela faisait si longtemps qu'elle n'avait plus senti la peau d'un homme sur sa joue… Puis elle se redressa légèrement en arrière afin de lui faire comprendre que le moment d'intimité était passé.

Duncan respirait fortement. Ses doigts quittèrent son visage.

«Vous étiez toute jeune. Votre mari se battait sur le front, je présume ? »

« Mon premier mari, le père de Wade, est mort au début de la guerre. »

« Oh ! Je suis désolé. »

Scarlett répondit par un haussement d'épaule imperceptible. « J'avais dix-sept ans quand je suis devenue veuve. Le soir de notre retour à Tara, le monde a basculé. Nos esclaves les plus fidèles qui étaient restés, mes deux sœurs, mon père, mon petit garçon, Melly avec son bébé, tous se tournèrent vers moi, attendant mon aide. « Que doit-on faire ? Que vas-tu faire ?»

En racontant son histoire, Scarlett se rendait compte du poids des responsabilités qui était tombé sur elle en ce jour fatidique. Elle se redressa. Tout son être semblait s'être durci.

« Ils comptaient tous sur moi, comme des enfants. Alors que j'étais si jeune moi-même ! Mais j'ai lutté. J'ai planté le coton de mes mains, j'ai forcé mon entourage à faire de même. Il fallait trouver un moyen de survie. C'était cela où nous allions mourir de faim. Quand je pense à Wade ! Il pleurait, tant son estomac était vide… »

Duncan était ému. « Vous avez été si courageuse ! »

Elle eut un haussement d'épaules. «Je n'avais pas le choix. Ensuite les Yankees sont revenus, ont brûlé la petite récolte que nous avions produite. Jusqu'à ce qu'on menace de m'arracher Tara si je ne trouvais pas la somme nécessaire pour payer les impôts. »

Le jeune homme ne pouvait plus parler. Il était en osmose avec sa peine. Il eut honte de sa vie de privilégié sur les champs de bataille à la tête de son régiment, alors qu'au même moment, Scarlett avait dû se battre courageusement toute seule pour sauver les siens.

« Avez-vous réussi à payer les Impôts et garder Tara ? »

Au lieu de lui répondre tout de suite, Scarlett se leva et se dirigea vers la desserte. « Voulez-vous goûter cette liqueur ? C'est un cognac millésimé. Assurément un des meilleurs, avait affirmé mon ex-mari. »

Elle soupira ironiquement : « Il en reste un peu. Il ne m'en voudrait certainement pas de le partager avec vous… »

Duncan nota l'aigreur de son ton. Faisant fi de la discrétion à laquelle son statut de gentleman l'obligeait, il osa : « Il vous a fait souffrir, n'est-ce pas ? » Ce n'était pas une question.

Scarlett lui tendit le verre ballon et s'en servit un également. « Ce n'est pas mon alcool favori, mais je suis heureuse de le partager avec vous. Ainsi, la bouteille sera vide. N'est-ce pas amusant, Duncan ? C'était la dernière trace de l'existence de mon mari dans cette maison. » La phrase se voulait ironique, mais son intonation se brisa sur la fin.

Puis Scarlett carra les épaules. « Pour en revenir à la fin de mon histoire, je me suis remariée, et j'ai pu sauver Tara. J'ai transformé la petite quincaillerie de Frank en un magasin d'importance à Atlanta. J'ai acheté ma scierie. Nous avons eu une petite fille, Ella. Puis mon deuxième mari a été tué par les Yankees, alors qu'il avait participé à une expédition punitive avec les membres du Ku Klux Klan, pour me venger d'une agression que j'avais subie. »

Remarquant que Duncan était effondré par son récit, elle se rassit à côté de lui. « Comme c'est étrange de m'être confiée ainsi à vous ! C'est du passé. Tara n'est plus qu'une ferme, mais la maison est toujours debout, habitée par ma sœur et son mari. Mes enfants sont en bonne santé, et tout va très bien financièrement maintenant. »

Le ton était redevenu enjoué. « Cerise sur le gâteau, je commence une nouvelle aventure. Grâce à vous, j'ai la chance de proposer de l'excellence à ma clientèle. Mais cessons de parler de moi. A votre tour, Duncan. Racontez-moi comment s'est déroulée l'exposition de couture à New York. C'était bien la semaine dernière, n'est-ce pas ? »

Duncan Vayton eut du mal à reprendre ses esprits. Valeureuse Scarlett ! Tant de drames affrontés ! Et trois maris. Dont le dernier était encore vivant, et qu'il haïssait déjà sans le connaitre.

« Vous auriez dû être là, Scarlett. L'Iron Palace était en fête. La collection de « La Mode Duncan » a été la plus applaudie. J'avoue avoir sous-estimé l'engouement de la Haute bourgeoisie New-Yorkaise et américaine pour la Haute Couture ! »

Sous la pression de son hôtesse, il lui dévoila le nom des femmes célèbres qui l'avaient sollicité ce jour-là pour qu'il leur imagine une parure, l'ambiance générale, etc…

Ils ne virent pas le temps passer, emportés par leurs échanges légers sur la vie à New York. Ce sont d'autres cris joyeux provenant du hall qui les firent revenir à la réalité d'Atlanta.

L'instant d'après, on entendit trois petits coups portés à la porte. Après l'accord de Scarlett, le vantail s'ouvrit sur trois enfants dans l'embrasement.

Duncan les regarda avec curiosité.

Scarlett se leva, suivi immédiatement de son invité.

Ella se précipita dans ses bras, toute excitée. « Mère ! J'aurais aimé que vous soyez avec nous. Nous sommes sortis d'Atlanta pour aller visiter une fabrique de jouets. »

D'un geste, la mère calma la fébrilité de sa fille. « Cela a l'air très intéressant. Mais, avant que tu m'en dises plus, un peu de tenue, Ella Lorena ! Je veux que toi, ton frère et ton cousin saluiez notre invité, Monsieur Duncan Vayton. »

La petite fille regarda le monsieur élégant aux immenses yeux bleus. Elle lui fit une petite révérence timide.

Duncan lui offrit un large sourire. Il reconnut aussitôt les yeux verts de sa mère, et nota la cascade de cheveux roux. Probablement la même teinte que celle du deuxième mari de Scarlett, se dit-il.

« Je suis honoré de faire connaissance d'une si charmante demoiselle ! »

Ella en rougit de plaisir et se plaça près du fauteuil de sa mère.

Wade était resté sur le pas de la porte, scrutant l'inconnu. Depuis le départ de Rhett Butler – il refusait de continuer à l'appeler Oncle Rhett - il se sentait investi d'une tâche noble, celle de protéger sa mère de tout danger potentiel. Approchant quatorze ans, il était l'homme de la maison maintenant. Un homme qui devait veiller à ce que Scarlett n'ait plus à souffrir. Instinctivement, il sentit un danger incarné dans le gentleman.

« Duncan, je vous présente mon fils, Wade Hampton. »

Le garçon s'approcha de lui et le salua poliment d'un mouvement de tête.

Duncan prit conscience aussitôt qu'il avait devant lui le protecteur de Scarlett. Et qu'il devait s'en faire un ami, coûte que coûte.

«Heureux de faire votre connaissance, Wade. »

Puis, s'adressant à sa mère : « Vous êtes, sans nul doute, en sécurité, sous la protection d'un jeune homme si vigoureux ! »

Scarlett sourit, satisfaite de sa progéniture. Wade accepta le compliment sans broncher.

Elle lui désigna ensuite un autre garçon, un peu plus jeune que son fils, dont les liens de parenté avec lui étaient évidents, tant ils se ressemblaient.

« Et voici Beau Wilkes, leur cousin. »

Après l'avoir salué, Duncan ne put s'empêcher d'interroger la jeune femme : « Serait-ce le garçon dont vous me parliez tout à l'heure?»

Scarlett prit brièvement Beau dans ses bras. « C'est certainement un des actes dont je suis la plus fière, celui d'avoir mis au monde ce petit homme, l'enfant de ma chère Melly. »

Beau rougit sous le compliment. Il adorait toujours autant sa Tante Scarlett.

« Beau, où est ton père ? »

« Il avait un rendez-vous, et m'a dit que je pouvais rester avec Wade encore une heure. »

Satisfaite de la réponse, Scarlett leur donna congé pour qu'ils puissent jouer dans leurs chambres.

Duncan s'était à nouveau rapproché de Scarlett. « Vous avez deux beaux enfants ! »

Soudainement, une fulgurance lui vint à l'esprit. « Bien sûr, c'est l'occasion ou jamais ! » pensa-t-il.

« Il me vient une idée. Vous ai-je déjà parlé de la représentation Haute Couture que je vais organiser le 27 mai à Charleston ? Ce sera une réception d'envergure où seront réunis toute la bonne société de Charleston et de Caroline du Sud. Seront invités également mes clients de la haute bourgeoisie américaine. Scarlett, vous me feriez un grand honneur d'être mon invitée ce jour-là. Qu'en pensez-vous?»

Il avait pris sa voix la plus charmeuse pour essayer de la convaincre.

Scarlett répondit immédiatement avec regret : « Je suis touchée par votre invitation, mais ce n'est pas possible. L'ouverture de « The Boutique Robillard » est prévue pour le vendredi 7 mai. Je ne peux raisonnablement pas m'absenter vingt jours après. »

Il balaya l'argument d'un revers de main. «Je ne vois aucun obstacle à votre venue. Il suffira que vous confiiez votre magasin à votre première vendeuse. De toute manière, j'ai une proposition à vous faire que vous ne pourrez pas refuser. »

Son ton énigmatique amusa la jeune femme. « Vraiment ? »

Duncan ferma les yeux un instant, respira fort. Il tentait le tout pour le tout.

« Je veux que cette manifestation Haute Couture marque les esprits, qu'elle soit encore plus originale que celle de mon ami, le fameux Worth. Cela faisait plusieurs jours que j'y réfléchissais. Finalement, il y a quelques minutes, j'ai trouvé la solution idéale. »

Elle le regardait maintenant, intriguée.

« J'aimerais que votre fille, Ella, clôt le défilé en accompagnant le mannequin vedette qui portera ma robe phare ! Ce jour-là sera marqué d'une pierre blanche dans la mémoire d'Ella. Elle sera admirée par les plus grandes personnalités de notre Vieux Sud. Les invités seront étonnés et éblouis de voir une petite fille représenter la mode américaine. »

Duncan avait mis tout son pouvoir de séduction dans sa démonstration. Il conclut : « S'il vous plait, ne dites pas non. Prenons votre fille à témoin. Je suis certain que ma proposition la ravira. »

Scarlett ne put s'empêcher de rire. « Vous êtes un maître en persuasion. J'avoue que votre offre est totalement déraisonnable et fantasque ! »

Duncan respirait mieux. « Alors, appelons Ella, et acceptez Scarlett. »

Vaincue par son éloquence, en guise d'assentiment elle se leva pour sonner la cloche de service.

Prissy apparut presque immédiatement. « Puis-je vous aider, Ma'am Scarlett ? »

« Oui, Prissy. Peux-tu avertir Ella qu'elle est attendue immédiatement dans le salon ? Merci. »

Très rapidement, ils entendirent les pas précipités de la petite fille. « Vous m'avez appelée, Mère ? »

Scarlett la prit par les épaules : « J'ai une grande nouvelle à t'annoncer. Que dirais-tu si on te demandait de te vêtir d'une très belle robe et la montrer devant des gens qui t'admireront tous ? C'est Monsieur Duncan qui te le propose. En as-tu envie ? »

Les joues d'Ella devinrent rouges de confusion, allant du monsieur à sa mère. « Oh ! Ce serait merveilleux. Bridget et Karen en seraient très jalouses. »

Scarlett pouffa comme sa petite fille. « Voilà un bon argument – que ta mère a utilisé plus d'une fois. »

Puis, regardant Duncan : « Je me rends ! Vous avez gagné. C'est une chance pour Ella dont je ne veux la priver. »

Le poids qui serrait son estomac depuis son départ pour Atlanta sembla quitter Duncan. « Fantastique ! » S'adressant à la petite fille : « Ella, je suis très honoré que tu acceptes de représenter ma Maison de Couture. Passons aux choses sérieuses maintenant. »

En un tour de main, il sortit de sa veste un petit calepin, un crayon et un mètre ruban. « Je vais prendre tes mensurations pour que ta robe de princesse t'aille parfaitement. »

En expert, il ne prit que trois minutes pour noter les indications. « C'est terminé. Je t'attends avec impatience à Charleston, avec ton frère et ta Maman, bien sûr. »

Le nom « Charleston » sonna aux oreilles d'Ella. Elle regarda sa mère d'un air interrogatif. Celle-ci, comprenant tout de suite ce à quoi elle pensait, lui répondit, d'un air rassurant : « Tout ira bien. Maintenant, remercie Monsieur Vayton, et dis-lui au revoir. »

Toute heureuse, sa fille s'exécuta puis commença à grimper les escaliers en courant. Duncan surprit Scarlett devenir blême. Elle se précipita dans le hall. Nerveusement, elle cria : « Ella Lorena, combien de fois t'ai-je dit de ne pas courir dans les escaliers et de te tenir à la rampe ? »

Sa fille se retourna, confuse. Elle aussi n'avait pas oublié la chute de sa maman. «Pardon, Mère ! Je ne le ferai plus, je vous le promets. »

Scarlett sembla se calmer et regagna le salon avec Duncan. « Excusez-moi, mais, ces escaliers… » Elle s'interrompit. Elle frissonnait.

« Que se passe-t-il Scarlett ? Vous tremblez ! »

Elle ajusta nerveusement ses cheveux. «Ce n'est rien. Des images du passé qui me sont revenues en mémoire soudainement. »

« Voulez-vous m'en parler ? »

Elle s'était calmée. Son regard portait au loin. « J'ai fait une grave chute dans ces escaliers.» Instinctivement, elle avait porté ses deux mains au ventre.

Duncan comprit par le geste ce que cela devait impliquer. « Dieu, comment avez-vous fait pour supporter ce malheur ? »

Elle haussa les épaules. C'était juste quelques mois avant que ma petite Bonnie… » Sa voix faiblit :

« Bonnie était si jolie avec ses cheveux noirs et ses yeux bleus. Les mêmes yeux irlandais que son grand-père. Elle était pleine de vie. Tout le monde devait se plier à ses petits caprices. Elle avait un talent si évident pour charmer son entourage… »

Les yeux de Scarlett étaient devenus d'un vert tendre, à l'évocation de sa précieuse Bonnie. «Elle s'amusait à mener son père par le bout du nez. » Elle ne pût plus continuer. Les images de Rhett tenant avec adoration sa fille dans ses bras lui fendaient toujours le cœur.

Duncan se sentit en union avec elle. «Je suis désolé de raviver votre chagrin, Scarlett. Quel drame affreux ! J'aurais tant voulu soulager un peu votre peine ! Puis-je vous demander les raisons de sa disparition ? »

Chaque fois qu'elle repensait à sa petite fille disparue, son apparente solidité était ébranlée. Dans ces moments-là, elle se demandait si la confiance en elle qu'elle avait si difficilement regagnée, pas à pas depuis son divorce, n'était qu'une façade qui pourrait s'écrouler à la moindre évocation du passé.

Elle ravala les larmes qui menaçaient. « Son père lui avait acheté un poney qu'elle adorait. Elle apprenait à le monter et faire de petits sauts. Elle a insisté pour monter la barre et… » Scarlett conclut : « Elle avait quatre ans et demi. »

« Scarlett… » Il ne put rien ajouter d'autre. Ils restèrent silencieux quelques instants. Elle avait baissé la tête. Il lui mit la main sur l'épaule en signe de commisération.

C'est à cet instant précis qu'on frappa légèrement sur le pas de la porte et qu'Ashley les vit presque enlacés. Il s'arrêta net. Blême.

Disclaimers: je n'ai aucun droit sur l'histoire et les personnages d'Autant en Emporte le Vent qui appartiennent à Margaret Mitchell. J'ai créé le "monde" de Duncan Vayton et de Blanche Bonsart.