Mes chers reviewers, je suis très attentive à vos commentaires. Il m'arrive même de m'en inspirer pour la suite. Alors, merci de continuer !
Samedi 27 mai 1876, 9 heures, Charleston, Siège de « La Mode Duncan »
Blanche surveillait les ouvriers qui mettaient la dernière main à l'installation des tapis sur le plancher flottant provisoire, couvrant la moitié de la surface du jardin.
Elle jeta un regard au ciel avec un soupir de soulagement. Le temps allait être clément aujourd'hui. Pas l'ombre d'un nuage. La chaleur ne serait pas étouffante. On n'était encore qu'au mois de mai.
Pour parer à tout imprévu, de grands auvents en toile canvas blanche avaient été dressés, supportés par de hauts pilonnes plantés dans des piétements en fonte. Leur disposition permettrait aux convives d'être protégés d'une éventuelle averse, tout en profitant d'un large champ de vision sur le front de la Battery, la scène et la piazza du bâtiment de la Mode Duncan. Jusqu'à la moindre alerte, cette couverture rétractable resterait pliée. Les convives pourraient admirer à loisir le ciel étoilé.
« Il y a tant de choses encore à vérifier ! » soupira la Directrice de la Maison de mode. Elle était exténuée.
Tout reposait sur elle ! Duncan, fidèle à l'image de l'artiste, ne s'était pas occupé des contingences. Il avait placé cette charge sur les frêles épaules de la jeune femme.
Des cernes gris cerclaient ses yeux noisette. Quelques mèches de cheveux s'étaient détachées de son chignon. Elle était sur le pont depuis des heures, levée avant l'aube.
« Heureusement, mes filles sont sous la garde de Gina ! » Un soulagement inespéré offert par son Patron.
Lorsque Duncan lui avait confié la responsabilité de l'atelier, il avait décidé d'employer une garde d'enfants, qui ferait fonction également de compagne de jeux et d'enseignante de la langue anglaise pour ses jumelles. Accessoirement, la jeune Lilloise en profiterait également pour continuer son apprentissage de l'anglais, commencé à Paris grâce à son patron.
Blanche s'était confondue en remerciements, ce à quoi il lui avait répondu que ce geste était amplement mérité. Et, ajouta-t-il, cela n'égalerait jamais le sacrifice qu'elle avait accepté pour lui, en quittant provisoirement la France, son fils Germain et sa mère Augustine.
Depuis une semaine, elle devait jongler entre la finalisation du défilé de mode et l'organisation matérielle des festivités.
Une énième fois, l'employée modèle pointa sur son carnet la liste des tâches achevées et celles nécessitant une action avant la fin de la journée.
Dans quelques minutes, les employés de maintenance installeraient les tables et les chaises que Blanche avait louées. Duncan lui avait indiqué un nombre approximatif d'invités. Par sécurité, elle avait opté pour une quantité plus importante. La disposition de celles-ci avait été mûrement pensée, de façon à ce qu'elles entourent la piste de danse, et qu'elles aient en point de mire direct le pourtour de la piazza.
Au fond, à gauche du bâtiment, à côté des dessertes où seraient posés les plats cuisinés, avait été dressée une estrade surélevée.
Blanche s'était renseignée pour choisir le meilleur orchestre de Caroline du Sud. Elle avait communiqué aux musiciens le choix des partitions, conformément aux goûts de la famille Vayton, Melina ayant eu droit à remporter la décision finale.
Pendant le repas, un pianiste interpréterait des rhapsodies de Frédéric Chopin et Franz Liszt. Un répertoire, alternant les derniers succès populaires à New York et la musique traditionnelle ancrée dans la mémoire du Vieux Sud, serait interprété, pour certains morceaux, par un couple de chanteurs.
Le jardinier de la Magnolias' Mansion était en train de garnir de fleurs l'escalier descendant du porche vers le jardin. Blanche avait insisté auprès du fleuriste pour que celui-ci choisisse des espèces susceptibles de conserver leur éclat jusqu'à la tombée de la nuit.
«Joshua, prenez soin, s'il vous plait, de laisser les rampes à nues, afin que les jeunes filles puissent s'y agripper en cas de besoin. Disposez les guirlandes de fleurs que vous avez composées – elles sont magnifiques – des deux côtés de la piazza. Une unique rangée suffira, dans la partie basse. Elles ne doivent, en aucun cas, obstruer la vue. »
Comme il acquiesçait, elle consulta à nouveau ses notes avant de lui préciser : « J'aimerais que vous mettiez des vases de fleurs à l'intérieur du bâtiment, y compris le cabinet de rafraîchissement. Ah ! Bien sûr, vérifiez que les grandes urnes en fonte, où vous aviez fait pousser des fleurs de saison, soient bien placées de chaque côté de l'entrée du grand portail, côté rue, accédant au jardin. En dernier lieu, lorsque vous reviendrez tout à l'heure, et que les nappes seront dressées, vous pourrez garnir les petits vases prévus à cet effet, sur chaque milieu de table. »
Un remerciement, un petit sourire, et la Française était déjà repartie vers d'autres vérifications.
Elle allait donner les dernières consignes aux employés chargés du vestiaire des convives, et celui affecté à l'hygiène parfaite, après chaque visite, du cabinet de rafraichissement. Le palefrenier de la Magnolias' Mansion, James, aurait la lourde tâche de garer dans la cour et près des dépendances, voire dans la rue, les nombreux buggys et cabriolets des invités.
Un contrôle mental à sa commande de boissons, les bouteilles stockées bien au frais dans la glacière, tout allait bien. Les employés en tablier blanc avaient été prévenus de leurs missions respectives pour servir les clients aux buffets froid et chaud. Trois sommeliers répondraient, au moindre signe discret de la main, à la commande de verser, dans des verres en cristal, vins français et champagne, ou whisky et liqueurs.
L'organisation matérielle de l'évènement mondain de l'année à Charleston était bouclée, du moins pour elle.
La nourriture était entièrement gérée par la cuisinière de la Magnolias' Mansion, qui, secondée par un aéropage d'aides, avait prévu des plats légers et goûteux.
« Ouf ! » soupira-t-elle de soulagement en français : « Heureusement que je n'ai pas eu à m'occuper des invitations et du plan de chaque table ! »
Celui-ci venait de lui être communiqué il y a deux jours, et elle l'avait transmis aux hommes chargés de la mise en place du mobilier loué. Chaque table disposait d'un numéro. Les employés devraient se conformer exactement aux repères numérotés, en posant les cartons nominatifs aux emplacements spécifiés sur le schéma.
« J'arrive à la fin de mon travail d'intendante des festivités. Maintenant, passons aux choses sérieuses… »
Et ce n'était pas peu dire ! Elle pénétra dans le vestiaire de l'atelier. Elles étaient là, enfin prêtes, suspendues à leurs cintres, attendant d'être mises en valeur par leurs séduisantes femmes mannequins.
Les quatorze jeunes filles, qui étaient arrivées la veille de New York, commanditées auprès de l'Iron Palace, avaient déjà chacune essayé leurs tenues.
Quinze créations du prestigieux couturier Duncan Vayton – plus une robe miniature, rien de moins !
Blanche Bonsart n'en revenait toujours pas ! Quelle fièvre s'était emparée de son Patron pour ajouter trois modèles au dernier moment ?
Et dire qu'avant ce retournement de situation, la confection de la nouvelle collection de La Mode Duncan était en voie d'être achevée à l'avance !
Les crinolines et les corsets en dentelles avaient été ajustés aux mensurations des jeunes filles ; le chapelier avait réussi le tour de force de bâtir en temps voulu les coiffes les plus extravagantes, agrémentées de plumes d'oiseaux exotiques fournies par le plumassier ; celui-ci avait assemblé, plume par plume, duvet par duvet, de délicates étoles affriolantes aux couleurs chamarrées ; le bottier avait suivi à la lettre les instructions du grand couturier pour que le cuir fin et les rubans en satin correspondent en tous points aux teintes de chacune des robes, et à la taille du pied du mannequin.
Blanche avait été très fière d'annoncer à son Patron, le matin du 22 février, que la confection des douze robes ne nécessitait plus qu'une journée pleine de travail pour l'ensemble de l'atelier. Elle s'attendait à recevoir, au nom de ses couturières, les félicitations du propriétaire de « La Mode Duncan ». C'est à ce moment-là qu'il lui avait annoncé, lancé comme un boulet de canon, que trois modèles viendraient s'ajouter à la présentation du 27 mai, dont son chef-d'œuvre !
De plus, ce choix de dernière minute avait entraîné l'addition d'un accessoire sur chacune des robes déjà fabriquées, afin de se conformer au nouveau thème de couleur choisi par Duncan Vayton.
Bien sûr, cela impliquait également de contraindre plumassier, bottier et chapelier à confectionner trois autres produits chacun. Un travail titanesque…
L'ajout d'une robe d'enfant, vingt jours après, n'affecta même plus Blanche, tant elle avait décidé de stimuler toute l'énergie nécessaire de ses « petites mains » pour que l'intégralité des articles soit achevée au jour-dit, le 26 mai.
« Ce qui est arrivé ! Les nouveaux trésors de « La Mode Duncan » sont prêts ! ». Blanche n'était pas peu fière d'avoir rempli son contrat de confiance.
Grâce à Dieu, le surcroît de main d'œuvre nécessaire, et son surcoût engendré, n'avaient pas fait frémir d'un sourcil l'héritier de Vayton & Son Ltd. L'argent n'était qu'un outil – qu'il fallait bien gérer, soit – pour permettre la concrétisation du génie de l'artiste.
Une dernière inquiétude – et de taille - la tenaillait depuis des jours, au point qu'elle en avait à peine dormi la nuit précédente : est-ce que le chef d'œuvre du créateur Haute Couture allait sculpter parfaitement le corps de celle qui avait rendez-vous à 18 heures ? Et pourquoi un essayage si tardif ?
La Directrice de l'atelier avait entièrement confiance en la retoucheuse en chef qui avait pris les mesures de la nouvelle cliente aperçue en février. Par conséquent, la parure devait correspondre à la moindre spécificité des courbes du mannequin improvisé. « Devrait », mais s'il y avait un imprévu ? »
Blanche adressa intérieurement une prière à Sainte Catherine, patronne des couturières !
Samedi 27 mai 1876, 14 heures, Charleston, à la Magnolias' Mansion
Il leur avait promis de rentrer à la maison à 14 heures pour actualiser une dernière fois le plan de table.
Duncan sentait la pression monter en lui. Non pas en ce qui concernait l'organisation de la soirée, il savait que Blanche avait parfaitement tout pris en charge. Aucune appréhension non plus quant à la présentation de sa nouvelle collection. Les robes et leurs accessoires avaient déjà été préemptés par ses riches clientes. A l'exception des trois derniers modèles, dont le secret avait été préservé jusqu'à maintenant.
Son angoisse se focalisait sur une chose, sa pièce maîtresse – et sur celle qui allait la magnifier.
Ses longues années d'expérience de tailleur pour dames lui assuraient que le vêtement lui siérait parfaitement. L'essayage ne serait qu'une formalité.
Son argument pour solliciter Scarlett à devenir mannequin d'un soir avait été trouvé depuis longtemps, dès le lendemain de leur rencontre. Il était assuré qu'elle accepterait. Il disposait maintenant, en plus, d'une alliée de choix, la présence de sa fille sur scène.
Il ne l'avait rencontré que trois fois, mais avait le sentiment de la comprendre de mieux en mieux. Ce qui lui faisait penser que Scarlett O'Hara serait fière de briller devant le Tout Charleston. Il ferait tout pour que les yeux de l'assemblée soient fixés sur elle avec admiration.
Comme il avait hâte de la revoir !
Depuis son court séjour à Atlanta, il avait eu bien du mal à se concentrer sur son travail. Heureusement, son œuvre de créateur était accomplie ; la concrétisation de son art était étroitement surveillée par sa fidèle Blanche. « Quel trésor ! » se répéta-t-il une énième fois.
C'était la nuit – toutes les nuits depuis son retour – où il alternait insomnies et sommeil agité, rêves et cauchemars. Elle était actrice pendant chaque séquence.
Chaque soir, il espérait que les rêves l'envahiraient, le gratifiant d'images érotiques d'une Scarlett sensuelle et offerte à lui. Malheureusement, les cauchemars remportaient le plus souvent la mise en faisant intervenir les ombres menaçantes d'Ashley Wilkes et de Rhett Butler, l'un ou l'autre la prenant dans leurs bras ; les deux hommes se moquant de lui en s'esclaffant d'un ricanement vulgaire ; ou, hallucination suprême, l'embrassant dans un lit, ce même lit se transformant en un abîme qui l'entrainait dans l'inconnu.
Combien de fois s'était-il demandé si Wilkes n'était pas aux côtés de sa belle-sœur à Peachtree Street, pendant que lui était impuissant, cloué à Charleston ? La jalousie le rongeait insidieusement. Son bonheur, qu'il sentait à portée de main, était mis en danger par deux rivaux, avant même d'avoir eu le temps d'éclore.
Et ce soir, la menace s'appelait Rhett Butler ! Il fallait qu'il se rassure, de ce pas.
Sa mère et sa sœur était attablées autour du guéridon dans leur salon du premier étage. Devant elles étaient étalées enveloppes, cartes et lettres.
Il fut accueilli par un « Enfin, te voilà ! ».
« Il est 14 heures pile. Je suis ponctuel, comme promis. Et vous, êtes-vous à jour dans la tâche qui vous avez été assignée ? » leur demanda-t-il avec un petit sourire ironique.
Fièrement, Cathleen lui présenta une liste de noms cochés, et un schéma, résultat de trois semaines de travail.
La famille Vayton au grand complet avait pris en main le lancement des invitations. Deux listes, comportant noms et adresses, avaient été préalablement établies.
En premier lieu, celle de Duncan : elle comportait des personnalités triées sur le volet, parmi elles d'importantes personnalités politiques comme: le Maire de Charleston, et les plus hauts responsables du Partis démocrate. Ce serait l'occasion pour ceux-ci de rencontrer les gens importants susceptibles de lever les fonds pour l'élection du gouverneur en novembre prochain, avec comme candidat, le général Wade Hampton.
Celui-ci, ainsi qu'un autre général et deux colonels de l'ancienne armée confédérée seraient mis à l'honneur. Le Lieutenant-Colonel Vayton, en digne ancien bienfaiteur de la Cause, avait décidé que cette soirée serait dédiée à la mode, bien entendu, mais aussi au « Vieux Sud » ou plutôt, ce qui en restait. Il l'assumait, même s'il était conscient que certains de ses clients des Etats du Nord pouvaient en prendre ombrage. Le célèbre Couturier, au sommet de son succès, pouvait se permettre d'imposer quelques lubies.
Etaient invités également l'administrateur de la Vayton Charity's Foundation créée en la mémoire de son père, le directeur du fonds Vayton & Son Ltd, Jerry Harvey, l'associé de sa filature, et le plus fidèle ami de son père.
L'autre série, placée sous la responsabilité de Cathleen, avait été la plus difficile à établir. Le choix avait dû être drastique car les places dans le grand jardin de la Battery étaient limitées. En tant que membre de la famille la plus ancienne de Charleston, la Veuve Vayton avait pointé les notables les plus respectables de la vieille ville. Elle n'avait pas oublié leurs anciens voisins, la famille de planteur sur la Sotono River, proche de leur propriété de Soft South.
Duncan avait consulté le libellé des noms. « Mère, vous avez oublié les deux sœurs Robillard. »
Cathleen essaya de défendre son point de vue : « Elles ne sont pas originaires de Charleston, mais de Savannah. Tu as conscience que nous ne pouvons pas convier l'intégralité de la bonne société de notre ville ! »
Le combat était perdu d'avance, reconnut-elle, sous cape, lorsque son fils lui rétorqua : « Ce sont les tantes de Scarlett O'Hara. Elles seront des nôtres. »
Melina ajouta son grain de sel à cette négociation épique : « J'aimerais inviter une jeune fille, Roselyne Tucker. Rosemary Butler me l'a présentée, et nous sommes devenues amies. Au fait, Duncan, n'as-tu pas omis quelqu'un ? Ton meilleur ami ? »
Duncan n'eut besoin que d'une seconde pour réaliser sa bévue : « Tu as raison. J'avais oublié John et Rebecca Paxton, et leurs parents. Ils m'en auraient voulu ! »
Cathleen ajouta : « Je n'ai pas besoin de te préciser que nos voisins partageront ma table. Eleonor et moi nous entendons à ravir. Rosemary est une jeune femme charmante, amie, qui plus est, avec la nouvelle camarade de Melina. Quant au fils aîné, Rhett Butler, je ne sais pas s'il acceptera notre invitation. Sa mère m'a confié qu'il refusait toute sortie en société ces derniers temps.»
Le cœur de Duncan avait bondi à l'évocation de ce nom. Il ne l'avait pas croisé depuis son retour d'Atlanta, depuis la « révélation ». Et il ne cherchait surtout pas sa compagnie ! Il ne fallait pas qu'il soit là ! Quelle serait la réaction de Scarlett à sa vue ? Toutefois, la dernière précision de sa mère le rassura.
Les noms des invités étant agréés et le carton d'invitation imprimé. Cathleen et Melina s'allièrent pour écrire, de leur plus belle calligraphie, l'adresse sur les enveloppes. Elles avaient préalablement ajouté un mot personnel sur chaque carte.
Il fallut ensuite attendre les retours, qui ne tardèrent pas. Aucun des heureux sélectionnés n'aurait manqué le rendez-vous le plus couru de l'année à Charleston. L'imprimeur se chargea de produire les petits cartons libellés au nom de chaque invité, qui seraient placés autour de chaque table.
Enfin vint le travail le plus ardu, celui de l'établissement du plan de table. Mère et fils durent conjuguer leurs talents de diplomates et leur connaissance des amitiés ou détestations de l'un ou l'autre de leurs relations pour qu'aucun impair ne soit commis.
Duncan imposa un placement privilégié pour le gouverneur et le maire, ainsi que la table réservée aux anciens militaires.
« J'insiste pour que Blanche, ma fidèle collaboratrice, figure parmi les invités à la table des Paxton. Elle est jeune et affable. Je suis certain qu'elle s'entendra bien avec mes deux amis. »
« Votre table, la nôtre Mère, aura l'emplacement d'or, celui se trouvant au bas des escaliers de la piazza. Il faut ajouter quatre places, Scarlett et moi, et ses deux enfants. »
Cathleen opina de la tête. L'imbrication des invités d'Atlanta à leur table prendrait presque pris l'allure d'une réunion de famille.
En ce début d'après-midi du 27 mai, Cathleen était heureuse du travail que toutes deux avaient accompli. «En fin de compte, il n'y a eu que deux désistements, les parents de John et Rebecca. Le mari est souffrant, et sa femme a préféré rester avec lui. Je les ai rayés du plan de table. Peux-tu transmettre cette information à ton assistante ? A part eux, le nombre d'invités présent a été acté. »
Duncan prit note et la remercia. « Je suis heureux de cette unanimité. Nous pourrons rendre hommage à Père ce soir, devant les gens qu'il appréciait. »
« C'est très délicat de ta part, mon Fils. »
Il se racla la gorge. Il fallait absolument qu'il sache avant de repartir sur le champ à « La Mode Duncan ».
« Mère, vous ne m'avez pas confirmé si Rhett Butler serait des nôtres ce soir. Avez-vous eu l'assurance de Madame Butler ? Je me permets d'insister car j'aurais aimé discuter un point d'affaire avec lui. »
Cathleen fut assez catégorique : « Je ne le pense pas, malheureusement. J'ai croisé Eleonor ce matin. Elle était désolée de n'avoir toujours pas réussi à le convaincre. »
Duncan ferma les yeux de soulagement.
Samedi 27 mai 1876, 18 heures, Charleston, chez les Butler
Plus de trois mois s'étaient écoulés depuis qu'il avait reçu l'enveloppe fatale, sa lettre de congédiement de la vie de Scarlett, s'amusait-il à dire avec amertume.
Une chape de détachement s'était abattue sur lui. Il ne souffrait pas, non ! Du moins s'en convainquait-il.
Il était entré dans un tunnel grisâtre, imperméable aux rayons de soleil et à la chaleur. C'était une sensation étrange. Une couverture protectrice de cendres froides abandonnées longtemps après que le feu de joie se soit éteint, qui le préservait de toute sensation bonne ou mauvaise, et qui obstruait toute immixtion de lumière. Plus de souffrance, plus de joie, plus de rires, plus de pleurs. Rien ! L'anesthésie complète.
Etait-il encore vivant ? Pour sa mère et sa sœur, sûrement. Elles étaient devenues sa seule raison de s'accrocher. Mais à quoi ? Il n'avait plus rien. Plus de famille à lui, plus de petite fille, plus de beaux-enfants, plus de femme à aimer, à admirer, à caresser.
Alors il lisait. En fait, il passait ses jours à lire. C'était un dérivatif plutôt sain. Au moins cela lui faisait-il oublier l'envie de boire dans la journée. Sa mère n'aurait plus supporté de le croiser dans un état d'hébétude. Tout livre était prétexte à monopoliser son attention : les dernières découvertes archéologiques en Egypte et en Grèce, les critiques d'art, les querelles politiques, les traités de philosophie, tout ce qui lui tombait sous la main.
Sauf les romans et la poésie. Il en avait soupé des grands déballages d'émotions sirupeuses. Tous ces écrivains n'étaient-ils pas las de dévoiler au détour des pages la futilité de leur existence ? « La poésie ! » Il ricana à cette seule pensée. « Seul ce diable de Wilkes est capable de s'enflammer pour d'interminables logorrhées qui ont toujours eu pour effet de faire bailler Scarlett ! »
« Scarlett… » Il secoua la tête pour chasser ce souvenir lancinant. Vite ! Se protéger, annihiler tout commencement d'évocation d'une femme qu'il ne reverrait plus jamais.
Il se forçait à partager le repas du déjeuner en famille. Les mets avaient perdu leur saveur. Cette constatation l'avait étonné un temps. Et puis, il s'était habitué à la disparition de tout plaisir gustatif. Alors, il faisait semblant d'apprécier la nourriture que sa mère avait mise au menu du jour, « parce que je sais que c'est ton plat préféré, mon fils ! »
Cela faisait longtemps qu'il avait abandonné l'étape obligée du petit déjeuner. Un café suffisait pour qu'il commence à dévorer les livres de la bibliothèque.
Il refusait obstinément de sortir en société ou aller au restaurant, au contraire des années précédentes, au grand dam de sa sœur qui utilisait les ruses féminines qu'elle connaissait pour l'inciter à voir du monde, et de préférence une certaine Roselyne. C'était peine perdue. La chair fraîche de la jeune femme n'avait aucune saveur pour lui.
Ses seules sorties à la lumière du jour étaient pour discuter avec son chargé d'affaires. Mais, dans ce domaine également, l'excitation avait disparu. Ses fonds, judicieusement placés, lui rapportaient de l'argent sans qu'il ait à s'en préoccuper.
Arrivait enfin le soir, ce moment salvateur où il allait se réfugier au Gentlemen's Club Haven. Pendant ses heures de décompression, sa souffrance pouvait enfin transpirer, après avoir tellement été claquemurée dans la journée sous une façade d'indifférence.
Heureusement qu'Henri de Boulogne était là. Et sa meilleure marque de whisky. Mais plus question de monter au deuxième étage. Les désirs charnels l'avaient quitté. Seul l'abrutissement éthylique avait grâce à ses yeux.
Encore s'en méfiait-il. Les hallucinations que la boisson avait provoquées, le fameux jour où il avait réceptionné l'enveloppe, avaient manqué de lui faire perdre la tête ! Tellement ivre qu'il avait cru entendre rire Scarlett, qu'il l'avait imaginée, vivante, à quelques mètres de lui, dans la cour du voisin ! Le lendemain de ce mirage, le réveil avait été brutal. Pour quelques heures de folle espérance, il avait subi le contrecoup de la réalité de l'absence.
Son visage était bouffi par l'abus d'alcool. Sa taille s'était épaissie par manque d'exercice physique. Ses rides s'étaient creusées. C'était ses yeux, surtout, qui avaient changés. Ils avaient perdu leur lueur d'amusement de jouisseur qui aimait profiter des plaisirs de la vie. Un voile atone les recouvrait maintenant.
Où était passé le truculent Rhett Butler ?
C'est une question qu'il ne voulait pas qu'on se pose autour de lui. Et, ce soir, il y aurait eu suffisamment de spectateurs témoins de sa déchéance, s'il avait accepté l'invitation : tout le gratin de Charleston était convié à célébrer le succès de son voisin.
Cela faisait des jours que sa mère et sa sœur le suppliaient de les accompagner. Sans succès.
A ce moment précis, elles étaient en train de revêtir leurs tenues de soirée. Il savait qu'avant de partir pour « La Mode Duncan », elles allaient revenir à la charge pour le convaincre de participer à l'évènement de l'année.
Il n'irait pas. Il tiendrait bon, se jura-t-il.
Samedi 27 mai 1876, 18 heures, Charleston, en chemin vers « La Mode Duncan »
La marche était agréable, un moment de détente indispensable avant l'excitation qui allait atteindre des sommets à la minute où ils franchiraient tous les trois la barrière de la propriété du couturier.
Ils étaient arrivés la veille chez les tantes Robillard. Elle s'était astreinte ce soir-là, avec ses deux enfants, à se reposer et passer une bonne nuit de sommeil. Wade et Ella allaient se coucher plus tard que d'ordinaire ce soir. Il fallait qu'ils soient en pleine forme.
Ces quelques dizaines de mètres étaient salutaires pour se dégourdir les jambes après le long voyage en train.
Wade cheminait fièrement à ses côtés. « Quel beau jeune homme ! » admira sa mère. "Quatorze ans, intelligent, charmeur quand il le veut, et un caractère si tendre"– du moins envers moi. Un gentilhomme en devenir, qui aurait fait la fierté de Charles ! »
Il surveillait d'un air protecteur sa petite sœur. Il ne lui avait pas avoué, mais il était très fier qu'elle ait été choisie pour un défilé de mode d'adultes.
Ella marchait sur un nuage. Depuis que le Monsieur de Charleston lui avait promis qu'il lui ferait porter une robe de princesse, elle avait compté les jours qui la séparaient de ce fameux 27 mai. « Ça y est ! Comme je me réjouis ! J'en aurai des choses à raconter à mes camarades, à notre retour ! »
Scarlett avait revêtu une de ses nombreuses tenues de soirée. La robe était élégante mais non ostentatoire : on était à Charleston, la ville où les « pince-sans-rire » faisaient la loi dans la bonne société.
C'est pourquoi elle avait décidé qu'elle n'essayerait pas d'attirer l'attention sur elle. « Tous les regards se porteront sur ma fille, et c'est tant mieux ! Je ne veux pas que mes Tantes prennent prétexte à me reprocher quoi que ce soit d'inapproprié. Mais, les connaissant, elles trouveront bien un os à ronger pour me critiquer ! »
Ce soir, elle allait profiter du défié en toute discrétion, et admirer la magnifique collection du couturier de « La Mode Duncan ». Qui plus est, elle apprécierait la compagnie du très séduisant Duncan Vayton, si prompt à rougir au moindre battement de cil de Scarlett. Elle n'avait aucun doute qu'il serait aux petits soins pour elle. « Comme cela va être amusant qu'il me fasse la cour ! »
Toutefois, une ombre menaçait ce tableau idyllique : la présence possible de son ancienne belle-mère parmi les invités. Si c'était le cas, elle irait la saluer poliment et passerait son chemin. Madame Butler noterait probablement la présence de son ex-belle-fille auprès du Charlestonien Duncan Vayton. « Peu importe, je suis divorcée – par la grâce de son cher fils – et je suis libre du choix de mes amis masculins. »
Un pincement au cœur la força à marquer un temps d'arrêt, à la surprise d'Ella qui lui tenait la main. « Et si Rhett… Non ! Il est toujours par monts et par vaux. Libre, comme il le désirait tant, il est probablement, en ce moment-même, à Paris en compagnie de ses filles de joie préférées ! ».
La famille O'Hara / Hamilton / Kennedy arriva devant le portail de « La Mode Duncan ».
« Le spectacle va commencer ! » se réjouit Scarlett.
Disclaimers : je n'ai aucun droit sur les personnages et l'histoire d'Autant en Emporte le Vent qui appartiennent à Margaret Mitchell. J'ai créé le "monde" de Duncan Vayton et de Blanche Bonsart.
