Samedi 27 mai 1876, 18 heures, Charleston, Siège de « La Mode Duncan »

Du portail, ils furent témoin de la mise en place des grandes nappes blanches, aussitôt garnies au centre d'un bouquet de fleurs. Les employés s'agitaient comme des fourmis, conformément à une mise en scène réglée au cordeau.

Un serviteur en livrée se tenait à l'entrée, prêt à vérifier les cartons d'invitation quand les festivités débuteraient.

C'est Ella qui montra fièrement les trois précieux sésames. Décidément, ce soir, sa mère lui faisait confiance.

L'homme de cérémonie, portant le même uniforme impeccable, accueillit la petite famille d'Atlanta. Tout à l'heure, ils seraient deux pour guider jusqu'à leur table chaque invité, selon le plan des emplacements nominatifs et numérotés, que Blanche leur avait soumis.

On l'avait préalablement averti. Dès que Madame O'Hara se présenterait, il devrait la diriger vers le bâtiment central et avertir Monsieur Duncan Vayton de son arrivée.

Les oreilles de Scarlett furent assaillies par un bruissement de voix féminines entremêlées qui cheminaient du premier étage. Quelques instants après, elle vit Duncan Vayton descendre d'un pas alerte de son bureau.

« Scarlett, comme je suis heureux que vous soyez enfin ici tous les trois ! » Il lui agrippa la main qu'elle lui avait tendue spontanément. Sa moustache la frôla, comme une caresse.

« Je suis profondément touché que vous ayez délaissé « The Boutique Robillard » pour quelques jours. J'attends avec impatience que vous me racontiez comment s'est passée l'inauguration et quelles ont été les réactions des dames d'Atlanta. Nous en parlerons après le défilé.»

« Et voici l'héroïne de la soirée ! » De sa posture la plus élégante, il s'inclina devant la petite fille qui avait rougi sous le compliment. Les salutations avec Wade furent plus formelles et se soldèrent par une poignée de main virile. Le jeune garçon tenait à conserver une attitude prudente vis-à-vis du nouvel ami de sa mère.

« Fanny, votre modèle est arrivée ! » Sa voix portait vers l'étage. Aussitôt, son employée se manifesta en haut des marches.

Se tournant vers Ella, Duncan lui dit calmement : « C'est l'heure de te transformer en princesse ! Va la rejoindre. C'est une dame très gentille. »

Ella regarda sa mère, puis son frère, comme pour se donner du courage. Stimulée par leurs sourires réconfortants, elle courut rejoindre la couturière.

Le temps pressait. Dans moins d'une heure maintenant, le spectacle allait commencer. Et il n'y avait toujours officiellement personne pour porter son modèle phare – quoique Blanche, au détour d'une phrase, lui ait fait remarquer qu'un des mannequins présents possédait les mensurations adéquates pour s'y glisser, si besoin était.

Hors de question qu'une autre que Scarlett revêtit le fourreau de rêve qu'il avait fantasmé pendant trois jours et trois nuits avant d'être satisfait de son croquis. Il avait bien conscience d'avoir pris un risque menaçant le bouquet final de sa représentation, en misant sur la présence effective de la jeune femme. Mais Scarlett O'Hara en valait la peine.

« Courage ! » s'exhorta-t-il.

Son visage prit un air ennuyé. La jeune femme qui lui faisait face remarqua le soudain malaise. « Qui y a-t-il, Duncan ? Vous êtes à moins d'une heure de votre grand succès, et j'ai pourtant l'impression que quelque chose vous tracasse. »

« Courage ! » se répéta-t-il.

« Vous avez raison. Un incident risque de perturber la fête. La jeune fille qui avait été sélectionnée pour avoir l'honneur de défiler avec le chef d'œuvre de la Maison de couture vient de se tordre la cheville dans les escaliers. Je ne sais que faire. Il y aurait bien une solution, mais elle demanderait de votre part une collaboration exceptionnelle. »

Ses yeux voulaient lui faire passer un message, mais Scarlett se trouvait confrontée à une énigme.

« Je ne comprends pas. En quoi pourrais-je vous aider ? »

Une dernière fois, Duncan se stimula.

« Courage ! » C'était le moment ou jamais.

« Vous seule êtes en mesure de me sortir de cette situation inextricable. Scarlett, accepteriez-vous de porter ce soir le modèle phare de « La Mode Duncan » ? »

Estomaquée ! Elle ne trouva pas d'autre mot pour analyser sa réaction à cette proposition fantasque. Avait-il perdu la tête ?

« Duncan, vous n'y pensez pas ! Ce serait pure folie ! Seule une jeune femme habituée à s'exposer dans des représentations de mode pourrait relever votre défi. D'autre part, comment cette robe taillée sur mesure se conformerait-elle à mes mensurations ? »

Devant lui se tenait une jeune femme de feu, témoignant d'une impétuosité à déplacer des montagnes pour appuyer sa conviction. Une Scarlett loin du visage de la femme du monde charmeuse qu'elle avait bien voulu lui montrer jusqu'à présent. Ses yeux lançaient des éclairs. Elle était plus belle que jamais.

« Dieu ! Si cette passion qui l'irradie la transfigure ainsi pendant l'amour… » Duncan censura le reste de ses divagations. Des frissons le parcoururent.

Il eut recours aux modulations les plus rassurantes : « Après le forfait de la quinzième mannequin, mon assistante que vous avez rencontrée, Blanche Bonsart, a immédiatement comparé la taille des autres participantes. Elle avait gardé la vôtre dans son carnet. Il s'avère que votre… » – il s'arrêta un bref instant, gêné par le mot – « « morphologie » corresponde au plus près aux patrons de coupe. »

Scarlett semblait plus calme. Il en profita : « Quant à la nécessité d'avoir de l'expérience pour un tel défilé, ma Chère, vous avez le port d'une reine ! »

L'assurance presque enfantine du jeune homme la fit se détendre. « Quel séducteur ! Il sait trouver le mot juste pour me flatter.»

Sa résolution semblait faiblir quand tout à coup elle se rappela où elle se trouvait, la ville la plus collet montée du Vieux Sud. Cela impliquait qu'elle allait être sous le feu des regards du Tout Charleston, des propos acides de ses Tantes et de ceux qui avaient eu vent de la scandaleuse Scarlett O'Hara, y compris de la famille Butler. « Impossible ! » trancha-t-elle, mentalement.

Tout le temps de leur discussion, son fils était resté poliment à l'écart, s'étant retiré dans l'immense salon d'exposition adjacent.

« Wade ! » Il vint immédiatement à l'appel de sa mère. « Nous devons discuter affaire avec Monsieur Vayton. Pourrais-tu nous laisser un instant ? Je suis certaine que tu seras intéressé par les dispositifs de préparation de la fête dans le jardin. »

Le garçon n'était pas convaincu du tout d'abandonner sa mère alors qu'elle était manifestement nerveuse. Le regard qu'il lui adressa fut suffisamment éloquent pour que Scarlett comprenne.

« Mon protecteur ! » Elle savoura intérieurement la chance d'avoir un fils qui serait prêt à la défendre bec et ongles.

« Wade, tout va bien. Va te distraire. » Elle se permit une caresse sur la joue de l'adolescent qui rosit aussitôt de surprise.

Rassuré, il sortit du bâtiment.

« Duncan, votre proposition m'honore. Malheureusement, je dois la refuser car j'ai décidé de venir ici en spectatrice discrète, afin d'admirer ma fille. » Le regret transpirait dans sa déclaration.

Le monde de Duncan menaçait de s'écrouler. Une bouffée d'appréhension lui serrait la gorge. Il ne comprenait plus. Puis, soudain, une explication s'imposa, claire et nette : Rhett Butler. Scarlett était sur le territoire de Rhett Butler et elle avait probablement peur des médisances qu'il avait fait courir sur elle. D'où sa réaction de vouloir se fondre dans l'anonymat parmi les invités.

Lentement, comme s'il avait peur de l'effaroucher, il prit ses deux mains dans les siennes. La douce chaleur les apaisa tous les deux.

« Scarlett, vous êtes née pour briller, certainement pas pour vous effacer derrière des gens communs. Je veux que vous soyez la reine de la soirée, que tous ceux qui comptent dans la bonne société du Vieux Sud vous admirent. » Plus il s'exprimait, plus son ton devenait enthousiaste.

Elle eut envie de se laisser emporter par sa conviction. «Jamais un homme ne m'a témoigné une telle confiance au point d'afficher ma présence devant la haute société ! Certainement pas Rhett qui a passé son temps à se moquer de mes faits et gestes. Et qui avait tellement honte de moi qu'il m'a tenue éloignée des siens, pour que surtout je ne trouble pas le « charme et la grâce » de sa bonne ville. »

Pourtant, un scrupule la freina. Duncan ne connaissait pas le parfum de souffre dont Atlanta l'avait gratifiée, ni les rumeurs, fausses… et vraies. Elle risquait, sans qu'il en ait conscience, de ternir la réputation de ce gentleman, du seul fait de l'exposer pour « La Mode Duncan ». Non ! Il ne méritait pas cela !

« Duncan, je ne crois pas que je sois à la hauteur.. » Elle s'arrêta un instant. Devait-elle tout lui révéler, ou simplement lui opposer un refus net ? « Vous ne savez pas.. » Elle se mordit la lèvre intérieure.

Il la fit taire dans son élan. Bien sûr qu'il savait ! Et il passerait outre. Peu importe les médisances. Il l'avait choisie. Charleston devrait se plier devant sa volonté – et devant elle.

« Ne dites plus un mot, ma chère Scarlett. Ayez foi en moi, ayez foi en vous ! Rien ne peut vous arriver, si ce n'est d'être la reine de la soirée. »

Scarlett plongea les yeux dans les siens. D'un bleu intense, comme un ciel sans nuage.

Elle se tint droite et carra les épaules. D'une voix claire et rayonnante, elle lui dit enfin ce qu'il avait attendu depuis le 21 février : «Je serai fière de présenter une de vos créations ce soir ! »

Duncan dut refreiner un instant son émotion, puis il reprit. « Merci pour ce merveilleux cadeau, Scarlett. Pouvez-vous rejoindre votre charmante fille au premier étage ? Blanche vous attend, avec la retoucheuse et la coiffeuse. N'ayez aucune crainte, vous aurez le temps de vous préparer ».

Comme elle l'écoutait attentivement, il continua : « Laissez-moi vous expliquer ce qui va se passer. Les invités ont l'obligation d'être présents à 18 H 45 au plus tard. Les retardataires ne pourront plus pénétrer dans la propriété après 19 H 15. C'est à cette minute précise que le défilé de mode va commencer. Vous n'apparaîtrez qu'à la fin. Afin de préserver la surprise, vous et Ella resteraient au fond de la grande salle d'exposition. Ainsi, vous pourrez profiter de la féérie du spectacle aux premières loges, tout en gardant le secret de votre apparition. Je crois que Wade sera heureux d'être à vos côtés à ce moment-là. » Il se permit un petit sourire entendu : « Je ne doute pas que votre beau jeune homme chérira toute sa vie le souvenir de la farandole de belles robes et jolies femmes. Surtout, il pourra admirer à loisir la beauté de sa petite sœur et de sa merveilleuse mère. »

Scarlett se sentit transportée dans une spirale enchantée. Elle n'avait plus qu'une hâte, admirer sa fille en princesse et se glisser dans la parure créée par le célèbre couturier.

Sur le point de monter les marches de l'escalier en spirale, elle fut arrêtée une dernière fois par Duncan :

« Merci, Scarlett. Je vous verrai, comme tous les invités, après que les autres modèles aient défilé. Puis-je vous avouer à quel point j'ai hâte de découvrir cette apparition magique ? »

Scarlett le gratifia de ses jolies fossettes et monta d'un pas léger.


En arrivant en haut de l'escalier, elle leva la tête sur la grande lucarne octogonale composée de vitraux rouges et verts. Couleurs joyeuses, comme celles qui lui sautèrent aux yeux en pénétrant dans la vaste salle d'essayage.

Immédiatement, elle retrouva la frénésie coquette de ses seize ans.

Devant elle bougeaient, à travers le grand salon nappé de lumière, des robes plus belles les unes que les autres. Scarlett ne prêta pas attention aux jeunes femmes qui les portaient. Cela relevait de la magie, où une débauche de soies, de velours, de satins, se balançaient élégamment, se mouvaient dans un ballet improvisé. La maison de poupée grandeur nature dont elle aurait rêvé, enfant.

Où était sa fille ? Au moment même où elle s'interrogeait, Blanche surgit de la pièce d'à côté. Celle-ci l'accueillit avec un grand sourire… et un immense soulagement. Elle pouvait abandonner l'option de secours qu'elle avait préparée. Le modèle improvisé, privilégié de Duncan Vayton était enfin là.

« Bonjour Madame O'Hara, nous vous attendions avec impatience. Votre jolie petite fille également. Je vous en prie, entrez par ici. »

C'est là qu'elle la vit, assise dans un fauteuil deux fois plus large qu'elle. Elle attendait sagement, et tenait dans la main une magnifique poupée en porcelaine, aux cheveux roux, vêtue d'une robe verte scintillante. Ella Lorena en miniature !

Sa fille la regardait, impatiente de connaître son verdict. Pour la première fois de sa vie, l'enfant complexée de feu Kennedy avait l'assurance d'une grande. Les yeux ébahis de sa mère le lui confirmèrent.

« Ma chérie, comme tu es jolie ! » Si peu incline aux élans maternels qu'elle en était maladroite, Scarlett sentit ses yeux s'embuer d'émotion. Ses traits difficiles s'étaient adoucis au fil des deux dernières années, mettant en valeur ses grands yeux verts. Le roux cru de ses cheveux de bébé était devenu plus profond, donnant à ses boucles des reflets châtain. Et ce soir… Duncan avait raison : il avait transformé sa petite fille en une princesse.

Elle le lui confirma : « Tu ressembles véritablement à une altesse. Laisse-moi t'admirer. »

Heureuse d'être ainsi complimentée par la personne dont l'avis comptait le plus, Ella se leva et tourna lentement sur elle-même, ne quittant plus sa poupée jumelle. Son jupon s'envola sous l'effet de la rotation, tant la toile d'organdi ivoire était légère. La jupe plus courte assortie au corsage d'un vert aussi tendre que les premières pousses du printemps était en satin brocardé de fils d'or sur l'ourlet, la ceinture et les contours du chemisier. Une pluie de petites étoiles au fil argenté donnaient l'impression d'avoir été déversées par une main céleste pour parsemer la robe de lumière. La coiffeuse avait garnie sa chevelure avec deux peignes en argent, dont les dents laissaient glisser des torsades argentées.

« Une vraie héroïne de conte de fées ! Je suis très fière de ma petite fille ! » avoua Scarlett en étreignant Ella. Celle-ci décréta qu'elle était au paradis aujourd'hui !

L'heure tournait. La Directrice de l'atelier avait accordé cinq minutes à la mère et la fille, mais, maintenant, il fallait passer aux choses sérieuses. Le chef d'œuvre de « La Mode Duncan » ! « Ella, mes jumelles, Marguerite et Georgette sont très impatientes de faire ta connaissance. Gina, leur nounou, les a amenées dans la pièce à côté, avec d'autres poupées. Je vais garder celle-ci pour l'instant, et te la redonnerai pour le défilé. Ta mère restera à trois mètres de toi dans cette pièce. Est-ce que cela te convient ? » Ella attendit le signal de Scarlett avant d'acquiescer.

Blanche recommanda à Gina de servir une orangeade à la petite fille, en prenant soin de protéger ses habits avec un grand tablier. « Mieux vaut ne prendre aucun risque » commenta intérieurement l'assistante zélée de Duncan.

« Madame O'Hara, venez découvrir le joyau que Monsieur Vayton a conçu pour vous ».

Scarlett tiqua au dernier mot entendu. Mais l'heure n'était pas aux interrogations. « Voyons quel parure le grand artiste a destiné à son quinzième mannequin ! »

La couturière venue les assister souleva la housse de protection. A peine l'avait-elle enlevée que Scarlett poussa un « Oh ! » d'éblouissement.

Ebahie, elle ne pouvait plus détacher son regard de l'habit accroché au cintre. La directrice de l'atelier et sa couturière se regardèrent, satisfaites de l'effet rendu par les sept cents heures de travail de toutes les « petites mains » de leur maison de couture. Saine récompense !

« Madame O'Hara, je vais vous aider à vous déshabiller. » En quelques manipulations habiles, elle se retrouva rapidement en petite chemise.

« Il faut que je change votre corset. » Devant le sourcil relevé de Scarlett en signe d'interrogation, la couturière expliqua : «Ce modèle est taillé plus bas sous la poitrine que d'ordinaire et cintre les hanches. Il le faut car le décolleté du corsage est généreux. »

Quelle sophistication Haute Couture dans ce sous-vêtement en satin ! En nouvelle propriétaire d'un commerce de vêtements féminins, Scarlett apprécia les broderies de fleurs et branchages en fil de soie, permettant de maintenir les baleines dans leur couloir et créant une finition raffinée.

L'imagination de Duncan n'avait aucune limite, ou alors sa connaissance du corps de la femme était infinie pour s'attacher à de tels détails intimes. A cette pensée, un frisson lui donna la chair de poule.

« Peut-être pourrais-je acheter des modèles inspirés de cette perfection, à un prix raisonnable pour mes clientes d'Atlanta. »

Un gémissement de déplaisir mit fin à sa réflexion, car l'habilleuse venait de serrer les lacets de son corset au point qu'elle eut le souffle coupé quelques instants. Mais Scarlett avait connu bien pire, au temps où elle demandait à Mamy de comprimer le plus possible cette garniture de torture afin qu'elle puisse parader avec la robe la plus ajustée des filles du County de Clayton.

Il fallait maintenant enfiler le jupon à tournure, équipé à l'arrière d'une rangée de cordelettes (*1). De cette façon, le derrière de la silhouette ne serait pas proéminant, évitant l'effet exagéré des fameux « faux-culs » passés de mode pour Duncan. Au contraire, il permettrait à la jupe de se modeler autour des hanches en rejetant l'ampleur du tissu vers l'arrière. Une nouvelle technique, remplaçant l'encombrante crinoline, pour faire rebondir le postérieur de la façon la plus agréable à l'œil, et accentuer le balancement de la traîne.

« Avec ces atours, vous aurez, sans nul doute, la plus jolie cambrure parmi les jeunes femmes qui vont défiler ce soir » lui assura la professionnelle de la mode. Scarlett se dit que, décidément, cette Blanche Bonsart était de bonne compagnie.

« Voilà ! » (Here it is !), proclama fièrement Blanche, en soulevant délicatement avec l'habilleuse la longue jupe en velours de soie d'un vert aussi profond qu'une forêt de sapins. « Le vert Charleston » précisa la Française. En un an, elle avait parfaitement absorbé les us et coutumes de sa ville d'adoption.

Scarlett eut juste le temps de passer la pulpe des doigts sur la frise tressée au fil d'or bordant le bas de la traîne aux cordons bouclés. Elle comportait en son centre trois broderies oblongues, surmontée d'une large palmette aux arêtes obliques stylisées.

Elle retint son souffle lorsque le crissement de la sur-jupe jaune d'or drapa ses hanches. « A la perfection ! » s'étonna-t-elle.

De minuscules perles de verre parsemaient le satin de soie, associées en symbiose pour former de longs grains de riz épars sur l'étoffe.

Scarlett observait dans le miroir plain-pied chaque détail de cette merveille sortie de l'esprit de Duncan Vayton.

Les volants étaient assemblés entre eux par de longs rubans brodés de fils métalliques argentés. Les deux bords du volant central se relevaient à hauteur des mollets pour se rejoindre au milieu de la jupe. Comme par magie – et surtout grâce au talent des couturières haut de gamme de « La Mode Duncan », le drapé tombait en un élégant éventail. (*2)

Au-dessus de cette plissure artistique, une large palmette à douze branches, répliquant tout en l'amplifiant la décoration ornant le centre de la traîne verte, alternait fils métalliques d'argent et brins d'or.

Les deux employées ne disaient plus rien, absorbées par leur délicate tâche, conscientes de manipuler une œuvre d'art.

La directrice de l'atelier dévoila une autre pièce qui était protégée par du papier de soie. Sans un mot, elle la montra au mannequin favori de son patron. En scrutant ses yeux qui brillaient d'excitation, Blanche n'eut pas de mal à comprendre que la soirée serait une réussite. Si une jeune femme coquette comme elle se pâmait devant leur création, nul doute que les invités auraient la même réaction.

C'était une ceinture, de la même teinte jaune d'or, en fine soie, constituée de deux courts volants froncés placés en haut des hanches, le ventre étant ainsi dégagé. A l'arrière, la luxueuse étoffe retombait en une traîne, à mi-hauteur du velours vert nuit.

Toujours assistée de la retoucheuse, Blanche posa la corolle sophistiquée sur la jupe. A travers le miroir, Scarlett fut émerveillée par le scintillement des fines paillettes rondes en laiton doré, les autres en vert émaillé, montées sur de multiples rubans, tombant tout autour de cet accessoire de rêve.

« Et maintenant, le chef d'œuvre de Monsieur Duncan Vayton ! » La voix de l'adjointe du prince de la Haute Couture montrait sa fierté d'avoir participé à la création d'une œuvre d'art.

Assistée de Wallis, Blanche révéla à Scarlett le bustier, de manière à ce que celle-ci en puisse admirer chaque détail. Elle ne savait plus où regarder ! Le corsage en satin ivoire, ajusté au corps comme un corset, s'ouvrait par devant. Sa découpe était si dégagée que les seins étaient plus que largement exposés.

Sur le satin irisé étaient appliqués, comme des bijoux, des éclairs à trois branches obliques, délicatement brodés de fils métalliques argentés et dorés, et garnis de minuscules perles en verre, couleur émeraude et paillettes argentées. Le décolleté était brocardé d'or sur un précieux tulle vert émeraude, aux fibres tellement aérées que la lumière absorbait presque toute la couleur. Pour accentuer l'esprit joaillerie du chef d'œuvre du grand couturier, de véritables perles précieuses parsemaient le décolleté.

Scarlett osa à peine effleurer les épaulettes et l'emmanchure sur lesquelles fils d'or et d'argent se disputaient avec une profusion de filaments métalliques brillants, levés anarchiquement comme une herbe folle agitée par le vent. L'emmanchure, qui dégageait entièrement le bras, avait pris la forme d'un coquillage concave dont les saillies étaient consolidées avec une tresse de fils d'or. Des perles nacrées s'échappaient de la coquille.

« Et si ma poitrine ne s'ajustait pas à la coupe de cette beauté ? » Scarlett retient son souffle. Le bustier colla magiquement à la moindre de ses courbes.

« Quelle chance incroyable que cette magnifique robe me siée parfaitement ! »

Blanche se moqua gentiment : «C'est pour le moins ce à quoi je m'attendais puisque Monsieur Vayton a conçu cette robe spécifiquement à vos mensurations. »

Scarlett ne cacha pas son ahurissement. « Quand a-t-il créé ce modèle ? »

Sans y prendre garde, la discrète assistante du couturier révéla ce qui pour elle était un simple fait.

« Au lendemain de votre visite dans nos ateliers, Monsieur Vayton a imaginé ce que vous portez maintenant. Le croquis fut prêt en trois jours – même s'il m'a confié y avoir travaillé également la nuit. J'apprécie son talent immense, mais j'avoue avoir été moi-même surprise par cette inspiration créative exacerbée ! D'autant plus que nous avions déjà une robe qui était supposée être nommée chef d'œuvre de cette collection. Pouvant admirer maintenant le résultat sur vous, je suis vraiment heureuse, pour la renommée de notre Atelier de Couture, que mon patron vous ait demandé de porter son modèle phare ! »

Sur ce, elle acheva l'habillage en fixant dans le dos un vaporeux tulle en organza vert émeraude tombant jusqu'en bas des fesses.

Scarlett n'avait pas ajouté un mot après cette révélation avouée par inadvertance. Dans sa tête, elle s'adressa à Duncan : « Ainsi, dès notre première rencontre, vous m'avez choisie. En utilisant des subterfuges pour prendre mes mesures de la tête aux pieds, alors qu'il s'agissait au départ d'une rectification mineure de robe déjà cousue. Je ne serai plus étonnée maintenant que la taille des ballerines soit la mienne ! »

Au même moment, Blanche lui demanda de s'asseoir pour la déchausser. Elle lui montra les plus exquis escarpins qu'elle aient jamais vus. En cuir fin et satin de la même couleur que la robe, le pourtour de la chaussure était brodé avec les fils métalliques en or. Un éclair argenté aux perles vertes garnissait le dessus.

La jeune femme conclut, qu'en effet, le soulier lui allait comme un gant !

« Nous avons presque terminé, Madame O'Hara. Pourriez-vous enfiler les gants en satin ? »

Ils étaient de couleur ivoire, et montaient jusqu'au coude.

« Il sera probablement plus pratique de les retirer pour participer au repas. Mais ils contribuent à donner à votre tenue l'élégance dont vous êtes la représentation. »

Scarlett sourit sous le compliment.

« Voilà ! C'est fini. Admirez l'œuvre de Duncan Vayton ! » lui dit-elle devant le miroir.

« L'heure tourne. Il nous reste vingt minutes pour parfaire votre coiffure. »

D'un geste, elle appela la coiffeuse qui s'était occupée des quatorze autres jeunes femmes, sans compter la jolie petite fille aux boucles rousses.

Avec un air légèrement ironique, elle interrogea Blanche : « Qu'a prévu Monsieur Duncan pour ma chevelure ? »

« Il a demandé que vos cheveux ne soient comprimés par aucun chignon. D'ailleurs, voici son croquis. »

Il avait été posé sur un guéridon, afin que la coiffeuse suive exactement les recommandations de son client.

Au premier coup d'œil, Scarlett fut surprise par la qualité artistique du dessin. « Décidemment, il a tous les talents ! » pensa-t-elle avec une pointe de malice.

Beaucoup mieux qu'une esquisse pour indiquer le mouvement voulu de la coiffure, c'était… son portrait ! La forme des yeux, le menton volontaire… « C'est moi ! »

« Excellente mémoire visuelle ! » constata Scarlett. La seule chose qu'il avait dû imaginer, faute de les avoir vus libérés, était la cascade des cheveux noirs de Scarlett…

Pendant les minutes qui suivirent, Scarlett put à loisir réfléchir aux conséquences de ce qu'elle venait d'apprendre. Son expérience des hommes lui permit rapidement d'arriver à une conclusion : Duncan était tombé sous son charme depuis le premier jour, au point d'imaginer qu'une inconnue représentât l'image de la griffe prestigieuse de sa maison Haute Couture. Et cette couleur verte omniprésente…. « Tous les autres robes – sauf deux, si mon observation est bonne – ont une dominance de bleu. Le vert émeraude des broderies de mon bustier, le vert sombre de la traîne, serait-ce pour s'accorder à mes yeux ? »

« Qu'il ait un faible pour moi, je l'avais remarqué depuis longtemps. Mais cela prend d'autres proportions maintenant. Serait-il amoureux ? Un homme très séduisant, c'est certain, jeune – beaucoup plus jeune que Rhett... « Oui, mais aussi manipulateur que Rhett ! » conclut-elle.

Et Ella dans tout cela ? « Elle a été une stratégie afin de m'obliger à être présente ce soir, cela paraît évident maintenant. Duncan n'a aucune envie de se lancer dans la création pour enfants. Toutefois, il a pris un gros risque en présumant que j'allais accepter. Et si j'avais refusé de venir, tout bonnement parce que mon nouveau magasin monopolisait tout mon temps ? C'était un pari osé qui aurait pu mettre à mal la présentation de son modèle phare. Quelle folie ! » Scarlett était abasourdie par tant d'inconséquence de la part d'un homme d'affaires aguerri comme lui.

« Une chose est sûre. Je ne me laisserai plus manœuvrer par un homme, aussi séduisant qu'il soit. Si Duncan ne m'avoue pas la vérité après le défilé, …. »


Samedi 27 mai 1876, 19 heures, Charleston, jardin de « La Mode Duncan »

Le numéro 26 de la Battery brillait maintenant de mille feux.

On avait allumé les lanternes murales accrochées aux balustrades des deux étages de la piazza. Les salles d'exposition, bordées de part et d'autre de portes fenêtres, étaient si bien éclairées par les lustres et appliques murales que les invités installés dans le jardin apercevaient aisément les silhouettes à l'intérieur.

Tout autour du grand jardin, des pilonnes en fonte, bien ancrés dans leur piètement, portaient des câbles auxquels étaient suspendues à distances régulières des lanternes à huile en fer forgé. La piste de danse était parfaitement éclairée. Pas question de faire un faux-pas dans l'obscurité !

Chaque table disposait d'au moins une lampe à huile, dont le laiton martelé brillait sous le halo de la flamme.

Nombreux invités étaient présents dès 18h45, conformément à ce qui avait été recommandé dans leur carton d'invitation.

« L'effervescence montait dans la bonne société de Charleston. Enfin, on allait pouvoir rencontrer le séduisant héritier de la plus vénérable et ancienne famille du Grand Sud et certainement aussi d'une des plus riches familles d'Amérique. Tant de mystères enrobaient la personnalité de Duncan Vayton, grand bienfaiteur de la Cause et nouveau prince de la mode. » (note : premier paragraphe du chapitre 1.)

Il n'y avait pas eu de grandes festivités en l'honneur de l'héritier de Vayton & Son Ltd depuis son retour de France un an et demi auparavant. La famille avait été en période de deuil, pleurant la disparition du patriarche.

Ce soir, c'était l'occasion pour les gens huppés de Caroline du Sud de vérifier si les rumeurs étaient vraies.

Etait-il si talentueux ? On disait qu'il avait travaillé avec le plus célèbre couturier français et que sa collection 1876 avait remporté un grand succès à New York. Les journalistes spécialisés avaient été dithyrambiques, le surnommant le nouveau prince de la mode américaine. La meilleure société de Charleston aurait droit à un défilé exclusif de ses nouveaux modèles.

Pour les nostalgiques du Vieux Sud, ses exploits militaires avaient été justement reconnus par ses pairs. Comme Aymeric Vayton et la majorité des riches familles de Charleston, il avait largement contribué à financer les besoins de l'armée confédérée. On disait même que, grâce à sa filature française, de nombreux de nos vaillants soldats avaient pu bénéficier de vêtements neufs, si rares à cause du blocus.

A mi-mot, les jeunes filles rêvaient. Etait-il si séduisant qu'on le disait ? Et surtout, on savait que c'était un homme toujours célibataire à 36 ans. Alors les jeunes filles fantasmaient de devenir celle qui ferait battre son cœur, et qui aurait la chance d'épouser le prince charmant de Charleston.

De la rue, on entendait les notes élégantes de l'orchestre. Le pianiste et la violoniste s'accordaient pour jouer des rhapsodies classiques avant le début des réjouissances.

A leur arrivée, les chevaux étaient étroitement attachés près des écuries, les véhicules étaient pris en charge dans la cour. Mais très vite, faute de place, les chauffeurs durent garer buggys et cabriolets tout le long de la Battery.

Conformément à ce que Blanche avait organisé, après que les arrivants aient montré patte blanche en sortant leurs cartons d'invitation, un employé les précédait pour les mener à leur table.

A peine assis qu'on apportait déjà un plateau avec verres et grandes cruches d'eau rafraichie par des glaçons. Les ordres avaient été formels. Dès qu'un invité venait d'être placé, le serveur en livrée accourait pour prendre la commande d'orangeades, de thé glacé, de vins fins ou de whisky. C'était au tour des sommeliers de s'activer et se démultiplier pour servir avec style les grands crus que Duncan Vayton avec sélectionnés.

A 19 heures, Blanche finit son inspection. A première vue, toutes les tables étaient occupées à présent. Il n'y aurait que peu de retardataires jusqu'à 19h15.

Elle se dirigea vers le buffet. Pour l'instant, il n'y avait que quatre paniers de fruits frais. Les mets chauds et froids seraient servis après le défilé. La cuisinière de la Magnolias' Mansion avait parfaitement géré la préparation des différentes recettes choisies par Cathleen Vayton.

L'immigrée française avait été touchée quand son patron lui annonça que, dès la fin du défilé, elle se joindrait aux invités. Son nom figurait avec celui de son meilleur ami, lui avait-il fait remarquer. « Une marque d'attention qui lui avait fait chaud au cœur.

La présentation du défilé était calibrée, la chorégraphie avait été répétée la veille et ce matin avec les quatorze participantes.

Blanche avait cinq minutes pour se changer dans le vestiaire du premier étage et apprêter ses cheveux avec l'aide de la coiffeuse.


A la table des Paxton, Rebecca essayait de sourire, mais le cœur n'y était pas. Autour d'elle étaient assis les amis d'enfance de Duncan Vayton, appartenant tous à des familles « bien nées ». Eux, bien entendu, ainsi que deux autres couples. A côté de John, un siège était vide, destiné, selon le porte-nom, à « Blanche Bonsart ». Une Française ? Que représentait-elle pour Duncan ? Une interrogation à laquelle Rebecca aurait aimé avoir la réponse.

Ce qui la préoccupait secrètement était la présence, à côté d'elle, de Gladys et Petyr Matisson. La femme ne l'intéressait guère. Elle avait le même âge que Duncan, et avait fait partie de leur groupe de camarades, anniversaires en commun, jeux, blagues et disputes partagées. Rebecca n'avait jamais eu d'atomes crochus avec elle, surveillant la moindre attention que son ami d'enfance aurait pu davantage lui prodiguer plutôt qu'à elle-même. Son visage était commun. Plus du tout le moindre danger de bénéficier des faveurs du beau blond aux yeux bleus.

Son mari avait dix ans de plus que Rebecca. Un homme d'affaires jonglant avec les actions, les acquisitions, les faillites d'entreprises. Peu lui importait. Il n'avait aucun scrupule. Seul comptaient le bénéfice obtenu… et Rebecca.

Ils s'étaient rencontrés au mariage du couple Matisson, il y a dix ans. A la réception, le jeune marié fut captivé par la belle Rebecca, déjà mariée depuis un an. Choquée par ses avances le jour même de son union avec sa camarade de jeunesse, la sœur de John résista jusqu'à ce que, un jour où son mari s'était montré particulièrement détestable, elle accepta une invitation à déjeuner de Petyr. Celui-ci avait choisi une auberge en dehors de la ville. Il la consola et réussit à l'inviter dans une des chambres à l'étage, qu'il avait louée… au moment de la réservation de la table.

Une relation chaotique s'en suivit. Lui se montra passionné et pressant, voire imprudent en présence de Gladys ou du mari de Rebecca. Celle-ci n'éprouvait rien, mais elle reconnaissait qu'il était un amant vigoureux et talentueux. Après son veuvage, Petyr s'attendait à ce que leurs rendez-vous clandestins soient au-moins hebdomadaires. Ce fut le cas pendant deux ans. Puis Rebecca passa à autre chose, ou plutôt à quelqu'un d'autre. Petyr insista, en vain.

Voilà que ce soir ils étaient réunis autour d'une table, lui assis à côté d'elle, sa cuisse étendue dangereusement en direction de son genou. La soirée allait être difficile…

Au moment où elle se faisait cette réflexion, les oiseaux de mauvais augure s'envolèrent car Duncan s'approchait de la table. Son beau Duncan, si parfait, et même meilleur amant que Petyr !

Pendant que Scarlett découvrait sa tenue de rêve, le jeune couturier en avait profité pour faire un aller-retour rapide à sa maison pour se changer. « D'une élégance folle » jugea sa maîtresse, « un costume taillé à sa mesure, évidemment ».

Ses pantalons étaient gris clair, avec de fines rayures vert foncé. Sa veste d'apparat, du même ton de gris, était agrémentée d'un ruban de soie d'un gris rehaussé, garnissant les poignets et le col. L'arrière se terminait en queue de pie. La discrète pochette en soie pliée en éventail était du même bleu radieux que ses yeux. Chaque détail avait été judicieusement choisi, jusqu'aux boutons en cristal taillé à facettes, d'un éclatant vert émeraude. La même couleur que le gilet en soie si bien ajusté à sa silhouette athlétique, fermé par des boutons bijoux aux fils métalliques argentés. La lavallière aurait pu être jugée presque trop féminine, en soie lustrée d'un vert Charleston, sur laquelle avait été appliqués des éclairs en fines perles, entourés de fils argentés – les mêmes éclairs que ceux du bustier porté par son mannequin. Le jeune homme irradiait la virilité et pouvait se permettre des ornements précieux dignes de l'originalité de l'artiste.

Il avait décidé de faire une brève incursion pour saluer ses invités. Trois tables placées au plus près de la piazza et des escaliers était le condensé du « monde » de Duncan Vayton. Celle au milieu était réservée à sa famille et aux amis de sa mère. A leur droite paradaient en costume militaire les deux généraux et deux colonels, héros de l'ancienne Armée Confédérée, avec leurs épouses, ainsi que ses deux plus valeureux officiers qui avaient été sous les ordres du Lieutenant-Colonel Vayton.

L'autre grande table, disposée à gauche, réunissait les personnalités politiques démocrates de la Caroline du Sud. Les amitiés et préférences de l'héritier de Vayton & Son Ltd étaient connues de tous, et il s'en prévalait. Le Vieux Sud, son style de vie, et son armée vaincue serait toujours dans son cœur. Il allait lever des fonds à leur intention pour contrer le gouverneur actuel, Daniel Henry Chamberlain. (*3). A côté d'eux étaient installés le maire de Charleston, le président de la fondation de bienfaisance baptisée au nom de son père, l'administrateur du groupe Vayton et son associé de la filature.

Après avoir salué d'un mot bref les invités qu'il connaissait, adressé un sourire aux meilleures familles de Charleston connues de sa mère, il n'avait plus qu'à faire une accolade à son meilleur ami, John Paxton, la belle Rebecca et ses autres amis d'enfance.

Il ne fut pas plus disert avec eux, car le temps pressait, et ils auraient d'autres occasions de se parler. Il appréhendait vaguement un reproche. Ce qui arriva.

« Duncan, félicitations pour l'organisation de la fête. Inutile de te préciser que mes yeux seront réjouis d'admirer tes créations sur le corps des jeunes et jolies modèles que tu as conviées ! » John finit son allusion coquine avec un clin d'œil à son ami.

« Mais j'ai un reproche à te faire, au nom de ma chère sœur. J'ai conscience que tu aies été très occupé avec ta collection, mais tu exagères ! Comment as-tu pu nous abandonner depuis plus de trois mois ? Rebecca ne cessait de demander de tes nouvelles» Il regarda avec amusement sa sœur.

Duncan n'osa pas croiser le regard de sa maîtresse. Enfin, « ancienne maîtresse », car il ne pouvait plus envisager de toucher une autre peau que celle qu'il convoitait depuis février.

D'une tape amicale sur le dos de John, il lui assura : « J'aurai plus de temps à vous consacrer maintenant. Nous conviendrons d'une date pour faire la fête un soir. »

Sur ce, il les quitta, abandonnant Rebecca à ses cogitations. «Trois mois sans qu'il ait fréquenté mon lit. Mettons cela sur le compte d'un excès de travail. J'ai assez patienté. Après le bal, mon beau Duncan, tu succomberas à nouveau à mes charmes ! »

Celui-ci passa devant l'orchestre. D'un air ferme, il dit au joueur de banjo : « Vous avez pris bien note de mes instructions, n'est-ce pas ? A 19 h 15 pile, je veux que vous commenciez à jouer les partitions prévues, selon les séquences planifiées. Je compte sur vous!»

Enfin, on approchait de l'ouverture des festivités ! Le travail et la tension accumulés de ces derniers mois auraient dû peser sur ses épaules. Au contraire, une bouffée d'adrénaline lui donnait l'énergie de ses vingt ans.

Quel chemin parcouru depuis 1865 et son installation de « La Mode Duncan » au 9 rue de la Paix à Paris ! Ami du célèbre Worth, ayant habillé les plus célèbres dames de la vieille Europe, favori à présent des riches millionnaires américaines qui rêvaient qu'il leur dédie une de ses créations, il allait recevoir, pendant cette soirée, les éloges qui lui tenaient le plus à cœur, celles de ses pairs, les nobles familles du Vieux Sud. « La consécration suprême, ma récompense, sera de lire la fierté dans les magnifiques yeux de Scarlett lorsqu'elle portera la robe que je lui ai dédiée ! »


La table des Vayton était animée. Cathleen était heureuse. Elle avait pleuré sincèrement le décès de son époux. Comme toute Dame du Sud, elle avait fait preuve de résilience pour l'amour de ses deux enfants. Grâce à leurs attentions quotidiennement renouvelées, la Veuve Clayton avait repris des forces. Et quel meilleur remède que d'assister au succès de son fils devant toutes ses connaissances de Charleston !

A côté d'elle était assise Eleonor Butler. C'était un vrai réconfort que d'être voisines. Même lorsque leurs obligations associatives les accaparaient, elles trouvaient un moment de répit pour partager le thé, échanger quelques informations sur leurs connaissances communes, sans oublier de rêver ensemble de mariages éventuels de leur progéniture.

Rosemary Butler était certaine qu'elle allait passer de bons moments. Elle avait déjà repéré une de ses amies parmi les invités, et la présence des dynamiques Melina and Roselyne promettaient des commérages récréatifs en perspective et une fête réussie.

Même si la présence de la famille Butler était incomplète. Avec amertume, Rosemary regretta une fois de plus le caractère buté de son frère. Malgré les efforts conjugués des deux femmes Butler, il s'était entêté à rester reclus dans sa bibliothèque au lieu de répondre à l'invitation de leur voisin.

Avant de quitter la maison pour se rendre à la réception de Duncan Vayton, elle avait cru un moment qu'il allait flancher, en lui rappelant que Roselyne serait présente, et qu'un peu de chaleur amicale et sincère serait un baume à sa vie monotone. Elle avait terminé son plaidoyer en lui reprochant, d'un ton amer : « Tu dis que tu nous aimes, mais tu ne fais rien pour le montrer. Maman aurait été si fière d'être au bras de son fils, ce soir. Je suis certaine qu'elle a rêvé que tu l'invites à danser ! Tu es égoïste ! » Il avait semblé interloqué, voire touché par l'émotion de sa sœur. Mais il ne les avait pas suivies.

«Quel gâchis ! C'est tellement frustrant de le voir s'éteindre de jour en jour, semaine après semaine. Et pourquoi ? Pour qui ? Certainement pas, je l'espère, pour cette infâmante Scarlett, indigne d'avoir porté le nom des Butler. Heureusement qu'il n'ait jamais eu l'idée d'imposer sa présence scandaleuse parmi notre bonne société de Charleston ! »

A côté d'elle, la joyeuse Melina trépignait d'impatience. Comme j'ai hâte d'admirer enfin les jolies robes créées par mon frère ! Et puis, on ouvrira le bal. Le répertoire des chansons choisies me donne déjà envie de chantonner.» Secrètement, elle rêva qu'Alexander Dean l'invite à danser. Il serait présent avec ses parents. Elle avait reçu leur carton de confirmation. Son cœur battit un peu plus vite à cette pensée.

Sa nouvelle amie Roselyne, assise à ses côtés, essayait de faire bonne figure et de s'intéresser à la conversation. Mais elle bouillait de frustration. Rhett n'était pas là ce soir !

Quand Melina l'avait invitée, lui précisant que la famille Butler serait également de la partie, elle s'était tellement réjouie ! Danser au bras de Rhett Butler devant toutes ses amies qui allaient mourir de jalousie, elle en était certaine ! Car Melina était si aveuglée par son adoration qu'elle ne se rendait pas compte que, pour la grande majorité de ses camarades, il avait dépassé l'âge d'être leur père. Il était vieux. Un défaut rédhibitoire pour elles, sauf pour Roselyne Tucker.

« Cela fait si longtemps que je l'aime secrètement ! » Un amour platonique évidemment, mais qui la faisait vibrer depuis ses années d'adolescence.

Elle avait quatorze ans quand elle entendit parler pour la première fois de Rhett Butler. Des amis de ses parents vantaient les exploits d'un fameux briseur de blocus qui appartenait à une respectable famille de Charleston. Mais ils baissèrent la voix soudainement. Pas assez pourtant pour que Roselyne n'entendît le mot « scandale » et « jeune fille ».

Dans son imaginaire fantasque, ce personnage de roman avait tout pour lui plaire. Un aventurier téméraire, un peu dangereux, et séducteur d'après ce qu'elle apprit plus tard. Car Roselyne n'abandonna pas au fil des mois et des années sa fixation d'adolescente. Elle commença à être courtisée par des garçons de bonne famille de son âge, mais, au fond d'elle, un seul importait. Elle guetta la moindre rumeur, son mariage à Atlanta, la naissance de sa fille, puis sa mort, un mauvais mariage, une épouse aux mœurs distendues. Tout semblant d'information ravivait le mystère. Oh ! Si seulement elle pouvait le rencontrer ! Et puis, par le plus grand des hasards, elle accompagna ses parents à un goûter offert par Eleonor Butler. Quelle chance ! Elle comprit immédiatement, en voyant Rosemary, qu'il fallait qu'elle s'en fasse une amie pour se rapprocher de son frère. Lorsqu'enfin elle fit la connaissance de ce dernier, elle manqua de défaillir d'émotion, mais elle réussit à cacher ses sentiments, et lui adressa son regard le plus avenant.

Les premières fois où leurs mains s'étaient frôlées… De tels moments d'extase… Si peu de contact physique, et son corps s'enflammait déjà ! Il y a deux ans, elle avait eu l'impression que leur relation amicale évoluait. Rhett se montrait séducteur, parfois même grivois, ce qui la ravissait. Jusqu'au mois de février, elle s'en souvenait très bien, où il avait commencé à s'isoler. Malgré ses nombreuses visites à Roselyne, elle ne l'avait plus croisé.

Sachant que les Vayton étaient les plus proches voisins de la famille Butler, elle fut ravie de faire la connaissance de Melina. Celle-ci pourrait peut-être, grâce à la proximité de leurs maisons, fournir de précieux renseignements sur la vie quotidienne du fils aîné Butler.

Quand Melina lui avait remis le carton d'invitation à leur réception, en précisant que la famille Butler serait à leur table, le cœur romanesque de la jeune fille avait battu très fort. Enfin !

Mais la fête allait commencer. La chaise de Rhett Butler était vide.

Duncan vérifia l'heure à son montre à gousset. 19h10. Il s'approcha de la table d'honneur. Et poussa un gros soupir de soulagement. Quoiqu'il ait eut peu de crainte que Rhett Butler soit présent. Sa mère lui avait bien fait comprendre que, malgré les supplications d'Eleonor, il voulait rester reclus.

Il embrassa sa mère sur le front. Celle-ci admira sa tenue : « Quelle fierté ai-je d'avoir un fils si beau et élégant ! » Il baisa sa main en guise de remerciement.

« Le serveur s'est bien occupé de vous, n'est-ce pas ? »

Melina répondit pour elles toutes : « Oui, nous avons choisi une citronnade. Rafraichissante à souhait avant d'entrer dans la chaleur des festivités ! »

Cathleen dirigea son regard sur les cinq places vides. Où sont tes trois invités ? Ta cliente n'a pas pu se déplacer ? »

Duncan prit un air mystérieux. « Vous les verrez après le défilé. Je vous ai réservé une surprise ! Excusez-moi, il est l'heure. Dans trois minutes, le spectacle va commencer. A tout à l'heure ! »

Il fit quelques pas en bas des marches, et tourna le dos vers la piazza. Dans une minute, l'orchestre allait jouer sa partition.

Un bruit de chaise remuée, un serveur qui accourt pour prendre la dernière commande avant 19h15.

« Un double whisky, s'il vous plait ! »

Madame Butler fit une mimique d'appréhension.

« S'il commence par un double whisky… »


Notes sur le chapitre 22

(*1) Jupon à tournure, équipé à l'arrière d'une rangée de cordelettes (*1) disposées en guirlandes sur un coton épais, raidie par un fil. Plus la tresse de cordelette est déboutonnée, plus le « faux-cul » se distend – ref : publicité de magazine américain, costumes-urbains com - /?p=86

(*2) Cette robe de Worth est postérieure au défilé de 1876 donné par Duncan Vayton. Mais elle est tellement belle que j'ai fait exceptionnellement une digression temporelle, car Scarlett devait la porter ! Robe créé par Charles Frederick Worth (1825-1895) pour Mme Cornelius Vanderbilt II au bal costumé William K. Vanderbilt, le 26 mars 1883. Appelée «Electric Light», en l'honneur de l'invention de Thomas Edison. Une batterie intégrée dans la robe allumait une ampoule placée dans une torche qu'Alice Vandelbilt pouvait soulever au-dessus de sa tête comme le Statue de la Liberté. Conservée au Musée de la ville de New York. (Voyez les photos sur la page du Museum of the City of New York mcityofny redgold .

(*3) Elections de novembre 1876 en Caroline du Sud – ref. wikepedia 1876 South Carolina gubernatorial election