Note : the magical night continues...

To all my reviewers : you have been so nice after chapter 23 that I blushed of pleasure like Ella ;-) Thank you !


Samedi 27 mai 1876, 20 heures 30, Charleston, jardin de « La Mode Duncan »

Seuls au monde ! Ils étaient seuls au monde… Seuls sur la piste de danse en tout cas.

Les premières notes mélancoliques de « Lorena » (*1) s'élevèrent dans la pureté de l'instant.

Tous les convives avaient tourné leurs chaises dans la direction du large périmètre quadrillé par les lanternes suspendues. Hypnotisés par la perfection de la scène qui se déroulait devant eux.

« Pleins feux sur des jeunes gens tout droit sortis d'un roman ! » commenta une dame dynamique à la table jouxtant celle des Vayton.

Melina jugea ce constat pertinent. Ses penchants pour le romantisme se trouvaient rassasiés par l'osmose entre la ballade d'amour chantée d'une voix profonde, et les halos de lumière tressautant sur le plancher, transformant les ombres des deux danseurs en témoins fantomatiques distordus et démultipliés d'une étreinte qu'ils protégeaient.

Se penchant vers sa mère : « On dirait que Duncan a imaginé leurs tenues en souvenir des livres de contes que nous lisait Mademoiselle Fleurette. Vous en souvenez-vous, Maman ? Notre préceptrice de français aimait à nous raconter – comment cela s'appelait-il ? Les contes de Perrault (*). Je me demande si mon grand-frère n'a pas rêvé de Cendrillon, ou d'une autre princesse décrite par notre institutrice, quand il a imaginé « Foudre de Georgie ». Et bien sûr, il s'est dessiné en Prince Charmant.»

«Peut-être » répondit prudemment Cathleen. Depuis l'apparition de Scarlett O'Hara en haut du balcon, elle prenait garde à chaque mot échangé, de peur d'enflammer plus encore, si cela été possible, la fébrilité de ses voisins.

«Seule la gentille Roselyne témoigne son enthousiasme d'être parmi nous. Alors que les Butler voudraient disparaître dans un trou de souris ! Une chose est certaine : je n'aurais jamais cru que la dame d'Atlanta puisse susciter autant de trouble parmi nous… »

Rhett entendit l'infantile remarque de la sœur de Vayton. « Un Prince Charmant ! Un prince de pacotille, oui ! Dont Scarlett se débarrassera au bout de deux danses. »

Du moins, il l'espérait, car, pour l'instant, c'est l'autre qui la serrait dans ses bras. Et Rhett qui était malade de les voir enlacés.

« Mais mon cœur bat plus chaleureusement à présent

Comme quand les jours d'été étaient proches.

Oh, le soleil ne peut jamais plonger si bas

Qu'un ciel sans nuage d'affection. » (*1)

« Comme vous devez jouir de cette situation, Scarlett ! Avoir les yeux de toute l'assistance rivés sur vous – et accessoirement, pouvoir me faire souffrir. »

Sommeliers et serveurs avaient recommencé discrètement à apporter boissons fraîches et alcools.

Rhett but quelques gorgées de whisky pour se réconforter. « Hors de question que je sois ivre ce soir ! Cet infatué de Vayton n'oublierait pas d'en tirer parti. »

Wade et Ella s'étaient rapprochés pour mieux admirer leur mère dansant. Blanche, sous l'instruction discrète de son patron, était venue leur parler et s'était assurée qu'on leur ait servi de la citronnade. Elle avait proposé à Wade de les conduire à la table d'honneur afin que tous deux s'installent, mais l'adolescent avait préféré se tenir debout jusqu'au retour de leur mère. Pas question d'endurer la présence de Rhett Butler plus qu'il n'était nécessaire.

Duncan avait délicatement placé sa main sur la taille de Scarlett. Très légèrement, seulement un effleurement, pour s'obliger à refreiner la folle envie de la serrer très fort contre lui et coller son corps au sien.

Le chanteur avait à peine déclamé le début du couplet que Duncan sût qu'il allait être mis au pied du mur.

Scarlett le regarda, tout sourire, d'un air mutin. « Mon cher Duncan, il me semble que la minute est passée. » Ses yeux ne racontaient pas la même histoire que sa bouche. Ils étaient exigeants, implacables, se dit Duncan.

Une bouffée de chaleur envahit le jeune homme.

Il dut faire preuve de toutes ses années d'expérience de séducteur, passé maître à moduler le timbre de sa voix, afin qu'il soit le plus convaincant possible :

« Vous avez d'ores et déjà compris qu'il n'y a jamais eu de quinzième modèle s'étant foulé le pied. » Il se racla la gorge pour économiser encore une seconde de répit. «Je ne sais comment m'excuser de ce honteux mensonge. J'ai été emporté dans une spirale dont la seule finalité était de faire de vous la reine de ma collection. Mais j'avais tellement peur que vous refusiez… » Il dut s'arrêter car il avait du mal à avaler sa salive.

Scarlett le regarda droit dans les yeux : « Si vous désirez que nous soyons amis, vous n'aurez d'autre choix que d'être honnête avec moi. J'ai suffisamment été exposée au mensonge pour refuser d'être à nouveau manipulée par un homme. Ce que vous avez commencé à faire. »

Les invités admirant la danse élégante de ces deux beaux jeunes gens ne pouvaient pas se douter de la tension qui s'était installée entre eux.

Ce n'était pas le cas de Rhett. Habitué depuis quinze ans à guetter le moindre changement d'humeur de Scarlett, grâce à d'imperceptibles expressions faciales ou son langage du corps bien particulier, que lui seul était capable de détecter, il capta immédiatement le menton levé, le léger mouvement de côté de la tête pendant qu'elle regardait son interlocuteur : « Elle est en train de lui reprocher quelque chose. Probablement le fait qu'il l'ait exposée à ma présence… » Son cœur se serra. Lui était tellement heureux de la voir après ces années de disette ! Même s'il avait le cœur brisé qu'elle soit au bras d'un autre.

Le chanteur exprimait l'émoi que Duncan avait ressenti à leur deuxième rencontre :

« Une centaine de mois se sont écoulés, Lorena,

Depuis que j'ai tenu cette main dans la mienne,

Et senti le pouls battre rapidement, Lorena,

Bien que le mien bat encore plus vite que le tien » (*1)

Le puissant héritier rassembla ses forces et avoua humblement :

« Dès les premières minutes où je vous ai vue, j'ai ressenti…, j'ai imaginé…., j'ai eu le besoin de créer une robe de lumière et de feu. Vous savez comment sont les artistes, impulsifs et fantasques. Il fallait que je transforme ma vision en chef d'œuvre pour le défilé de mode dédié au Vieux Sud. Vous seule étiez susceptible d'incarner cette flamme issue de mon imagination. Mais j'ai eu peur… de vous effaroucher. Nous venions à peine de nous rencontrer. »

Ils continuaient à valser. Scarlett l'écoutait, prête à bondir au moindre argument qu'elle jugerait trompeur.

Duncan se remémorait les premiers moments de leur rencontre qui avaient été si marquants. « Lorsque vous avez essayé la robe destinée à l'ouverture de votre magasin, j'ai pris prétexte de la retouche pour que Blanche note l'intégralité de vos mensurations. »

Elle le toisa, interloquée par ce qu'il venait de lui révéler. «Prétendez-vous que, dès ma première visite dans vos ateliers, vous avez eu l'intention de créer votre pièce maîtresse en fonction de moi ? »

Duncan soupira. « Oui, je l'avoue. Après votre départ ce soir-là, je me suis enfermé dans mon bureau. Pris d'une fièvre, qui ne s'est apaisée que trois jours plus tard, lorsque j'ai pu soumettre à ma directrice d'atelier le croquis sur lequel mes couturières allaient pouvoir bâtir mon chef d'œuvre, à vos mensurations. Ensuite… Lorsque je suis venu vous voir à Atlanta, il fallait que j'arrive absolument à vous convaincre de venir à la fête. »

« Pour se faire, vous avez osé utiliser ma fille comme alibi. » La voix de Scarlett s'était faite acide. Hors de question d'accepter de manipuler ses enfants !

Duncan essaya de plaider. Il ralentit le pas de leur danse, afin qu'il puisse se concentrer sur le poids de ses paroles. « C'est vrai. Mais avouez qu'elle a ajouté une touche féerique au défilé. Et… vous avez pu constater par vous-même combien elle est heureuse ce soir. »

« Il marque un point. Un argument de taille. Ella se souviendra toute sa vie de la « Princesse d'Atlanta». »

Elle essaya une dernière fois de le mettre au pied du mur.

« Et si je n'étais pas venue en fin de compte ? Vous avez pris un gros risque ! »

La réponse du couturier fusa : «Seule, vous pouviez incarner la réelle « Foudre de Georgie ». Toutefois, ma pragmatique Blanche avait trouvé un mannequin parmi les quatorze ayant à peu près vos mensurations. La mise en scène en aurait été un peu désarticulée. Mais… de toute façon, je ne pouvais tout simplement pas imaginer que vous ne viendriez pas. »

La regardant dans les yeux avec toute la douceur dont il était capable : « Et vous êtes là. Le défilé a été un succès total. Vous êtes la reine de la soirée. »

Le dernier couplet de « Lorena » allait être entamé.

Le plus important mensonge avait encore besoin d'être levé.

Comme si cette information n'était qu'un détail sans importance, elle demanda : « Quand avez-vous su ? »

Duncan pâlit, rougit…

« Manifestement, il a quelque chose à se reprocher. Ce cher Duncan n'est pas un si bon menteur que Rhett. » Elle attendait, elle le testait pour savoir si elle pourrait effectivement lui faire confiance.

Après une profonde inspiration, il avoua : « A la fin de la soirée au restaurant, lorsque le Chef est venu vous saluer, il vous a appelée Madame Butler. »

Scarlett ne comprenait toujours pas. Cela n'était pas un élément suffisant pour que Duncan fasse le lien avec Rhett.

« J'ai autre chose à vous avouer, Scarlett. Qui risque de vous perturber, j'en ai bien peur. »

Face à son incompréhension, il plongea : « Eleonor Butler habite la maison voisine de la nôtre, sur la Battery, à la Magnolias' Mansion. C'est pourquoi ma mère les a conviés à notre table. Mais nous étions persuadés que votre ex-mari n'accepterait pas son invitation.»

Scarlett s'arrêta de danser. Immobile, comme frappée par la foudre. « Mais alors, le jour où je suis venue prendre le thé chez votre mère… » Sa phrase resta suspendue.

« Je n'en avais aucune idée. J'avais entendu parler de ses esclandres, son divorce, sa petite fille, son ex-femme d'une exceptionnelle beauté… Cette dernière mention ne vous rend pas justice. Vous êtes… au-dessus de toute beauté terrestre. »

Scarlett éclata de rire. « Vraiment, vous êtes un flatteur outrancier, Duncan. Mais, admettons… Si ces informations sont venues à vos oreilles, je présume que d'autres rumeurs vous ont chatouillées, n'est-ce pas ? Et qu'elles risquaient de vous faire perdre la face auprès de la bonne société de Charleston en me choisissant comme représentante de votre marque.» Le sous-entendu était sans fard. Dangereux. «Accessoirement aussi, en me jetant négligemment dans la fosse aux lions. »

« Oui, Scarlett. J'ai eu vent de ces échos. Par hasard." Son ton se fit ferme, autoritaire : „Que m'importait ! Que m'importe ! Vous êtes brillante, fière, courageuse, volontaire. Aucune Dame, présente ce soir, ne vous arrive à la cheville. Au diable les médisances ! Et au diable Charleston si jamais on voulait vous faire barrage ! »

Scarlett le fixa intensément. Époustouflée par le portrait qu'il venait de dresser d'elle. Il prenait le risque de s'opposer aux gens qu'il aimait pour l'imposer malgré les ouï-dire. Des images furtives lui traversèrent l'esprit : une robe bien trop décolletée, des chuchotements jetés sur son passage, des regards agressifs annonciateurs d'une exécution, et puis, le sourire franc de Melly, les bras tournées dans sa direction pour l'accueillir, forçant chaque convive présent à la saluer.

Une évidence s'imposa à Scarlett : « Duncan est le seul, avec Mélanie, qui ait osé prendre mon parti envers et contre tous. Ils sont semblables… » Elle interrompit un instant sa réflexion, tant la conclusion était étonnante : « semblables dans la foi qu'ils ont en moi. »

On entendit la dernière strophe de la chanson : «But there, up there, it is heart to heart. » « Mais là, là-haut, c'est un cœur à cœur. »

Sans crier gare, Duncan fit tourner son index en direction des membres de l'orchestre. Ils comprirent l'ordre de leur client, et rejouèrent les mesures du début du morceau.

De sa chaise, Rhett n'avait pas quitté le couple du regard. Il surprit la manœuvre de Vayton pour faire traîner le moment d'intimité avec Scarlett. Et cet air entêtant qui le tourmentait, l'obligeant à se remémorer un autre bal… « Au bal de charité, quand vous m'aviez aperçu et que vous avez voulu fuir votre stand pour m'éviter, votre robe était restée accrochée. Je suis venu pour vous libérer. L'orchestre jouait cette musique. Vous en souvenez-vous Scarlett ? Est-ce que vous y pensez pendant qu'il vous serre dans ses bras ? »

Pour calmer sa nervosité, il s'était emparé d'une fourchette dressée sur la nappe, et commençait à la distordre. Un moyen d'extérioriser sa rage. Heureusement, il n'avait pas à subir, pour l'instant, les œillades curieuses des dames Vayton qui s'étaient momentanément absentées pour discuter avec une de leurs connaissances. Roselyne, elle, était partie se rafraîchir. De ce fait, il pouvait fulminer, sans que sa mère et sa sœur n'osent piper mot.

Scarlett ne se rendit pas compte que leur danse solitaire sur la piste avait été magiquement prolongée. Elle était encore sous le choc d'avoir réalisé que, désormais, quelqu'un avait pris le relais de sa chère Melly pour se battre pour elle.

Duncan, lui, se sentait plus léger, libéré du poids des mensonges qui avaient risqué d'endommager irrémédiablement leur relation naissante.

Il se permit de resserrer son bras autour de la fine taille de la jeune femme.

« Je vais vous confier un secret. Mon secret. Pourquoi j'ai choisi cette ballade pour annoncer la présentation de « Foudre de Georgie », pourquoi j'ai voulu partager cette première danse avec vous, au rythme de « Lorena ».

Sans qu'elle y prenne garde, Scarlett réalisa que cette musique lui rappelait un souvenir. Qu'elle chassa avec détermination.

La voix de Duncan s'était assourdie, comme venant de loin, d'un autre espace-temps. « L'histoire est triste, un pasteur trop pauvre pour épouser sa bien-aimée. Pour moi, cela me rappelle un jour précis, douloureux. Me permettez-vous de vous le raconter ? »

Scarlett hocha la tête, intriguée par l'air soudain ému de son cavalier.

« Mon régiment et moi-même étions encerclés par les Yankees. Nous avions subi beaucoup de pertes. Il neigeait. Je m'en souviens comme si c'était hier. Mon fidèle bras droit avait été mortellement touché. Il agonisait, il délirait. Je lui ai parlé, parlé, pour lui faire oublier sa souffrance et adoucir ses derniers instants. Les plantations, nos valeureuses Dames du Sud… »

« C'est là qu'il s'est mis à chantonner « Lorena ». Oh ! Bien difficilement ! Il arrivait à peine à articuler. Il devait s'arrêter après chaque strophe, tant ses forces l'abandonnaient. »

Pour appuyer son récit, Duncan s'était mis fredonner les paroles de la balade.

Scarlett se fit cette réflexion : « Une voix qui donne des frissons »

« Oh, les années passent lentement, Lorena,

La neige est de nouveau au sol.

Le soleil est bas dans le ciel, Lorena,

Le givre luit là où se trouvaient les fleurs. » (*1)

«A grand-peine, il me parla, par brides, de sa femme l'attendant fidèlement au pays, de leur amour profond, qui, il le savait, aller l'accompagner pour l'éternité ; de la certitude que la dernière image qu'il aurait, avant de fermer les yeux, serait celle de son épouse l'enlaçant tendrement au son de « Lorena ».

Duncan était de plus en plus ému. Scarlett pouvait ressentir les pulsations de son cœur à travers la main qui s'était entrecroisée avec la sienne.

« Sa parole était devenue inintelligible. Mais il continuait à murmurer : »

« Nos têtes vont bientôt se poser bas, Lorena,

La marée de la vie s'amenuise si vite.

Il y a un avenir! O merci Dieu!

De la vie, c'est une si petite partie!

C'est de la poussière à la poussière sous la terre;

Mais là, là-haut, c'est un cœur à cœur. »

Il n'était plus besoin pour Duncan de dissimuler son émotion. Scarlett ne discernait presque plus le bleu de ses iris, tant ses prunelles étaient dilatées.

« A ce moment précis, il a fermé définitivement les yeux. Je suis certain que sa dernière vision a été celle de sa bien-aimée. Alors, je me suis fait cette réflexion : « Si pour moi aussi c'est mon dernier jour, quand une balle m'atteindra, je n'aurais pas eu la chance de rencontrer celle qui me tendrait les bras… Pas une seule femme à qui j'aurais eu envie de dédier une chanson avant que la faucheuse ne m'emporte. »

Duncan arrêta leurs pas de danse. L'orchestre, lui aussi, avait finalement baissé ses instruments.

Des spectateurs observaient curieusement le couple phare des festivités, enlacés et immobiles. Comme s'ils étaient seuls au monde.

Il continuait : « Pas une seule femme que j'aurais tant aimée au point de vouloir voir son visage avant de fermer les yeux. »

Scarlett remarqua ses yeux embués, sa respiration haletante. Pris d'un tremblement, il avoua : « Jusqu'à aujourd'hui. »

Puis, il effleura tendrement la chevelure de la jeune femme, en lui fredonnant :

« Nous nous aimions l'un l'autre alors, Lorena,

Bien plus que nous ayons jamais osé le dire,

Et que ce que nous aurions dû, Lorena,

Mais notre amour prospérait bien. » (*1)

« Quoi qu'il se passe, c'est cette musique qui me fera penser à vous jusqu'à mon dernier jour. C'est votre image que j'emporterai avec moi. »

Interdite, Scarlett le laissa déposer un baiser dans ses cheveux.


Rhett vit rouge. Il ne s'était pas rendu compte qu'il avait enfoncé les dents de la fourchette dans sa paume, à tel point que des gouttes de sang commençaient à tacher la nappe. Tout tournait autour de lui. Une fureur meurtrière le fit se lever brusquement, sous les yeux horrifiés de sa mère et de sa sœur.

« C'est ma femme, salaud ! MA femme ! » Les poings serrés, il s'apprêtait à bondir pour lui fracasser le crâne.

Il fut coupé dans son élan et manqua tomber sur une forme qui agrippait sa taille. Une petite voix réussit à pénétrer son esprit embrumé.

« Oncle Rhett ! »

Encore en transe, il discerna la masse rousse de cheveux : « Ella ! »

La petite fille s'était lassée de se tenir au côté de son frère. Elle laissait son regard errer quand elle aperçut une silhouette familière. Son Oncle Rhett. Instinctivement, elle eut envie de se jeter dans ses bras, tellement elle était heureuse de le revoir. Mais les années de séparation et le souvenir des pleurs de sa mère la freinèrent. Wade lui avait formellement interdit de prononcer son nom devant leur mère, et d'arrêter de lui donner le titre d' « Oncle ».

Malgré tout, il était le père de Bonnie, sa sœur qui lui manquait tellement. Et il avait été un peu le sien. Au temps du bonheur où ils vivaient tous ensemble dans la maison.

Revigorée par l'assurance gagnée par la « Princesse d'Atlanta », elle décida d'aller à l'encontre des instructions de Wade et courut le saluer.

Rhett s'était baissé pour se mettre à la hauteur du visage de la petite fille. Les fortes émotions croisées entre la jalousie noire qui continuait à le consumer, le geste d'affection de sa belle-fille, le qualificatif d' « Oncle Rhett », et le manque physique d'être dans sa famille, à Peachtree Street, l'empêchait de discerner clairement les traits d'Ella.

Il resta muet quelques instants, incapable de contenir le désespoir qui le faisait chavirer.

« Vous tremblez, Oncle Rhett ? Êtes-vous malade ? »

L'inquiétude sincère d'Ella lui insuffla la force de se calmer. Il ne fallait surtout pas qu'elle devinât son chagrin. Elle avait assez dû y faire face quand sa petite sœur était partie.

Il l'enlaça tendrement et déposa un baiser sur sa joue. « Tout va bien, ma petite Ella. C'est la joie de te voir. Je suis si fier de la « Princesse d'Atlanta »

Ella en rougit de plaisir. Enfin, tout allait recommencer comme avant. L'Oncle Rhett était revenu.

Il l'avait entraînée vers leur table. Entre-temps, les dames Vayton étaient en train de regagner leur place, ainsi que Roselyne.

Tenant fermement la main d'Ella, il maquilla ce qui pouvait ressembler à un sourire enthousiaste et annonça bravement à la petite assemblée : « J'ai le grand honneur de vous présenter ma jolie belle-fille, Ella Lorena Kennedy!»

Celle-ci exultait, car elle avait senti de la fierté dans la voix de son Oncle Rhett. Ce fut ensuite une série de compliments de la part des dames présentes : « Que tu es jolie ! », « Tu as été parfaite pendant le spectacle ! »

La dame la plus âgée lui dit : « Je suis ravie de faire enfin ta connaissance, Ella. » Rhett précisa à sa belle-fille : « Voici Madame Butler, ma mère, et ma sœur Rosemary. Tu les as probablement croisées quand ta petite sœur est partie au ciel. » Il s'arrêta, fermant son poing à nouveau. C'est ainsi qu'il se rendit compte qu'il saignait. Il sortit un mouchoir de sa poche pour s'essuyer discrètement. Puis il continua les présentations :

« A côté, c'est Madame Vayton, la mère du monsieur qui a organisé le défilé, et sa sœur Melina. Enfin la jeune fille que tu vois là s'appelle Roselyne. »

Trop de noms, trop d'informations. La fille de Scarlett était un peu perdue. Rhett la fit s'asseoir près de lui. Elle remarqua aussitôt le porte-nom placé devant son assiette. « Vous voyez, Oncle Rhett, il était prévu que je m'asseye à côté de vous. »

Lui se rendit compte enfin que les quatre places vides avaient été réservées, non seulement pour le fils Vayton, mais également pour Ella, Wade, et donc aussi Scarlett.

A la pensée qu'elle allait bientôt se retrouver près de lui, il eut du mal à calmer les battements de son cœur.

Sa belle-fille lui agrippait la main pour se donner le courage de faire face à ces figures inconnues. Il se fit la réflexion que la bouffée de gentillesse prodiguée par Ella lui donnerait la force, à lui, de garder une contenance respectable, face à la tempête qu'il allait incessamment devoir braver.

Pour affronter Scarlett accompagnée de Vayton, il le ferait la tête haute. Sa femme honnissait les faibles – tout comme lui. Il fallait qu'il cesse d'extérioriser abattement, chagrin et colère. Il devait redevenir l'inébranlable briseur de blocus qui avait suscité chez Scarlett, si ce n'est l'amour, du moins l'admiration.

«Je dois accepter la réalité. Nous sommes divorcés, et je n'ai plus officiellement aucun droit sur elle. Je ne peux plus avoir de prise sur son comportement. » Avec un pincement au cœur qui lui fit froncer les sourcils : « Il est évident que la place est prise, ou que ce prétentieux veut se l'accaparer. Il a toutes les cartes avec lui : la jeunesse, le respect de tous, le charme…. »

Et lui… Son charme… Il soupira. Il avait vieilli. Et surtout, il avait cruellement blessé Scarlett. Le constat était implacable. S'il voulait lutter, il fallait qu'il fasse montre de l'apparente décontraction d'avant, le Rhett Butler gonflé d'assurance et de puissance, et à qui personne ne pouvait résister. Même Scarlett.

Symboliquement, il se redressa, et engagea une discussion avec Ella sur ce qu'elle avait aimé dans le défilé.

Eleonor croisa les doigts. « Il semble qu'il se soit calmé, grâce à la présence de son ex-belle-fille. Prions Dieu pour que nous n'ayons plus droit à un autre de ses esclandres ! »

Cathleen ne quittait plus du regard son voisin et sa belle-fille. Ou plutôt son ex-belle-fille. Elle avait été sidérée – et le mot était faible – d'entendre Rhett Butler présenter sa grand-mère et sa tante à Ella. « Comme est-possible ? Ils ont été mariés. Malgré cela, non seulement Scarlett n'a jamais été invitée chez sa belle-mère, mais il semble bien que la grand-mère n'ait jamais rencontré officiellement ses beaux-enfants. C'est totalement incompréhensible. Quelle famille est-ce là ? Quel mariage était-ce ? »

Elle n'eut plus le temps d'approfondir cette ahurissante stérilité émotionnelle des Butler, car un serveur venait la prier ainsi que Melina, de rejoindre sur l'estrade.


Remis de ses émotions, Duncan se permit une requête avant qu'ils ne quittent la piste de danse. «Nous allons maintenant inaugurer une statue en l'honneur de mon père, en présence du Maire et de ma famille. J'aimerais que vous me fassiez le grand honneur, en tant que représentante de « La Mode Duncan » ce soir, de couper officiellement le cordon inaugural. Acceptez-vous, Scarlett ? »

Entraînée par son énergie, elle accepta, sans se rendre compte que, se faisant, elle intégrait de plus en plus le clan des Vayton.

On avait dressé sur une table d'appoint un objet recouvert de velours bleu indigo cerclé par un ruban blanc. Les couleurs du drapeau de la Caroline du Sud.

Duncan avait invité le Maire de Charleston à se placer aux côtés de la Veuve et de la fille du patriarche. Le jeune homme était au plus près de Scarlett.

L'attention de tous était fixée dans leur direction.

Le pianiste et la violoncelliste entamèrent un morceau de musique classique. La voix chaude de Duncan Vayton s'éleva jusqu'au fond du jardin.

« Chers Amis, J'ai tenu à ce que l'orchestre joue cette partition dont peu d'entre nous se souviennent. Il s'agit de « The South Carolina Hymn » écrit en 1807 par un natif de Charleston, suite à un événement historique, le « Chesapeake-Leopard Affair » dont nous avons tous entendu parler. Cet air était joué systématiquement dans notre ville le jour de nos grandes célébrations locales et nationales. Malheureusement, la tradition se perdit avant le début de la guerre. Il n'y avait pas officiellement de nom d'auteur, ni de partition écrite connue. (*2) Mais, grâce aux recherches de notre société historique financée par le Fonds Vayton, nous avons retrouvé sa trace dans un document d'archive. Monsieur le Maire, et moi-même sommes partisans que cet hymne local sorte de l'oubli et figure à nouveau dans notre répertoire officiel, car il fait partie intégrante de l'histoire de notre Etat de Caroline du Sud et de Charleston. » L'édile marqua son assentiment avec les propos du plus riche contributeur de la Ville.

Duncan continuait. "Notre regretté Charlestonien, mon père, Aymeric Vayton, a lui aussi marqué l'histoire de notre ville. Cela fait presque un an et demi qu'il nous a quittés. Pour respecter la période de deuil, ma famille n'avait pas tenu de réception d'envergure depuis son décès. C'est pourquoi je tiens ce soir à lui rendre hommage officiellement devant vous, les membres les plus respectables de la bonne société de Charleston et de Caroline du Sud. C'est également l'occasion pour moi de renouer avec mes racines. A bien y réfléchir, j'ai passé neuf années en France. En tant qu'héritier des entreprises Vayton & Son, mon plus cher désir est de perpétuer l'œuvre remarquable de mon père, aussi bien pour l'expansion économique du Sud, que pour les nombreuses initiatives sociales qu'il a prises. »

Puis, se tournant vers sa famille pour parler en leur nom : « C'est pourquoi nous sommes heureux, ma mère, ma sœur et moi-même, de savoir que, désormais, se dressera, face à la Mairie, une statue en bronze grandeur nature d'Aymeric Vayton. Je remercie profondément Monsieur le Maire qui a accepté que la Ville immortalise ainsi ce grand homme, en précisant que le Fond Vayton & Son a financé l'exécution de cette œuvre d'art. »

On entendit des applaudissements enflammés dans l'assistance. Le patriarche avait laissé le souvenir d'un homme droit, fort de ses convictions et généreux pour sa communauté.

« En attendant que la sculpture soit fondue et mise en place, j'ai le plaisir de vous dévoiler ce soir la reproduction miniature de la statue dont le graveur et le fondeur sont les plus illustres artistes de Caroline du Sud. »

« Je vais demander maintenant à l'éblouissante Reine de la soirée, Madame Scarlett O'Hara, de bien vouloir dévoiler ce chef d'œuvre. »

Des murmures s'élevèrent dans l'assistance. Certains commençaient à chuchoter que l'omniprésence de la belle d'Atlanta auprès du parfait gentleman Duncan Vayton était pour le moins voyante.

Rhett, serrant toujours la main d'Ella, avait compris le jeu de Vayton. « L'imposer aux yeux de tous comme faisant partie intégrante de sa famille. » Un horrible doute l'assaillit : « Depuis quand le connaît-elle ? Est-ce… Non ! Il n'a pas pu déjà lui demander sa main ! Il veut la séduire, c'est tout. » Il préféra se rassurer que tout cela n'était que manigances grossières de la part du jeune freluquet.

Scarlett saisit les ciseaux qu'on lui tendait, et s'approcha de l'étoffe de velours. Avec son plus beau sourire adressé au Maire et à la famille Vayton, elle coupa le ruban, et, prestement, souleva le tissu pour révéler la statue aux yeux de tous.

Après que les convives aient manifesté leur admiration pour l'œuvre, Duncan reprit :

« Maintenant, il est l'heure, mes chers Amis, de profiter des douceurs terrestres et gustatives que nous prodiguent notre Vieux Sud. Les mets les plus délicats vous attendent. Vous êtes priés de vous diriger vers les buffets froid et chaud, ou de passer commande auprès des serveurs qui vous assisteront à votre table. En l'honneur de notre cher disparu, nos sommeliers auront le plaisir de servir, à ceux qui le désirent, du Champagne Dom Pérignon ! »

Les cris de joie masculins fusèrent à cette annonce.

Fier de son effet, le sourire aux lèvres, Duncan finit sa déclaration : « Bien sûr, le bal clôturera ces festivités. »

Après les remerciements, Duncan se rapprocha à nouveau de Scarlett. « Enfin, nous allons pouvoir fêter notre succès mutuel, Scarlett. J'attends avec impatience votre récit de l'ouverture de « The Boutique Robillard » ! »

Il l'entraîna vers la table d'honneur, en prenant soin d'avoir passé étroitement son bras sous le sien. Au passage, Scarlett avait fait un signe discret à Wade pour qu'il vienne la rejoindre.

Secrètement, chacun se dit que la bataille allait commencer…


Le jardin s'était animé. Les serveurs et sommeliers passaient de table en table. On circulait pour se rendre aux buffets ou aller se rafraîchir dans le bâtiment central. Les hommes adressaient leurs hommages aux épouses de leurs amis car, dans ce cercle de privilégiés, tout le monde se connaissait.

Les dames avaient le plaisir de discuter avec d'autres membres de leurs cercles de bienfaisance. Elles commentaient bruyamment avec excitation chaque détail des broderies des quinze robes Haute Couture. Elles s'approchaient les unes des autres pour s'étonner à voix basse, avec un air de sous-entendu, de l'irruption, dans cette haute bourgeoisie élitiste, de cette Georgienne qui ne quittait plus le bras du célibataire le plus convoité des jeunes filles de bonne famille.

Blanche pouvait enfin souffler. Satisfaite du travail accompli par ses couturières, encore éblouie de l'effet visuel de la chorégraphie qu'elle avait paramétrée à la seconde près avec son patron.

A prime abord, elle fut impressionnée lorsqu'elle rejoignit le cercle des amis de Duncan Vayton. Il y avait aussi le handicap de la langue qui lui faisait craindre de ne pas pouvoir soutenir une conversation avec ces gens du « beau monde », comme sa mère les qualifiait.

C'est pourquoi elle fut agréablement surprise par l'accueil du petit groupe qui la félicita, avec force louanges, du travail magnifique réalisé par l'atelier de Haute Couture.

La robe portée par la jeune Française fit s'ébaudir les trois autres femmes présentes. « C'est de la Dentelle de Calais. J'ai eu la chance de travailler parmi les dentellières de la fabrique, pendant une courte période. », précisa Blanche. Les hommes furent séduits par le ruban de soie rouge vif qui faisait barrage au décolleté discret, mais suffisamment évocateur pour que Petyr y fixe son regard impudent.

John avait déjà remarqué l'agilité de la jeune femme, « en plein action », alors qu'elle dirigeait le va-et-vient des mannequins. Il apprécia la fraîcheur primesautière de la jeune étrangère, ses accessoires d'une simplicité confondante, telle la ceinture rouge qui mettait en valeur sa taille fine, ou le ruban de soie de la même couleur entourant son chignon. Quel contraste avec cette débauche de bijoux exposés autour du cou des dames présentes !

Très rapidement elle reprit confiance en elle et répondit avec affabilité. Blanche avait tellement l'habitude de converser avec des étrangers qui venaient s'abreuver dans l'estaminet Bonsart de ses parents à Lille !

John l'écouta attentivement parler de son arrivée en Amérique avec ses deux jumelles, Marguerite et Georgette. Il se dit qu'elle devait être très attachée à son ami, pour qu'elle accepte de quitter son environnement familial, et partir courageusement à la découverte d'une culture étrangère.

Rebecca ne fit pas grand effort pour s'intéresser à l'employée de Duncan. Elle avait du mal à cacher sa nervosité. Il fallait qu'elle se retrouve en tête à tête avec son amant. D'abord, la Georgienne l'avait accaparé pendant le défilé. Maintenant, elle avait l'outrecuidance d'être assise avec lui et Cathleen Vayton. Elle devait profiter du bal pour éclaircir la situation. Peut-être en le rendant jaloux ? En se servant de Petyr qui n'aspirait qu'à danser pour se frotter à elle ? Elle doutait que cela suffise. Duncan méprisait le mari de leur camarade d'enfance. Il devait y avoir une autre solution.


Du coin de l'œil, Rhett les vit s'approcher. Il se prépara. Surtout ne pas laisser échapper un quelconque signe de faiblesse. Si elle avait le moindre indice que sa présence le bouleversait, elle s'en servirait comme un fouet au-dessus de sa tête. La vieille frayeur était encore plus vivace aujourd'hui.

Heureusement, elle ne serait pas en mesure d'entendre les battements assourdissants de son cœur !

Enfin ! Ce dont il avait rêvé avec tant d'ardeur arrivait ! Scarlett était à un mètre de lui. Mais au bras d'un autre.

Elle fit semblant de ne pas le voir en arrivant.

Il se leva poliment, comme tout gentilhomme devait le faire à l'apparition d'une dame.

Vayton souriait à pleines dents. « Enfin ! Nous allons pouvoir profiter ensemble des joies de cette fête inoubliable. »

Semblable aux déesses immortelles de l'Ancienne Egypte, son corps rehaussé d'or, d'argent et d'émeraudes, elle était époustouflante de beauté. Rhett était tellement fier d'elle ! Il serra fermement son poing dans sa poche de pantalons, pour concentrer discrètement la tension qui lui faisait serrer les dents.

De sa voix charmeuse destinée spécifiquement à la gente féminine – d'une tonalité bien plus inoffensive que celle regorgeant de sensualité réservée aux mâles entre 18 et 90 ans – Scarlett s'adressa à la mère de Vayton.

« Je suis très heureuse de vous revoir, Madame Vayton, ainsi que vous, Melina. Je suis honorée que mes enfants et moi-même soyons conviés à cette célébration, mettant en valeur la mémoire de votre époux et la création artistique de votre fils. »

Rhett digéra l'information. Ainsi elle avait déjà rencontré la famille de ce pompeux de Vayton. Pourquoi cette proximité ? Pourquoi cette familiarité ? Ses ongles s'enfoncèrent un peu plus dans sa paume.

Après que les deux femmes l'aient saluée amicalement, Scarlett désigna Wade, qui se tenait bien droit à côté d'elle. « Laissez-moi vous présenter mon fils Wade Hampton Hamilton. » Le garçon s'inclina légèrement en direction des dames présentes.

« Vous avez déjà remarqué la « Princesse d'Atlanta », comme l'a si poétiquement dénommée Duncan, ma fille, Ella Lorena Kennedy. » La petite fille adressa un sourire timide à l'assemblée. Il fallait qu'elle fasse honneur à sa mère.

Cathleen lui dit gentiment : « Vous avez deux très beaux enfants, Scarlett. Et faisant preuve d'une remarquable éducation. »

Scarlett lui répondit par un sourire.

Elle carra un peu plus les épaules, geste de combat que son ex-mari reconnut immédiatement.

Se tournant vers Eleonor : « Bonsoir Madame Butler. Mes enfants sont ravis de découvrir la ville de leur grand-mère. Ils sont impatients, j'en suis sûre, de faire plus ample connaissance avec vous. »

Wade et Ella ne pipèrent mot.

Son intonation était polie. Mais Scarlett ne s'embarrassa pas d'un débordement d'affection qui aurait été vain et d'une grande hypocrisie, en inadéquation totale avec l'allure revêche des Dames Butler à son encontre.

La réponse d'Eleonor fut tout aussi civile. « Je suis heureuse de vous revoir, Scarlett, dans d'autres circonstances. » Elle se mordit la lèvre inférieure et regarda avec inquiétude son fils, de peur qu'il ne réagisse à l'évocation de la mort de Bonnie. Lui n'avait d'yeux que pour son ex-belle-fille. «Rosemary, ma fille, se fera un plaisir de faire découvrir à ses neveux le square où une aire de jeux pour enfants vient d'être inaugurée. »

Sa fille hocha la tête, se forçant à sourire. Mais aussi bien les dames Butler que Scarlett comprirent qu'il ne s'agissait que d'une formule de politesse.

Duncan n'avait pas dit un mot. Il se tenait bien droit au côté de sa « Foudre de Georgie », attentif aux moindres oscillations d'émotions qu'elle voudrait bien divulguer.

Scarlett fixa son attention un instant sur Roselyne. « Voici donc la future Madame Butler ! » déduisit-elle. Ses mâchoires se durcirent. Accentuant son port altier, elle fixa son ex-mari d'un air de défi.

Lui dut se racler la gorge pour pouvoir articuler. Mettant sa main sur le cœur, il s'inclina : « Scarlett…» Incapable d'ajouter quelque autre formule de politesse que ce soit. De crainte qu'un flot de regrets assortis de mots tendres ne lui échappent.

Les yeux de sa femme lancèrent des éclairs. Plus passionnée que jamais.

Froidement, elle répondit : « Rhett… » Glaciale.

Mais ils ne se lâchaient pas du regard. Comme si l'un et l'autre voulaient rattraper les années de privation en engloutissant le plus d'images possibles, avant d'affronter à nouveau l'absence.

Les personnes autour d'eux en eurent le souffle coupé. Enfin, Duncan effleura la main de Scarlett. Celle-ci eut peine à dissimuler un sursaut. Un retour à la réalité.

Elle se tourna à nouveau vers Cathleen, et lui dit, d'un air détaché : « Monsieur Butler a été mon mari. Nous sommes divorcés. »

Ce n'était pas une surprise pour la mère de Duncan puisque sa voisine lui avait fait cette confidence il y a moins d'une heure. Toutefois, elle fut soufflée par l'indifférence exprimée par la jeune femme, comme si cette rupture des vœux sacrés du mariage n'ait pas été un acte rejeté par leur société.

Rhett encaissa le choc, même si ses traits n'exprimèrent rien d'autre que de l'indifférence. Du coin de l'œil, il vérifia que Vayton continuait à toucher les doigts de Scarlett. Un geste furtif encore plus intime que s'il lui avait tenu simplement la main. Elle semblait accepter tout naturellement cette caresse.

Il vit rouge. Ebranlé, il s'apprêta à réagir en s'encourageant mentalement : « Ainsi vous me jetez votre dédain à la figure ! Soit ! Voyons qui sera le plus fort à ce petit jeu ! »

Il se tourna vers Roselyne qui semblait effondrée par les nouvelles informations, puis, s'adressant à son ex-femme : « Scarlett, laissez-moi vous présenter Mademoiselle Roselyne Tucker, une très chère amie de notre famille. » Sur ce, il prit délicatement la main de la jeune fille et la baisa.

La jeune Roselyne n'en revenait pas. Son Rhett venait pratiquement de la prendre sous son aile, face à l'autre femme!

Duncan exhala fortement. Rassuré ! Butler affichait ouvertement sa liaison. Il n'avait plus rien à craindre de lui.

Cathleen était sidérée par cette situation anormale. Deux divorcés allaient s'asseoir à la même table, l'un semblant courtiser une jeune fille. Quant à son fils… Dieu ! Dans quelle histoire était-il entraîné !

Eleonor and Rosemary se regardèrent, communiant leur angoisse. Elles seules savaient ce que Rhett avait enduré depuis sa séparation, une descente aux enfers. L'alibi « Roselyne » était totalement vain. Dès demain, après cette rencontre, Rhett allait continuer à s'enfoncer.

Scarlett sortit de son état de transe. Sous le choc. Il était sans pudeur. « Cruel et sans pudeur. » C'est seulement à ce moment-là qu'elle réalisa que Duncan avait continué à lui tenir le bout des doigts. Machinalement elle retira sa main.

Duncan revint lui aussi à la réalité. D'une voix douce, comme s'il avait peur de la réveiller de son état de stupeur, il lui dit : « Scarlett, prenez place, je vous en prie ! » en déplaçant légèrement la chaise pour qu'elle puisse s'installer. »

Scarlett ordonna à un Wade impavide de faire de même. Les quatre places vides de la table d'honneur étaient enfin comblées.

Le sommelier apporta le champagne Dom Pérignon dans un bac rempli de glaçons, et disposa les flûtes en cristal.

Duncan annonça : « Le buffet est ouvert. Nous nous sommes mis à trois, ma mère, ma sœur et moi, pour convenir des recettes qui ont été élaborées par notre cuisinière. Vous pouvez vous diriger tous vers les deux stands, le service sera rapide. »

Puis, regardant Scarlett : «Permettez-moi de jouer au Grand Chef. » Il prit un air pompeux, teinté d'accent français. Son œil frisait d'amusement : « Je vous recommande la délicate terrine de noix de Saint-Jacques marinée au Cognac, accompagnée de sa salade verte colorée de tomates naines et riz safrané. N'oublions surtout pas sa marinade aux épices à l'huile d'olive. »

Scarlett rentra dans son jeu. «J'ai confiance en la suggestion du Chef. Excellente idée. »

Cathleen et Eleonor furent elles aussi tentées par ce mets léger.

Duncan reprit : « Scarlett, ne vous dérangez pas. Je vais chercher moi-même votre plat. Melina, tu devrais faire de même pour notre Mère. »

Rosemary suggéra à sa mère de rester assise elle aussi. Elle suivit Duncan, en compagnie de Melina et Roselyne, en direction des étalages.

Scarlett recommanda à Wade de rester auprès de sa sœur jusqu'à ce qu'elle soit servie.


Eleonor interpella son fils : « Tu ne vas pas te servir, Rhett ? »

Il répondit distraitement : « Tout à l'heure. Lorsque j'aurai fini mon cigare. »

Il fit un mouvement pour atteindre la bouteille de champagne. Des gouttes de sang tâchèrent de rouge la nappe brodée.

Scarlett se tenait sur ses gardes. Le fait d'être presque seule avec Rhett la rendait nerveuse. Elle avait suivi son geste, puis vit le sang imprégner l'étoffe blanche.

Instinctivement, elle ne put s'empêcher de lui demander : « Vous saignez, Rhett ? »

Surpris qu'elle veuille enfin lui parler, il regarda d'un air hagard sa main et la leva. « Ce n'est rien. Une mauvaise manipulation de fourchette tout à l'heure. » Il ne put s'empêcher un rictus ironique, qui ne fut pas perçu par Scarlett.

Celle-ci sortit de son petit réticule orné de perles un grand mouchoir en toile de batiste, et un long ruban qu'elle transportait partout avec elle en dépannage pour sa chevelure.

Les deux voisines virent avec étonnement Scarlett se lever et s'approcher de Rhett. Lui sentit son cœur battre plus vite.

Avec son air énergique tellement familier, elle lui intima : « Vous ne pouvez pas rester toute la soirée à perdre votre sang – et endommager accessoirement la nappe. Laissez-moi faire. » Elle lui prit d'autorité la main blessée.

A son contact, il fut parcouru de frissons. Sa chaleur, son parfum… Il essaya de cacher son trouble en ironisant : « Ce n'est rien Scarlett. Mais je crains que, si vous y touchez, votre douceur légendaire va achever d'ouvrir la plaie. »

Scarlett essayait, elle aussi, de refreiner les battements frénétiques de son cœur qui s'était emballé dès que leurs peaux s'étaient touchées.

Sur le même ton sarcastique, elle lui assura : « Si vous ne vous tenez pas tranquille, je risque en effet d'avoir grand plaisir à creuser la plaie. N'oubliez pas que j'ai été infirmière pendant la guerre.»

Les prunelles noires de Rhett soudainement redevenues rieuses, il murmura : «Oh ! Je me souviens de votre enthousiasme à soigner les plaies sanguinolentes de nos chers soldats. »

Répondant aux iris d'un vert profond, signe que la panthère était prête à bondir pour le déchiqueter, il ajouta à voix basse, de façon à ne pas être entendu des deux femmes présentes : «Je me souviens aussi que la douceur de vos mains était capable d'inciter n'importe quel mâle à se blesser sciemment dans l'espoir que vos doigts effleurassent leur peau. » Sa voix se brisa.

Scarlett ne dit rien. N'était pas en mesure d'ajouter quoi que ce soit. Troublée par ce timbre sensuel qui la transportait vers des moments plus intimes.

Elle imbiba d'eau une serviette propre, et nettoya consciencieusement les cinq percements d'où sortaient encore quelques gouttelettes de sang.

Sa tête était penchée sur le bras de Rhett et des mèches soyeuses tombèrent en rideau pour se placer sur son avant-bras dont elle avait relevé la manche. Un gémissement de plaisir lui échappa.

Scarlett fit comme si elle n'avait rien entendu, pestant contre elle-même pour être venue au secours de l'homme qui venait ouvertement de se jeter au bras de cette Tucker, pestant encore plus pour être si stupidement troublée par cette canaille.

Elle plia le mouchoir de batiste de façon à ce qu'il n'handicape pas la mobilité de ses doigts.

Rhett était au paradis. Il respirait, à s'en asphyxier, l'essence de son shampoing mélangé avec son inoubliable parfum de gardénia. Il inhalait, pour mieux l'aspirer et en imbiber ses pores, l'odeur intime de son corps qui s'échappait par son décolleté généreux. En espérant que sa mémoire olfactive lui permettrait le plus longtemps possible de reconstituer le bouquet sensuel des effluves de sa femme. Oui ! « Sa » femme ! Il s'égarait dans la contemplation de la peau laiteuse du galbe de ses seins, jusqu'à se perdre dans la vallée sombre obturée par le tulle émeraude garnissant le haut de son bustier.

Il essaya de calmer les tremblements qui l'agitaient, et gesticula sur la chaise afin de se réajuster et bloquer son érection menaçante.

« Que le monde s'arrête de tourner ! Que tout se fige… »

Scarlett enroula le ruban autour de son poignet, assez pour qu'il retienne le pansement mais de façon à ce qu'il ne coupe pas la circulation du sang.

« Voilà, c'est fini ! » conclut-elle fièrement en tirant les boucles et les nœuds de la ganse. Puis elle se leva brusquement.

Privé de son contact et de son odeur, il retint quelques instants sa respiration, craignant que son cœur ne s'arrêtât. C'était à nouveau la sensation de manque de Scarlett qui refluait, mille fois plus intense si cela était possible, car il venait de déguster quelques gouttes de cet élixir.

Les deux voisines de la Battery n'avaient échangé aucun mot pendant tout ce temps, témoins gênées de cette scène transpirant l'intimité.


Le groupe revenait avec des plateaux garnis d'assiettes pleines. Ella raconta avec gourmandise à sa mère le choix « é-norme ! » rendant la sélection difficile entre tout ce qu'elle aimait. Wade critiqua le fait qu'elle ait voulu mélanger desserts et recettes salées. Scarlett leur intima de se calmer, de s'asseoir, et de finir intégralement leur assiette, « car je ne supporterai aucun gâchis », les avertit-elle.

Cathleen et Eleonor s'ébaudirent devant l'appétissante terrine. L'assiette de Roselyne n'était qu'à moitié remplie : il ne fallait en aucun cas que Rhett puisse croire qu'elle était gloutonne.

Duncan déposa cérémonieusement devant Scarlett le fondu de fruits de mer entouré de verdure, en annonçant en français : « Madame est servie ! »

Elle se força à le gratifier de ses plus jolies fossettes. Il était tellement adorable, prévenant… amoureux. Alors pourquoi les battements de son cœur ne s'étaient-ils pas calmés dès qu'elle avait rejoint sa place ? « C'est mon corps qui me trahit. Tout simplement parce que je n'ai plus eu de contact physique avec un homme depuis longtemps. » Au tréfonds d'elle, elle avait conscience que c'était faux. Plusieurs fois, Ashley l'avait tenue dans ses bras sans qu'il ait réussi à susciter un tel émoi.

Scarlett regarda l'autre bout de la table, là où se trouvait Roselyne Tucker. « Qu'elle est jeune ! » Elle se mordit la lèvre inférieure de rage. Comment ose-t-il s'afficher avec quelqu'un qui a l'âge d'être sa fille ? » La voix de la raison lui rappela qu'il y avait dix-sept ans de différence entre elle et son ex-mari.

Une jalousie insidieuse la fit délirer : « Est-ce qu'il la connaissait déjà il y a deux ans ? Est-ce pour ça qu'il m'a jeté à la figure mon délabrement physique quand il m'a quittée ? Parce qu'il convoitait déjà la chair fraîche de cette sainte-nitouche ? »

L'écœurement la gagna et balaya les quelques minutes de troublante intimité qu'ils venaient de partager. « Au diable Rhett Butler ! Vous pouvez frayer avec toutes les donzelles qui vous plaisent, et même en épouser une. Il y a maintenant quelqu'un dans ma vie qui a décidé bravement de prendre mon parti, envers et contre tous, et qui m'admire sincèrement, sans me critiquer à tout bout de champ. »

Elle décida que le fumet de Saint-Jacques sentait délicieusement bon, et commença à se lécher les babines avec gourmandise.

Duncan aperçut le regard de Rhett posé sur elle, puis sa main bandée, fermée par un ruban vert. Vert profond. « Je suis sûr et certain qu'il n'avait aucun pansement avant que je n'aille au buffet. De la soie verte ! Scarlett ! Ce ne peut être qu'elle qui l'a soigné. Je pourrais demander à ma mère. Mais, à quoi bon ! Je connais la réponse. Il y a encore quelque chose entre eux. C'est normal, ils ont eu un enfant ensemble. Mais je me battrai. Il ne peut pas regagner le cœur de Scarlett !»

Il prit fermement la bouteille de champagne et se munit du couteau spécial rapporté par le sommelier.

D'une voix claire, il s'adressa à Scarlett et aux dames qui l'entouraient : « Nous allons fêter dignement ce jour mémorable dédié à notre cher Vieux Sud à la mode, » puis, captant l'attention de la jeune femme, « et à vous, Scarlett, la « Foudre de Georgie ».

Les applaudissements se confondirent avec le bruit sec du verre fracturé quand Duncan sabra, en expert, le champagne. Quelques riches bulles s'échappèrent mais les autres remplirent très vite les flûtes jusqu'à les faire déborder.

Eleonor réalisa que Rhett était le seul à ne pas manger. « Rhett ! Tu devrais aller au buffet ! »

Son fils lui répondit d'un air absent : « Je n'ai pas faim. Je choisirai un dessert tout à l'heure. »

Il était trop absorbé pour l'instant à admirer Scarlett dévorer littéralement son assiette. Il avait toujours adoré la regarder se régaler avec délectation. Il savait pourquoi elle réagissait ainsi. Les mois de disette passés à Tara pendant la guerre, à risquer de mourir de faim, l'avaient marquée à jamais. Il avait devant lui la Scarlett qu'il aimait, pétulante, gourmande jusqu'à en être vorace lorsqu'on la tentait avec son gâteau préféré.

Il conclut, attendri : «Pleine de vie. Elle est toute ma vie. »

Il la fixait si intensément qu'elle sentit qu'il l'observait. Elle leva la tête, mais refusa de répondre à l'humeur pétillante que Rhett lui réservait. Elle se détourna et choisit d'écouter celui qui était à côté d'elle.

Rhett pâlit. Il ne comprenait pas le regard froid qu'elle venait de lui lancer. Il y a encore quelques minutes, il était plein d'espoir. Il avait senti la douceur de ses mains, et, sous les paroles autoritaires, ce qui ressemblait à de la tendresse. Et maintenant, elle agissait comme s'il n'existait pas et écoutait l'autre avec… admiration. Décontenancé, il essaya de se concentrer sur leur conversation, car Rosemary avait décidé de flatter son voisin.

« Comment vous est venue l'idée de faire porter vos créations par des mannequins ? »

Duncan répondit avec assurance. « Le propriétaire de l'Iron Palace n'a fait que prendre le pas sur mon grand ami parisien, le couturier le plus célèbre, Charles Worth, dont je me suis inspiré. Lui a été le premier à se démarquer des tailleurs traditionnels qui réalisaient des modèles en fonction du désir des clientes. Il leur propose ses créations, en les conviant à une représentation dans ses salons, éclairés de façon à se rapprocher le plus possible de l'atmosphère du bal pour lequel la cliente voudra revêtir cette robe. La tenue prend vie portée par un « sosie » choisi spécifiquement parce que la jeune femme ressemble à la morphologie de la cliente. »

« C'est un immense artiste. Quelle ne fut pas ma surprise, en lisant le dernier ouvrage d'Emile Zola, la Curée (*3), de constater que le grand écrivain, décrivant la haute société parisienne, faisait mention de mon ami « l'illustre Worth, le tailleur de génie, devant lequel les reines du Second Empire se tenaient à genoux. » Je lui ai dit, en le croisant dans l'escalier : « Te voilà devenu immortel en te transformant en héros du grand Emile Zola ! »

Toutes les femmes autour de Rhett buvaient les paroles du jeune couturier. « Dès ma première visite de politesse entre voisins, j'ai été fasciné par le modernisme que l'Anglais était en train d'apporter au monde de la couture. Je me suis promis de suivre ses pas. »

« Ah ! On en a vécu de belles expériences tous les deux ! Un de nos moments de gloire partagée fut lorsque le Tsar Alexandre et l'impératrice Eugénie ont assisté à la fête de nuit aux Tuileries lors de l'exposition internationale de Paris en 1867. Nos deux maisons de couture étaient assiégées par les belles dames invitées au bal pour qu'une dernière retouche soit effectuée dans l'urgence. C'était amusant de les voir se bousculer dans nos escaliers des 7 et 9 rue de la Paix pour être la première à être « sauvée » d'un petit accroc de dernière minute. » (*4)

Rhett ne tira qu'une seule conclusion des longues tirades de Vayton : « Il est boursouflé de vanité et glorifie ses soi-disant exploits avec une morgue vulgaire. Tout cela pour faire frétiller ceux qui l'écoutent. »

Il observa Cathleen et Melina, gorgées de fierté d'entendre les exploits de leur cher Duncan. Ma mère et ma sœur, et même mon admiratrice Roselyne, en restent bouche-bée. Quant à Scarlett… »

Rhett épiait le moindre changement d'expression. Il remarqua les sourcils levés de celle-ci, ses magnifiques yeux maintenant grands ouverts, signe de son ébahissement. « Il l'impressionne. » Ce constat lui fit mal. Car il se sentit dépassé. «Laquelle de mes actions actuelles seraient susceptibles de vous impressionner, Scarlett ? » Il ne put en citer une seule. Un relent amer envahit sa bouche.

Duncan était toujours aussi loquace. « Charles est un brillant homme d'affaires, qui a su comment faire connaître ses créations. Vous autres, chères dames américaines, avaient été les premières à créer sa légende. En effet, il a prit l'habitude de confectionner des toilettes pour les riches New- Yorkaises de passage à Paris, entre deux départs de bateaux transatlantiques. N'est-ce pas le meilleur gage de notoriété que de faire porter ses vêtements par des personnalités en vue ? C'est ce que j'ai entrepris moi-même à New York : de célèbres cantatrices, des divas du théâtre classique, se bousculent pour afficher une tenue de « La Mode Duncan ».

Roselyne intervint timidement : « Si je comprends bien, les éblouissantes créations de ce soir ont été portées par des « sosies » de vos clientes. Pourriez-vous nous révéler à qui vous destinez particulièrement le modèle « Foudre de Georgie ? »

La physionomie de Duncan changea. Il avait pâli. Il se tourna vers Scarlett, qui, elle aussi, attendait la réponse, et proclama avec émotion : « Scarlett n'a jamais été un sosie. Aucune femme au monde ne peut lui ressembler. « Foudre de Georgie » a été créée pour elle-seule ! Scarlett est ma muse !»

Roselyne et Rosemary ne purent refréner un « Oh ! » de surprise. Les deux voisines de la Battery se regardèrent, se communiquant leur consternation.

Rhett accusa le choc. Touché en plein ventre.

Duncan chercha la réaction de Scarlett. Il fut satisfait de constater qu'elle avait rougi. Alors il toisa Rhett Butler. Les deux hommes s'épièrent si intensément qu'ils balayèrent de leur esprit toute autre présence. Ils se faisaient face, prêts à se battre en duel, et à utiliser toutes armes à leur portée. Une même détermination rageuse leur fit serrer les dents. Ils allaient s'engager dans un corps au corps pour gagner le seul trophée qui comptât, « Scarlett O'Hara » !

Melina rompit la tension devenue irrespirable autour d'eux. « Si nous passions au dessert ! J'ai entrevu une mousse au chocolat qui m'a fait saliver. »

« Excellente idée ! » Scarlett se leva avec enthousiasme, suivit du petit groupe, désireux de se dégourdir les jambes.

« Je vais profiter de cet intermède pour aller discuter avec les Généraux qui m'ont fait l'honneur de répondre à l'invitation, et mes anciens camarades de combat. » précisa Duncan en les quittant.


Au buffet des desserts, il y avait foule. Blanche demanda à un des employés faisant le service de mettre de côté deux desserts qu'elle apporterait ensuite à ses jumelles. John ne la quittait plus d'une semelle.

Rebecca, elle, tentait, tant bien que mal, d'éviter les gestes déplacés de moins en moins discrets de Petyr Matisson. En voulant l'éviter, elle se cogna presque à une carrure musclée. « Rhett ! » s'exclama-t-elle, un brin troublée.

Encore sous le coup de la fureur que ce Vayton ait ouvertement réclamé Scarlett comme « sienne », en s'adjugeant la propriété de « sa muse », il mit quelques secondes à réaliser que, devant lui, se tenait une de ses anciennes maîtresses.

Automatiquement, son instinct de séducteur l'amena à lui réserver son sourire carnassier. « Rebecca ! Quelle joie de vous revoir en ce lieu ! »

Conscients que leurs comportements étaient épiés par cette société aux mœurs puritaines, ils n'échangèrent qu'un regard lourd de souvenirs sensuels.

Scarlett les avait vus, alors qu'elle attendait devant les préparations de mousses sucrées. Son intuition de femme trompée se mit en éveil et fut très vite récompensée lorsqu'elle surprit Rhett et cette femme à l'allure ostentatoire et vulgaire, faire semblant de se servir le même dessert pour se frôler outrageusement et longuement les doigts. Leurs corps étaient rapprochés, avec pour alibi les convives gourmands qui se pressaient autour des buffets.

« Elle est tellement collée à lui qu'ils n'auraient pas besoin d'un lit pour… » Cette réflexion, qui aurait fait frémir d'horreur sa mère, tant elle était contraire à la bienséance, eut pour effet d'attiser sa rage. Et de préparer sa vengeance.


Retournant à la table d'honneur, Rhett se rapprocha de Wade. Ils n'avaient pas échangés un seul mot depuis le début de la soirée, en fait, depuis deux ans et demi. Wade avait systématiquement évité son regard.

Il l'agrippa par la manche. « Wade ! Je suis content de te revoir mon Garçon ! »

L'adolescent eut le réflexe de détacher immédiatement son bras de cette emprise. D'une voix blanche, semblable à celle de son père lorsqu'il s'était apprêté à l'affronter dans le fumoir de Twelve Oaks, il osa lui dire : «Je ne suis pas votre garçon, Monsieur Butler. », et s'assit à côté d'Ella.

Un pan supplémentaire du mur qui le rattachait à leur maison de Peachtree Street et au souvenir de la famille qu'ils avaient formée, Scarlett, lui et leurs trois enfants, s'écroula un peu plus. Son cerveau comprit ce rejet. En divorçant, il avait abandonné ses beaux-enfants, sans un regard derrière lui, ne leur offrant aucune explication. Il en payait les frais ce soir. Il serra les poings, pour ne pas montrer à ses voisins de table à quel point il était secoué.

Duncan avait ordonné qu'on apporte une autre bouteille de champagne. C'était déjà la troisième. « Ce ne sera pas la dernière ! » dit-il en s'adressant à Scarlett. « Nous avons trop d'événements à fêter. Notamment et surtout, « The Boutique Robillard » ! »

Levant son verre, imité par les autres convives de la table, il trinqua : «Au succès de « The Boutique Robillard », le magasin de prêt à porter féminin le plus élégant d'Atlanta, et à sa dynamique propriétaire ! »

Scarlett fut ravie de ce compliment.

Rhett accusa un autre choc. De quoi parlait-il ? Un nouveau magasin ? Et pourquoi ce rapace de Vayton était-il au courant ? Il fallait absolument qu'il en sache plus, car il réalisait à quel point il était amputé de la vie actuelle de sa femme.

Duncan avait repris : «Je suis impatient de savoir comment s'est passé le premier jour d'ouverture, le 7 mai. Racontez-nous, Scarlett, s'il vous plaît. »

Elle ne se fit pas prier. « Je n'aurais pas pu rêver mieux ! J'avais lancé des invitations sélectives aux dames d'Atlanta et countys avoisinants, bien évidemment en fonction du portefeuille de leurs maris. » ajouta-t-elle, avec son assurance d'habile femme d'affaire. »

« J'ai quand même pris soin de convier au banquet d'inauguration la Vieille Garde d'Atlanta » - puis elle ajouta, en s'adressant directement à Rhett – « même ses vieilles pies de Mesdames Merriweather, Meade, et Easling. Sans oublier cette très chère India Wilkes ! »

Rhett la gratifia d'un sourire moqueur complice. « Je vous félicite, Scarlett. Vous avez sûrement donné à ces mégères de quoi alimenter leurs discussions affables pendant leurs réunions. J'aurais voulu voir la jalousie transpirer des yeux d'India Wilkes. » Il l'invitait à lui en dire un peu plus, heureux qu'elle ne se soit adressée qu'à lui pour commenter la liste de ses invitées. Évidemment, lui seul, à part elle, connaissait ces harpies qui l'avaient fait souffrir. Et certainement pas ce Vayton.

Sa joie fut de courte durée, car Vayton lui coupa la parole : « Merriweather et Easling, ce sont bien les dames que nous avons croisées lorsque je suis venu vous voir à Atlanta ? » Discrètement, Duncan tourna légèrement la tête de façon à voir la réaction de Rhett Butler. Celui-ci fulminait tant qu'il en cracha le bout de son cigare, puis il écrasa rageusement le reste dans un cendrier.

« Ainsi, il a osé venir à Atlanta ! Et chez moi, sans nul doute ! Dans notre lit, peut-être ? » Il n'en pouvait plus, il perdait pied. Il se rendit compte que Vayton avait toujours un coup d'avance, et qu'il se trouvait désarmé. Impuissant à combattre à armes égales.

« Ah ! Scarlett ! Votre vengeance est bien belle ! Comme vous devez vous délecter de me faire comprendre que je ne fais plus partie de votre vie. Que ce parfait « riche, célèbre et jeune », surtout jeune prétentieux m'a remplacé. Heureuse de me faire souffrir, n'est-ce pas, mon amour ? » Il la chercha une dernière fois du regard, sans succès.

« Non ! S'il me faut laisser le champ libre à ce blanc-bec, ce soir, je ne serai pas le seul à crever de jalousie, Madame Butler ! »


Notes du chapitre 24 :

(*) Contes de Perrault : Charles Perrault, né le 12 janvier 1628 – mort le 16 mai 1703, célèbre pour ses Contes de ma mère l'Oye : Cendrillon, la Belle au Bois Dormant, le Petit Poucet, etc…

(*1) Lorena, 1857 : les paroles furent écrites par le Révérend Henry Delafayette Webster. Suite à la rupture forcée avec sa fiancée, il lui écrivit un long poème. Musique de Joseph Philbrick Webster. Une des chansons favorites pendant la guerre de Sécession, auprès des soldats confédérés et de l'Union – Youtube, Lorena ' Ladies & Love Songs of the Civil War, Tom Rouch - watch?v=ijdBSFBC284&list=LL&index=34

(*2) The South Carolina Hymn, 1807 : l'identité du compositeur du premier hymne non officiel de Caroline du Sud restera probablement inconnue. Selon la description publiée par « The Charleston City Gazette » du 27 août 1807, « les paroles et la musique de cet hymne de Caroline du Sud ont été écrites par un natif de Charleston. C'est un nouveau chant patriotique devenu incontournable pendant les célébrations du 4th July, ceci pendant des dizaines d'années. Malgré sa popularité, il n'a jamais été transcrit en partition. Il s'avère qu'il était oublié au moment du début de la guerre civile. » Source : Charleston County Public Library - charleston-time-machine/south-carolina-hymn-1807

(*3) Emile Zola, La Curée, les Rougon-Macquart, 1871 : dans son roman, Emile Zola a transformé le véritable nom de Worth en un personnage s'appelant Worms. « Mais sa grande partie était d'accompagner Renée chez l'illustre Worms, (en réalité Worth), le tailleur de génie, devant lequel les reines du Second Empire se tenaient à genoux. Le salon du grand homme était vaste, carré, garni de larges divans. Il y entrait avec une émotion religieuse. Les toilettes ont certainement une odeur propre ; la soie, le satin, le velours, les dentelles avaient marié leurs aromes légers à ceux des chevelures et des épaules ambrées ; et l'air du salon gardait cette tiédeur odorante, cet encens de la chair et du luxe qui changeait la pièce en une chapelle consacrée à quelque secrète divinité. (…) Il y avait là une vingtaine de solliciteuses, attendant leur tour, trempant des biscuits… »

(*4) Charles Worth, Bal aux Tuileries en l'honneur du Tsar Alexandre III. Source Point de histoire - .fr/histoire/charles-frederick-worth-le-pere-de-la-haute-couture_

Disclaimers : je n'ai aucun droit sur l'histoire et les personnages d'Autant en Emporte le Vent. J'ai créé le "monde" de Duncan Vayton et celui de Blanche Bonsart.