Note : quand j'ai commencé à « rêver » cette soirée, j'ai pensé au théâtre de vaudeville mettant en scène le mari, la femme, l'amant, et le témoin. Sauf qu'en l'espèce le mari ne l'est plus officiellement.
Dès le départ, j'ai eu une vision, celle de Rhett observant la scène, telle que décrite par Charles Aznavour dans "Et moi dans mon coin". Je me souviens des longues après-midi pendant lesquelles ma mère repassait, au son des disques de Charles Aznavour (et de Tino Rossi). J'avais plaisir à me tenir à ses côtés l'écoutant parler du passé. Je me souviens encore de l'odeur légèrement brûlée de la couverture épaisse qui lui servait à protéger la nappe de la chaleur du fer, écoutant toutes les deux « Et moi dans mon coin ». J'ai osé réécouter cette chanson qui me faisait pleurer, comme toutes les chansons que ma mère chantait, pour écrire ce chapitre. Parce que les paroles décrivent exactement la scène à laquelle il assiste ce soir, ce qu'il voit, ce qu'il croit deviner. Charles Aznavour a écrit la version anglaise de cette chanson. Les deux versions sont parfaites pour se mettre dans la peau de Rhett Butler.
Comment vous remercier de votre fidélité à suivre « The Boutique Robillard » ? En voulant, de chapitre en chapitre, faire passer l'émotion que je ressens à «vivre » cette histoire. J'essaye de progresser. L'inspiration est un mystère qui m'étonne à chaque fois.
Dimanche, 7 juin 1876, Peachtree Street
« Vous êtes certain de ne pas vouloir rester dîner, Oncle Henry ? » Scarlett se sentit obligée d'insister. Uniquement pour la forme, devait-elle s'avouer. A sa grande satisfaction, il le lui confirma, invoquant un emploi du temps chargé le lendemain qui l'obligerait ce soir à se coucher tôt.
Elle resta quelques minutes dans le hall pour rectifier sa coiffure devant le miroir plein pied. Ses invités étaient tranquillement installés dans le salon à déguster le champagne de Duncan.
La dernière demi-heure avait filé très vite. Les parents étaient venus rechercher leur progéniture. Comme elle avait apprécié leurs remerciements appuyés ! Elle se rappela qu'il y avait seulement deux ans de cela, elle était celle que la Vieille Garde ne jugeait plus digne de lui confier ses enfants. « Les temps changent… » conclut-elle avec fatalisme.
Le buffet avait été prestement débarrassé. Ella avait insisté pour que les étoiles de Wade continuassent à briller dans le jardin jusqu'au lendemain.
Elle était fière que l'anniversaire ait été si réussi. « Si je pouvais rattraper toutes ces années où j'ai négligé ma fille… » Aussi vite s'était-elle faite cette réflexion qu'elle balaya les regrets : « Le passé est le passé. »
Elle entendit du mouvement à la porte d'entrée. Rhett avait pris l'initiative de rentrer le théâtre et l'estrade, aidé par Pork, car la plate-forme était encombrante, puis il l'avait laissé vaquer à ses occupations. Elle nota que, pour être plus à l'aise, il avait enlevé sa veste et remonté les manches de sa chemise.
Il porta à bras le corps l'estrade, et fit de même avec les trois grands panneaux.
Pourquoi ses yeux restaient-ils rivés sur les avant-bras dénudés de son ancien mari ? Le halo de lumière traversant la porte d'entrée jouait sur sa silhouette, et, par un effet d'ombres, accentuait la saillie de ses muscles. Si puissants. Si… dangereux. Depuis quand n'avait-il pas été en bras de chemise en sa présence ? Depuis… la fameuse nuit.
Il passa à un mètre d'elle. Si prêt qu'elle vit scintiller de sueur les poils noirs de ses bras. Des poils dont elle se rappelait la douceur étonnante lorsqu'il avait passé des heures à l'étreindre.
Elle fut prise d'une bouffée de chaleur qui la traversa jusqu'à son bas-ventre. « Heureusement qu'il ne m'a pas regardée. J'ai tellement chaud que mon cou doit être cramoisi. »
« Mais… Pourquoi installait-il le théâtre dans un renfoncement du hall au lieu de le monter à l'étage ? Qu'allait-il encore inventer ?
« Rhett ! Vous n'y pensez pas ! Cette pièce n'est pas une aire de jeu. Installez-le, s'il vous plait, dans la salle de récréation des enfants. »
Elle espérait que son ton serait suffisamment convaincant. Pas assez, manifestement.
Sa réponse fut catégorique. « Il sera très bien ici, Scarlett. Tout le monde pourra l'admirer à loisir. N'oubliez pas que même Harry estime qu'il s'agit d'une œuvre d'art.»
Faisant fi de ses objections, il encastra les trois panneaux autour de l'estrade. Il lui tournait le dos et entreprit d'ajuster les crochets de sécurité. « Et vous pourrez ainsi participer aux progrès que nous ferons, Ella et moi, dans la manipulation des marionnettes. »
Croyait-il qu'elle n'ait pas noté son ton moqueur ? Quel toupet ! Disparu pendant presque trois ans, et voilà qu'il prenait l'initiative d'envahir « sa » maison et de s'exhiber devant elle !
Elle essaya de se calmer. Ses invités n'étaient qu'à quelques mètres. L'heure n'était pas à hausser le ton. Mieux valait ne pas entrer dans son jeu, et témoigner son indifférence face à sa nouvelle marotte. Elle réfléchit : «Je trouve bien suspect ce désir soudain de se transformer en animateur de jeux. Mais, si je m'y oppose, il prendra prétexte à me traiter à nouveau de mauvaise mère ne s'intéressant pas assez aux distractions de sa fille ».
Ce n'était pas sa préoccupation majeure, d'ailleurs. Avait-elle bien entendu lorsqu'il avait déclaré sans préambule : « Il se trouve que je doive rester à Atlanta pour mes affaires pendant quelques temps. » Que voulait-il dire ? Quelles affaires allait-il entreprendre ici alors que sa nouvelle vie était à Charleston ? Pendant combien de temps ? Et où allait-t-il s'installer ?
Un soupçon envahissant la fit frissonner. « Il n'oserait quand même prendre ses quartiers chez cette Watling ! » Ce doute effroyable cheminait dans son esprit. « Bien sûr qu'il en serait capable, et peu lui importe de jeter à nouveau l'opprobre sur son ancienne épouse par ricochet. Alors que j'ai eu tant de mal à faire oublier cette humiliation ! Mais, de sa part, rien ne peut plus m'étonner. Quel être vulgaire ! N'a-t-il pas subrepticement caressé – oui ! caressé – le bras de sa probable maîtresse à quelques pas de sa promise, la très jeune et très stupide Roselyne Tucker ? »
Scarlett sentit une vague de rage l'envahir. Il fallait qu'elle retrouve son calme. Elle prit une grande respiration, vérifia à nouveau sa tenue parfaite, et décida : « D'ailleurs, peu m'importe ! A la réception de Duncan, j'ai eu l'occasion de bien lui faire comprendre que rien de ce qu'il faisait ne m'affectait, et que j'avais tourné la page de ce mariage catastrophique. »
En observant le sujet de son courroux qui continuait à lui tourner le dos pour achever la fixation de sa scène de marionnettes, une idée s'imposa. Elle venait de trouver la parade à son arrogance.
« Quelle meilleur moyen de lui prouver que sa présence m'indiffère que de m'amuser, devant lui, avec Ashley ? Il n'est plus jaloux des hommes qui me font la cour, soit ! Mais il le hait depuis tant d'années que cela a des chances de l'exaspérer. Nous allons voir qui va le mieux tirer les ficelles du jeu, ce soir, Rhett Butler ! »
« Ah ! Vous voilà ! Vous nous aviez manqué ! Votre beau-frère était en train de nous raconter comment vous avez su gérer de main de maître votre plantation, vos scieries et votre quincaillerie. Il ne tarit pas d'éloges sur votre courage ! »
Elle avait profité de l'absence de Scarlett pour en savoir un peu plus sur Ashley Wilkes, et pour essayer de comprendre les deux hommes qui entourait la propriétaire de Peachtree Street. Mais, en homme du monde, celui-ci s'était limité à des banalités sur l'importance de l'action caritative des gens bien nés d'Atlanta auprès des nécessiteux. Il commença à se lancer dans une logorrhée philosophique sur les valeurs de générosité et d'hospitalité des Georgiens, et de l'importance de perpétuer les traditions éternelles du Vieux Sud face à un affairisme vulgaire importé des Etats du Nord.
Harry fut heureux de le conforter dans ses convictions, en lui assurant que son ambition, en tant que Directeur des Arts et de la Culture de la Ville d'Atlanta, était de raviver le dynamisme intellectuel et artistique, qui proliférait parmi l'aristocratie et la haute bourgeoisie avant la Guerre Civile.
Taisy se félicita intérieurement que son mari tissât des liens avec deux personnalités d'Atlanta susceptibles de l'introduire auprès d'autres relations fructueuses pour son travail. Mais par quelle providence ces deux hommes étaient-ils proches de Scarlett O'Hara, alors qu'ils avaient peine à dissimuler leur animosité mutuelle ?
La tournure de la conversation commençait à l'ennuyer. Elle décida d'aiguillonner le gentleman vers un sujet hautement plus intéressant, celui de Scarlett. De bon cœur, il déclara que sa belle-sœur était la plus brillante incarnation du courage dont avaient fait preuve les dames du Sud pendant la guerre et la reconstruction.
Elle remarqua que l'homme élégamment discret s'était soudainement enflammé à l'évocation des actions passées de la jeune femme. Et que ses yeux brillaient.
Encore plus quand celle-ci fit son apparition dans le salon. Elle semblait un peu troublée, mais, après que Taisy lui ait fait part de la description élogieuse d'Ashley à son égard, elle réserva à celui-ci son magnifique sourire.
Lui parut enchanté. Il semblait s'animer, alors qu'il y a encore une demi-heure il faisait grise mine. Taisy se fit la remarque que son attitude silencieuse avait correspondu au moment où Rhett Butler avait annoncé qu'il allait enseigner l'art de la marionnette à Ella.
« Quand on parle du loup… Le voici qui nous rejoint en tenue plus que décontractée. Le col de sa chemise ouverte, les avant-bras découverts, humm… Cet homme respire la virilité. Il se déplace comme un félin, un fauve plus précisément. Et à nouveau cet échange visuel glacial entre les deux hommes. Je me demande bien ce qui se passe entre eux. » Taisy se fit cette réflexion, en continuant à observer les trois personnages, ou plutôt, les trois acteurs d'une pièce de théâtre.
En apercevant le dernier arrivant, Ashley Wilkes se rapprocha de son amie. « Scarlett, j'ai été très fier de lire l'article vous concernant dans la gazette d'Atlanta. Félicitations ! Vous êtes devenue la reine de la ville la plus raffinée des Etats-Unis. Le journaliste a été dithyrambique à votre sujet. J'aurais aimé vous admirer dans cette robe. « Foudre de Georgie », n'est-ce pas ? Vous deviez être resplendissante ! Cela ne m'étonne pas. Vous êtes radieuse, quel que soit votre tenue.»
Taisy se délectait en observant la scène. « Oh… Son regard s'attarde un peu trop sur les lèvres de Scarlett. Elle a l'air ravie. Je crois qu'elle s'amuse follement. Il hésite, traîne… Il n'a pas l'air très à l'aise. »
Il essaya de prendre un ton détaché. Pas suffisamment pour que la fine psychologue de La Nouvelle Orléans ne détectât pas qu'il était feint. «Vous ne nous aviez jamais parlé de ce couturier, Scarlett. Je n'avais aucune idée… Duncan Vayton, c'est cela ? » Sa voix se perdit un instant. « Cela fait-il longtemps que vous le connaissez ? »
Taisy se félicita d'être assise à un emplacement stratégique. Ainsi, elle pouvait étudier à loisir les réactions de leur hôtesse, d'Ashley Wilkes à côté d'elle, mais aussi de ce troublant Rhett Butler.
Celui-ci se tenait debout, à côté de son mari, le coude sur le dessus de la cheminée, une jambe croisée, humant son cigare. La décontraction incarnée de l'homme sûr de lui.
Ses traits ne laissaient transparaître aucun intérêt pour les paroles qu'échangeaient Scarlett et Wilkes. « Son visage est un masque » conclut-elle. Il lui sembla pourtant qu'il guettait la réponse de Scarlett.
Celle-ci ne regarda qu'Ashley. Elle fit un petit geste de la main, comme si ses propos n'avaient que peu d'importance. En ayant pleinement conscience, toutefois que tous les yeux étaient tournés vers elle. « Très peu de temps. En fait, je ne l'avais vu que deux fois auparavant, la première lorsque je suis allée à Charleston pour m'enquérir de sa collection de prêt-à-porter. La deuxième fois, il est venu m'apporter à Atlanta la robe que j'avais choisie pour représenter sa collection dans mon magasin. »
Il manquait un élément d'information. Taisy mourrait d'envie d'en savoir plus. « Deux fois seulement, Scarlett ? Mais quand a-t-il décidé de dessiner pour vous « Foudre de Georgie » ? »
Sa réponse fut évasive. « Quand il est venu à Atlanta et a rencontré Ella, il a pensé à l'intégrer dans son défilé. Quant à moi… » Taisy ne rata pas son regard discret du côté de Rhett Butler.
« Quant à moi, il m'a avoué avoir travaillé sur le patron de « Foudre de Georgie » dès le soir de notre rencontre à Charleston. Etonnant, non ? »
Pour une femme habituée aux sollicitations admiratives masculines, cet « étonnement » paraissait douteux. D'autant plus qu'elle avait donné cette précision avec une pointe de défi. Destiné à qui ? Ashley ? Rhett ? Le premier détourna les yeux, perturbé par ce qu'il venait d'entendre. Le deuxième se contenta de redresser le torse et se tenait immobile à côté d'Harry.
La pétulante Madame Benett ne put s'empêcher de titiller là où elle avait observé un malaise, tant ce trio l'intriguait. « Ma chère, il semblerait que le prince de la mode américaine soit tombé sous votre charme au premier regard. »
Elle fut récompensée de son petit jeu, en remarquant que les yeux de son amie pétillaient de fierté.
« C'est ce que Duncan m'a avoué quand je suis arrivée, avant le début de la représentation avec Ella, pour que celle-ci revête sa tenue. La « Foudre de Georgie était là. Duncan m'annonça sans préambule que c'est moi qui allait défiler avec elle. Elle m'attendait, s'ajustant parfaitement à moi. J'avoue que j'ai eu la surprise de ma vie ! » Son rire en cascade raisonna dans la pièce.
Quand Taisy marqua son étonnement, elle lui précisa qu'avant de repartir à Atlanta, Duncan avait demandé à sa couturière de noter ses mensurations en détail. « Il est vrai que pour rectifier l'ourlet d'une robe, cette collecte d'informations était plus que superflue. Mais jamais je ne me serais doutée qu'il prévoyait déjà… » Son air parut soudainement rêveur.
Taisy ne perdit rien de l'imperceptible réaction de l'homme discutant avec son mari. « Oh, mais le poing de Rhett Butler n'est-il pas un peu trop serré ? »
Si elle avait ressenti chez lui une tension à l'écoute des précisions de Scarlett, il réinvestit son indifférence affiché la seconde d'après. Il se dirigea vers la desserte et dit d'un ton nonchalant :
« Taisy, reprendrez-vous un peu de champagne ? »
La jeune Néo-Orléanaise, habituée avec son mari aux échanges libertins, eut l'impression qu'il l'a déshabillait du regard. « Cet homme est un séducteur né, un prédateur autour duquel toute femme devrait se sentir troublée. Voire même en danger, par peur de succomber. Cela a-t-il déjà été le cas de Scarlett ? J'en jurerais… »
Taisy acquiesça. « Quelle élégance dans ses gestes les plus simples, comme celui de verser les bulles de champagne dans une coupe ! » se dit-elle.
Mais son comportement l'intriguait de plus en plus. Pourquoi se transformait-il en hôte de la maison à vouloir servir les invités ? A quel titre ? Scarlett n'avait même pas haussé un sourcil. Ashley paraissait dépité, sans en être trop offusqué malgré tout.
La modulation de la voix du serveur de la soirée se fit plus railleuse : « Et vous, Scarlett ? Un brandy doit certainement être nécessaire pour vous faire oublier cet après-midi exténuante. »
Taisy se fit la remarque : « Je trouve qu'il force un peu trop son air détaché. Et sans attendre sa réponse, il lui tend un verre, avec, il me semble bien, un rictus moqueur. Quelle attitude familière... Elle accepte, le menton levé, comme pour le braver. Décidément, non ! Je ne quitterai pas cette maison ce soir avant d'avoir trouvé une explication à cette étrange atmosphère. »
Rhett continuait le service. « Ashley ? Un whisky ou vous continuez avec le champagne ?» Oh ! La carapace de ce mâle imperturbable semblait beaucoup trop maîtrisée. La voix était devenue indifférente, tellement indifférente qu'elle en paraissait glaciale.
Le beau-frère de Scarlett eut du mal à conserver son attitude parfaite de gentleman du Sud face à Rhett Butler. Ces deux-là semblaient faire une réaction épidermique l'un envers l'autre. « Merci, je n'ai pas fini ma coupe», répondit-il froidement.
Taisy avait de plus en plus l'impression d'être le témoin indiscret d'une représentation théâtrale à trois personnages. Un triangle amoureux ?
Rhett s'était déjà détourné de lui, comme pour marquer son mépris. Maintenant il s'adressait à Harry. « Je vais vous faire goûter un cognac millésimé hors d'âge. Il est exceptionnel. » Se tournant vers Scarlett : « Je ne trouve plus la bouteille. Il doit y en avoir encore. Cela m'étonnerait que vous l'ayez bue, puisque vous n'aimez pas cette boisson. »
La première réaction de Taisy fut de se demander comment il pouvait connaître la composition du bar de la demeure.
« La dernière goutte a été savourée par Duncan lors de sa première visite à Atlanta. »
Taisy n'en crut pas ses oreilles. « Me tromperais-je ou elle a gloussé en prononçant ces derniers mots ? »
En tout cas, cela n'eut pas l'heur de plaire à son invité. Ses mâchoires se contractèrent. Il agrippa une autre bouteille. De son fauteuil, Taisy eut l'impression un instant qu'il allait la fracasser. Puis, comme si de rien n'était, il répondit calmement :
« Bien. J'espère qu'il a apprécié cette cuvée rare à sa juste valeur. »
Malgré son agilité à déceler les pensées de son entourage, cette fois-ci Madame Benett ne put lire la moindre émotion sur le visage du sommelier improvisé.
Par contre, les traits de leur hôtesse respiraient de contentement. L'admiratrice de Scarlett O'Hara s'amusa : « Elle a le regard mutin de l'enfant qui vient de jouer un bon tour à son père. Et qui continue sur sa lancée avec délectation. »
Sa tonalité se fit badine : « Il a apprécié, en effet. Encore plus quand je lui ai précisé que c'était tout ce qui restait dans cette maison de mon ancien mari. »
Harry, soudain conscient de la situation, regarda sa femme pour partager son ahurissement. Ses yeux semblèrent lui dire : « Quoi ? Serait-ce possible que… ? »
Cette fois-ci, Rhett ne cacha plus son regard noir. De rage. Oui, il était prêt à bondir, réalisa Taisy. « Est-ce vraiment son ancien époux ? Cela expliquerait son aisance dans cette maison, sa proximité avec Ella, ses regards appuyés à Scarlett. Mais, dans ce cas, pourquoi est-il avec nous aujourd'hui ? Un divorce est une indignité, et implique une haine irréparable entre l'ancien couple. Il faut que je sache… discrètement. » Taisy sentait qu'elle était à deux doigts de découvrir la clé du mystère.
A peine avait-elle osé prononcer deux mots : « Scarlett, puis-je… » que celle-ci lui coupa la parole et les regarda tour à tour, elle et Harry : « Afin qu'il n'y ait pas d'ambiguïté, autant vous le dire. Rhett est mon ancien mari. Nous sommes divorcés. »
Une phrase claire, précise comme un couperet, prononcée avec indifférence, pour bien signifier qu'il ne s'agissait que d'un détail sans importance.
Taisy eut quelque mal à cacher son ébahissement. Heureusement qu'elle avait l'habitude de sauver les apparences en public ! Elle remarqua qu'Ashley s'était raidi, et Rhett… Pendant quelques secondes, son regard se perdit. Se voila. Se voila ? Etait-il ému à ce point ? Lui, cet homme si viril ?
Non, Son masque était à nouveau en place. Avec une mimique ironique. « Heureux qu'il vous ait aidée à vous débarrasser de ces vestiges », lui décocha-t-il.
Comme si de rien n'était, il reprit : «Dans ce cas, Harry, puis-je vous proposer un whisky ? Je ne peux pas vous garantir son excellence, car ce n'est pas moi qui l'ai choisi. Mais je suis certain que Scarlett a maintenant d'autres fins connaisseurs pour la conseiller en matière d'œnologie. »
Il rit de sa propre répartie, et secoua les épaules, comme pour passer à autre chose.
Elle décela chez Scarlett un mécontentement discret, comme une légère frustration, et présuma : « Ma chère amie ne semble pas avoir été récompensée de sa saillie acide.»
Taisy sentit qu'Harry ne savait plus trop comment réagir. Il était grand temps qu'elle les fasse changer de sujet ! « Je suis impatiente d'admirer le fameux chef d'œuvre « Foudre de Georgie » ! »
« Avec joie, Taisy. Voulez-vous m'accompagner dans la chambre pendant que les hommes finissent leurs boissons ? Je vous montrerai ce trésor avant que nous nous déplacions dans la salle à manger. Le dîner va être prêt. »
Elle avait surpris au vol l'air intéressé d'Ashley. Connaissant les goûts de son mari, elle savait que lui aussi mourait d'envie de voir cette œuvre d'art, mais… portée par leur hôtesse. C'est pourquoi elle spécifia : « Je suis persuadée que nous tous rêverions de vous en voir parée ce soir. Dites oui, s'il vous plait ! Je vais vous assister pour la revêtir. »
Elle comprit que Scarlett était tentée. « C'est une bonne idée. Ce sera faire honneur au talent de Duncan Vayton que de vous la présenter. Pourriez-vous m'aider, Taisy ? » Puis elle la vit hésiter : « Non, il va falloir d'abord que je lace ce que Duncan avait spécialement conçu pour moi…. » Elle s'arrêta à temps, jetant un bref regard à Rhett et rougit. Scarlett O'Hara, si sûre d'elle-même, rougir ? Habituée aux contingences féminines, Madame Benett comprit immédiatement de quoi il s'agissait. A épier la réaction des messieurs Wilkes et Butler, ceux-ci avait saisi le délicat problème. Ashley avait l'attitude perdue de celui qui voulait disparaître sous terre, alors que Rhett… Elle n'avait pas réalisé, jusqu'à présent, à quel point ses iris étaient noirs…
Scarlett se reprit : « Prissy va m'aider, cela ne prendra que peu de temps. Je vais indiquer à ma cuisinière que nous serons prêts à passer à table dans dix minutes. Je vous prie de m'excuser. » Et elle partit prestement.
En l'attendant, Harry s'installa dans un fauteuil, et profita de humer le cigare que Rhett lui avait offert.
Elle vit que les deux hôtes de Scarlett s'étaient écartés subrepticement. Qui avait entraîné l'autre ? En tout cas, tous les deux se retrouvaient maintenant sur le balcon.
Cédant à sa curiosité jamais satisfaite, elle s'approcha discrètement de la porte-fenêtre pour écouter leur conversation. Qui la sidéra.
Le ton montait entre eux. Si de prime abord ils avaient semblé échanger des banalités, la conversation s'envenima très vite.
« J'ai compris votre petit jeu, divertir Ella afin de vous réintroduire ici. Vous avez le culot de vous comporter comme si vous étiez encore le maître de maison. Je vous préviens, Butler. Je n'accepterai plus que vous troubliez la sérénité de Scarlett. Vous avez manqué la détruire ! Mais elle est si courageuse… si… qu'elle a réussi à se reconstruire. Je ne vous permettrai pas… » Le ton si posé d'Ashley ne cachait plus la rage qui l'animait, même s'il essayait de moduler la force de ses menaces.
Elle vit Rhett Butler l'agripper à la manche de son veston. D'une voix engorgée de mépris : « Vous ne me permettrez pas quoi, Wilkes ? »
Il était tellement menaçant, affichant avec violence sa haine, que Taisy prit peur, craignant que cette discussion se transformât en pugilat. Et que la fine silhouette du gentleman se retrouvât rapidement au sol.
Pourtant, Ashley Wilkes ne recula pas. Il le défia en assenant : « Que pensez-vous que va dire Scarlett lorsqu'elle va apprendre que, dès votre arrivée à Atlanta, vous vous êtes affiché publiquement dans les rues avec votre putain ? » Il tremblait de dégoût. Sa répugnance était telle qu'il se sentait capable de l'emporter face à cette brute épaisse. « Comment osez-vous être dans la même pièce qu'elle, Scarlett, si pure, si…, alors que vous avez pataugé dans la fange quelques heures auparavant ?»
Ahurie, Taisy assista alors à la surprenante reculade du puissant Rhett Butler, le ton moins assuré. « Ce n'est pas… » Il s'interrompit. La voix de Scarlett était clairement audible. Les deux hommes se séparèrent.
Il fit un effort sur lui-même pour maîtriser ses tremblements et reprendre sa posture nonchalante. Le cynisme de ce débauché l'écœurait. Mais, lorsqu'il se retourna, il eut le souffle coupé.
Une apparition incandescente ! Flamboyante ! Ses paupières papillotèrent sous le scintillement de l'or, l'argent et le vert émeraude. Presque timidement, ses yeux caressèrent les larges rubans brillant mystérieusement, drainant inexorablement le regard du bas des mocassins jusqu'à la taille.
La taille de Scarlett, si fine… Reconnaissable pour lui entre toutes. Qui ne demandait qu'à être enlacée. Ici magnifiée par des étincelles d'or et d'argent. Jusqu'au bustier.
Ashley réalisa qu'il respirait brillamment. Était-ce une impression ? Les gens présents autour de lui l'entendaient-ils, Les battements frénétiques de son cœur parvenaient-ils aux oreilles de Scarlett ? Ou seules ses tempes tambourinaient-elles sous l'afflux de la pression du sang qui bouillait ? Il eut peur qu'elle réalisât que ses joues étaient en feu.
Et si ce n'était que ses joues… Il osa détailler le corsage qui semblait consister en une pièce de joaillerie dont les émeraudes concurrençaient en richesse les incrustations d'or et d'argent.
Mais les plus beaux joyaux étaient ceux qu'il devinait. Qui étaient pratiquement dévoilés, tant la découpe du corsage était basse. Il était hypnotisé.
Combien de fois avait-il admiré discrètement la courbe des seins de la jeune adolescente, quand ils bourgeonnaient à peine, puis ceux affriolants de la jeune fille en fleurs, jusqu'à ceux glorieusement épanouis de la jeune femme ? Des milliers de fois, à chacune de leurs rencontres.
Il n'avait pas oublié à quel point il en avait rêvé pendant la guerre. Dans la rigueur de l'hiver, sous son uniforme réduit en haillons, quand cette seule évocation suffisait à lui donner une bouffée de chaleur. Sous la violence de la mitraille, quand, pour échapper à l'enfer, il se remémorait le tendre renflement d'un sein, qu'il lui était arrivé de frôler « accidentellement ». Ce doux souvenir le transportait loin de ce monde de feu et de sang, vers un lieu qui ne consistait qu'en bruissements de jupons, éclats de rires, fossettes invitantes et tendres lacs de jade.
Et tant de nuits, allongé auprès de Melly… Il pouvait le confesser maintenant.. De toute façon, elle n'en avait jamais rien deviné. Quand, pendant leurs rares moments d'intimité, ses mains avaient enserré sa maigre poitrine… Dieu ! Oui, combien de fois avait-il imaginé les tétons de sa belle du County de Clayton, qui durcissaient au contact de ses doigts…
Ses yeux s'arrêtèrent sur la bordure du bustier. Le fin tulle entourant le col n'était pas là par modestie. Non, sa transparence laissait encore plus deviner ce que la décence se devait de cacher : la mystérieuse vallée entre la naissance de globes parfaits.
Ashley se passa le bout de la langue sur sa lèvre inférieure. Étranger au fait qu'on puisse le remarquer. Hypnotisé par la chair blanche dont il ne se souvenait plus qu'elle ait été si exposée. Dieu, qu'il la désirait !
Son envie se fit si revendicatrice qu'il eut conscience de devoir bouger afin de tenter de dissimiler la protubérance qui menaçait d'être visible dans son entrejambe.
Il leva la tête et rencontra deux émeraudes dont l'intensité faisait pâlir les brillants de son corsage. Elle le fixait. De toutes les personnes présentes, ses amis, et même ce Butler, c'est lui qu'elle regardait, semblant guetter son approbation ou ses commentaires.
Il en fut incapable, tant sa bouche était sèche. Il s'empara de sa main, et, en contradiction avec les règles de bienséance dont les Wilkes avaient été abreuvé depuis des générations, murmura simplement d'une voix étouffée : « Scarlett », et il déposa ses lèvres brûlantes sur la peau si fine à l'intérieur de son poignet.
Pendant combien de temps s'attarda-t-il à déguster le grain de sa peau ? Une minute ? Une éternité ? Assez longtemps assurément pour que Scarlett retirât délicatement sa main et, d'un air qui lui sembla trop innocent, lui dit d'une voix légère : «Il semble bien que vous appréciez le modèle « Foudre de Georgie ».
Il s'était redressé, lui souriant doucement en signe d'assentiment. Il sortit de la transe dans laquelle il avait plongé avec délice, et prit enfin conscience de son entourage. Devina la silhouette de Butler, au fond de la pièce, se tenant contre la cheminée. Immobile, affichant un masque impassible. Surprit, avec irritation, l'air de convoitise de Benett, qui déshabillait des yeux son hôtesse. Puis laissa son épouse s'enflammer sur la tenue de Scarlett.
Cette diversion l'arrangeait, lui permettant de calmer la fièvre qui l'avait envahi. Il l'écouta s'exclamer :
« La reine Scarlett O'Hara ! Comme je comprends pourquoi Monsieur Vayton a dénommé ce modèle « Foudre de Georgie » ! Quel homme ne serait pas frappé au cœur en vous admirant l'incarner ? Nul doute que vous ayez été sa muse ! Ses éclairs repris comme un leitmotiv, cette abondance de vert émeraude… » Madame Benett l'a regarda d'un air entendu. « S'il a commencé à créer le patron dès votre départ de ses ateliers, il devait avoir réussi à graver dans sa mémoire la teinte exacte de vos yeux émeraude pour en parsemer partout dans son modèle ! » Taisy en était convaincu.
Cette remarque atteignit Ashley en plein cœur. Il avait découvert l'existence de ce couturier en lisant l'article, en même temps qu'il apprenait que celui-ci avait désigné Scarlett comme sa muse. Il lui avait fallu lire le récit plusieurs fois pour s'obliger à admettre qu'un nouvel homme était apparu dans la vie de « sa » Scarlett. Et pas n'importe qui. Un homme richissime, admiré de tous. Et un artiste qui avait jeté son dévolu au premier regard sur elle en lui offrant l'opportunité de briller auprès de la fine fleur de Caroline du Sud.
En observant cette robe que le journaliste appelait son « chef d'œuvre », il n'eut plus aucun doute que ce Vayton avait des vues moins avouables sur la jeune femme, sujet de son inspiration. Cette débauche de luxe flamboyant, aux couleurs de Scarlett… Ashley se révolta à la pensée que le couturier avait conçu, expressément pour qu'il s'adaptât au décolleté plongeant, un corset. Cet homme pouvait avoir la vanité de se dire qu'il avait découpé l'objet le plus intime aux dimensions exactes de la poitrine de Scarlett. Un doute lancinant le rongea. Serait-il possible qu'il l'ai vue… Non ! Scarlett, en grande dame, ne l'aurait pas autorisé.
Mais, avait-il eu l'outrecuidance de lui faire des avances lorsqu'il avait trouvé prétexte à venir la voir à Atlanta ? Invité dans sa propre maison, et pas seulement dans son magasin à titre de relation professionnelle.. Jusqu'à boire une bouteille appartenant à son ancien mari. Ah ! Ashley aurait presque ri du camouflet que Butler avait dû avaler il y a quelques minutes. Si la présence de cet étranger à Peachtree Street ne paraissait pas si menaçante.
Les deux femmes continuaient à commenter la sophistication de chaque broderie.
« Scarlett, il faut que vous me révéliez le mystère qui entoure cette œuvre d'art. Quel est son secret pour que des myriades de lumières scintillent ainsi ? Cet homme serait-il sorcier pour vous illuminer d'un coup de baguette magique ?»
Avec plaisir, il retrouvait sous ses yeux l'adolescente insouciante, qui adorait parler « chiffons » à Tara. En véritable professionnelle de la confection féminine qu'elle était devenue si rapidement, elle dévoila le secret du couturier, du fil métallique argenté ou doré qui captait la lumière en la renvoyant, démultipliée, à chaque mouvement de la robe. Chaque paillette en verre émaillé ou en laiton rutilant, chaque perle de verre, cerclées de ce fil ingénieux, semblaient prendre feu.
Scarlett continuait joyeusement ses explications : « Ce soir, je vous ai dispensés des longs gants en satin et du vaporeux tulle en organza vert émeraude flottant dans le dos. Encombrant, n'est-ce pas Rhett ? » Elle regarda Butler. Ainsi celui-ci avait été présent à cette soirée. Pas étonnant puisqu'il était Charlestonien. Ashley sentit une pointe de jalousie pour celui qui avait assisté à la majesté de la représentation de sa belle-soeur.
Butler avait donné l'impression d'être totalement happé par sa conversation avec ce Harry Benett. Mais il répondit tout de suite. Bien sûr, il était à l'affût de la moindre de leur interaction. « Je m'en souviens. Il était si léger qu'il volait lorsque je vous ai fait valser, Scarlett. » Ashley se demanda si Rhett n'avait pas répondu ainsi pour lui faire comprendre que son ancienne femme lui avait accordé une danse.
Il sentit monter en lui la vieille jalousie qui l'avait accablé tant de fois lorsque celui-ci s'imposait auprès d'elle en marquant ses prérogatives de mari, ce qui ne l'empêchait pas, une heure après, d'aller rejoindre ses putains. « Mais la roue tourne, Butler ! Maintenant, vous n'avez plus aucun droit sur elle. Au contraire, vous avez été radié de sa vie. Et je peux enfin ouvertement lui témoigner mon attachement et ouvertement la courtiser, ne vous en déplaise. » Il s'en délecta silencieusement.
«Je vous invite à vous diriger vers la salle à manger. Le repas nous attend. »
Ashley n'avait plus l'attention d'attendre que Butler soit parti pour profiter publiquement de la présence de sa Belle du County de Clayton.
La même longue table, les mêmes chaises au haut dossier, à l'allure lourde. Rien n'avait changé, sauf les tentures finalement retirées. Cette initiative heureuse redonnait une luminosité à cette pièce où il avait passé tant de longues heures dans l'obscurité, à s'abrutir devant une bouteille de whisky.
Pour oublier. Oublier que sa femme ne l'aimait pas. Ne l'avait jamais aimé. Ne l'aimerait jamais. Parce qu'elle en aimait un autre depuis sa plus tendre enfance.
Cet autre, qui était bien présent ce soir. Qui exultait parce que Scarlett lui prodiguait toute son attention.
Il entendit la femme de Benett vanter la magnificence du mobilier, puis elle s'esbaudit sur l'incroyable longue nappe en lin brodé, dont la blancheur immaculée était rehaussée par trois chandeliers en argent. « Quel raffinement, Scarlett ! »
Etre en mesure de l'admirer dans « leur » maison, en majesté, heureuse de l'élégance de sa réception, réchauffa le cœur de Rhett.
« Si vous aviez pu admirer le linge de maison et l'argenterie dont ma plantation, Tara, regorgeait, vous auriez eu matière à être éblouie ! Malheureusement, les Yankees… » Sa voix se brisa.
Il eut une folle envie de la prendre dans ses bras pour chasser les images d'horreur qui venaient de l'assaillir. Mais il n'en avait pas le droit.
Au moins avait-elle maintenant une amie qui partageait ses goûts. Il se sentit rassuré. Il savait à quel point elle avait été isolée, privée de présence féminine amicale depuis des années.
En dehors de Mélanie bien entendu. Cette chère Melly qui lui manquait. Elle avait fait preuve d'une telle générosité à son égard pendant la fausse couche de Scarlett. Melly qui n'était plus là.
Et qui, à travers sa disparition, avait libéré son mari, le transformant en veuf, libre de convoiter ouvertement celle qu'il avait lorgnée avec concupiscence pendant des années, tout en présumant que ses allures hypocrites de gentleman dissimulassent sa soif de luxure.
«Je vous en prie, asseyez-vous. »
Avant qu'elle n'ait eu le temps de préciser à chacun comment se placer, Rhett investit « sa » chaise, en bout de table. En maître de maison.
Il sentit qu'elle lui lançait un regard incendiaire. Peu importait. Il allait reprendre sa place. Coûte que coûte.
A côté d'elle.
« Harry, mettez-vous, je vous prie, en face de moi et à côté de Rhett. De cette façon, vous pourrez continuer vos échanges qui ont l'air captivants. Taisy, votre vis-à-vis sera Ashley qui va s'installer à côté de moi.»
Bien sûr, elle s'assurait qu'il soit à portée de main.
Il lui demanda, en sachant qu'elle n'était pas à l'aise dans le choix des vins fins : « Quel cru avez-vous sélectionné pour nous, Scarlett ? »
« D'abord du vin blanc, car l'entrée est à base de volaille. Un Bordeaux, château Ykem si je me souviens bien. S'il n'est pas à votre goût, vous ne pourrez que vous en prendre à vous-même. Il fait partie des bouteilles que vous aviez sélectionnées. » Elle le regarda, le menton levé, et dit, sembla-t-il, à regret : « Comme vous le voyez, je n'ai pas jeté tout ce qui vous appartenait. »
Il eut du mal à cacher sa satisfaction. Même si elle s'en défendait, elle n'avait pas pu faire disparaître toute trace de sa présence dans cette maison. Il reconnut avec regret : «L'aspect pécuniaire n'a probablement pas été étranger à sa décision. Elle ne pouvait, en toute logique, les sacrifier, car elle s'est toujours offusquée du prix des vins dans lesquels j'investissais. »
Rhett la félicita : « Excellent choix ! Je vous suggère de le garder longtemps en bouche. C'est un pur bonheur… » Du coin de l'œil, il vit que Scarlett rougissait. Avait-elle compris le double sens de son commentaire ? Son cœur s'emballa. Non, elle ne pouvait avoir de telles pensées. Cela n'était arrivé qu'une fois, la dernière nuit. Quant à lui, l'initiative timide de sa femme le hantait des nuits entières et enflammait ses fantasmes. Oh Scarlett !
Pork servit les bouchées à la reine. « Une croustade de purée de poulet à la crème fraîche, » précisa l'hôtesse à ses invités.
En humant le met, Rhett invita Taisy à le goûter : «Dilcey fait les meilleures « bouchées à la Reine » du monde, croyez-moi. Je lui avais rapporté la recette d'un des plus prestigieux restaurants de Paris. Elle a réussi à surpasser celles de leur Grand Chef. »
Intérieurement, Rhett jubilait. Lorsqu'elle avait composé le menu pour ses invités, avait-elle choisi l'entrée au hasard ? Ou s'était-elle souvenue que c'était un des plats préférés de son ancien mari ? Rhett essaya de ne pas trop s'arrêter à ce détail. Mais la croustade de Dilcey lui parut encore plus savoureuse que d'ordinaire.
Taisy Benett orientait à nouveau la conversation sur « Foudre de Georgie ». « Je suis émerveillée par la myriade de perles de verre, si délicates et minuscules. Quel talent d'avoir réussi à leur donner l'allure de grains de riz brodés ! Je suis tellement envieuse des perles qui ornent votre corsage et l'emmanchure… Toute cette débauche de luxe… Je comprends maintenant pourquoi les créations de Duncan Vayton ne sont abordables que pour les plus grands de ce monde ! »
Scarlett se redressa, mettant sa gorge en valeur, pour que les perles décorant le haut de son bustier soient encore plus visibles. « En effet, il n'utilise, pour ses créations uniques, que le meilleur. Il a transformé une filature en Caroline du Sud, pour être certain d'avoir à sa disposition les plus belles étoffes. »
Elle toucha machinalement l'échancrure de son col bordé de tulle, où les billes nacrées étaient nichées. «Quant aux perles, il m'a avoué avoir insisté auprès de son fournisseur pour que celui-ci lui vende les plus belles disponibles sur le marché. En précisant que la plus rare des perles n'égalerait jamais le nacré de ma peau. » Scarlett s'arrêta, les doigts sur la bouche. Voulant démontrer que ses paroles avaient dépassées sa pensée, ou plutôt qu'elle n'avait brisé les règles de la bienséance que par étourderie.
Mais Rhett la connaissait par cœur, devinait quand elle témoignait sincèrement de ses regrets, ou, le plus souvent, quand elle feignait de se repentir. Et, en l'espèce, elle avait sciemment appuyé là où elle pourrait faire souffrir.
Qui ? Lui ? Il doutait fortement qu'elle ait dévoilé la convoitise de Duncan pour l'embêter, lui. Depuis qu'il l'avait retrouvée, ce fameux soir à Charleston, le comportement de son ancienne épouse à son égard avait été lumineux. Elle avait tourné la page et ne s'intéressait plus à lui.
Rhett sentit son angoisse grandir. Il avait la conviction que l'allusion enveloppée de Duncan s'était déjà transformée, à la fin du bal, en déclarations sirupeuses, et qu'il ne tarderait plus à passer aux avances libidineuses.
Non, en « laissant échapper » cette phrase qui transpirait la sensualité sous-jacente entre Duncan et Scarlett, elle ne l'avait pas visé, lui, Rhett. Elle l'avait destinée à « son » Ashley. Et elle avait sans aucun doute réussi. Lui, dont Rhett trouvait qu'il avait toujours un teint livide, avait pali à cette évocation. Donc, c'était pour le rendre jaloux, et bien s'assurer qu'il soit encore plus prisonnier de ses griffes acérées.
Il serra un peu trop fort le pied de son verre.
Elle avait repris sa contenance, oubliant son « faux pas », et se rengorgeait de fierté. Scarlett, toujours si avide de briller. C'est un des nombreux aspects qui l'avait toujours attiré chez elle, cette nécessité de surpasser les autres. Cela consistait d'abord à posséder ce qui était le plus cher. Il avait été heureux d'être à ses côtés pour le lui permettre. Il reconnaissait que cette avidité se transformait surtout en force, celle d'être en mesure de déplacer des montagnes pour arriver à ses fins. Sa courageuse Scarlett…
Il remarqua que Wilkes restait muet. Gêné. Evidemment, ce n'est pas lui qui pourrait lui offrir des perles. Ou alors était-il encore énervé que le couturier ait invoqué « la peau nacrée » de Scarlett.
Mais lui-même, tous ces bijoux dont il l'avait couverte des rubis pour la remercier d'avoir accepté une de ses caresses des rivières de diamants dans l'espoir qu'un jour elle en sollicitât d'autres des émeraudes de plus en plus grosses pour qu'elle comprenne que jamais son chevalier à la brillante armure ne pourrait lui en offrir, et que donc il fallait qu'elle le préférât, lui et des perles de Tahiti, aussi grosses que celles dont elle se pâmait maintenant, pour qu'elle lui pardonnât les nombreuses infidélités dont elle n'avait jamais eu vent, mais qui le faisaient culpabiliser. Dont il en revenait, honteux.
Plus une bague à ses doigts, plus de bracelet, de pendentif, même pas un peigne à cheveux, elle ne portait, ce soir, comme à la réception de Charleston, aucun de ses cadeaux. Comme s'ils n'étaient plus dignes d'elle.
Des breloques inutiles. Inutiles pour lui car cette débauche de joyaux ne lui avait pas fait gagner le cœur de Scarlett. Vides de sens pour elle lorsqu'elle avait été forcée à divorcer, sous peine de perdre la garde de ses enfants.
Il agrippa un peu trop fort son verre, fit mine d'étudier la transparence du liquide. Jamais il ne pourrait expier sa cruauté. Elle ne lui pardonnerait pas. Et elle avait raison.
Il serra inconsciemment les mâchoires. Pour ne pas gémir. La supplier. Lui saisir la main et lui demander pardon.
C'était vain. Trop tard. Qu'avait-elle à faire de ses regrets alors qu'elle naviguait librement entre deux soupirants qui la couvaient, un jeune et richissime artiste, et son premier amour, enfin à portée de ses rêves.
Il écoutait d'une oreille discrète Harry. Hochait la tête pour marquer son accord. Répondait par onomatopées pour feindre un suivi de la conversation.
Mais il n'était pas dupe du manège qui se jouait sous ses yeux.
Taisy, Scarlett et Ashley discutaient « perles ». Ou plutôt, elles écoutaient Ashley parler de l'histoire des boules nacrées : des pêcheurs des villages côtiers de la lointaine Chine qui, les premiers, de père en fils, avaient commencé à récolter au fond de la mer les rares huîtres perlières, à tel point qu'ils avaient réussi à développer une résistance hors du commun pour plonger et résister dans les profondeurs de l'océan de la Reine Cléopâtre qui en raffolait et qui paradait pour rendre jalouse ses rivales.
L'ancien maître de Twelve Oaks apprit aux deux jeunes femmes que les chefs des tribus indiennes les utilisaient comme moyen de paiement avec les autres tribus, et que l'Amérique était devenue le plus gros fournisseur de perles pour l'Europe au début du XVIe siècle.
Rhett dressa encore plus l'oreille, affinant ses talents d'ubiquité pour suivre la conversation de son voisin de table et entendre ce que racontait Ashley, quand il remarqua que Scarlett était sincèrement intéressée par ce qu'il disait. Non pas, comme il l'avait vu faire à de multiples occasions, pour simplement avoir l'honneur de lui plaire, alors que l'étalage de la culture livresque du cultivé Ashley lui importait peu. Non, il sembla à son ancien mari qu'elle buvait les explications de Wilkes sur l'utilisation des huîtres nacrières dans la boutonnerie.
« Ce que vous dites est passionnant, Ashley ! Les articles de mercerie que je préfère dans mon magasin sont ces lots de boutons en nacre que j'ai achetés. Ils sont de toutes les tailles, mais chacun est unique. Certaines écailles sont parfaitement blanches, d'autres avec des parties plus sombres. Certaines surfaces sont plus planes que d'autres ou d'épaisseurs irrégulières. Mais chacune a une irisation unique, pouvant donner des reflets rosés, bleus ou violets. Je passerais des heures à les regarder ! » Scarlett s'était enflammée, et s'était rapprochée un peu plus de son beau-frère.
Rhett ne loupa pas le sourire de satisfaction sur le visage de son rival. C'est à peine si celui-ci ne se tournait pas vers lui, en voulant lui signifier, par un simple regard : « Voyez, Butler. Je n'ai pas les moyens d'acheter des perles pour Scarlett, mais ma culture, dont vous vous êtes toujours moqué, me permet de lui offrir ce dont elle a besoin, du rêve, qu'elle pourra exploiter en monnaie sonnante et trébuchante pour argumenter la vente de ses boutons auprès de sa clientèle. »
Rhett en conclut amèrement que celui-ci avait décidé de rectifier ses erreurs, en essayant d'aborder avec Scarlett des sujets plus concrets, et donc, de mieux capter son intérêt.
L'arrivé de Pork, accompagné de Prissy, coupa court à l'attention dont Scarlett avait intensément comblé le conteur.
Prissy débarrassa les assiettes du premier plat, parfaitement vidées du moindre petit vestige de croustade, tant les convives s'étaient régalés. Pork présenta, sur un plateau d'argent, une pièce de viande fumante et odorante.
Rhett réprima un air victorieux. Scarlett avait-elle vraiment fait exprès en choisissant le plat de résistance, simple, mais savoureux, dont Rhett raffolait ? C'était une possibilité envisageable, à condition qu'il ait été cuit d'une certaine façon.
Scarlett annonça à ses invités : « Passons au Rôti de bœuf accompagné de sa sauce au poivre et de ses pommes de terre rissolées. Je vous promets que ce mets sans prétention va vous faire saliver, tant la pièce du filet est tendre. Dilcey a pris l'habitude de la présenter ainsi, emmaillotée et ficelée par des lames fines de couenne. »
Il sentit qu'elle était satisfaite d'afficher les mets les plus goûteux pour ses nouveaux amis, car ils ne manqueraient pas, ensuite, de vanter l'excellence de la carte servie à Peachtree Street.
Avant qu'il n'ait pu s'enquérir de la boisson qui allait accompagner la viande rouge, il surprit le petit air de satisfaction qu'elle lui adressa directement lorsqu'elle annonça : «Arrosé par un autre vin français, du territoire de Bourgogne, un Romanée-Conti. »
Les yeux de Rhett pétillèrent, répondant à ceux de Scarlett. Décidément, elle exploitait judicieusement la cave qu'il avait laissé à son départ.
En soulevant la carafe dont les facettes de cristal faisaient transparaître la robe rubis du vin rouge, Rhett s'adressa au vieil employé. « Depuis quand l'avez-vous décanté, Pork ? »
Celui-ci répondit avec assurance : « Depuis deux heures, Messié Rhett. J'ai fait comme vous me l'avez appris. Je me suis rappelé toutes vos indications. »
Oui, Rhett était de plus en plus convaincu que ce repas le réinvestissait, de minute en minute, dans ses prérogatives de maître de maison aux côtés de son hôtesse. Cela aurait dû le satisfaire pleinement. Mais la présence parasitaire de Wilkes gâchait son plaisir.
« C'est parfait, Pork. Je vais m'occuper de servir le vin. Occupez-vous de trancher le rôti. »
Taisy avait enfin abandonné le champagne. Ils purent ainsi apprécier ensemble un nouveau grand cru. Ce qui ravit Harry. Il félicita officiellement la maîtresse de maison pour l'excellence de sa cave, et adressa une mimique appréciative à Rhett pour avoir réalisé cet achat judicieux.
Pork lui présenta son assiette garnie, dressée avec trois fines tranches du rôti. En fin gastronome, il apprécia la fine croûte saisie à point, alors que l'intérieur montrait un rouge vif, regorgeant de sucs. Rhett exulta. Scarlett avait dû donner ses instructions à la cuisinière pour que la viande soit servie « bleue », et non pas « saignante », comme elle le préférait personnellement. Parce que c'était la cuisson que Rhett avait l'habitude d'exiger pour les pièces de bœuf.
Certes, ce n'était qu'une petite attention, une broutille, mais Rhett voulait l'interpréter comme la bonne volonté de Scarlett à se complaire à ses goûts. A moins qu'elle n'ait voulu se prévenir, à travers tous ces rappels aux habitudes de son ancien mari, des critiques acerbes qu'elle avait l'habitude d'essuyer de sa part… Rhett lui répondit intérieurement : « J'ai changé, Scarlett. Le temps des railleries cruelles dont j'avais plaisir à vous abreuver devant tous, quand vous m'aviez fait trop souffrir l'instant d'avant, est derrière nous. Je ne ferai plus l'erreur de vous rabaisser publiquement. Du moins, j'essayerai… »
Tous les yeux se tournèrent vers lui et Harry quand celui-ci l'apostropha : « Pourriez-vous satisfaire ma curiosité ? J'ai été fort surpris, tout à l'heure, lorsque vous avez dévoilé votre cadeau à Ella, de reconnaître les marionnettes de Thomas Holden. Figurez-vous que je me trouvais à Philadelphie en mars 1874 (**) quand sa troupe s'y produisit. Cet artiste talentueux venait de quitter les Bullock's Royal Marionettes, pour je ne sais quel désaccord, et avait créé sa propre compagnie. Puisque vous aussi avez assisté à son spectacle, vous comprendrez que je l'ai chaudement sollicité, en tant que Directeur des arts de la Nouvelle Orléans, pour que les Imperial Marionnettes jouent dans ma ville. Cela aurait importé encore plus de magie dans cette belle cité. Malheureusement, la programmation de leur tournée était complète. Je l'ai alors pressé, presque supplié, pour qu'il accepte de vendre au musée de Louisiane une ou deux de ses poupées ingénieuses, puisqu'il était l'auteur de l'invention qui a rendu encore plus mystérieux leur manipulation.(**) Malheureusement, rien n'y a fait. Et pourtant, j'étais prêt à être très généreux – au frais de la Mairie, bien entendu. »
Harry continua, en tapant amicalement sur l'épaule de son nouvel ami : « Alors, Rhett, avez-vous dû le menacer pour qu'il accepte de vous vendre, pas un, mais quatre modèles ? »
Rhett éclata de rire. Il sentit tous les regards sur lui. Scarlett l'épiait, curieuse.
« Je n'en ai pas eu besoin. J'ai fait sa connaissance dans un cercle de jeu que j'affectionne. Il m'a expliqué chercher une distraction pour oublier les dissensions auxquelles il devait faire face avec son ancien partenaire John Bullock. Il m'a invité à venir voir leur spectacle le lendemain, avant qu'ils ne partent pour une autre ville. J'avoue que, de prime abord, j'étais un peu dubitatif pour aller assister à une représentation de marionnettes. D'ordinaire, je privilégie d'autres…. » - Rhett s'arrêta, regarda Scarlett dans les yeux – « d'autres distractions. »
Satisfait de son petit effet : la colère avait fit virer le vert calme de ses iris en ce vert émeraude parsemé d'étincelles dorées qu'il adorait.
Il reprit : « Ils ont un succès phénoménal, autant chez les adultes qu'auprès des enfants. C'est mérité, je dois le reconnaître. Quoi qu'il en soit, je l'ai retrouvé le soir même à ma table de poker. Heureux de la recette que le nombre de tickets d'entrée vendus avait générée. Très sûr de lui. Trop sûr de lui. Il s'est mis à miser gros. Je l'avais laissé gagner quelques tours pour… le mettre en confiance. »
Rhett fixa Madame Benett, comme s'il voulait s'excuser de son attitude. « C'est la règle du jeu, ne me jugez pas trop sévèrement, Taisy. Pour gagner, quel que soit l'enjeu, encore plus quand il est important, il faut savoir progresser par petites touches, finasser, faire croire à l'adversaire que vous renoncez devant la difficulté de l'obstacle, lui accorder quelques menues libéralités. Et, quand enfin vous le sentez trop sûr de gagner… » - Rhett tourna soudainement son regard noir vers Wilkes – « quand il croit qu'il vous a mis au tapis, vous le ferrez, vous dévoilez vos cartes. C'est ainsi que j'ai l'habitude de remporter la mise. »
Avec satisfaction, il remarqua que la bouche de Wilkes s'était tordue en un rictus amer.
« En bref, le pauvre Holden a perdu gros ce soir-là. Tant et si bien que, pour ne pas « piocher » dans la caisse commune de la troupe, il m'a demandé si j'accepterais d'effacer sa dette contre quatre de ses marionnettes. J'avoue m'être moqué de sa proposition dans un premier temps. Et puis…. » Scarlett le fixait toujours, voulant savoir comment Rhett avait gagné le cadeau d'Ella. « Et puis j'ai pensé à une petite fille – non, deux petites filles – dont les yeux auraient pu s'émerveiller devant ces poupées magiques. »
Il s'en voulut d'avoir la voix qui commençait à flancher. Ne surtout pas montrer son chagrin, c'était son nouveau credo.
Scarlett en profita. Ses paroles étaient peu amènes : « Pourquoi les avoir gardées si longtemps avant de les offrir à Ella si elles lui étaient destinées ? Vous aviez assez d'opportunités, des fêtes et des anniversaires que vous avez oubliés. »
Son ton était froid, mais Rhett lut de la tristesse dans ses yeux.
Que lui répondre ? Lui avouer le combat qu'il avait livré sur lui-même, ces trois dernières années, pour ne pas reprendre contact avec ses beaux-enfants – et avec sa femme ? D'abord, la fuite, la volonté de tout casser, couper tout ce qui le rattachait à Scarlett. Et donc sacrifier ses enfants. Cruellement. Injustement. Puis, le choc passé, le papier du divorce en main, la sidération, le vide, la douleur d'avoir officiellement détruit ce qui comptait le plus pour lui. Essayer d'oublier, encore et encore. Pendant ce temps, Ella et Wade grandissaient loin de lui. Ne partageant plus officiellement de lien avec leur ancien beau-père. La honte de vouloir revenir dans leurs vies après les avoir abandonnés. La peur du rejet. Comme celui que Wade lui infligeait avec raison maintenant.
Non, il ne pouvait pas lui dire cela. Pas en public. Même pas en privé, il ne devait surtout pas lui dévoiler la vérité.
« Je les avais gardées dans ma chambre à Charleston. Elles attendaient. »
Il savait que sa réponse ne pouvait pas la satisfaire. Mais c'est tout ce qu'il se sentait capable d'exprimer.
Puis il reprit un ton léger pour s'adresser à Harry : « En conclusion, Ella est devenue l'heureuse propriétaire de ces personnages de carton mâché, de chiffon et de cuir, qui s'avéreront magiques une fois qu'elle et moi sauront les manipuler. »
Harry sembla satisfait de l'histoire qui enrichissait encore plus la légende autour des marionnettes anglaises. Il conclut : « Lorsque vous serez prêt, j'aimerais beaucoup assister à une telle démonstration. Et pourquoi ne pas envisager plus tard une représentation publique ? »
Rhett éclata de rire. Mais l'idée ambitieuse le séduisait. Et lui permettrait de prolonger les longues heures d'apprentissage dans la maison de Peachtree Street…
Il lui répondit par un sibyllin « peut-être ! »
Sur un signe de Scarlett, Prissy vint débarrasser les assiettes, et Pork présenta le dessert sur une table roulante.
Scarlett s'adressa à ses invités : « Si nous terminions par une douceur légère ? Un melon au Porto, et sa ronde de boules de glace, certaines à la vanille, d'autres au café. » Tous apprécièrent bruyamment.
Rhett était fier d'elle. Même s'il lui en avait dénié le titre dès leur première querelle dans la bibliothèque de Twelve Oaks, Scarlett incarnait ce soir la grande Dame du Sud, élégante, racée et maîtrisant tous les arcanes des règles de l'hospitalité. « Enfin, pas une dame du Sud dans tous les domaines… » Il rit sous cape, mais pas assez silencieusement.
Scarlett, pensant qu'il se moquait d'elle, s'insurgea : « Qui y a-t-il de si risible, je vous prie ? »
Il lui sourit : « Rien, très Chère. Tout est parfait. Vous êtes parfaite, ce soir. » Et, sans qu'elle ait eu le temps de s'y opposer, il lui saisit la main et embrassa le bout des doigts. Pendant l'espace d'un instant, qu'il aurait voulu transformer en éternité, ses moustaches rencontrèrent la partie charnue du majeur et de l'auriculaire. Ses lèvres gourmandes les caressèrent. Il avait dû refreiner l'envie de les lécher, car les nombreux verres de vin, sans parler du whisky et du champagne, commençaient à libérer les inhibitions auxquelles il s'astreignait devant elle.
Lorsqu'elle retira sa main brusquement, il considéra que c'était une petite victoire car elle était restée sans réaction à le laisser prodiguer ses caresses, suffisamment longtemps pour qu'il réussisse à la faire frissonner. Ses bras dénudés le lui confirmaient.
Les flammes vacillantes du chandelier, placé en face d'elle, illuminaient le grain de sa peau, là juste à la naissance des seins, où ce Vayton avait vicieusement blotti les perles. Elle était si proche de lui. Les effluves de son parfum qu'il aurait reconnu entre tous, mêlées à son odeur à elle, intime, unique, inoubliable, l'enivraient plus que tous les grands crus du monde.
Ces dernières années interminables où il avait fantasmé être en sa présence, la respirer… Y avait-il eu, ne serait-ce qu'une seule nuit de répit, où elle n'avait pas été présente dans sa tête, dans ses rêves, dans ses fantasmes quand son corps demandait à se soulager ?
Quel sort lui avait jeté sa séduisante sorcière pour qu'il continuât à la désirer aussi ardemment ? La chaleur qui irradiait de son corps enflammait le sien à tel point que cela en devenait douloureux.
Au moment-même où il rêvait qu'un jour, peut-être, une nuit, il pourrait enfin la posséder à nouveau pour se perdre dans elle, il l'entendit s'adresser à ce damné Wilkes.
« Je suis jalouse, Ashley, car on vous a servi de la glace au café, que j'adore. Or je n'ai eu droit qu'à la vanille. »
Il réalisa, la gorge serrée, qu'elle avait modulé sa voix, semblable à celle de la Belle du County qui voulait attirer tous ses beaux à ses pieds. Était-ce pour se venger de lui, parce qu'il avait osé la faire frissonner alors qu'elle se vantait d'être totalement insensible à sa présence ?
Avec dégoût, il surprit celui-ci la regarder d'un air libidineux, en profitant pour plonger ses yeux salaces dans son décolleté. Il lui répondit, de cette voix sirupeuse de tous temps destinée à Scarlett, et que Rhett avait toujours honnie : « Qu'à cela ne tienne, ma Chère. Je suis heureux de la partager avec vous. »
A l'indignation de Rhett, au lieu de déposer cette maudite glace dans son assiette, il lui tendit sa cuillère bombée de crème glacée, continuant à tenir le manche. Sans hésitation, l'ancienne Madame Butler leva un peu la tête pour lécher le café glacé.
Rhett, qui avait entrepris d'allumer un cigare pour calmer ses ardeurs, l'écrasa avec rage dans le melon arrosé qu'il n'avait pas encore touché.
Comment osaient-ils tous les deux ?
Dans un autre temps pas si lointain, il aurait empoigné ce salopard par l'épaule et l'aurait jeté dehors comme un malpropre, que la Vieille Garde soit présente ou non, ou même Mélanie, la pauvre femme trompée « intellectuellement » par son mari depuis le premier jour.
Elle, il l'aurait fait trembler, traitée bien plus sauvagement qu'il ne l'avait fait la fameuse nuit d'anniversaire.
Mais jamais ils n'auraient osé à cette époque afficher une telle vulgarité. Devant le mari !
Lui, corseté dans son habit de respectabilité et d'hypocrisie, époux adoré de la Sainte Mélanie, briguant la femme d'un autre avec concupiscence, tout en se vantant d'être le parfait mari fidèle à sa femme.
Elle, lui reprochant de partager le lit de putains, en jurant, la main sur le cœur, que jamais elle n'avait accepté une relation physique en dehors des liens sacrés du mariage le mariage dont elle se fichait comme d'une guigne, ses trois maris ne l'ayant jamais empêchée de se jeter lascivement au bras de cette chiffe molle, mais derrière le dos de Rhett. Toujours derrière son dos. Jusqu'à ce qu'India Wilkes les surprenne.
Comme elle avait clamé alors, haut et fort, son innocence ! Il en doutait maintenant, à les voir tous les deux se comporter devant lui, son mari, comme un couple croisé au bordel, elle léchant la cuillère de l'autre avec la promesse qu'une gâterie suivrait cette démonstration suggestive.
Il entendit vaguement Taisy se racler la gorge, sentit son regard sur lui. Elle le fixait, semblant vouloir lui faire passer un message. Elle tapota discrètement sa main sur la nappe, comme pour l'apaiser.
Cela eut un effet immédiat. Il se cala confortablement dans le dossier de sa chaise, et prit son verre en main. Il fixa la robe du vin, semblant vouloir en détecter les nuances comme le meilleur des sommeliers.
En réalité, il essayait ainsi de s'hypnotiser dans cette observation muette, pour anesthésier sa douleur brider sa colère écraser cette violence que seule la vision du sang gluant de celui qui lui pourrissait la vie depuis quinze ans pourrait apaiser calmer cette envie primale de faire disparaître à tout jamais de la surface de la terre Ashley Wilkes. Cet homme tellement respectable parmi ses pairs, minables vaincus comme lui si respecté par ces sangsues de la bonne société d'Atlanta qui étaient prêtes à le sanctifier tout en voulant lapider la femme infidèle ce gentleman parfait si débauché à vouloir forniquer avec la femme d'un autre.
Mais justement, elle n'était plus sa femme. Il n'avait plus aucun droit sur elle. Elle était libre. Enfin libre de se laisser ouvertement courtiser par son grand amour. Libre enfin d'initier publiquement des caresses envers celui qui, lui aussi, était maintenant libéré de toutes attaches. Même devant son ancien mari.
Rhett se sentit épuisé. Il avait eu beau jouer à être redevenu le maître de maison de Peachtree Street, c'était un leurre. Il était revenu au stade de la première rencontre avec Scarlett. Quand tout était à bâtir, car il n'était rien pour elle, ni mari, ni beau, ni ami, même pas apprécié.
Mais il ne lâcherait pas. Il se l'était promis, regagner sa famille. Et Scarlett.
Pour cela, il ne fallait surtout pas qu'il tombe dans le piège que venait de lui tendre Wilkes. Il voyait clair dans son jeu maintenant. Le pousser à bout pour qu'il en devienne violent et que Scarlett lui ferme définitivement sa porte.
Taisy l'interrogea sur les bals célébrés à Atlanta, lui demanda lesquels, à son avis, étaient indispensables pour rencontrer la fine fleur de Georgie. Harry écoutait, attentif en tant que bon organisateur des festivités.
Lorsque l'un ou l'autre lui répondait, il ne pouvait s'empêcher de jeter un coup d'œil discret vers sa droite. Il voyait Ashley la couver fiévreusement du regard, frôler subrepticement son bras nu, baisser la voix pour accentuer son roucoulement ridicule et prouver la confidentialité de leur conversation intime. Il entendait l'ancienne Madame Butler rire aux éclats des fadaises que son preux chevalier devait lui conter, un rire décomplexé, semblant prouver à la surface de la terre, et accessoirement à Rhett Butler, qu'elle ne s'était jamais autant amusée de sa vie, et qu'elle était enfin heureuse.
Il avait hâte maintenant que cette soirée s'achève.
Les digestifs furent vite bus. Chacun avait eu sa part d'alcool aujourd'hui.
Taisy fut la première à témoigner de sa fatigue et de remercier leur hôtesse pour ces mets délicats, la chaleureuse réception, et la distinction de la maîtresse des lieux. Il nota qu'Harry prolongea un peu trop le baisemain adressé à Scarlett. Un hasard ? Un moment d'inattention dû à l'excès de boissons ? Ou autre chose ? Rhett se promit de le surveiller.
Il fit mine de se réinstaller, d'allumer un nouveau cigare et de se resservir un verre. Des signes qui signifiaient qu'il compter bien s'attarder.
Même si Wilkes avait décidé de courtiser Scarlett en toute décomplexion, il jugea certainement que se retrouver à trois dans cette immense salle à manger rendait l'atmosphère un peu trop lourde. Il prit congé, non sans avoir murmuré des compliments à Scarlett en caressant légèrement le haut de ses bras nus. Il n'eut pas l'impudence de faire semblant d'être civil vis-à-vis de Rhett. Les deux n'échangèrent qu'un bref mouvement de tête en signe d'adieu.
Rhett se retrouva seul avec Scarlett. Il sentit son malaise. Elle devait avoir hâte de se débarrasser de lui, pour se précipiter dans son grand lit et rêver à son éternel amour.
Alors il fit semblant. « Remarquable soirée, Scarlett. Tout était parfait, les mets, les vins, vos convives. Je vous remercie de m'avoir invité. Il est temps que je vous laisse, moi aussi. On m'attend ailleurs. Je reviendrai cette semaine voir Ella pour commencer son apprentissage. Bonne nuit à vous. »
Il ne s'abaissa pas à quémander un baisemain qui ne signifiait rien pour elle. Il la salua comme il l'avait fait avec Wilkes, d'un simple hochement de la tête. L'hypocrisie de cette réception l'avait suffisamment exténué pour qu'il l'abrégeât au plus vite.
Prissy l'attendait patiemment pour la déshabiller. Elle savait que sa patronne n'aurait pas été en mesure de quitter seule cette robe d'apparat.
Scarlett passa outre au cérémonial des cent coups de brosse dans ses cheveux dénoués. Elle était épuisée.
Heureuse que l'anniversaire d'Ella ait fait plaisir à sa fille. Satisfaite que ses nouveaux amis aient apprécié son accueil. Rassurée de constater que son pouvoir de séductrice avait toujours autant d'impact sur son premier amour.
Mais elle se coucha, un goût amer à la bouche. Sa tentative pour faire ressurgir l'ancienne jalousie de Rhett envers son rival obsessionnel avait lamentablement échouée. Il n'avait pas haussé le ton une seule fois. Totalement indifférent à la nouvelle vie sentimentale de son ancienne épouse.
« On m'attend ailleurs », avait-il laissé échapper. Elle avait aisément compris où cet « ailleurs » était localisé. Dans d'autres draps bien chauds.
Elle trouva les siens glacés, et sortit une couverture du coffre. Elle avait froid. Froid au cœur.
Notes sur le chapitre 30 :
(*) Charles Aznavour, « Et moi, dans mon coin » :
Lui, il t'observe du coin de l'œil. Toi, tu t'énerves dans ton fauteuil. Lui, te caresse du fond des yeux. Toi, tu te laisses prendre à son jeu. Et moi, dans mon coin, si je ne dis rien, Je remarque toutes choses. Et moi, dans mon coin, je ronge mon frein en voyant venir la fin.
Lui, il te couve fiévreusement. Toi, tu l'approuves en souriant. Lui, il te guette, et je le vois. Toi, tu regrettes que je sois là. Et moi, dans mon coin, si je ne dis rien, Je vois bien votre manège. Et moi, dans mon coin, je cache avec soin cette angoisse qui m'étreint.
Lui, te regarde furtivement. Toi, tu bavardes trop librement. Lui, te courtise à travers moi. Toi, tu te grises, ris aux éclats. Et moi, dans mon coin, si je ne dis rien, j'ai le cœur au bord des larmes. Et moi, dans mon coin, je bois mon chagrin car l'amour change de main.
Oh, non, non, vraiment c'est rien. Peut-être un peu de fatigue. Ah pas du tout ! Qu'est-ce que tu vas chercher là ? Non, non ! Au contraire, j'ai passé une excellente soirée, oui, une excellente soirée. »
Version française : Youtube, Charles Aznavour, « Et moi dans mon coin » - Mauro Piffero, watch?v=_TKUVUOcBDs&list=LL&index=2
Version anglaise : Charles Aznavour, « And I in my chair" – Charles Aznavour, watch?v=X-6ysSO3aNw&list=LL&index=3
(**)William John Bullock (1832-1882), Directeur de théâtre de marionnettes et marionnettiste britannique. À l'automne de 1873, Thomas Holden partit en Amérique avec les Bullock's Royal Marionettes. Il s'en sépara pour créer son propre groupe. Ayant débuté à Philadelphie (mars 1874), avant de passer à Cincinnati puis à San Francisco, ils firent ensuite la tournée des villes de l'Ouest. On attribue à Thomas Holden le fil d'archal, la toile de fond de scène à rayures verticales pour rendre moins visibles les fils de la marionnette. (source : World Encyclopedia of Puppetry Arts, org -
Disclaimers : je n'ai aucun droit sur les personnages et l'histoire d'Autant en Emporte le Vent qui appartiennent à Margaret Mitchell. Je créé le « monde » de Duncan Vayton et de Blanche Bonsart.
