13 juin 1876, Tara, Clayton's County

A l'arrivée au dépôt de Jonesboro, Duncan avait loué un buggy.

Scarlett le guida en direction de sa propriété, répondant à ses multiples questions. Il semblait être curieux de tout ce qui les entourait. Avec enthousiasme, elle commenta au passage les paysages et bâtiments défilant sous leurs yeux.

Elle était chez elle, et était fière de l'afficher.

« Tara ! Pouvez-vous arrêter la voiture au bord du chemin, Duncan ? »

Sans attendre, il tira les reines du cheval pour le freiner, et ils restèrent un instant sans parler, à regarder droit devant eux. Vers la grande bâtisse blanche. L'homme attendait patiemment qu'elle prenne la parole.

Avec un filet d'émotion qui elle-même l'étonna, elle brisa le silence : « C'est à cet endroit précis que j'avais pour habitude de me reposer après être revenue de Twelve Oaks ou de chez les Fontaine. Je m'adossais contre cet arbre-ci » Elle le lui désigna. «Et je regardais droit devant, en contemplant Tara. »

Sans hésiter, Duncan descendit du buggy, l'incita à faire de même, et ils se dirigèrent tous les deux en direction de l'arbre géant surplombant la vallée.

Poussée par une impulsion, elle lui dit : « Fermez les yeux, écoutez et sentez ! »

Avec un sourire complice, il s'exécuta. Scarlett fit de même. Ils se tenaient debout. Proches au point que sa robe frôlât le bas des pantalons de Duncan.

« Les paupières baissées, j'écoutais Tara vivre. C'était la fin de la journée, à une heure où j'aurais dû être rentrée de mes escapades depuis longtemps. Mon jeu était de détecter – non, de déchiffrer toutes les odeurs et les bruits familiers environnants : d'abord les palpitations frénétiques de mon cœur, causées par ma course folle pour essayer vainement de ne pas être en retard à cette heure-là, les esclaves avaient fini leur longue journée de travail à récolter le coton. Ils s'apostrophaient, l'un ou l'autre s'engageant dans un chant lancinant. »

« J'ouvrais grand les poumons et je humais l'air environnant, tel un cheval flairant sa grange. Ne trouvez-vous pas que les odeurs soient spéciales ici ? » Elle partit d'un grand éclat de rire en réalisant l'air surpris de Duncan, qui voulait manifestement lui plaire mais qui restait coi devant l'étrangeté de sa question.

« C'est l'odeur de la terre de Tara. Je me demande si celle de « Soft South » est reconnaissable pour vous, entre toutes. Même maintenant, quand j'arrive à proximité de notre plantation, mon odorat détecte les effluves uniques de l'humus gras du County de Clayton. »

Elle referma les yeux, se souvenant. « J'entends la voix de Mammy, portant haut et fort sur le porche de la maison, s'indignant que mes sœurs et moi, mais surtout moi, traînassions encore dehors. Les roues de la carriole de Mère crissent dans l'allée, signalant son retour d'une de ses innombrables visites de bienfaisance. Le cheval de mon père peine à ralentir son gallot endiablé, tant son maître le stimule pour aller toujours plus vite. Mais d'autres fois, tout n'était que silence autour de moi. Mais le silence à Tara ne pouvait se comparer à tout autre. »

Un bref instant, elle se demanda pourquoi elle s'était lancée dans une telle confidence. L'attention bienveillante de l'homme à côté d'elle l'incita à continuer.

« Cela va vous paraître saugrenu assurément, mais le chant des oiseaux survolant Tara m'apparaissait singulier, familier. Les tourmentes de la guerre les chassèrent. Le cycle de la vie les a ramenés. Leur gazouillement me semble moins insouciant. Ou c'est certainement moi qui ne le suis plus ! » Scarlett se moqua d'elle-même. « Mais ils continuent de roucouler, croasser, jacasser ou hululer. Indifférents aux tragédies passées. Présents sur ces lieux depuis une éternité. Ils continueront à survoler ce qui restera de la propriété, quand la nature aura repris ses droits, bien après que nous aurons disparu. Perpétuant la vie. La vie à Tara. »

Elle s'en voulut de se dévoiler ainsi. C'était une conviction si intime. Ou plutôt une fantasmagorie. Tara figé pour l'éternité. Voilà que je commence à divaguer comme Ashley, se moqua-t-elle intérieurement.

Inconsciemment, ses pas l'avaient portée à côté de « son » arbre, suivie de près par Duncan. Un chêne qui avait toujours intrigué Scarlett, tant il paraissait avoir traversé les siècles. Son tronc, modifié au fil du temps et couplé à d'autres ramifications, s'était creusé dans son milieu, formant un abri protecteur, suffisamment large pour que Scarlett s'y lovât comme un chat ayant reconnu sa litière.

Elle retrouva ses réflexes d'enfant, et se nicha dans le profond renfoncement. Elle passa ses doigts sur l'écorce craquelée. « Ridée comme un vieux sage, contemplant à travers les ans les fracas du monde » commenta Duncan.

Elle le regarda, un peu surprise qu'il se soit fait la même réflexion qu'elle. « Oui. Bien avant que mon père ne bâtit Tara, il était là, comme un guetteur. Puis le paysage a changé, couvert de champs de coton entourant notre maison. Ensuite, il a été le témoin de l'invasion des yankees et du saccage de la plantation. Ils ont abattu les arbres entourant le bâtiment pour faire du feu. Pourquoi a-t-il été épargné ? C'est un mystère qui le rend encore plus précieux. »

Machinalement, sa main caressa l'écorce ridée à hauteur de ses hanches, reconnaissant instinctivement une crevasse, bordée de mousse.

Duncan suivit son geste du regard. Il n'était qu'à quelques centimètres d'elle. Il posa les doigts là où la main de Scarlett avait vagabondé, et regarda de plus près.

Elle le vit suivre une forme creusée dans le tronc, plusieurs fois, jusqu'à ce qu'il en lise les contours. « Un cœur. » Sa voix était sourde.

En se baissant, ses longs doigts pointèrent vers le centre. Là où deux signes avaient été gravés, il y avait très longtemps de cela. Deux lettres, « S et A ».

Il les lues comme à regret. Puis se tut.

Elle commenta, d'un air absent : « J'avais « emprunté » - enfin, volé - un petit couteau à la cuisine, et je le cachais toujours au même endroit, en bas du tronc. Il doit s'y trouver encore, enseveli sous un lit de feuilles et de terre. Tout rouillé, car tant d'années ont passé….Chaque fois que je m'arrêtais pour me reposer sous l'ombre de ses branches, j'approfondissais les mêmes gravures, taillant méticuleusement au même endroit, pour que jamais elles ne s'effacent. Le chêne s'est métamorphosé. La marque est restée. »

« S et A, Scarlett et Ashley. » Sa voix à lui était atone. Un constat. Indiscutable.

Tout haut, il conclut : « Une gravure indélébile. » Il lui tourna le dos. C'est à peine si elle l'entendit : « Indélébile également dans votre cœur, Scarlett ? »

Troublée par son commentaire, elle le fit se retourner en frôlant la manche de sa veste. D'un ton qui se voulait définitif, elle lui assura : « Heureusement, j'ai découvert au fil du temps que les histoires d'amour ne sont pas indélébiles. »

Il la fixait à nouveau, et sa bouche mima le doute. Scarlett se trouvait à présent enfermée dans la cavité du chêne, car son bras à lui barrait la largeur du renfoncement.

Touchant à nouveau le cœur, il demanda : «L'a-t-il vu ? »

« Jamais ! Nous ne nous sommes jamais arrêtés au bas de mon arbre. D'ailleurs, je n'ai jamais montré mon abri à qui que ce soit. »

Le bleu de ses yeux se fit plus intense. D'autant plus que leurs visages se touchaient presque maintenant. La chaleur intime de l'alcôve les enveloppait. Ses narines frémirent de plaisir en aspirant le parfum particulier de Duncan. Elle n'y avait pas pris garde lorsqu'ils avaient dansé ensemble à Charleston. Son odeur était différente de celle de Rhett, plus sophistiquée, plus boisée. Une touche verte, comme l'odeur de l'herbe, des feuilles tapissant la terre sous leurs pieds. Férale. Grisante.

Sa voix la fit sortir de sa léthargie.

« Même pas à Rhett Butler ? »

Un éclat de rire salvateur lui échappa, apaisant la tension : « Surtout pas Rhett ! Il aurait été capable de se munir d'une hache pour abattre l'arbre – et accessoirement la gravure compromettante – de ses propres mains. D'ailleurs… »

Elle se dégagea du bras qui l'enfermait. « D'ailleurs, Rhett Butler a estimé que Tara n'était pas suffisamment digne de lui pour qu'il lui fasse jamais l'honneur de sa visite. »

Ses paroles glaçantes raisonnèrent. Glacée. Elle s'étonna du contraste entre la température de son corps si fiévreux, une seconde auparavant, impulsée par la proximité du bel homme blond contre elle, avec la sensation brutale que son sang se soit brutalement solidifié. Elle frissonna.

Elle perçut la stupéfaction de son compagnon. Il n'avait vraiment pas le talent de duplicité de Rhett !

« Partons. Il est grand temps que je vous présente aux miens. »


Il arrêta le cheval près des marches et l'aida à descendre du buggy.

Elle regarda l'imposante bâtisse, puis se tourna vers lui. « Voici Tara !» Elle ne put s'empêcher de lever son menton, d'un air de défi. Attendant son verdict. Le même que celui de Rhett ?

Il balaya de ses yeux bienveillants la façade : « Votre maison ! Lumineuse. Accueillante. Familière. Vous en êtes transfigurée, rien qu'en la désignant ! »

Elle le récompensa de deux jolies fossettes pour le remercier de résumer en quelques mots sa propre définition de Tara. Etonnée et ravie. Il la comprenait. La connexion qu'elle avait laissée s'établir lentement entre eux lui parût soudainement évidente.

Elle passa naturellement le bras sous le sien. « Je vous remercie de qualifier ainsi mon cher Tara. Rhett l'affublait du titre d' «éléphant blanc ». Elle voulait que son ton soit léger, humoristique. Elle ne réussit qu'à finir par une note amère.

Il haussa les sourcils d'étonnement. « Pourquoi cette appellation blessante ? Vous aimez profondément cette plantation.»

Elle souleva les épaules, fataliste : « Pour me blesser, tout simplement. Oserais-je vous l'avouer ? C'était le jeu préféré de mon ancien mari. Il y excellait d'ailleurs. A mon corps défendant, je dois bien avouer qu'il gagnait souvent la partie. Mais heureusement, je ne lui faisais pas le plaisir de le lui montrer… »

Elle sentit ses deux mains se poser sur ses épaules. Le bleu azur de ses iris était hypnotique. « Je ne permettrai plus à quiconque de vous faire mal sciemment, Scarlett. »

L'ouverture de la lourde porte d'entrée coupa court à cette assertion définitive.

« Mammy ! » Scarlett monta prestement les escaliers, sa robe l'empêchant de les grimper deux par deux. Elle l'enlaça. Pendant que sa Nounou murmurait affectueusement « Mon agneau est de retour à la maison de Madame Ellen ! », elle se lova un instant avec satisfaction contre la poitrine généreuse de la vieille femme. Les doigts rêches de celle-ci lui caressaient tendrement les cheveux.

Presque à regret, elle quitta son aile protectrice : « Je ne fais que passer, Mammy. Je repars demain matin. Je suis accompagnée d'un ami qui veut visiter Tara. »

Elle eut à peine le temps de se tourner légèrement pour lui désigner le visiteur d'un geste ample qu'elle surprit la mine soupçonneuse de son ancienne nounou.

Duncan avait monté les marches et se tenait à distance respectable d'elles. Il accepta, stoïque, l'œil inquisiteur de l'employée de maison qui inspecta sa mise des pieds à la tête.

Celle-ci finit par émettre un petit grognement. Scarlett n'aurait pas pu jurer si elle était satisfaite de l'examen ou si elle s'offusquait de la présence de cet inconnu auprès de «son agneau ».

Cela la fit rire. Elle se rappela comment les beaux de sa jeunesse étaient intimidés par la grimace féroce de Mammy lorsqu'ils avaient eu le malheur d'être pris en flagrant délit de proximité avec la fille aînée de Madame Ellen.

Elle prit pitié de Duncan qui, tout Prince de la Mode qu'il était, tenait piteusement son chapeau des deux mains pour cacher sa nervosité. Décidément, malgré ses cheveux gris qui transparaissaient sous son fichu blanc, son ancienne nounou n'avait rien perdu de son impressionnant pouvoir à terroriser son petit monde.

Elle sélectionna scrupuleusement chaque mot pour lui présenter l'homme qui l'accompagnait : « Mammy, voici Monsieur Duncan Vayton. C'est le partenaire de mon magasin à Atlanta. J'ai voulu lui faire découvrir Tara. »

Voyant que l'œil noir de Mammy ne s'était pas adouci, Scarlett enchaîna : « Il créé de magnifiques robes à Charleston. »

Aussitôt, l'attention de la vieille employée se tourna à nouveau vers la jeune femme, délaissant l'homme qui n'avait toujours pas dit un mot. « Charleston ? » Un seul mot, mais lourd de sens, ne serait-ce que par le timbre de sa voix.

Scarlett coupa court à plus de commentaires, mais l'ombre de l'ancien maître de Peachtree Street était bien présente dans cette interrogation. « Oui, Charleston ! » Puis elle s'adressa avec bonne humeur à celui qui attendait patiemment : « Duncan, voici ma Mammy, si chère à mon cœur. Soyez gentil avec moi, sinon elle ordonnera à la foudre de s'abattre sur vous ! »

Il hocha la tête à l'attention de Mammy en signe de salutations, puis il éclata d'un rire juvénile : « Je suis très heureux de faire votre connaissance. Je suis certain que vous vous entendriez parfaitement avec ma Mammy. Elle profite d'un repos bien mérité dans notre plantation, mais elle reste intraitable avec tous ceux qui menaceraient ma modeste personne. »

Puis ses yeux s'attardèrent sur le bas de son tablier. « Mammy, serait-ce vous qui avez brodé cette garniture ? Ce travail est remarquable ! »

Scarlett n'était pas dupe. Cette flatterie n'était pas sans arrière-pensée, et elle serait jugée de la sorte par l'esprit perspicace de la vieille femme. Pourtant, elle accorda au couturier un accès de sincérité car son sourire était franc. Et, elle le reconnut, les fleurs exubérantes colorées décorant le tablier blanc orné d'une ganse en dentelle étaient réussies.

Pour aider Duncan dans son entreprise risquée de conquête de l'employée revêche, elle expliqua : « Ses félicitations sont sincères, Mammy. C'est un avis d'expert, car elles sont prononcées par le plus grand couturier d'Amérique, tel que le journal d'Atlanta l'a désigné. Je suis d'accord avec lui. Tu es particulièrement élégante, aujourd'hui.»

Pendant que sa nounou marquait enfin sa satisfaction par un large sourire en le remerciant, une autre image s'imposa devant les yeux de Scarlett. Celle d'un beau jupon rouge vif. Rhett le premier avait été déterminé à gagner les bonnes grâces de la protectrice de son épouse. Elle s'était moquée de lui, et lui avait assuré, à leur retour de leur voyage de noces, que jamais, Oh ! Grand jamais, sa Mammy n'accepterait ce cadeau provenant d'une « mule harnachée comme un cheval ». Et, comme prévu, Mammy ne s'en était pas laissé compter. Ce fut uniquement à la naissance de Bonnie qu'elle finit par porter la sous-jupe un peu trop voyante. Allait-elle faire subir le même dédain à Duncan ? Scarlett eut du mal à réprimer une mimique moqueuse.

En conduisant le fringuant couturier dans le hall de la maison, elle lui murmura : « Je dois vous avertir que la conquête de Mammy sera plus ardue que celle du milliardaire de l'Iron Palace de New York ! »

En guise de réponse, les yeux rieurs, il lui assura : « Je suis patient, Scarlett. Gagner les faveurs de votre Mammy adorée est certes plus ambitieux. Mais beaucoup plus valorisant. »

Des voix entremêlées au premier étage se rapprochaient.

Toujours en chuchotant, elle l'avertit : «Vous allez faire la connaissance de ma sœur cadette, Suellen. Attention ! Elle mord. Et… - elle le regarda d'un air mutin – « je vous autorise à en faire de même ! »

En descendant l'escalier suivie de sa fille Susie, Suellen ne cacha pas sa surprise, puis son désagrément, à la vue de sa sœur, accompagnée d'un homme. Balayant toute formule de bienvenue, elle lui reprocha sèchement : « Tu aurais dû m'avertir de ton arrivée. A moins qu'envoyer un télégramme soit trop dispendieux pour ta bourse ! »

Scarlett eut du mal à refreiner un éclat de rire. Sa mère, du ciel où elle les guettait, était certainement anéantie de constater que les règles d'hospitalité des Dames du Sud, méthodiquement inculquées à ses filles, n'avaient pas été assimilées par sa fille cadette.

Du ton détaché qui, elle le savait, allait encore plus horripiler l'épouse de l'infortuné Will, elle lui répondit par une feinte embrassade et un large sourire : « Moi aussi, je suis très heureuse de te voir, ma chère sœur. J'ai pris la décision impromptue de venir à Tara hier soir. Il était donc matériellement impossible de te prévenir. Laisse-moi te présenter mon ami et relation d'affaires Monsieur Duncan Vayton, de Charleston. »

Puis se tournant vers Duncan qui arborait son sourire le plus respectueux de gentleman : « Voici ma sœur cadette, Madame Suellen Benteen, et sa fille Susie ».

Celle-ci osa enfin s'avancer, ne craignant plus les foudres de sa mère, embrassa sa tante avec effusion et fit une petite révérence au bel inconnu, puis elle les laissa.

Toute à son aigreur dirigée vers sa sœur, Suellen n'avait jeté jusqu'à présent qu'un regard curieux sur l'homme qui l'accompagnait. Le contraste d'attitude en fut d'autant plus saisissant lorsqu'elle entendit le nom. « Duncan Vayton ? Etes-vous le célèbre couturier dont on a parlé dans les journaux dernièrement ? »

Scarlett s'amusa des orbites écarquillées de Suellen, grandes comme des soucoupes, tant elle était abasourdie par la présence de cette célébrité chez elle.

En parfait gentleman, il se courba pour lui faire un baisemain sans que ses lèvres ne touchassent sa peau, et lui sourit : « Je suis enchanté de faire votre connaissance, Madame Benteen. Je suis confus de me présenter devant vous sans y avoir été préalablement invité. Ma seule justification à cette visite est mon séjour éclair à Atlanta pour m'entretenir avec mon agent immobilier. Je me suis permis d'insister auprès de Madame O'Hara pour admirer la restauration de votre plantation. Le résultat est remarquable. Grâce à vous, je me trouve plongé à nouveau dans le charme de nos chères propriétés coloniales antebellum. »

Tout en l'écoutant, Suellen avait retrouvé un semblant de ses bonnes manières pour les diriger dans le salon.

Scarlett satisfit à la curiosité de sa sœur qui devait bouillonner : « Parallèlement à son atelier prestigieux de Haute Couture, Monsieur Vayton a pour projet de redonner leur lustre aux demeures georgiennes qui ont souffert pendant la guerre. Je lui ai proposé de visiter Tara pour constater le travail exceptionnel de restauration qu'a effectué ton mari, avec mon aide. » Les trois derniers mots étaient une pique bien sentie à son ingrate de sœur qui avait trop tendance à oublier les centaines de milliers de dollars que l'aînée des O'Hara avait injectées dans le sauvetage de la maison familiale.

Elle constata que le cou de sa sœur virait au rouge. Une réaction émotionnelle, probablement due au plaisir d'entendre le compliment de Duncan, mêlée à la rage de ne pas pouvoir répondre méchamment à son allusion non voilée.

« Suellen, si tu le permets, je vais nous servir des rafraîchissements et des petits sandwiches. Ensuite, Duncan, je vous ferai visiter notre maison familiale pour vous expliquer comment elle a été rénovée. »

Celui-ci était mal à l'aise. Il avait dû ressentir la tension entre les deux sœurs. Il s'apprêtait à parler lorsque Suellen lui dit d'une voix suave : « Mille pardons ! Je manque à tous mes devoirs d'hôtesse. Je vais aller en cuisine vous préparer un plateau. A tout de suite ! » Ses lèvres voulaient dessiner le plus séduisant des sourires. Scarlett n'y vit qu'une piètre imitation d'elle.

Elle ne réprima pas un soupir de soulagement, intercepté avec complicité par son compagnon. « En attendant son retour, laissez-moi vous faire découvrir la plus belle partie de la maison. »


Elle le dirigea vers le bureau.

« C'est ma pièce préférée. Aussi loin que je m'en souvienne, c'est là que ma mère travaillait, après sa longue journée de travail. »

« Comment était votre mère ? » La demande avait été prononcée presque timidement, comme s'il avait peur de lever le voile de l'intimité de Scarlett.

« Parfaite. La plus parfaite des grandes dames. » S'il existait une seule certitude à laquelle Scarlett pouvait se raccrocher, après que tout se soit effondré autour d'elle, drame après drame, c'était celle-ci. « Ma mère gérait Tara et tous les êtres qui l'habitaient. Pour l'extérieur, bien sûr, Gérald O'Hara était le maître de la plantation. Mais, en réalité, ce n'était qu'une façade. Même si j'aimais profondément mon père, il faut bien le reconnaître. Elle était l'épouse attentive, veillant à ce que son mari ait une bonne table, et un bon accueil chaque soir elle était la mère rigoureuse de trois filles, pourvoyant à notre éducation, veillant à ce que nous devenions un jour, nous aussi, de grandes dames. » Scarlett ne put réprimer un petit ricanement, se moquant du piètre résultat obtenu.

« Elle était avant tout la véritable maîtresse de Tara. Celle qui gérait d'une main ferme mais discrète les comptes, pourvoyait au bien être des esclaves en s'assurant qu'ils soient bien nourris et soignés, et était à l'écoute des familles dans le besoin. Elle s'occupait même du salut de nos âmes ! »

Scarlett ne put s'empêcher de rire. « Elle serait désolée devant l'ampleur de la tâche à sauver la mienne maintenant ! »

Duncan se joignit à son hilarité. « Je suis certain que vos talents de négociatrice vous permettront de gagner directement votre place au ciel ! »

« Ainsi, c'était votre endroit préféré ? » Duncan balaya l'espace du regard avec intérêt.

Encouragée par son invitation aux confidences, elle s'approcha d'un gros fauteuil et caressa les accoudoirs polis par des années de friction : « Quand j'étais petite, je me cachais parfois derrière cette bergère qui avait le pouvoir de me transporter loin, en France. Elle appartenait à la famille de mon grand-père Robillard. Un vestige des riches heures de la famille de Savannah. J'avais réussi à échapper à la surveillance de Mammy. Dissimulée par le dossier, je restais silencieuse à observer ma mère plongée dans ses livres de compte. D'ailleurs, c'est d'elle dont je tiens ma maîtrise de la comptabilité. »

Duncan hocha simplement la tête en signe d'assentiment. Il avait pu constater, lors de leurs brèves rencontres, sa facilité à manier les chiffres.

La jeune femme se replongea dans ses souvenirs : «Plus d'une fois, il m'est arrivé de la surprendre, s'arrêtant en plein travail d'écriture, la tête relevée en direction du parc. Ne bougeant pas. Le regard au loin. Triste. Si triste. Combien de fois me suis-je demandé : pourquoi ? Elle était heureuse, elle devait être heureuse avec nous. Mon père l'adorait comme une idole. Careen, Suellen et moi, nous la vénérions. Je sais que cela va vous sembler enfantin, mais elle était une sainte pour moi, égale à la Vierge Marie. Alors, pourquoi était-elle si abattue ? Et puis, finalement, après sa mort, j'ai eu les prémisses d'une explication.»

Les cils de Scarlett s'humidifiaient. « C'est toujours aussi douloureux. D'avoir conscience que notre amour, mon adoration, ne lui suffisaient pas. Oserais-je vous dire… ? »

Elle hésita. Duncan s'était rapproché, percevant sa faiblesse. Sa présence était rassurante. Elle eut envie de lui confier ce que Rhett n'avait jamais pris soin de lui demander : « Alors qu'elle agonisait, son corps ayant perdu la bataille contre la diphtérie, elle divaguait. Elle tenait des propos incohérents. J'ai traversé l'enfer d'Atlanta en feu, pour la trouver gisant morte quelques heures auparavant. On m'a raconté…»

Elle s'arrêta, la gorge nouée. Duncan fit un mouvement vers elle. Puis, sans qu'elle sache vraiment comment, elle se retrouva dans ses bras.

C'était chaud. Tendre. Elle se lova contre sa poitrine, recherchant la sécurité de son enfance. Sa voix était étouffée maintenant, les lèvres collées contre son plastron en soie : « Mon père, terrifié, ne quittait plus son chevet. Elle aurait pu prononcer son nom dans son délire, ou ceux de sa mère ou de ses filles, moi…. Non. Son dernier mot, chuchoté avec l'énergie désespérée de son dernier souffle, a été pour un étranger à notre famille. Philippe. Nous n'avions pas assez d'importance pour elle pour qu'elle nous donne une place dans son cœur avant de nous quitter…»

Scarlett réprima un sanglot. Elle sentit des mains qui l'enserraient. Elles descendirent vers le bas de sa colonne vertébrale pour remonter lentement vers ses épaules, comme on caresse l'échine d'un chat pour qu'il ronronne. Elle se cabra puis s'étira de plaisir. Des lèvres aventureuses frôlèrent le haut de ses cheveux, puis se risquèrent vers son cou. Il happa une fine mèche échappée de son chignon. Puis sa bouche pulpeuse déposa les cheveux soyeux humidifiés par sa salive sur la peau nue, juste à la naissance de son cou. Scarlett frissonna et s'agrippa un peu plus fort au gilet du couturier.

Elle se repaissait de l'engourdissement qui recouvrait chaque pore de sa peau, comme une douce enveloppe anesthésiante. Elle entendit vaguement sa voix tendre qui balbutiait : « Tout va bien maintenant. Je suis là. Mon ardente Scarlett ! Je veux prendre votre peine. L'extraire de votre tête. L'absorber. La faire mienne pour que votre esprit ne soit plus envahi que de doux souvenirs. »

Les poils de sa moustache taquinaient sa nuque, ses lèvres brûlantes la survolaient puis s'entrouvraient pour saisir délicatement la peau fine. Dans le cocon embrumé dans lequel Scarlett se perdait, ses liaisons nerveuses se concentraient à l'endroit où la bouche goulue de Duncan aspirait l'épiderme, pour le faire rouler langoureusement sous sa langue, mimant l'extraction des racines du mal qui tourmentait la fille d'Ellen.

« Si tendre ! Votre peau est si tendre, mon ardente… »

Elle entendit vaguement : « Scarlett, la collation est prête. Je vous attends dans le salon.»

Duncan fit un effort pour calmer sa respiration saccadée, retrouva ses esprits et la relâcha. Il tremblait. Ou était-ce elle ?

Il rajusta son veston, puis fit mine de caresser une dernière fois les cheveux de Scarlett en lui souriant timidement.

Scarlett carra les épaules pour se redonner une contenance. Elle espérait que ses joues brûlantes n'attireraient pas trop l'attention de sa sœur. Il leur fallait maintenant l'affronter.


« Monsieur Vayton, vous devez mourir de soif ! Il y a de la limonade fraîche et du thé froid. Servez-vous. Goûtez, je vous prie au jambon avec du pain cuit de ce matin. C'est moi qui le confectionne » ajouta fièrement Suellen.

Scarlett n'en revenait pas ! Une baguette magique avait transfiguré son acariâtre sœur en une hôtesse généreuse et enjouée. Ou ne serait-ce pas plutôt un article de journal ? se moqua intérieurement Scarlett. Elle admira ses talents insoupçonnés d'actrice qui poussaient l'exploit jusqu'à donner à son aînée une façade cordiale. Ou du moins essayait-elle.

Pendant qu'ils finissaient de se restaurer, elle admira une nouvelle fois l'aisance avec laquelle Duncan se mouvait et charmait son entourage, même les plus rétifs. Suellen en était l'exemple le plus flagrant. Celle-ci lui décochait des sourires doucereux.

Mais… ne lui jetait-elle pas des œillades discrètes ? En le soupçonnant, Scarlett pensa à ce pauvre Will qui n'avait jamais droit à l'affabilité de son épouse. Cela ne m'étonnerait pas qu'elle agisse ainsi afin de m'embêter, voire de me rendre jalouse. Scarlett réprima un rire méprisant. Pfeuh ! Aucune chance, ma chère sœur ! Le regard que le beau Duncan ne peut s'empêcher de poser sur moi est trop brûlant pour que ton petit jeu fasse frémir un seul poil de sa moustache…

Scarlett estima que ce manège avait assez duré. « Je te remercie pour ce délicieux en-cas, Suellen. Je vais maintenant faire visiter à Duncan la plantation et ses alentours. Le temps presse. »

Duncan acquiesça, et s'adressa à leur hôtesse : « En effet. Je suis impatient de découvrir Tara, mais j'aurai le regret de vous quitter à 17 heures afin de prendre le dernier train pour Atlanta ! »

Suellen prit une mine chagrinée : « Oh ! C'est dommage ! Ne pourriez-vous pas rester jusqu'à demain matin ? J'ai invité une de mes amies à dîner ce soir. Elle fait un court séjour chez nos voisins, les Tarleton. Elle tient à venir voir le magasin de Scarlett à Atlanta parce qu'elle a appris qu'elle pourrait y admirer certains de vos modèles. Elle serait tellement heureuse de vous rencontrer ! Ne pourriez-vous pas nous faire l'honneur, à mon époux et moi, de partager notre repas avec Scarlett ? Bien sûr, ce n'est qu'un modeste dîner, mais vous réaliseriez le rêve de mon amie. »

Scarlett surprit le regard de Duncan posé sur elle, comme s'il attendait son intervention. Elle n'en eut pas le temps car sa sœur était intarissable : « Si vous me faîtes le grand plaisir d'accepter, je ferai préparer la chambre d'ami à l'étage. Ainsi vous pourrez repartir demain matin avec Scarlett. Dites oui, Monsieur Vayton, je vous en prie ! » Son ton se voulait charmeur.

Scarlett eut toute la peine du monde à cacher son ébahissement. Madame Benteen, allergique à tout ce qui touchait de près ou de loin à la scandaleuse divorcée d'Atlanta, suppliant un de ses amis, qui plus est célibataire, de passer la nuit dans la maison familiale, sans qu'elle jugeât que cela soit contraire à la décence ? Scarlett rit sous cape. Décidemment, seul le célèbre prince de la mode était capable de susciter un tel miracle !

Duncan l'interrogeait du regard. En attente. Elle prit la parole : « Duncan, c'est une excellente idée. Ainsi nous aurions plus de temps de nous promener autour de Tara, et vous pourrez converser avec mon beau-frère qui est le plus grand amoureux de la plantation – après moi, bien sûr. Acceptez-vous de rester ce soir ? »

Scarlett croisa les iris bleus qui scintillaient de plaisir. Bien sûr qu'il ne va manquer une telle opportunité de prolonger notre tête à tête. Et, je dois le reconnaître, cette perspective me réjouit encore plus que je n'aurais pensé…. Au souvenir de sa nuque humide de la salive de Duncan, un doux émoi voyagea jusqu'au bas de ses reins.

Dans un brouillard, elle entendit :« J'accepte votre invitation avec joie, Madame Benteen ! »


13 juin 1876, 14 heures, Atlanta, Peachtree Street

Le cœur carmin ourlé délicatement d'un pourpre satiné, ouverte et si invitante qu'on ait envie d'y plonger ses lèvres et d'en humer la fragrance singulière.

Il l'avait spécifiquement choisie, parmi les fleurs exposées par la fleuriste, parce que son parfum entêtant vous enveloppait sans qu'on puisse y échapper.

L'employée s'était proposée pour enlever les épines. Il avait refusé, et s'en était amusé : une rose sans épines, aussi invraisemblable qu'un ciel d'été sans orage, ou une Scarlett sans pique de colère.

Il n'avait pas été tenté par l'achat d'un volumineux bouquet, tel celui vulgairement ostentatoire du prétentieux Vayton. Non ! Une seule rose suffirait. D'un rouge profond, à la signification universelle, aussi intense que son amour pour son ancienne épouse.

Il s'en était convaincu : cet après-midi, il allait enfin avouer à l'unique femme de sa vie qu'il l'aimait. Et peu importait Wilkes et ses simagrées lors de la réception de l'autre soir ! Quant à Scarlett, son comportement aguicheur et sans gêne, devant lui, était tellement outrancier et étranger à sa personnalité qu'il avait peut-être un autre but que de complaire aux avances grotesques de son piteux chevalier. Voulait-elle lui faire mal ? En cela, elle avait pleinement réussi.

Heureusement, il avait pu se maîtriser, grâce à l'intervention de la charmante Taisy, et Scarlett n'y avait vu que du feu. En tout cas, la seule présence de Rhett dans leur ancienne maison commune l'irritait manifestement, la tourmentait au point de vouloir le rendre jaloux. Il en concluait qu'elle n'était pas aussi indifférente qu'elle s'en vantait.

C'était le moment ou jamais de bouleverser les certitudes de l'ancienne Madame Butler pour l'emporter dans le tourbillon de sa passion.

Il hésita un instant à sonner la cloche de l'entrée. Quelle étrangeté de devoir s'annoncer pour pénétrer dans ce qui avait été sa maison !

Rhett passa la main dans ses cheveux pour rectifier une mèche rebelle. Si tout se passait comme il l'espérait, en provoquant une promiscuité régulière telle qu'il l'avait programmée, patiemment, un jour ou l'autre, il récupérerait la clef de cette lourde porte. Il forcerait le cœur de Scarlett et réunirait sa famille.

« Messie Rhett ! » Pork l'accueillit avec un large sourire.

« Bonjour Pork. Peux-tu prévenir Madame Scarlett que je suis là ? »

Avec un air désolé, le fidèle employé annonça qu'elle était partie ce matin.

Rhett ressentit un coup au cœur. Où était-elle ? Non ! Elle ne peut pas être avec lui ? Stupide. Elle était probablement chez des amis.

« D'accord. Mets cette rose dans un soliflore, je t'en prie, et ce gâteau sur un plateau. » Il lui tendit le petit emballage provenant de la boulangerie Merriweather. « Miss Ella est dans la maison ? »

« Elle est bien sagement dans la salle de jeu. »

Rhett grimpait déjà l'escalier. Le cœur battant. Trop de souvenirs à l'étage…

La porte de la salle de récréation était ouverte. La gorge nouée, ses yeux cherchèrent une robe de velours bleue, une cascade de boucles noires. La silhouette se retourna.

Pas de nez froncé ni de joues rebondies, pas de « Papa ! » crié joyeusement. Mais une belle enfant aux yeux verts qui transforma vite sa mine surprise en joie : « Oncle Rhett, comme je suis heureuse que vous soyez là ! » Et elle se jeta dans ses bras.

Comme la tendresse lui faisait du bien ! La fille de Scarlett… Sa fille depuis sa toute petite enfance. « Je t'avais promis que je viendrai te montrer le fonctionnement des marionnettes. Tu es toute seule cet après-midi ? »

« Wade est chez l'Oncle Ashley mais il ne va pas tarder à arriver. Mère lui a demandé de me tenir compagnie aujourd'hui. »

Rhett posa la question qui le taraudait, en faisant l'effort de ne pas afficher son angoisse : « Scarlett est-elle avec lui ? »

« Non, Mère est partie ce matin pour Tara. Elle reviendra demain matin. »

Il ne s'était pas rendu compte qu'il avait bloqué sa respiration, attendant la réponse. Il poussa un grand soupir de soulagement. Seule à Tara. Tout allait bien alors…

« Allons-y ! » lui dit-il avec entrain. « J'ai hâte que nous donnions vie à ces pantins. »

Ils se tenaient debout sur l'estrade du petit théâtre, Ella grimpée deux marches plus haut. Il s'apprêtait à lui expliquer comment ces poupées pouvaient s'activer lorsque Wade poussa la porte d'entrée et surprit sa sœur jouant avec son ancien beau-père.

Celui-ci fit semblant de ne pas avoir remarqué l'immédiate réaction renfrognée de l'adolescent. Il alla à sa rencontre et lui donna une petite tape amicale sur l'épaule : « Content de te voir, Mon Garçon. Il y a un délicieux gâteau au chocolat qui vous attend, toi et ta sœur pour votre goûter. Madame Merriweather m'a assuré que c'est la spécialité de son pâtissier. Mais avant cela, comme je l'avais promis à ta sœur, nous allons nous exercer à manipuler ces authentiques fantoches professionnels. Il nous faudra un certain temps pour les animer correctement. Le problème est que pour ces deux modèles que tu vois là, il faut être deux à tirer les fils. De ce fait, il ne sera pas possible, pour Ella et moi, de faire intervenir deux silhouettes à la fois. Alors j'ai pensé… » -Il hésita, il n'avait pas le cœur à être rejeté une nouvelle fois par son beau-fils – «j'ai pensé que… Ce serait très gentil de ta part si tu acceptais de nous aider. Nous apprendrions ensemble pendant une heure ou deux en fin de semaine. Si tu n'as pas d'autre activité programmée, évidemment. »

Toute l'attitude de Wade transpirait la méfiance envers l'ancien mari de sa mère. Une fois de plus, Rhett pesta contre lui-même d'avoir ignoré ses beaux-enfants pendant trois ans.

Il ne put cacher son amertume quand il ajouta : « Ou alors, si tu préfères ne pas être en ma présence, tu pourrais aider ta sœur à ton retour de l'école. »

Il commençait à perdre espoir lorsqu'Ella vint à son secours : « S'il te plait, dis oui, Grand Frère ! On s'amuserait tellement tous les trois. »

Rhett osa renchérir l'enjeu : « Je voulais faire la surprise quand nous mangerons le dessert tout à l'heure. Mais autant l'annoncer maintenant : Vous vous souvenez d'avoir rencontré Monsieur Benett, le Directeur des Spectacles de la Mairie d'Atlanta, lors de ton anniversaire, Ella. Il admire beaucoup le monsieur qui a fabriqué tes marionnettes, Thomas Holden. Vous rendez-vous compte que son spectacle a traversé les plus grandes villes américaines, jusqu'à finir sa tournée dans le Grand Ouest ! A l'heure où nous en parlons, il est probablement en représentation à Paris ou à Londres.»

Il s'arrêta un instant, et constata que Wade l'écoutait. L'écoutait vraiment. «Donc, Monsieur Benett m'a proposé quelque chose qui pourrait te faire plaisir. Lorsque nous seront prêts, nous pourrions, si tu es d'accord, faire une petite représentation devant d'autres enfants. Il m'a avoué qu'il aurait rêvé posséder lui-même les célèbres fantoches de Monsieur Holden. Entre nous, je crois qu'il était un peu jaloux que tu aies reçu un tel cadeau. »

Ella ouvrit de grands yeux. Des yeux verts. Comme il aurait voulu que Scarlett soit dans ce hall, avec eux.

« Je suis chanceuse que vous m'ayez offert ces marionnettes. Mais, vous savez, Oncle Rhett, ce qui me plait le plus avec ce théâtre, c'est qu'il me permet de passer un peu de temps avec vous. Et ce serait tellement bien, Wade, » - elle se tourna vers lui – « que tu nous aides. Ainsi nous pourrions partager une activité, comme lorsque j'étais plus petite avec Bo… » Elle s'arrêta, mit sa main sur la bouche, en pleine panique. L'Oncle Rhett allait être triste en entendant le nom de sa fille préférée, alors il allait repartir, et il ne reviendrait plus.

Rhett avait serré machinalement son poing. Puis il remarqua ses yeux embués, le tremblement de ses lèvres. Instinctivement, comme lorsqu'elle était toute petite, il la prit dans ses bras, et caressa tendrement sa joue : « Tout va bien, Ella. Moi aussi, cela me fait plaisir d'être avec toi, » - regardant Wade – « d'être avec vous. Vous m'avez manqué. »

Wade ne sembla pas réagir à ces regrets, mais il posa la main sur l'épaule de sa sœur. « Bien, je suis d'accord pour vous aider. Comment va-t-on procéder, Oncle Rhett ? Avant de monter un spectacle, il faut apprendre à les faire bouger. »

Avec un serrement au cœur, le beau-père déchu nota que Wade venait de recommencer à le gratifier du titre « d'Oncle Rhett ». Il le remercia pudiquement avec un serrage de main ferme, d'homme à homme. « Marché conclu, mon garçon. Et tu as raison, la tâche ne va pas être simple. Mais, à trois, nous allons y arriver. On pourrait travailler tous les dimanches, à l'heure qui te conviendra, Wade, ou en fonction des projets de votre Mère. Ensuite, après avoir étudié le mécanisme des mouvements, nous allons écrire une scénette et prévoir les gestes en rapport avec l'action. Qu'en pensez-vous ? »

Ella applaudit d'enthousiasme. Wade hocha simplement la tête, un sourire aux lèvres.

« Bien, commençons. Examinons d'abord comment est fabriqué chaque corps : un mélange judicieux de bois, de carton, de papier mâché. Sous le revêtement en tissu matelassé, on y a mis du plomb pour que la poupée suive la moindre inflexion de nos doigts, sans qu'elle perde son centre de gravité. » Il s'arrêta : « Cela va te paraître un peu compliqué au début, Ella. Mais tu vas voir que cela te semblera facile au bout de quelques séances. J'ai confiance en toi. Et Wade également, bien sûr ! »

Elle marqua son assentiment, les sourcils un peu froncés en signe de concentration.

«Maintenant, voyons pourquoi tout cela semble magique. Regardez leurs articulations, comme pour un corps humain. Elles sont constituées d'une courroie de cuir. Et, sur la plupart de ces articulations est accroché un fil. Au fur et à mesure, on saura comment faire bouger la tête, les épaules, le bassin, les genoux et les mains. Le plus compliqué sera de synchroniser l'ensemble. Mais, à cette étape, nous aurons décidé tous les trois de ce que va faire chaque personnage, en bougeant telle ou telle autre articulation. Une dernière chose, la plus importante, tous les fils remontent jusqu'à une plate-forme en bois qui contrôle l'ensemble. D'une main, il faut tenir la couronne. De l'autre main, on fait bouger les fils. Bon, je vous propose de nous entraîner pendant une heure pour cette première fois. Ensuite, vous aurez bien gagné votre part de gâteau au chocolat ! Au travail, les enfants !»

Les enfants de Scarlett étaient tellement concentrés et curieux d'entrer dans la magie du marionnettiste, qu'ils doublèrent naturellement l'unique heure d'exercices prévue. Wade se tenait auprès de sa sœur, une marche en-dessous. D'une main experte, leur beau-père leur apprenait à tenir la couronne, le bras presque tendu, puis à bouger au hasard les fils pour voir comment l'ensemble du corps réagissait. Lui-même était surpris par la sensibilité de cet amas de tissus et de bois à chaque subtile ondulation du fil.

Les éclats de rire alternaient avec les essais plus ou moins réussis aboutissant à des cascades loufoques. A tel point que Wade suggéra qu'ils créent un spectacle de clowns.

Enfin, Rhett siffla la fin de la partie. Le bras tendu d'Ella commençait à se faire lourd. « Tu as brillamment réussi ce grand exercice, Ella. Quant à toi, Wade, tu mérites le titre d'artiste burlesque tant tu as le goût des pirouettes ! »


En riant, ils s'assirent dans le salon, où Pork avait dressé les assiettes entourant la pâtisserie alléchante. L'employé de Madame Merriweather avait généreusement recouvert son œuvre d'un glacis à la noisette, délicieux et… salissant. Leur mère n'étant pas là pour leur rappeler leurs bonnes manières, leur beau-père s'amusant de la situation, ils choisirent de délaisser fourchettes et cuillères pour une dégustation avec les mains. Leurs assiettes vides, chacun finit par se lécher les doigts pour profiter du dernier éclat de noisette caramélisé, savourant surtout la transgression d'avoir déroger aux bonnes manières en toute liberté. Ils devinrent hilares en constatant que le seul adulte présent en faisait de même.

Plus que du gâteau, Rhett se délecta de ce moment d'intimité calme et souriante avec ses beaux-enfants. Ses enfants. Ne manquait plus qu'une personne pour que tout redevienne parfait.

L'heure avançait. Wade allait bientôt repartir dans son internat, accompagné par Beau. Avant de quitter Rhett, il lui dit : « J'ai passé un bon moment. A Dimanche alors ? Pourrait-on se voir dans la matinée, car j'ai prévu de me rendre chez un ami dans l'après-midi. »

Rhett acquiesça « Parfait. Je viendrai à 10 heures. », et il lui souhaita une bonne semaine d'études. Il eut envie de le prendre dans les bras, tant il était ému d'avoir retissé un lien avec son beau-fils. Mais il s'abstint. Il ne voulait pas l'effrayer. Il fallait qu'il soit également patient avec ses beaux-enfants, comme avec Scarlett.

Avant de quitter Ella, il s'assura que Prissy soit là pour s'occuper d'elle, comme sa mère l'avait exigé.

« Ne vous inquiétez pas, Oncle Rhett. Avant de partir, Mère a même pris le soin de sélectionner la robe que je porterai demain. C'est dommage…. » Elle s'arrêta.

« Qu'est-ce qui est dommage, Ella ? »

Avec une moue, la petite fille avoua : « C'est dommage que je n'aie pas l'occasion de porter ma robe de princesse. Mais peut-être Monsieur Vayton m'en fabriquera-t-il une autre, aussi belle mais plus simple à revêtir pour l'hiver ? J'aimerais que Mère le lui suggère ce soir.»

« Ce soir ? » Le sang de Rhett se glaça. Il avait dû mal entendre. Vayton ?

Les yeux verts d'Ella plongèrent dans les prunelles tourmentées de son beau-père : « Oui, ce soir. Monsieur Vayton est parti ce matin pour Tara avec Mère. Elle aura tout le temps jusqu'à demain pour lui en parler. »

Elle l'embrassa avec tendresse sur la joue et monta vivement l'escalier, suivie de près par Prissy.

Rhett était resté immobile. Le monde se figea.


Disclaimers : je n'ai aucun droit sur les personnages et l'histoire d'Autant en Emporte le Vent qui appartiennent à Margaret Mitchell. J'ai créé le « monde » de Duncan Vayton et de Blanche Bonsart.