Notes sur le chapitre 33. Tara – La tempête

Merci de tout cœur pour vos encouragements – et peut-être vos critiques Ils sont vivement appréciés.


13 juin 1876, Atlanta

L'orage s'annonçait. Cela ne le fit pas sortir de sa léthargie. Il continuait à caresser la tête de la petite fille, dont le visage était protégé par les ailes de l'ange. Il avait fait très chaud ce jour-là, à tel point que les veines bleu turquin du marbre de Carrare avaient virées à un reflet plus intense.

Là où une chevelure de jais aurait dû être soyeuse sous sa paume, seule la surface impersonnellement polie de la pierre bénéficiait de ses caresses.

Pathétique…, reconnut-il avec lucidité. Mais, sinon, vers qui déverser son cœur gros de chagrin ?

Depuis combien de temps était-il ainsi, avachi, adossé à la stèle ? Une heure ? Deux heures ? Il n'aurait pas pu le dire.

Après avoir quitté Wade et Ella, ses pas l'avaient traîné vers le seul endroit où il pourrait encore se sentir vivant. Un peu. Parmi les morts du cimetière. Près de sa fille adorée. Son amour. Sa certitude, la seule qui lui restait, car sinon…

Le monde venait de s'effondrer. Scarlett à Tara. Vayton à Tara. Scarlett et Vayton à Tara.

Il n'y avait plus de doute. Plus de justification alambiquée pour expliquer leur proximité qu'il avait constatée, affichée aux yeux de tous les Charlestoniens.

Soudain, tout devint limpide, tout s'expliquait ! Ils s'étaient rencontrés officiellement en février. Comme par hasard, à la fin du mois, elle informait crânement son ancien mari ne plus avoir besoin de son argent, ni pour elle, ni pour les enfants. Pire, elle lui faisait l'affront de lui rembourser la totalité de sa pension alimentaire.

La décision de son ancienne femme à cracher sur son argent – alors qu'elle s'était mariée sans complexe pour sa fortune – avait fracassé Rhett, tant elle était incompréhensible et brutale. Aujourd'hui, l'explication s'imposait : elle avait eu beau jeu de mépriser soudain les dollars de son ancien mari. Tout simplement parce qu'elle avait trouvé sous la main plus fortuné que lui : le richissime héritier de l'empire Vayton !

Lui avait-il déjà proposé de l'épouser ? Rhett dut essuyer son front en sueur. La panique gonflait, lentement, insidieusement.

Peut-être étaient-ils devenus intimes dès cette époque ? C'était un comportement contraire au caractère de la Scarlett qu'il connaissait, celle qui, malgré sa folle passion pour son « Ashley », n'avait pas osé avoir des relations sexuelles en dehors du symbolisme du mariage.

Mais elle avait peut-être décidé de briser tous les tabous après leur divorce ?

Ils étaient ensemble maintenant. Toute la journée, et le soir, et la nuit qui approchaient.

Ensemble dans un même lit. Il ne s'agissait plus de visions cauchemardesques d'un mari maladivement jaloux, mais de la réalité, il l'aurait parié. Dans quelques heures, quand les habitants de Tara seraient couchés, ils partageraient la même couche. Peut-être même son lit d'adolescente que lui-même n'avait pas pris la peine de connaître.

A imaginer sa femme dans les bras de son voisin, il eut envie de vomir.

Plus rien n'avait de sens. Plus d'espoir de regagner son cœur un jour. Désormais, il appartenait à un autre. C'était une évidence, pour qu'elle veuille bien le présenter à son cher Tara.

Tara… Tellement adoré par Scarlett qu'elle s'était mariée avec Frank pour payer les 300 dollars d'impôts, que lui, pauvre imbécile, avait refusé de lui fournir par orgueil blessé. Tara où il n'avait jamais mis les pieds, malgré les demandes répétées de la nouvelle mariée. Jugé trop ennuyeux, flairant trop le fumier de la campagne pour le sophistiqué Charlestonien. Comme il regrettait son attitude minable, son mépris du monde à qui appartenait profondément Scarlett ! A présent, c'était trop tard. L'autre avait investi la place.

Et son corps… Son corps que cet imposteur allait caresser ce soir. C'est lui qui la déshabillerait, pour faire scintiller sa peau nacrée. C'est Vayton qui allait admirer sa poitrine parfaite, passer son doigt sur l'auréole rosée de ses seins. Et puis il la posséderait. Est-ce qu'elle gémirait de plaisir comme elle l'avait fait pendant leur dernière nuit ?

Il dut s'asseoir un moment, car ses jambes n'arrivaient plus à le porter. Il tremblait. Il passa machinalement la main sur ses cheveux. Ils étaient trempés de sueur.

Enfin il se releva, ressentant le besoin physique de toucher la pierre pour communiquer avec le petit corps emprisonné sous la dalle. Ses deux amours étaient partis. Disparus à tout jamais…

La foudre éclata. Il maugréa « Foudre de Georgie ….» Une pluie torrentielle inonda en quelques minutes la terre des allées du cimetière, s'abattant sur les épaules de Rhett, ciblant le feutre de son chapeau, dégoulinant autour du ruban en cuir, imprégnant son costume d'une chaude humidité.

Le ciel s'était obscurci. Lorsque sa vue fut occultée par le rideau de gouttelettes débordant du bord du chapeau – ou n'était-ce pas à cause de la pointe de ses cils noyés ? – lorsque les lettres gravées « A Ma Petite Fille Chérie » se brouillèrent, il se décida à se détacher enfin de son havre de paix funeste pour regagner l'agressivité de la ville, sous des hordes de pluie.

Le grondement du tonnerre s'était estompé et l'orage s'était déporté vers le Sud. Avec une satisfaction acerbe, il se dit qu'il ne ferait pas bon faire une promenade au clair de lune, ce soir, du côté du County de Clayton.


13 juin 1876, Tara, Clayton's County

« Imaginez ! Douze vénérables chênes entourant, en un cercle presque parfait une demeure avec ses colonnes blanches, aux proportions si harmonieuses qu'elle ressemblait à un temple grec. Dans cette plantation, tout n'était élégance. La magnificence du Vieux Sud. J'avais rêvé qu'un jour…» Elle s'interrompit.

« Qu'aviez-vous rêvé en ce temps-là, Scarlett ? »

Son visage se fit mélancolique : « D'en devenir la maîtresse. Oh ! Ce n'était qu'un fantasme d'adolescente. »

« A qui appartenait ce petit paradis ? »

« A John Wilkes. Plus tard, son fils, Ashley, en serait devenu le maître. »

Duncan soupira. Toujours cet Ashley Wilkes

Scarlett balaya tristement l'horizon d'un geste : « Les Yankees l'ont réduit en cendres. Comme beaucoup de plantations du County. Ou alors ils les ont saccagées. Je vous ai montré tout à l'heure les propriétés de nos amis. Peu à peu, ils sortent fièrement la tête de l'eau. Mais la pauvreté a touché nombre de ces familles qui vivaient dans l'opulence. Vous avez connu le même séisme en Caroline du Sud, bien sûr. Mais, heureusement, Tara fut épargnée ! »

Depuis ce matin, il remarquait que, dès qu'elle évoquait sa plantation, son visage s'illuminait. Même sa voix se faisait caressante et douce comme lorsqu'on parle d'une amie chère.

« D'après ce qu'a rapporté Monsieur Wilkes, c'est vous qui avez sauvé Tara. J'aimerais que vous me racontiez ce qui s'est passé. »

«Je suis sincèrement touchée que vous vous intéressiez à ma maison. Rentrons, car il se fait tard. Je vais vous conter le récit de cet épisode tumultueux avant le dîner.»


Il avait passé son bras sous le sien, et ils cheminaient maintenant autour du bâtiment.

Depuis le début de leur promenade en buggy, Duncan essayait de se concentrer sur l'objectif déclaré de sa visite, observer les efforts de restauration des demeures antibellum.

Mais, la seule proximité de sa chaleur et son envoûtant parfum, le faisaient plonger dans l'extase vécue il y a seulement quelques heures. Sa bouche se délectait encore du goût de la peau fine de sa nuque sous sa langue.

Oh ! Combien facilement il aurait satisfait rapidement à son désir brûlant en pressant la jeune femme contre un arbre, ou dans l'herbe, ou dans le buggy, tant il avait le besoin de la posséder – si l'objet de sa convoitise avait été n'importe quelle fille ou femme mariée. Mais il s'agissait de Scarlett. L'unique Scarlett O'Hara.

Il se permit seulement de resserrer l'étreinte autour de son bras afin que l'étoffe de sa robe le frôlât à chacun de leurs pas.

« Cette aile a été partiellement incendiée par un soldat de l'Union mécontent des ordres reçus par son supérieur. Même Mélanie, qui était si faible après son accouchement, a aidé à éteindre les flammes. Dans la maison, vous ne trouverez plus trace des toiles de maître qui garnissaient les murs et des faïences et porcelaines fines appartenant à ma mère. Ces objets d'art étaient pour elle le reflet du mode de vie raffiné qu'elle avait perdu en quittant Savannah. Les meubles de valeur ont été confisqués, d'autres vandalisés. C'est un moindre mal car il ne s'agit que de biens matériels qui peuvent être remplacés. Mais que penser de l'âme humaine quand les gens de Tara ont assistés à la profanation des tombes de nos ancêtres et du cimetière des esclaves, à la recherche de reliques de valeur ? »

Scarlett s'arrêta un instant pour se calmer, car les souvenirs affluaient.

« Dieu ! Vous étiez présente à ce moment-là ? »

«Non, j'étais une jeune veuve habitant chez la tante de mon premier époux à Atlanta. Je peux vous assurer d'une chose, Duncan : jusqu'à mon dernier souffle, je haïrai l'abjecte loque humaine qui a volé le rosaire de ma mère. Qu'elle finisse en enfer ! »

Duncan fut impressionné par la fureur vivace de Scarlett, alors qu'elle relatait des événements vieux de presque quinze années. Et émerveillé par la myriade d'étincelles qui pailletaient ses yeux verts.

Elle pointa les dépendances destinées auparavant aux esclaves, qui avaient été incendiées, et depuis reconstruites pour les transformer en logements pour les employés de la plantation et de la maison.

Ils passèrent devant les étables et les granges, puis ils arrivèrent près d'une large portion de terre soigneusement entretenue.

«Ce jardin potager est le résultat du travail physique de Will Benteen, le mari de ma sœur. Il permet à la ferme de garnir les tables de tous nos employés et de la famille toute l'année. Les vergers en contre-bas ont la capacité de fournir suffisamment de fruits pour le plus grand commerce de primeurs de Jonesboro. Le cheptel des bovins, de l'élevage porcin et des ovins, s'accroît d'année en année. Will a mis en place un réseau de distribution – sous ma direction et mon aide stratégique, je le concède – qui permet de vendre notre viande avec bénéfice, tout en prenant soin à ce que les prix soient raisonnables. »

« Bravo ! Quelle renaissance ! »

En hochant la tête, elle jeta un regard circulaire autour d'elle. « Maintenant, fermez les yeux et visualisez ce que j'ai trouvé à mon retour d'Atlanta. Il n'y a plus rien. Plus la moindre tête de bétail, plus de fruits accrochés aux arbres, leurs souches arrachées pour faire du feu, plus d'outils pour travailler la terre, les garde-manger vidés de tout ce qui était comestible, les greniers de céréales pillés jusqu'à la moindre graine, les légumes excavés du sol de telle façon à ne laisser subsister la plus petite racine… »

Duncan s'inquiéta de voir perler des gouttes de sueur sur son front. Sa poitrine se soulevait frénétiquement.

Elle le fixa d'un air fiévreux : « Je m'en souviens comme si c'était hier. Cette soirée funeste… Atlanta était en feu. L'armée confédérée avait baissé les bras et décida de se replier plus au Sud. Avant d'abandonner la ville, elle brûla les dépôts d'alimentation et de munitions pour empêcher leur pillage par les Yankees de Sherman qui approchaient. Nous étions cinq, terrifiés, moi et quatre êtres sans défense : mon petit garçon de deux ans, Prissy, ma servante, plutôt une charge qu'une aide, la pauvre Melly à bout de force, et son bébé âgé de quelques heures. »

Duncan compatit : « Vous-même étiez si jeune, Scarlett, à peine sortie de l'adolescence. Entourée mais tellement seule pour affronter cet enfer.»

« Je comprends votre étonnement. Oui, ce jour-là, j'ai basculé dans l'effroi. J'avais dix-neuf ans, et la peur au ventre, car je portais sur mes épaules la responsabilité de faire accoucher l'épouse d'Ashley. Rhett a réussi à nous faire sortir de cette muraille de feu en volant une guimbarde tirée par une vieille carne. Et puis il nous a quittés. »

La seule évocation de son voisin dans le passé de Scarlett l'irrita. « Voulez-vous dire qu'il vous a abandonnés en route ? »

Il remarqua sa grimace.

« Il est vain d'expliquer pourquoi. Lorsque nous sommes enfin arrivés, et que j'ai vu au loin la silhouette de mon Tara, intacte, je me suis dit que le cauchemar était fini. Or, ce n'était que le commencement. Ma mère venait de mourir la veille de la typhoïde. Mon père en avait perdu la raison. La maison avait servi de quartier général pour les troupes de l'Union. C'est pourquoi elle tenait encore debout. Mais elle avait été dépouillée. Ils avaient mis le feu à la totalité de la récolte de notre coton stocké dans la grange depuis le blocus, faute de pouvoir être expédié en Angleterre.»

Duncan eut conscience que Scarlett lui faisait un immense cadeau en se confiant ainsi à lui. Pour tenter de la réconforter, il lui caressa le dos par un va-et-vient de sa main.

«En un jour, je me suis retrouvée orpheline de mère, et en réalité, de père aussi. Tous les habitants de la maison se sont tournés vers moi, appelant à l'aide, comme si j'étais la seule susceptible de trouver la solution magique pour les sauver. Ce n'était que plaintes. Mes sœurs furent les plus revendicatives : Scarlett, qu'allons-nous faire, il faut que nous mangions pour nous remettre de la maladie ! Wade essayait d'être courageux, jusqu'au moment où son petit corps le lâchait. Il suppliait : Maman, j'ai faim ! Dilcey, Prissy, Mammy, et même le vaillant Pork, se lamentaient : Madame Scarlett, nous avons faim ! »

Elle déterra nerveusement une carotte.

« Je me souviens d'un soir. Je m'étais privée de ma maigre ration pour la donner à Wade. J'étais tellement affamée… Je suis venue dans ce potager. J'ai gratté la terre à mains nues, jusqu'à ce qu'enfin mes doigts trouvent une racine pourrie que j'ai croquée crue maculée de saletés… »

Instinctivement, elle passa sa main sur son estomac. Duncan eut la vision d'elle mangeant avec appétit au restaurant.

Elle le regarda d'un air de défi. « J'ai agi. A l'exception de Mélanie qui ne se remettait pas de ses couches, j'ai forcé tout le monde à récolter les pauvres plants de coton qui avaient échappés à la vicieuse envie destructrice de ces braves soldats. Même mes deux sœurs qui étaient à peine remises de la typhoïde. Elles me haïssaient, maudissaient ma cruauté pour avoir transformé ces demoiselles choyées en travailleuses de force. Les quelques d'esclaves qui nous étaient restés fidèles se révoltèrent contre moi, parce que je les obligeais à s'abaisser à des travaux manuels dégradants pour des employés de maison. Quant à mon père, il menaçait de prévenir ma mère parce que je houspillais mon entourage pour qu'ils réagissent, et que tout cela n'était pas conforme aux bonnes convenances…»

Une bouffée d'attendrissement le porta vers elle : « Vous avez fait ce qu'il fallait car vous les avez sauvés de la mort, ma chère Scarlett. »

Elle se justifia à haute voix : « Oui, il le fallait. Je n'ai rien exigé d'eux plus que ce que j'ai dû faire moi-même. J'ai travaillé plus durement qu'un esclave maltraité dans une mauvaise plantation. »

Elle enleva ses gants et scruta la paume douce de ses mains. « Elles n'étaient plus que plaies, coupures et boursouflures. » Elle s'arrêta, le regard au loin, d'autres souvenirs semblant resurgir. Puis elle fit un signe de dénégation avec la tête, pour chasser ces pensées de son esprit.

« Notre dur labeur fut récompensé car nous réussîmes à amasser quelques centaines de pounds de balles de coton, suffisamment, nous l'espérions, pour acheter quelques vivres et des semences. »

Elle ironisa : « Mais non, il faut croire que nous n'avions pas assez payé notre écot de peine. Un petit détachement yankee incendia à nouveau notre seul espoir de survie… Mais je ne me suis pas laissé abattre. Pour une raison trop longue à expliquer ici, j'ai trouvé un peu d'argent qui nous a permis d'acheter de nouveaux plants de coton. Ensuite… C'est une autre histoire… »

Duncan était submergé par l'émotion. Il la serra contre lui. « Je suis profondément touché que vous m'ayez jugé digne d'entendre ce récit tragique. Ma courageuse Scarlett… J'éprouve tant d'admiration pour votre ténacité. Toute seule, si jeune, responsable de tant de bouches à nourrir… Et vous avez réussi. Regardez autour de vous ! » D'un geste ample, il désigna la plantation ressuscitée du néant.

Elle s'écarta un peu de lui. « C'est vrai, grâce à ma scierie achetée après mon deuxième mariage, j'ai réussi à faire en sorte que les miens ne meurent plus de faim, et que les cultures reprennent. Mais, si Tara est aujourd'hui régénérée, c'est à la générosité et à la fortune de Rhett que je le dois. »


13 juin 1876, 19 heures, Atlanta, at « A girl of All Seasons"

Les affaires s'annonçaient fructueuses, encore plus rentables que pour un dimanche ordinaire. Le salon principal était déjà bondé. Et la soirée avait à peine débuté ! Merci l'orage !

Gentlemen, et ceux qui l'étaient moins, semblaient avoir trouvé prétexte de l'averse diluvienne pour se réfugier dans le célèbre cabaret de Belle Watling.

Les joueurs de poker se frottaient les mains. Ils n'auraient pas de mal à harponner des pigeons inexpérimentés pour les dépiauter jusqu'au dernier dollar. Les familiers de l'établissement se lançaient dans des discussions politiques passionnées, aussi enflammées que les arbres du parc attenant qui avaient été frappés par la foudre. Des poivrots esseulés noyaient leur chagrin dans l'alcool, guettant fébrilement le passage des serveuses pour leur voler une caresse. A l'étage, la rotation des clients dans les chambres des filles démarrait déjà, alors que les messieurs respectables n'avaient pas encore quitté la table dominicale dressée par leurs épouses. Décidément, la pluie chaude d'Atlanta était une invitation à rechercher la promiscuité tapageuse du plus célèbre lieu de plaisirs de Georgie.

Elle était attablée à son poste d'observation préféré en compagnie d'un garçon de bonne famille tout juste majeur venu s'encanailler. Il avait marqué sa préférence pour les rousses. Cela tombait bien, la tignasse fauve de la tenancière de « A girl of All Seasons », grâce à une teinture efficace, attirait encore de nombreux admirateurs. Pourquoi ne pas s'amuser avec lui ce soir ? Il était jeune, bien trop jeune, presque puceau à en croire son regard timoré collé à sa poitrine largement exposée.

Oui, il était suffisamment distrayant pour qu'il réveillât en elle le plaisir des sens, largement émoussé depuis des années. Trois précisément.

Elle regarda les nouveaux arrivants. Certaines têtes lui étaient inconnues. Tant mieux. Il fallait rajeunir sa clientèle pour garder son statut du bordel le plus à la mode de Georgie !

Puis elle se figea. Cette tête-là ne lui était pas inconnue. Oh combien !

Elle aurait pu retracer à l'aveugle ses rides qui s'étaient creusées, d'année en année, sur son front, les plis d'amertume marqués au coin des lèvres, et sa bouche, sa bouche…. Au plus profond des ténèbres, elle reconnaîtrait entre des dizaines d'autres la carrure de cet homme, les poils de son torse qui avaient progressivement grisonné, le relâchement de son estomac, signe d'excès de bombance, pareil à ses poignées d'amour auxquels elle s'était tant accrochée pour essayer de le garder… Ses longues cuisses musclées qui l'encerclaient en tenaille. Et puis, et puis…

Sa respiration s'emballa. Dompte ton cœur de midinette, Belle ! s'apostropha-t-elle. C'est là qu'elle le regarda vraiment.

Il ne l'avait pas vue. Il se tenait sur le pas de la porte, l'air absent, étranger à l'agitation ambiante. Elle reconnut le costume blanc fétiche qu'il affectionnait porter, surtout quand il projetait de sortir avec l'autre, se souvint-elle avec rancœur. Il était trempé. Des traces de boue maculaient l'ourlet de ses pantalons et le cuir fin de ses chaussures.

Elle eut le réflexe de faire signe à une de ses « filles » pour que celle-ci s'occupât de son timide client qui parut content de l'échange. Puis elle se leva.

En prenant soin de balancer exagérément des hanches, Belle Watling s'approcha de Rhett. Semblable à une mante religieuse prête à dévorer sa proie.

« Bonsoir Rhett ! » La modulation de sa voix se voulait séductrice. « Tu as manqué au Saloon. Tu m'as manqué. »

D'un geste possessif, elle posa sa main sur le revers de sa veste, près de sa poitrine. C'est à cet instant qu'elle se rendit compte qu'il tremblait.

Face à son air hagard, elle s'inquiéta : « Rhett ! Qui y-a-t-il ? Es-tu malade ? »

Il ne lui répondit pas, alors, elle lui enjoignit : « Suis-moi. » Elle passa naturellement sa main sous son bras et l'entraîna discrètement, en prenant garde à ce que les clients réguliers connaissant le fringant Rhett Butler ne remarquassent pas son comportement bizarre.

Il n'avait toujours pas dit un mot, ce qui intriguait le plus Belle.


Une fois arrivée dans ses appartements, en passant ses doigts sur son front, elle s'aperçut qu'il avait de la fièvre. « Tu es bouillant. Rhett, tu ne peux pas rester dans ces habits trempés. Tu vas attraper une pneumonie, si tu continues ainsi. »

D'autorité, elle le débarrassa de son chapeau et de sa veste humide, et le fit asseoir dans le fauteuil qui l'avait accueilli tant de fois.

« Tu avais oublié quelques habits dans ta chambre. Je vais te chercher un costume propre. »

N'attendant pas de réponse de sa part, elle récupéra une clef rangée dans un tiroir, et pénétra dans l'ancien domaine de Rhett. Lorsqu'il avait quitté Atlanta, se dégageant financièrement du Saloon, elle n'avait pas eu le cœur d'utiliser la pièce à d'autres fins. Une manière peut-être de ne pas se résoudre à ce qu'il soit parti à jamais.

Les vêtements abandonnés par Rhett avaient été correctement rangés dans l'armoire. Elle choisit le costume d'été qui était suspendu, vérifia d'un œil d'expert si la taille des pantalons était suffisamment grande, car elle avait bien noté, lorsqu'elle l'avait croisé chez la fleuriste, qu'il avait forci.

De retour chez elle, elle constata qu'il n'avait toujours pas bougé. La tête adossée, les sourcils froncés et les yeux fermés, sa mine n'avait rien de serein.

A quoi pensait-t-il ? Ou plutôt à qui ? Ce n'est pas un mystère, reconnut Belle. Une seule personne au monde peut le mettre dans cet état.

Elle lui secoua l'épaule. « Rhett, je t'en prie ! Réagis ! Voici des vêtements secs. Je vais t'aider à te déshabiller. »

Le cœur battant, elle s'agenouilla, se rappelant des moments beaucoup plus intimes… Ses chaussures engorgées d'eau furent prestement délacées. Elle allait les sécher du mieux qu'elle le pourrait.

Lorsqu'elle entreprit de déboutonner son gilet sans manche puis sa chemise, il bougonna. Un court instant, la tenancière du cabaret se demanda s'il était ivre. Non, ce n'était pas ça, il ne sentait pas l'alcool.

Tendrement, elle sécha avec une serviette les poils humides de son torse. Comment était-il possible de le désirer encore avec tant d'intensité ? Elle avait envie de lui. Follement.

Elle se racla la gorge : « Rhett, tu ne peux pas garder ces pantalons trempés. Lève-toi, s'il te plait, et débarrasse-t'en.

Il obéit docilement, paraissant en transes.

Elle l'aida à déboucler sa ceinture, tant ses doigts tremblaient.

Il vacilla. D'une voix pâteuse, il articula : « Je ne me sens pas bien. J'ai chaud. Tout tourne autour de moi. J'ai chaud… »

« Tu es exténué, Rhett. Viens t'allonger ! » Elle l'aida à se coucher dans le lit. Ce lit dont il connaissait le moindre grincement des ressorts métalliques du sommier.

L'espace d'un instant, Belle l'observa, hypnotisée par la scène : Rhett Butler, de retour dans mon lit !

Son esprit pratique prit le dessus. Elle alla chercher une serviette humide, puis, maternellement, elle lui humidifia les lèvres, et épongea son front pour tenter de faire baisser sa température. Ensuite, elle exigea qu'il boive un verre d'eau, le tout sans qu'il n'y ait la moindre protestation.

Dans le silence de l'appartement bien insonorisé de la tenancière, bercé par la caresse enveloppante de son ancienne maîtresse sur son avant-bras, il sombra progressivement dans une léthargie.

Belle reposa une une main attentive sur son front. La fièvre avait encore augmenté. Habituée à la chaleur animale qu'il dégageait, elle s'affola de son teint écarlate. Son corps était brûlant. Peut-être devait-elle faire venir le médecin qui s'occupait de « ses filles » ?

Après quelques minutes de sommeil tranquille, il commença à s'agiter, tournait la tête de droite à gauche, prisonnier de son rêve. Un flux de paroles incohérentes s'évadait de ses lèvres virant au pourpre. Dans ses divagations, il balbutiait quelque chose, mais le son était tellement tenu qu'elle dut se pencher.

Bien sûr !, s'emporta-t-elle quand elle comprit : « Scarlett ! » Prononcé timidement. Puis il s'enhardit, et ce fut une mélopée plaintive en forme de poème. « Scarlett, ma douce, mon amour ! » A voix basse, car son cerveau s'interdisait lui aussi de prononcer cette déclaration, depuis si longtemps enfouie au tréfonds de son cœur.

Belle se révolta. Ecouter l'homme qu'elle continuait à aimer rabâcher en boucle son amour pour cette garce, dans son état de demi-conscience - mots doux dont il ne l'avait jamais gratifiée, elle, la maîtresse consolatrice - était tout simplement insupportable !

Bon sang, c'est lui qui a voulu divorcer ! Les derniers temps, il m'avait dit et redit que leur mariage le dégoûtait. Alors, pourquoi continue-t-il à pleurnicher ? Mais non ! Bien sûr, elle le tiendra toujours par la queue !

Ses propos crus lui firent du bien. Parce que c'était la triste réalité.

Belle Watling oublia sa préoccupation toute maternelle pour la santé de son ancien amant, et laissa libre court à sa détestation de sa rivale depuis seize ans. Seize ans que celle-ci lui empoisonnait la vie, lui interdisait de profiter de Rhett pour elle toute seule.

Elle aurait tant voulu supprimer de leur existence à tous deux le fameux jour où il avait rencontré cette peste ! A son retour d'un barbecue à la campagne, il lui avait raconté au passage avoir fait la connaissance d'une très jeune fille, sans apporter d'autre détail, pour une fois.

Elle avait à peine soulevé un sourcil, tant elle était habituée à ce que son amant fasse mention devant elle, avec la vanité du mâle prédateur, de ses nouvelles conquêtes. En fait, cela ajoutait du piment à leur relation sulfureuse.

Belle, vendant son corps à qui le voulait depuis sa sortie de l'enfance, n'avait pas l'outrecuidance, l'idée ne l'ayant même pas effleurée, de réclamer la moindre exclusivité de son amant.

Dès qu'elle croisa pour la première fois le regard noir de Rhett, elle comprit qu'elle serait prête à se damner pour lui. Et puis, tout changea avec la naissance de son petit. Une époque trouble, qui prit fin le jour où Rhett décida, en gentleman, de prendre le garçon sous son aile en tant que tuteur. S'ensuivirent des années heureuses où le sexe les liait. Rhett pouvait s'absenter pendant des semaines. Il revenait toujours vers elle, aussi passionné et gourmand.

Elle en vit défiler des passades… Elles ne duraient que l'espace de quelques nuits. Car, dès que le plaisir de la découverte d'un joli corps nu était éventé, que ce soit celui d'une vierge ou d'une dame respectable qu'il avait eu plaisir à corrompre, il retournait toujours bien sagement – ou plutôt ardemment – dans le lit de sa maîtresse en titre. Celle avec qui, elle en était persuadée, il finirait par se « caser ».

Après l'enfer que Mademoiselle O'Hara leur avait fait subir à tous deux, voilà qu'enfin il était revenu dans son lit ! Mais sa mégère aussi ! Rien n'avait changé : ce soir, à travers son inconscient débridé, Rhett Butler pleurait, dans le giron de la maîtresse trop compréhensive, son amour éternel pour cette ingrate.

Finalement, elle fit un effort pour faire taire son ressentiment, et redevint attentive car il gesticulait de plus en plus.

Les mièvreries susurrées firent place à des complaintes. Des « Non ! » de révolte alternaient avec des « C'est fini » qu'il gémissait, telle une bête blessée. S'intercala le mot « Tara ».

Pourquoi Tara ? Belle l'avait entendu parler de la plantation de Scarlett en des termes moqueurs. Il lui jurait que jamais il ne perdrait son temps à visiter des fermiers dans cette campagne ennuyeuse du County de Clayton, encore moins 1à passer une nuit dans cette bâtisse ridicule, sans classe, tellement mal proportionnée qu'elle lui faisait penser à un éléphant blanc. Alors, pourquoi ce Tara venait hanter ses hallucinations ?

Et que signifiait cette litanie défaitiste ? Qu'est-ce qui était fini ? Belle en était intriguée.

Cela allait faire bientôt trois ans que son mariage était fini officiellement. Lui vint brusquement en mémoire les deux bouquets qu'il tenait en main, chez la fleuriste. L'un probablement destiné à sa pauvre petite. Mais l'autre ? Pour Scarlett ? Bien sûr, toujours pour Scarlett…

Elle se colla à lui et tenta de le calmer, en murmurant des petits mots rassurants, tout en tapotant son front. Mais les « Chut ! » et autre «Tout va bien ! » n'obtinrent pas le succès escompté. Au contraire !

Son délire se fit agressif. Des injures ordurières jaillissaient, telles des coups de fouet. Stupéfaite, elle entendit distinctement « Bâtard ! », « Salopard ! »

Mais de qui parlait-il ? Wilkes ? Encore cet Ashley Wilkes ? Ce rival qui l'obsédait, l'amant plus ou moins officiel de son épouse infidèle, et contre lequel il avait lutté pendant des années, dans un combat inégal, aussi vain que celui de se battre contre des moulins à vent.

Qu'avait fait le veuf de cette sainte Mélanie Wilkes pour l'enrager de la sorte ? Peut-être s'était-il décidé, enfin, à demander sa belle-sœur en mariage ? Belle entrevit les portes du paradis à cette perspective.

Elle sentit brusquement tous les muscles de Rhett se durcir. Sa tête dodelinait encore plus. Il plia un genou pour taper brutalement le matelas avec son talon. Ses bras s'agitaient. On dirait qu'il s'apprête à frapper un ennemi invisible.

Mais que disait-il ?

Avec rage, il éructa : « Salopard de Vayton ! Je vais te tuer ! » Cette menace stupéfia Belle, car elle était incongrue dans la bouche d'un Capitaine Butler le plus souvent impassible en toutes circonstances.

Il joignit le geste à ses propos vengeurs et leva les bras pour les abaisser lourdement, avec rage, les poings serrés, pour mieux assener le coup fatal à son adversaire. Malheureusement pour Belle, au lieu du matelas, l'impact violent s'abattit sur sa cuisse. Elle laissa échapper un cri de douleur.

Demain, elle devrait masquer sa peau tuméfiée avec de l'onguent.

Lui continuait à agonir d'injures ce Vayton.

Vayton… J'ai entendu ce nom dernièrement. Brusquement, le mystère s'éclaircit. C'était dans le journal parlant des exploits de Mademoiselle O'Hara à Charleston. La prétentieuse Scarlett s'exhibant sur scène comme une vulgaire employée de son magasin d'habits. Au vu et au su des respectables familles de Charleston. Charleston, le domicile de Rhett.

Quel avait été le commentaire du journaliste ? Ah oui, elle s'en souvenait. Ils'était esbaudi devant l'élégance de la « Foudre de Georgie » - Elle qui détruit tout ce qu'elle touche, cela lui va bien, commenta Belle.

Comment l'avait-il appelé ? La muse du Prince américain de la Mode.

Vayton – Duncan Vayton…

Pour la femme expérimentée qu'était la tenancière du célèbre « A girl of All Seasons », la réaction incendiaire de Rhett venait de trouver sa justification, du moins partiellement.

Pour déclencher une telle crise de jalousie, son ancienne épouse n'avait pas dû se contenter de jouer à la représentante de mode avec le célèbre couturier. Elle avait enfin cessé ses manières de mijaurée, pour se montrer telle qu'elle était vraiment, une garce papillonnant d'un homme riche à l'autre. Tout s'expliquait. Enfin presque… Que faisait Tara dans cette histoire ?

Duncan Vayton… Le croquis du visage du couturier, publié dans l'article à côté de cette chère Mademoiselle O'Hara, l'avait intrigué. Un sentiment de « déjà-vu »…

Curieuse, Belle acheta le lendemain un magazine féminin édité à New York. Trois pages étaient consacrées au tailleur, avec moults détails sur le style innovateur des créations Haute Couture de l'artiste qui avait acquis sa notoriété à Paris. Le reportage était agrémenté de plusieurs gravures de ses chefs-d'œuvre vestimentaires, avec un autre portrait du Charlestonien.

Ces traits étaient familiers, elle en était certaine.

Son métier exigeait qu'elle soit physionomiste, pour identifier instantanément les clients réguliers, les consommateurs à problème, les mauvais payeurs, les gens de qualité qu'il fallait choyer… Soudain, Belle se rappela.

Voilà pourquoi l'image de l'inconnu dans le journal l'attirait. Elle l'avait déjà vu, rencontré, et avait discuté avec lui dans son Saloon ! Il s'était même présenté…

D'immenses yeux bleus, une tignasse blonde ondulée, et un corps… tellement appétissant qu'elle avait rêvé immédiatement d'y goûter. Vêtu d'étoffes sophistiquées, de loin supérieures aux tenues portées par les hommes cossus de la bonne société d'Atlanta. Elle venait de comprendre pourquoi : le fameux Prince de la Mode, en personne, dans ce lieu de débauche.

Elle se creusa la tête pour se remémorer leur conversation. Elle avait déballé le grand jeu pour lui, avec une bouteille de champagne en signe de bienvenue. A son accent, elle devina qu'il était originaire de Charleston.

L'évocation de cette ville, où se cachait son amant, la fit un peu divaguer. Mais, transfigurer la réalité et y coller ses propres rêves lui avait fait du bien. Le bel Apollon l'y avait encouragée d'ailleurs, en se montrant particulièrement attentif lorsqu'elle évoqua « son ami de Charleston ».

Par quel mystère avait-il eu vent de l'existence de la maîtresse de l'ancien mari de sa « muse », elle ne le saurait jamais. Quoiqu'il n'était pas bien difficile, si on s'intéressait à la vie de Rhett Butler, de lier ce dernier avec Belle Watling…

Elle en était convaincue. Sa venue dans son bordel avait une seule raison : pas de rechercher de la compagnie féminine, car il avait rejeté son offre. Non ! Il voulait se renseigner sur Rhett Butler. Et, sans le savoir, elle lui avait servi sur un plateau des mensonges – qu'il avait dû prendre pour argent comptant, n'ayant aucune raison de douter de leur crédibilité.

La mémoire aiguisée de Belle se mit en action. Elle avait prononcé, pour se vanter, quelque chose comme cela : « mon ami, dont je suis très proche... » - Nul doute que Duncan Vayton avait mis un nom et un visage sur cette appellation – « m'avait demandé de m'installer avec lui à Charleston, et je suis prête à accepter »…

Qu'est-ce qui m'a pris de raconter de telles fadaises ? Combien a-t-il fallu de verres d'alcool ingurgités pour que je formule de tels fantasmes ? En tout cas, il y a probablement cru, persuadé que l'autre Charlestonien était prêt à remplacer officiellement l'ancienne Madame Butler par Belle Watling.

Que prévoyait-il de faire de cette fausse information ? S'en servir contre Rhett, sans aucun doute. Est-ce qu'il l'avait déjà évoquée auprès de cette sainte-nitouche ?

Belle interrompit sa réflexion, car elle n'était pas en mesure d'en analyser sa portée, alors que son amant gisait à côté d'elle, dans son propre lit.

Le dernier accès de fureur du malade avait chassé son surplus d'adrénaline. Il sembla enfin se détendre. Sa respiration reprit son rythme normal.

Une énième fois, Belle vérifia sa température. Elle était retombée. L'expression de sa rage avait eu des vertus curatrices pour le métabolisme résistant de l'ancien briseur de blocus.

Rassurée, elle succomba à la tentation de s'allonger auprès de celui qu'elle avait longtemps considéré comme « son homme ». Son souffle redevenu régulier était une si douce musique à ses oreilles qu'elle s'assoupit.

Lorsqu'elle se réveilla, la pendule portative sur sa table de chevet indiquait presque 22 heures.

Cette sieste l'avait ragaillardie. Rhett ronflait. Son visage cramoisi par la fièvre avait retrouvé son teint naturel.

La crainte qu'il soit réellement malade s'estompa. Enfin, elle pouvait profiter de cette intimité inespérée il y a encore deux heures. Rhett dans son lit. Si prêt…

Grâce à l'apparition inespérée de Duncan Vayton dans la vie de sa Foudre de Georgie, l'espoir renaissait en Belle. Rhett Butler n'avait pas les bonnes cartes en main pour combattre ce nouveau rival. La Scarlett était assez futée pour ne pas passer à côté d'un si beau parti. Rhett allait sombrer à nouveau dans la dépression.

Et elle, Belle, serait là pour le consoler.

Si elle avançait finement, elle réussirait à l'attirer à nouveau dans sa couche, mais pas seulement pour y dormir, cette fois !

Cette perspective était tellement réjouissante qu'elle ne put résister plus longtemps.

Ses mains expertes effleurèrent la naissance de son cou, progressèrent délicatement vers sa poitrine, s'arrêtèrent sur un mamelon pour l'exciter avant de s'attaquer au deuxième. S'enhardissant, elles virevoltèrent vers les plis de son ventre jusqu'au cordon de son caleçon. Elle se retint de s'aventurer encore plus bas. Ce n'était vraiment pas le moment.

Mais, en temps ordinaire, le corps de son amant, si réceptif même en plein sommeil, aurait déjà réagi à ces câlineries lascives. Avec regret, elle ne constata pas l'ombre d'une petite érection. Où était passé l'étalon infatigable qui l'avait tant fait se pâmer ? C'est parce qu'il ne va pas bien, se rassura-t-elle.

Cependant, ces attouchements érotiques finirent par le réveiller. Ses sourcils froncés marquèrent le plus grand étonnement.

« Belle ? Qu'est-ce que je fais là ? » en balayant du regard la pièce, puis le lit, puis elle-même.

Elle expliqua doctement, comme à un enfant : « Tu t'es senti mal, et tu as même fait une petite crise de delirium. Pourquoi, Rhett ? Dis-moi ce qui ne va pas. »

Celui-ci passa une main dans ses cheveux, puis se frotta les yeux. Il parla, ou plutôt pensa à haute voix : « Je nage en plein cauchemar.» Puis il lui fit cet aveu d'impuissance : « Je ne vais pas y arriver, Belle. Comment continuer à vivre, désormais ?»

Comme d'habitude, il vient pleurer pour que je répare les dégâts qu'elle a causés… Elle fut tentée, l'espace d'une seconde, de l'envoyer au diable, et lui répondre que c'était bien fait pour lui. Mais les réflexes de dévouement inconditionnel, vieux de plus de vingt ans, prirent le dessus. Elle devait jouer son rôle de la confidente compréhensive, pour lui redevenir indispensable.

« Qu'est-ce qu'elle a fait, cette fois ? » Prononcer son nom était superflu.

Il ferma les yeux. Peut-être pour se cacher la réalité. L'intonation était hésitante : « Elle est à Tara avec un homme. » Puis, feignant d'en rire : « N'est-ce pas amusant ? Pendant que je suis dans ce lit, avec toi, elle est en train de coucher avec mon voisin ! »

Belle ne s'attendait pas à ça. Cette fois-ci, la scandaleuse O'Hara avait dépassé ses espérances ! Elle feignit l'indifférence : « Ton voisin ?»

Il ricana cruellement : « Oui, mon voisin de Charleston. La maison à côté de celle de ma mère. Elle n'a pas été loin pour trouver son nouvel amant. »

« Dans ton délire, tu as prononcé le nom de Vayton. S'agit-il de Duncan Vayton ? »

« Alors, toi aussi tu as entendu parler du célébrissime, le talentueux, l'artiste, l'immensément riche, le Charlestonien le plus respecté, le fils parfait, le séduisant, le jeune Duncan Vayton ! Ah ! Ma Scarlett ne mérite que le meilleur, n'est-ce pas ? » Son ton, qui se voulait railleur, se cassa sur la fin sur un sanglot qu'il n'arriva pas à réprimer.

« Rhett… » Avec cajolerie, elle passa ses doigts bagués sur sa joue pour lui témoigner sa compréhension. L'autre main se mit à batifoler vers ses hanches, cheminant inexorablement là où son corps le trahissait toujours.

Mais, d'un geste brusque, il chassa le bras de son ancienne maîtresse, se releva prestement et quitta le lit.

La prostituée en resta sans voix, vexée. Jamais elle n'avait essuyé une telle rebuffade.

Pendant ce temps, Rhett avait reconnu son costume d'été posé à côté du lit. Il s'habilla nerveusement, ayant quelques difficultés à boutonner sa chemise et lacer ses chaussures.

En se raclant la gorge, il lui dit, manifestement gêné : « Je te remercie pour le costume, Belle. Je ferai chercher l'autre demain. Je te suis reconnaissant de m'avoir soigné. Il est tant que je parte. »

Encore chancelant, il quitta la pièce, sans un regard derrière lui.

Belle se servit un grand verre de whisky. Dans la solitude de cette grande pièce, elle maudit, pour la millième fois, celle par qui le malheur était arrivé.


Disclaimers : je n'ai aucun droit sur l'histoire et les personnages d'Autant en Emporte le Vent qui appartiennent à Margaret Mitchell. J'ai créé le "monde" de Duncan Vayton et de Blanche Bonsart.