Note : eventually, after weeks of mysteries, here is Rhett's proposal !

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Mercredi 16 juin 1876, à « The Boutique Robillard »

Impossible de me concentrer sur ces chiffres ! Pour une fois, le journal comptable n'était plus synonyme de satisfaction, encore moins un dérivatif.

Pourtant, il y avait de quoi être satisfait. Sa première vendeuse, Emma Whising, s'avérait maîtriser avec succès le fonctionnement du magasin en l'absence de la propriétaire. Il va falloir que je l'augmente !

Scarlett avait déjà constaté son efficacité lorsqu'elle était partie à Charleston, fin mai. Tant mieux si le magasin est bien géré en mon absence ! J'aurai plus de temps libre pour moi, en toute quiétude

Et de la liberté dans ses déplacements, elle allait en avoir besoin. Ne serait-ce que pour se rendre une nouvelle fois dans la capitale de la Caroline du Sud, la semaine suivante.

Elle avait reçu, au courrier de ce matin, une missive de M. Johnson, le fabricant des vêtements « Johnson Ready-to-Wear ». Il lui confirmait ce dont il avait déjà été question lors du précédent courrier : la présentation de la nouvelle ligne fabriquée pour la saison Automne-Hiver aurait lieu dans une douzaine de jours, le mardi 29 juin. Seuls les commerçants clients de l'Entreprise auraient le privilège de la découvrir en priorité. Ce serait l'occasion de passer commande afin que les articles soient livrés pour le début du mois de septembre.

Il faudra donc à nouveau me rendre à Charleston. Ce qui ne devrait pas déplaire à un certain Duncan

Scarlett se mit à rêvasser. Ce n'était certes pas la première fois depuis son retour de Tara ! Quel tourbillon d'émotions !

En quittant Tara, le lundi matin, Scarlett et son invité s'étaient comportés amicalement, sans faire mention, par une parole ou un geste, des échanges intimes qu'ils n'avaient pas réfrénés la veille. Mais la jeune femme avait senti, tout au long du voyage de retour, deux brasiers bleu anthracite qui guettaient ses moindres mouvements. Même lorsqu'elle détournait la tête, les yeux brûlants de Duncan la réchauffaient.

Peut-être trouva-t-il le train trop rapide, parce qu'il ne réussit pas à la convaincre de fixer son jour de visite à Charleston. Il l'invita à un dîner à la Magnolias' House et lui promit de lui montrer la plantation de Soft South. Il lui vanta même la représentation exceptionnelle d'une troupe de ballet se produisant ce mois-ci à l'Opéra. Elle se délecta de l'entendre se perdre dans son argumentation pour qu'elle acceptât de venir au plus tôt en Caroline du Sud. Sa confusion en était touchante.

Mais Scarlett resta évasive quant à cette nouvelle opportunité de rencontre avec Duncan Vayton, dans la ville natale de son ancien mari.

Pour la dixième fois depuis deux jours, Scarlett s'interrogea sur ce qui s'était passé entre eux deux, et surtout, sur ce qu'elle ressentait vis-à-vis du beau couturier.

Une chose était certaine : jamais elle n'avait permis à un homme de telles libéralités en dehors du mariage – même pas à Rhett, qui n'avait eu droit, jusqu'à leur union officielle, qu'à des baise-main appuyés, quelques légers baisers volés au coin des lèvres, et, surtout, deux vrais baisers. Mais quels baisers… Celui, enflammé, sur la route de Rough and Ready, et celui, tout autant passionné, scellant sa demande en mariage. Quant à ses contacts physiques avec ses beaux d'avant la guerre, ils étaient si chastes qu'ils en étaient inexistants.

Bien sûr, il y avait eu les deux baisers échangés avec Ashley… S'il avait témoigné du moindre désir d'aller plus loin, je crois que j'aurais cédé, en sacrifiant les préceptes d'éducation stricte d'Ellen. J'étais même prête à m'enfuir avec lui. J'aurais balayé le courroux indigné de la Vieille Garde, et celui, plus terrifiant, des foudres de l'enfer qui n'auraient pas manqué de s'abattre sur moi, avec la complicité de Mammy. Mais Ashley a été plus avisé que moi. Ou plus lâche

Scarlett balaya l'image de son obsession romantique d'un revers de main. Il n'était plus question de mirage aujourd'hui, mais d'une réelle attraction physique partagée pour un homme qui n'était pas son mari.

Je n'ai plus seize ans, ni vingt. J'ai eu trois maris, trois enfants, un divorce. Les épreuves m'ont rendue plus forte que jamais. Mais j'ai gardé, chevillée au cœur, la conviction de bannir toute relation sexuelle en dehors du mariage. Ce n'était pas bien difficile, d'ailleurs, jusqu'à ce que Rhett me fasse découvrir ce qu'était réellement le plaisir, jusqu'à l'extase…

Comme à chaque fois qu'elle évoquait cette fameuse nuit, elle fut parcourue de Rhett était le passé. Il ne briguait plus que le sang neuf d'une jeune Charlestonienne. Et le corps de Scarlett, lui, réclamait des caresses. Je suis trop jeune pour renoncer au plaisir. Alors, suis-je prête à céder à la tentation de la chair avec le plus bel homme que j'aie jamais rencontré ?

Scarlett eut un sourire coquin en employant à dessein cette expression bigote et sulfureuse.

Une ombre assombrit sa vision. Elle leva les yeux, et sa mimique mutine se figea. Ses joues devinrent écarlates.

Rhett !

Elle était aussi gênée que lorsqu'Ellen l'avait surprise à voler dans le salon un chocolat à la liqueur enfermé dans une boîte en fer.

Avec honte, elle eut conscience d'avoir l'allure d'une tomate bien mûre, tant ses joues et son cou devenaient cramoisis. Elle aurait pu jurer que son ancien mari, comme à son habitude, avait le pouvoir surnaturel de lire dans ses pensées, à cet instant précis. Et quelles idées scandaleuses venaient de lui traverser l'esprit…

Tel un félin à l'affût, il avait déjà ferré l'attitude fuyante de sa proie. Il prit prétexte à se courber et embrasser le dos de sa main pour mieux la transpercer de son regard inquisiteur. Il cherchait à déterminer la cause de son trouble. Et il ne lâcherait pas sa prise avant d'avoir percé ce mystère.

« Scarlett, ai-je interrompu une méditation intime réjouissante ? »

Sa voix traînante accentuait son air narquois.

Elle détacha sa main de son emprise, prit une profonde respiration, se redressa et carra les épaules pour le toiser avec mépris. Du moins, l'espérait-elle.

En un coup d'œil discret, elle détailla sa tenue. Pas raffinée comme celle de Duncan. Comment le caractériser ? Un mâle. C'est le seul mot qui me vient à l'esprit. Pfeuh !, pesta Scarlett contre elle-même.

« Mes rêves ne sont pas vos affaires. D'ailleurs, en parlant d'affaires, vous arrive-t-il de travailler au lieu de perturber ma clientèle ? »

En guise de réponse, il se tourna de manière ostentatoire vers la salle d'exposition, qui, pour une fois, était vide de visiteurs.

Puis il la fixa d'un air innocent : « En effet, vous êtes tellement débordée que je vous ai surprise en flagrant délit de coupable oisiveté. »

Le fiel s'échappa de ses lèvres lorsqu'il ajouta : « A moins que vous vous livriez à de plus coupables songes… L'air de la campagne vous a-t-il rendu d'une humeur bucolique ? »

Un frisson de crainte la parcourut. Il avait deviné. Bien sûr, il avait dû lire, le nom « Duncan », écrit en gros caractères sur son front,. C'est un sorcier, ou plutôt le diable en personne

Pendant quelques instants, elle fut suffisamment déconcertée pour triturer machinalement le crayon qu'elle tenait en main, enfonçant ses ongles dans le bois tendre.

« Nerveuse ? »

Cela avait été prononcé suavement avec tant de perfidie qu'elle retrouva ses sens. Bien sûr, il avait eu connaissance de sa visite à Tara, puisqu'il avait passé l'après-midi avec les enfants. Ella lui avait raconté avec excitation à quel point ils s'étaient amusés tous les trois. Même Wade avait semblé avoir finalement enterré la hache de guerre… Scarlett peina à en croire ses oreilles. Rhett, accordant son précieux temps à ses enfants trois ans après les avoir abandonnés…

Ce qui l'avait encore plus surprise – non, intriguée – était la présence d'une rose dans le soliflore, paradant seule au milieu du salon. Magnifique. Aux pétales satinés tentateurs qui l'obligèrent à en humer le parfum étourdissant. RhettPourquoi une rose rouge ? Elle s'en voulut immédiatement des spéculations alambiquées sur la couleur d'une fleur et sa signification présupposée. Cela signifiait tout bonnement que l'arrogant Rhett Butler n'achetait que le meilleur et le plus luxueux. Qui sait ? Peut-être l'avait-il choisie en même temps qu'un bouquet destiné à sa très chère putain ? Rien qu'en l'imaginant, elle dut faire un effort pour ne pas arracher les pétales un à un.

Elle leva le menton, et, d'un ton sec, acquiesça : « En effet, cette journée à Tara m'a fait le plus grand bien. »

Elle eut l'impression qu'il hésitait à poser une autre question. Il hocha la tête en signe de dénégation. Puis il se reprit : « Quelles sont les nouvelles de Mammy ? »

Elle fut heureuse de changer de sujet : « Ses rhumatismes la font souffrir. Je me suis assurée auprès de ma sœur qu'elle n'ait plus à travailler. La surveillance des enfants Benteen a été suffisamment éprouvante, car mes nièces sont difficiles à supporter, je dois l'avouer. »

Emportée par la joie de parler de Mammy avec quelqu'un qui l'appréciait vraiment, elle ajouta spontanément : « Mais je peux vous assurer que sa vivacité est intacte. J'en ai encore été témoin dimanche. Toujours aux aguets pour surveiller mes moindres faits et gestes, comme si elle était encore la gardienne de ma vertu ! »

A la seconde où l'ancien « agneau » de Mammy laissait échapper cette répartie, elle se rendit compte de sa bévue, et réprima sa gêne en pressant les doigts sur sa bouche. Un réflexe enfantin, digne de ceux qu'elle réservait à sa nounou lorsqu'elle venait d'être prise en flagrant délit de bêtise.

Trop tard. Elle en avait trop dit.

Instantanément, avec la dextérité du chasseur ayant trouvé l'amorce parfaite pour harponner son gibier, il répéta d'une voix doucereuse : « La gardienne de votre vertu… Je suis curieux de savoir par quoi – ou par qui – celle-ci aurait pu être menacée à Tara, alors que vous étiez toute seule avec votre famille. A moins que… »

Il marqua un temps d'arrêt. Dont Scarlett tira profit pour faire dévier le cours des supputations de Rhett qui s'approchaient dangereusement de la vérité.

« Taratata ! Cessez d'ergoter. Vous me faites perdre mon temps. Serait-il trop indiscret de savoir ce qui me vaut l'honneur de votre présence ici ? »

Elle eut presque envie de rire en lisant sur son visage la déception de devoir changer de sujet, tel un chat qu'on aurait privé du plaisir d'écharper la souris qu'il lorgnait.

Il fit mine d'inspecter la vitrine des accessoires de coiffure et arrêta son attention sur un miroir de poche dont le couvercle en ivoire sculpté était un chef d'œuvre de ciselure.

« Hum… Voilà un article séduisant. J'aimerais étudier cette gravure de plus prêt. » Il fit mine de vouloir ouvrir le panneau en verre.

Une bouffée d'exaspération l'a fit s'exclamer : « N'y a-t-il pas assez de miroirs de poche à Charleston pour que vous deviez en ramener un d'Atlanta ? » Elle ne cacha pas l'acidité de sa question. Elle était excédée qu'un des objets qu'elle avait importés de France profitât à une jeune blonde écervelée qui l'attendait patiemment dans sa ville natale, alors que lui s'agitait inutilement à Atlanta.

Les sourcils de Rhett se rapprochèrent. Pour une fois, il semblait sincèrement désarçonné par l'agressivité de son ancienne épouse. Il s'écarta du comptoir d'exposition.

« Je vous ai connue plus avide à conclure une vente. Décidément, vous me fascinez. Au bout de trois ans, vous avez finalement renoncé à la rente très généreuse que je vous allouais. Voilà maintenant que vous dédaignez mes dollars pour augmenter les bénéfices de votre commerce. La vénale Scarlett aurait-elle décidée de se détacher de ce monde mercantile ? » Il avait monté d'un ton, ne cachant pas son irritation.

Voilà ce qui le dérange. Il est vexé que je lui aie jeté son précieux argent au visage. Tant mieux.

Avant qu'elle ait eu le temps de lui assener une saillie bien appuyée, il ajouta, tellement perfidement qu'elle en fut ébahie : « Ou peut-être avez-vous découvert une autre source magique, promesse de monnaies sonnantes et trébuchantes ? »

Ses yeux verts ressemblèrent à un lac gelé, aussi glacé que sa voix : «Je vous prierais de chercher un autre partenaire de jeu qui s'amusera de vos piques sournoises. Si vous n'avez rien d'autre à me dire, je vous remercie de me laisser. J'ai à faire. »

A sa grande surprise, elle le vit faire un geste rare, pour un homme si impeccablement nonchalant – passer les doigts dans ses cheveux nerveusement au point de les décoiffer – une indication pour lui de grand embarras.

Il se racla la gorge. « Impétueuse Scarlett ! Lissez vos éblouissantes plumes ébouriffées. Que diriez-vous si nous fumions le calumet de la paix ? Hum… Nous n'avons pas eu l'occasion de discuter sereinement depuis… depuis nos retrouvailles à Charleston. Dimanche après-midi, je viendrai jouer avec Ella et Wade. Ensuite… ferez-vous l'honneur à un homme esseulé d'accepter son invitation à dîner dimanche soir ? »

La première réaction de Scarlett fut de l'envoyer au diable. Discuter sereinement depuis nos retrouvailles… Plutôt depuis le jour où il avait honteusement extorqué son accord au divorce ! Mais le voir triturer ses cheveux jusqu'à en devenir hirsute signalait un malaise qu'elle trouva touchant. Stupidement touchant.

Se tenant bien droite, en signe de défi, elle lui répondit : « Oui. A une condition. Que vous me laissiez tester tous les desserts du traîneau à pâtisserie, et que vous choisissiez la bouteille de vin la plus chère de leur cave ! »

L'étincelle d'amusement qu'elle vit briller provoqua chez elle un incompréhensible fourmillement dans la région du cœur.


Dimanche 20 juin 1876, Atlanta, Peachtree Street

Elle n'en croyait pas ses yeux. Voilà plus d'une heure que Rhett et Wade étaient en grande discussion pour déterminer l'orientation exacte des fils d'une seule marionnette. Tout ça pour effectuer une seule action précise. Et ma fille les écoute aussi avidement que si on lui lisait un conte. Ces poupées ont dû les envoûter !

Scarlett était reléguée au salon, où elle s'astreignait à un délicat travail de broderie au petit point sur un ensemble de six serviettes à thé. Celles-ci viendraient s'ajouter aux nombreux napperons et autres housses de coussins d'ornement sur le stand de Noël du Cercle de bienfaisance, présidée depuis cette année par Madame Esling. Le fruit de la vente serait une maigre contribution aux besoins exponentiels de l'association des Orphelins de Guerre et autres nécessiteux.

Malgré ses activités de femme d'affaires, Scarlett restait fidèle à la stratégie de réhabilitation de son image, entreprise en 1874, auprès de la Vieille Garde. Cela valait bien quelques petites heures dans la semaine à manier l'aiguille. Même si cette distraction de femme au foyer l'ennuyait à mourir.

De son poste d'observation, elle ne se gênait pas pour laisser traîner une oreille indiscrète sur les conversations qui lui parvenaient du hall. Etrange d'entendre sa voix profonde raisonner dans cette maison qui avait été celle des Butler. Ses éclats de rire, par un mystérieux phénomène de réflexion, étaient renvoyés sur les murs, amplifiés par le souvenir d'autres sons joyeux du temps où leur fille gazouillait de concert avec son père. L'écho se répercutait sur sa peau pour la faire frissonner à chaque variation.

De temps en temps, plus souvent qu'elle en aurait eu besoin, elle se rendait dans la cuisine, donnait un ordre à Prissy, ou bougeait un dossier dans son bureau. Tout était prétexte à traverser le hall d'entrée et passer devant le théâtre de marionnettes. A chaque irruption dans le couloir, son corps ressentait la chaleur de ses prunelles noires posées sur elle au moindre de ses pas. Quand elle levait la tête, il se tournait ostensiblement vers les enfants.

La difficulté était d'espionner, le plus discrètement possible, l'étrange dialogue qui s'était instauré entre son ancien mari et ses beaux-enfants – ses anciens beaux-enfants, précisa mentalement Scarlett avec une pointe de possessivité.

La stature de Rhett dominait, derrière le paravent du théâtre. Il avait saisi la main d'Ella pour l'aider à tenir l'outil de contrôle en bois. L'enjeu était d'actionner les cordes reliées aux jambes de la marionnette de façon à les articuler le plus naturellement possible. Son frère avait réussi à faire avancer son pantin avec plus ou moins d'aisance, mais, sitôt que celui-ci se contorsionnait lamentablement, le garçon se plaignait que les deux autres marionnettistes occupaient trop d'espace sur l'estrade et le gênaient dans sa manipulation. Commença alors un débat entre beau-fils et beau-père pour calculer le temps de progression de chaque personnage permettant d'être placé à un endroit précis en un temps voulu.

Ahurie par l'excentricité de cet échange, Scarlett persifla : « Rhett, vous prenez-vous pour le Général Lee, donnant ses ordres à son Aide de Camp afin de positionner ses troupes avant la bataille ? »

Les trois manipulateurs de poupées en carton-pâte la regardèrent comme si elle avait osé interrompre une discussion de fins stratèges. Scarlett éclata de rire devant leur mimique courroucée.

Ella prit la défense de ses deux chefs d'équipe : « Mère, la scénette que nous devons jouer demande à être répétée pas à pas, minute après minute, tant c'est compliqué. Je ne peux pas vous en dire plus, car c'est un secret. Mais, lorsque nous serons prêts… » Elle s'interrompit : « Quand pourrons-nous présenter le spectacle, Oncle Rhett ? »

Celui prit un ton docte : « Oh ! Pas avant plusieurs semaines, j'en ai peur, Ella. » Il la prit dans ses bras. « En attendant, j'aurai le plaisir de jouer avec deux talentueux marionnettistes ! »

Wade eut du mal à réprimer la fierté d'être ainsi complimenté. Ella applaudit, et posa un baiser sur la joue de son beau-père : « Ces dimanches que nous passons ensemble tous les trois sont les plus merveilleux de ma vie». Puis, toujours avide d'équité, la petite fille ajouta : « Grâce à votre présence également, Mère."

Scarlett croisa le sourire taquin de Rhett : « En effet, ces après-midi en famille sont divinement agréables. »

Sans qu'elle comprenne pourquoi, ces dernières paroles l'irritèrent.

Elle décida de quitter le champ des opérations, non sans avoir ajouté : « Wade et Ella, dans quinze minutes, ce sera l'heure du goûter. Ensuite, Wade, j'aimerais que tu prépares ta valise avec l'aide de Prissy, afin que tout soit prêt pour ton retour en pension. Il semblerait que tu avais oublié de mettre des chaussettes de rechange dimanche dernier. Pour ma part, je vais me reposer un peu dans ma chambre avant de m'habiller pour ce soir. »

Elle se tourna à nouveau vers Rhett qui n'avait cessé de la dévisager : « A quelle heure allez-vous venir me chercher ? »

« La table est réservée pour 19h30. Pork va me reconduire à l'hôtel. J'aurai ainsi le temps d'être suffisamment élégant pour inviter la plus jolie jeune femme d'Atlanta. »

Cet éloge avait été prononcé en accentuant son accent charlestonien traînant. Elle en déduisit qu'il le faisait sciemment parce qu'il n'en pensait pas un mot.

« Très bien. A tout à l'heure. »

Sans rien ajouter, elle monta les marches vers sa chambre. « Quelle robe vais-je porter ? La rouge ? La Verte ? Peut-être celle aux fils argentés. Il ne l'aime pas. Certainement pas celle avec le grand décolleté !»


Mercredi 16 juin 1876, 19h30, « Maggy's Restaurant »

Il passa la main dans le bas de son dos pour la guider vers leur table.

Il en avait préalablement choisi l'emplacement avec le maître d'hôtel. De cet endroit, Scarlett pourrait profiter de l'agitation festive de ce nouveau restaurant à la mode, mais lui ne serait pas gêné par la proximité d'autres clients pour la conversation cruciale.

Ce soir, c'est sa vie qu'il jouait.

Il en était tellement conscient qu'il avait eu grand mal à boutonner sa chemise blanche damassée. Quelle stupidité du tailleur d'avoir cousu des boutons en forme de perle ! Ses mains tremblaient de frustration pour poser ses boutons de manchettes, aussi élégantes que stupidement difficiles à accrocher. Fermer son gilet sans manche en satin blanc-gris ne fut pas une sinécure. Enfin il respira quand il plaça son nœud papillon, de la même teinte que le gilet.

Son nouveau costume noir affinait sa silhouette. Il inspecta sa mise dans le miroir, sans concession. Le fringant Capitaine Butler de 1861 n'était plus. Mais la ligne élégante de sa veste de smoking, cintrée à la taille par un unique bouton, et qui mettait en valeur ses larges épaules, le rassura. Scarlett avait aimé s'y lover les nuits de cauchemar. Peut-être qu'un jour prochain….

Coiffé de son chapeau haut de forme en soie noire, son cigare préféré aux lèvres, il s'était enfin senti prêt à aller livrer bataille. Il allait jouer sa dernière carte. Sinon… il perdrait le combat de son existence.


Quand elle avait descendu l'escalier, agrippant fermement la rampe – oh ! Combien il en comprenait la raison – il en avait eu le souffle coupé. Tant et si bien qu'il resta muet quelques instants.

Il la reconnut instantanément.

Cette robe d'un rouge si profond qu'il apparaissait noir à première vue. Mais, au moindre mouvement, la myriade de perles de verre scintillait, lui donnant des reflets pourpre, puis rouge sang, accentuant la courbe si sinueuse de ses hanches, sa taille toujours aussi étonnement fine, ou le galbe généreux de ses seins.

Sa coutière avait fait quelques modifications. Le col et les emmanchures avaient été délestés des plumes d'autruche rouge, et remplacées par une délicate dentelle noire gansée de minuscules perles. Le voile en tulle rouge recouvrant ses épaules avait été abandonné au profit d'une étole noire en organdi, si fine et translucide qu'elle en était diaphane.

Oui, c'était bien la robe, celle qu'il avait imposé à la femme infidèle de porter, tel Héraclès, pour la condamner au bûcher et à être lacérée en public par les crocs impitoyables de la Vieille Garde.

Le symbolisme de ce choix était clair : revêtue de son armure écarlate, Scarlett O'Hara était prête à entrer en guerre. Mais quelle belle armure toute en sensualité !

A l'attitude de défi qu'elle lui lança, le menton levé, il répondit en la contemplant avec admiration, des pieds à la tête, avec tellement d'insistance qu'elle finit par dire : « Ressentez-vous une impression de « déjà vu », Monsieur Butler ? »

Oui, l'offensive de ce soir allait être périlleuse.


Alors qu'ils traversaient l'allée centrale pour se rendre à leur table, précédés du Maître d'Hôtel, il surprit l'attention des hommes au passage de Scarlett. Ils se voulaient discrets, assis bien sagement au côté de leurs épouses, mais certains avait quelque mal à dissimuler leur concupiscence dans le sillage d'une jolie femme aussi épanouie.

Par instinct, il accentua la pression de la main sur le bas des reins de son ancienne épouse. Ce soir, au moins pendant deux heures, elle était sienne. Uniquement sienne.

Rhett feignit d'être plongé dans la lecture scrupuleuse des vins, la provenance des crus, les meilleures années de récolte, etc… Il pouvait ainsi jouir de la présence de sa belle en silence, avant d'aborder le sujet qu'il redoutait.

Comme il s'y attendait, Scarlett salivait, rien qu'en lisant le libellé des plats inscrits sur la carte. Il avait toujours adoré son appétit pantagruélique, de prime abord peu féminin. Attendri, il réalisait qu'elle resterait toujours l'adolescente affamée qui luttait pour que sa famille survive pendant la guerre.

Comme il aimait la gâter du temps de leur mariage, s'assurer qu'elle goûtât aux mets les plus savoureux, aux vins les plus onctueux, pour éradiquer à jamais cette peur de la famine.

Mais elle n'avait jamais eu besoin de lui. Cela faisait des siècles qu'elle était indépendante. Il continuait à observer la conquérante femme d'affaires avec la même admiration que le premier jour où il l'avait revue dans le magasin Kennedy. Ma courageuse Scarlett…

Maintenant, un autre homme avait la même ambition que lui. Et il avait toutes les chances d'y parvenir. Surtout, son charme avait déjà opéré. Avec quelle ampleur ? C'était une des questions qui le tourmentaient le plus.

Rhett grimaça. L'anxiété lui tordait l'estomac.


Dès qu'il avait pénétré dans son magasin, la surprenant en pleine méditation, il avait compris qu'elle rêvait à l'homme avec qui elle venait de vivre deux jours à Tara. Et une nuit. Surtout une nuit.

Enervé, il tapota le bout de son cigare dans le cendrier.

Il avait retourné mille fois les mots dans sa tête avant de franchir la porte de « The Boutique Robillard ». Il s'était promis de faire profil bas. Il ne voulait plus proférer de remarques railleuses - même si celles-ci avaient toujours été lancées pour prévenir toute blessure qu'elle avait – ou pourrait – lui infliger, sciemment ou même sans qu'elle en ait conscience.

Désirant d'exprimer son admiration à la commerçante d'avoir si bien achalandé les étalages de son magasin avec des articles précieux et élégants, il eut plaisir à jouer au client pour lui faire réaliser une petite vente – D'expérience, il savait que pour la propriétaire de la Quincaillerie Kennedy, toute entrée d'argent n'était jamais négligeable. Il avait surtout dans l'idée de lui offrir par surprise, un jour ou l'autre, le miroir de poche en ivoire où elle pourrait se mirer à loisir dans sa chambre – qui, il y a longtemps, avait été leur chambre.

Au lieu de cela, elle se livra à une de ses piques de colère irraisonnées, et lui fit l'affront de dédaigner avec mépris ses dollars. De frustration, il éclata de rancœur et fit allusion, avec tout le fiel dont il était capable, à son avidité pour l'argent – spécificité qu'elle revendiquait d'ailleurs – mais surtout à « une source magique » tombée du ciel, plus précisément du siège « La Mode Duncan ».

En une phrase, la jalousie douloureuse qui le consumait depuis dimanche dernier avait rejailli. Il la regretta aussitôt et paniqua. Cet éclat condamnait à l'échec son invitation à dîner, et, par la même, toute possibilité pour lui d'entrouvrir la porte sur son dernier espoir.

Heureusement, il profita de la bonne nature de Scarlett qui n'était pas rancunière, et elle accepta.


Maintenant, le plus dur restait à faire…

« Montrez-moi la carte des vins, s'il vous plait, afin que je sélectionne celui dont le prix est le plus scandaleux. »

Ils échangèrent un rire complice.

La cuisine était savoureuse, et, heureusement pour le solide appétit de son invitée, les portions généreuses.

Scarlett se régalait et exprimait son contentement. Rhett, lui, savourait chaque seconde passée en tête à tête. Il maudissait l'odorante sole meunière, succulente au demeurant, car elle le privait d'humer le parfum de la jeune femme envoûtante, assise à quelques centimètres de lui. La cuvée spéciale grand cru rouge du Château Haut-Brion, que Rhett avait eu l'occasion de découvrir lors d'une visite aux environs de Bordeaux, n'avait qu'un piètre pouvoir grisant. Nulle comparaison avec l'enivrante plongée dans l'échancrure affriolante découvrant le grain de peau d'albâtre de la naissance de ses seins.

Ce fut ensuite le moment tant attendu du plateau des desserts. Par provocation, elle demanda à tester la dizaine de pâtisseries, crèmes et mousses, présentées par le serveur, ravi qu'une si jolie cliente fasse honneur au talent du pâtissier.

« Vous trichez, Scarlett ! Je constate que vous avez opté pour des portions ridiculement petites. Vous allez perdre votre pari ! »

Après s'être léchée les lèvres d'un surplus de mousse au chocolat, elle lui répondit avec aplomb : « Taratata ! Je n'avais aucunement précisé la quantité. Et puis, à manger toutes ces douceurs, mon corsage en viendrait à exploser ! »

Rhett put enfin, sans s'en cacher, lorgner outrageusement vers la poitrine tentatrice, en passant sa langue sur sa lèvre inférieure. Il eut l'immense satisfaction de la voir soudainement rougir de cette évocation sensuelle.

Un orchestre contribuait à réchauffer encore plus l'humeur joyeuse des convives. Rhett fut brièvement tenté de l'inviter à danser, mais ce n'était pas le moment. Il fallait maintenant qu'il se lance à l'eau – en espérant ne pas s'y noyer.

Les joues de Scarlett étaient roses des plaisirs de la table et de la boisson, quand le sommelier leur servit le digestif. Elle resplendissait de joie de vivre.

Avec un pincement au cœur, il se dit qu'il ne pouvait plus hésiter.

« Hum… » Il tira nerveusement sur son cigare. « Scarlett, je tiens à vous remercier d'avoir accepté mon invitation. Me croirez-vous si je vous avoue que c'est la plus agréable soirée que j'ai passée depuis des années ? »

Elle afficha sa surprise. Il pouvait lire aisément ce qu'elle pensait en ce moment : elle se méfiait, s'attendant à une nouvelle saillie.

Il agrippa son verre à moitié plein pour se donner prétexte à contracter fortement ses doigts. Sa voix était grave. Il chercha ses yeux pour ne plus les quitter. «Trente mois. Cela fait trente mois que je regrette ce qui s'est passé ce triste jour de novembre. »

Sa gorge était nouée. Il vit les yeux de Scarlett se glacer. La pâleur chassait peu à peu les joues rosées.

Pendant un moment, il baissa la tête. Il avait tellement honte de se remémorer sa cruauté. Il le lui dit. Enfin. « Scarlett, j'ai honte de ma conduite ce jour-là. Je n'ai aucune excuse pour mon attitude abjecte, et pour le chantage odieux auquel j'ai eu recours pour vous extorquer votre accord au divorce. »

Elle le coupa sèchement : « Pour une fois, je suis d'accord avec vous. Votre attitude a été ignominieuse. Quant à votre chantage… avez-vous la moindre idée à quel point cela m'a brisée ? Je sais que vous moquez mon aptitude à être mère. Sachez que, ce jour-là, vous m'avez arraché le cœur en me menaçant de m'enlever mes enfants, la chair de ma chair. Pourquoi croyez-vous que j'ai lutté toutes ces années, toutes ces heures à ramasser le coton, puis à épuiser mes yeux à force de me plonger dans les livres comptables ? Pourquoi ai-je bataillé avec les fournisseurs de bois ou de quincaillerie qui ne voyaient en moi qu'un perdreau à plumer ? Pourquoi ai-je engagé des prisonniers pour grappiller le moindre cent, jusqu'à en être récompensée par le mépris d'Ashley ? Pourquoi ai-je osé briser le statut de femme enceinte recluse pour continuer à faire fonctionner la scierie, coûte que coûte, au mépris de toute règle de prudence, ce qui s'est soldé par la mort du pauvre Frank ? Tout ça, c'était pour nourrir les miens. Peu m'importait les critiques du Tout Atlanta, y compris les vôtres – ces dernières étant les plus cruelles d'ailleurs, mais vous excellez en la matière. J'ai toujours eu un seul but, que mes enfants aient à manger, un toit confortable et des vêtements chauds. »

Elle s'arrêta pour reprendre son souffle. Elle avait réussi à maîtriser l'intensité sonore de ses paroles, ayant conscience qu'ils étaient en public. Mais la violence qui se dégageait d'elle était plus forte que si elle avait crié à tue-tête le résumé tragique de sa vie.

Les mains de Rhett tremblaient tellement qu'il renonça à tenir le verre, et préféra les cacher sous la table.

Cette fois-ci, c'est elle qui le força à la confronter droit dans les yeux : « Alors, oui, sachez que je n'oublierai jamais le 15 novembre 1873. C'est ce jour-là que vous avez fracassé mon cœur. »

Elle s'arrêta net. Sa poitrine montait et descendait rageusement, trop opprimée par le corset qui l'enserrait, et la rage qui l'avait enflammée.

Il ne pouvait plus supporter d'être confronté à ces émeraudes dont l'éclat n'avait jamais été si intense.

Il perdit pied. Peu importait les yeux curieux qui étaient susceptibles d'espionner un couple en train de se disputer. Il baissa la tête, les coudes sur la table, enfouit ses mains dans les cheveux et les tira en arrière pour se faire mal. S'il avait été seul dans sa chambre, à l'instant présent, il se serait probablement saisi d'un couteau pour se mutiler et voir couler son sang, en sachant que son corps ne rejetterait jamais autant d'hémoglobine que Scarlett n'avait versé de larmes pour ses enfants, à cause de lui.

Il eut enfin le courage d'affronter celle qui l'accusait justement. Sa vue était si brouillée par les larmes qu'il réfrénait qu'il eut la sensation de contempler des étoiles. Le brillant des perles de verre reflétant la lumière des lustres du restaurant – l'étincellement des paillettes d'or dans les yeux qu'il chérissait tant. Avec un filet de voix engorgé de sanglots, si faible qu'il craint qu'elle ne l'entendît pas : « Pardon. Je vous demande pardon, Scarlett. Pardon. »

Elle cogna nerveusement sa bague sur la nappe, aspira brillamment, puis, d'une voix plus mesurée, déclara : «Tout cela est du passé. Cette souffrance est derrière moi. Vos excuses sont un peu tardives, mais je les accepte. Sachez seulement que je n'oublierai jamais. Est-ce cela dont vous vouliez me parlez ce soir ?»

Il contracta ses muscles. « Oui. Je voudrais que nous redevenions amis, Scarlett, comme avant. »

« Comme avant ? » Elle avait voulu éclater de rire, mais la dernière note fut brisée.

Il reprit de l'assurance car il savait ce qu'il voulait lui dire : « Oui, avant notre mariage. J'étais votre seul ami. Vous étiez mon amie. Nous passions des heures à discuter. Notre complicité me manque. »

Elle cala son dos contre le dossier de sa chaise : « C'est vrai. Nous n'aurions jamais dû nous marier. Notre amitié serait encore intacte, aujourd'hui. »

Ce fut un cri du cœur quand il la corrigea : «Dans ce cas, nous n'aurions pas eu Bonnie. »

Au tréfonds de sa peine, il sentit sa paume se poser sur sa main : « Vous avez raison. Notre petit ange a illuminé notre vie. Et elle nous liera à jamais.»

Elle forçat la légèreté de son ton : « Donc, vous voulez que nous soyons amis. Cela signifie-t-il que nous pourrons à nouveau tout nous dire ? Vais-je pouvoir vous raconter mes secrets les plus inavouables ? »

Dans le même esprit, il assura : «Certainement. Je peux vous garantir que je les emporterai dans la tombe avec moi. »

Elle gloussa : « Je crains qu'ils finissent en enfer, dans ce cas. N'ayez crainte, je testerai le niveau de votre endurance. »

L'émoi était passé. Il avait encore deux points à aborder.

« Scarlett, je voudrais vous parler d'un sujet qui me tient à cœur. J'ai commencé à y penser dès le début de l'année 1874, lorsque j'ai voyagé en France, puis ensuite en Egypte. Ce n'est pas le lieu ici pour vous exposer le projet en détail. Mais, en un mot, je vais créer deux musées, à Charleston et à Atlanta. Ils seront l'alliance entre l'intemporalité des antiquités égyptiennes et le modernisme d'un nouveau courant de peinture. »

Il avait réussi à capter son intérêt. Son côté pratique cibla immédiatement le problème : « Mais comment allez-vous vous approvisionner ? »

« J'ai trouvé la solution idéale. Les deux musées américains vont travailler en osmose avec le musée du Louvre et l'association de peintres impressionnistes français. Les villes de Charleston et d'Atlanta prêteront à leur tour, au Musée français, les œuvres d'artistes américains. De cette manière, les collections seront renouvelées chaque année. »

Divulguer les premières lignes de la réalisation d'un rêve, qui l'avait aidé à sortir de son désespoir pendant ces trois années, lui redonnait la vigueur de ses trente ans.

« Cela fait deux ans que je suis en étroite collaboration avec les gouvernements français et américain. Le dossier est pointu car il y a des problèmes de droit international, droit de la propriété industrielle, droit maritime et des assurances. Mais nous sommes maintenant prêts à signer les contrats de part et d'autre. Quant aux peintres appelés « impressionnistes », ils sont enthousiastes pour faire connaître leurs tableaux en Amérique.

« Mais, Rhett, où allez-vous trouver tout cet argent ? Je sais que vous êtes riche. Mais, à moins que vous vouliez vous ruiner et dormir sur les quais de la Battery, je doute que vous ayez assez de liquidités pour fournir ces deux salles d'exposition. Et je vais tomber de ma chaise si vous m'annoncez que vous avez décidé de devenir philanthrope.»

Il éclata d'un rire ravageur. « Ah ! Scarlett, comme nous nous connaissons bien… C'est un tel plaisir de pouvoir à nouveau bavarder avec vous… Rassurez-vous, vous n'aurez pas à abriter par charité un pauvre sans-abri dans votre étable avec les chevaux. Ma fortune n'y contribuera que de façon accessoire. Bien sûr, mon programme nécessite un financement très important. Je vais vous en parler dans un instant. Qu'en pense ma partenaire de crime ? – c'est une image, bien entendu. »

Elle oscilla une seconde entre se rebeller contre le titre de « partenaire de crime » et donner son avis sur cette idée que seul un homme comme Rhett aurait pu imaginer. « C'est une entreprise pharaonique – le terme est approprié - et irraisonnable.. » - Ses lèvres formèrent une grimace de dépit quand elle ajouta - «Mais digne de votre envergure. »

Rhett allait chérir longtemps cette critique. Scarlett reconnaissait, même à contre cœur, qu'elle le considérait comme un homme à part.

Il fit un geste au serveur et commanda des cafés, un verre de brandy et un autre de cognac. L'employé, sentant que le pourboire serait généreux, s'empressa de les resservir.

« Je suis très heureux que vous trouviez mon plan irraisonnable. Cela va me stimuler. » Il lui montrait ses dents blanches, cherchant à retrouver le bonheur qu'elle avait affiché pendant tout le repas. « Votre avis est d'autant plus important que vous êtes étroitement concernée. »

Comme elle levait les sourcils en signe d'incompréhension, il lui saisit la main gauche, celle qui avait porté pendant longtemps sa bague de fiançailles et son alliance : « Lorsque j'ai commencé à imaginer ce symbole d'immortalité et de beauté, j'ai pensé à Bonnie. Les deux musées porteront le nom de « Bonnie Blue Butler Arts Museum. Si vous acceptez cette appellation, bien entendu. A moins que vous fassiez une autre suggestion. »

Il y avait fort longtemps qu'ils n'avaient échangé un regard si intense. Sans rien ajouter, parce qu'elle était incapable de formuler un mot, elle glissa ses doigts dans les siens pour les unir.

Ils ne dirent rien pendant une minute. Puis elle se libéra.

Rhett ressentit le manque physique du contact avec sa peau. Mais il fallait qu'il continue à argumenter, car son espoir pour rebâtir un lien étroit avec la femme qu'il aimait tant, était tenu :

«J'avais pensé… » Il s'éclaircit la gorge. Décidément, il devrait réduire sa consommation de cigares. Son palais était sec. «J'ai la conviction que vous pourriez être la pièce maîtresse de la réalisation de cette action, qui marquera le monde des Arts et de la Culture aux États-Unis. »

Elle en resta bouche-bée. « Moi, qui ai du mal à finir la lecture complète d'un livre ? Avez-vous perdu la raison, Rhett Butler ? »

Il éclata d'un rire libérateur. Enfin, elle était de retour, sa Scarlett impulsive, directe et transgressive… « Rassurez-vous, ma Chère. Je ne vous obligerai pas à lire des pensums sur la représentation des dieux et déesses dans l'Ancienne Egypte. Je vous propose de mettre en valeur ce en quoi vous excellez : les chiffres ! Afin de lever les fonds nécessaires, d'un montant impressionnant, vous pourriez devenir l'ambassadrice des deux musées. Vous seriez nommée Présidente du Fonds de gestion – avec une flopée de comptables, sous vos ordres, bien entendu.»

Il lut dans ses yeux une curiosité qui s'amplifiait, de seconde en seconde. C'était le moment de lui faire sa proposition. Si elle acceptait, il reprendrait espoir et pourrait combattre le dangereux Duncan Vayton. Mais si elle refusait….

« Nous répertorions les mécènes désirant laisser leur marque dans l'innovation culturelle américaine. Connaissant beaucoup d'entre eux, je sélectionnerai les « cibles » susceptibles de nous être favorables. Vous seriez notre symbole de séduction pour leur faire comprendre, en déclarations chiffrées, à quel point leur grande générosité pourrait se monnayer en bénéfice réel pour leur entreprise, grâce à leur nouvelle réputation de bienfaiteur des Arts. »

Scarlett hocha la tête, commençant peut-être à élaborer les prémisses d'une stratégie. Elle posa la question cruciale : « Ainsi, ces mécènes, d'après vos dires, sont susceptibles d'être implantés, non seulement à New York, mais dans d'autres villes américaines. Comment ferons-nous pour nous mettre en contact avec eux ?»

Il retint sa respiration : «Bien sûr, tous les rendez-vous seront préparés en amont par moi-même. Puis nous irons les rencontrer, vous et moi, aux quatre coins des Etats-Unis. Qu'en pensez-vous, Scarlett ? »

Il ne distingua plus devant lui que deux étendues vertes qui se glaçaient progressivement : « Rhett, vous désirez renouer avec notre ancienne amitié, fondée sur la franchise. Alors, parlons honnêtement. Permettre à notre fille d'avoir son nom perpétué pour l'éternité dans l'univers de la beauté est une idée émouvante et merveilleuse. Echanger des œuvres d'art entre notre pays et la France est passionnant. Financer les besoins par des mécènes qui y gagneront en notoriété est judicieux. Proposer que je sois à la tête de la gestion des fonds est un honneur. Mais… Rhett, voyager ensemble comme si nous étions encore un couple… ce n'est pas… Puisque vous voulez que nous reprenions nos discussions franches, je n'ai pas besoin de vous préciser que ma vie personnelle est en pleine mutation. Peut-être bientôt ne serai-je plus aussi libre de mes mouvements. »

Entendait-elle son cœur qui s'était emballé ? Le sang trépidait furieusement sous ses tempes. Les articulations de ses poings étaient blanchies, tant ses doigts s'enfonçaient dans sa chair avec violence.

Il réussit à formuler une phrase, tout en ne maîtrisant plus son intonation : « J'ai peur de ne pas comprendre. Que voulez-vous dire ? »

Elle pinça le bord de sa lèvre inférieure, signe de gêne. «Je vais partir le 27 juin pour Charleston. J'ai rendez-vous avec un fournisseur. Et avec Duncan Vayton. »


Disclaimers : je n'ai aucun droit sur les personnages et l'histoire d'Autant en Emporte le Vent, qui appartiennent à Margaret Mitchell.

J'ai créé le "monde" de Duncan Vayton et celui de "Blanche Bonsart.