Notes :
Le banc à rebonds : lisez en bas de chapitre le « pourquoi »…
Je me suis fait un petit plaisir personnel dans ce chapitre. Vous allez probablement le trouver incongru, mais, lorsque j'ai fait embarquer Blanche sur le bateau avec ses jumelles au début du roman, je savais qu'à un moment ou un autre, j'inclurai cette chanson traditionnelle du Nord de la France, uniquement comprise par… les habitants natifs de cette région de France. Une « répétition » au roman / biographie sur Blanche Bonsart, pendant la première guerre mondiale à Lille, que j'écrirai dès que The Boutique Robillard fermera définitivement ses portes.
La mise à jour de ce chapitre a été un peu plus longue. C'est ainsi que cette fanfiction doit vivre. Mue par l'inspiration, en dehors d'une trop grande pression du temps qui risquerait de l'appauvrir, – même si j'avoue adorer la pression encourageante de mes lecteurs ;-) - afin de ciseler, (malheureusement seulement dans sa version française), chaque mot, chaque tournure de phrase, pour faire échapper l'âme de Scarlett, celle de Rhett – et aussi celle de Duncan !
Merci pour votre soutien. A chaque édition d'un nouveau chapitre, j'attends vos commentaires avec avidité, telle une enfant comptant, avec anticipation, le nombre de cadeaux qu'elle aura à ouvrir à Noël !
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Mardi 22 juin 1876, Charleston, Siège de « La Mode Duncan »
Plus il se rapprochait du siège de « La Mode Duncan », plus il les entendait. Des sonorités gaies alternant gloussements, pas précipités, cris d'excitation, onomatopées d'alerte, rires en cascades et applaudissements.
La fin de la journée était radieuse, la chaleur agréable.
Il poussa la grille d'entrée. Le noyau des réjouissances s'agitait devant lui, au fond du jardin.
Il admira le tableau. Une esquisse de la joie de vivre !
Les jumelles couraient frénétiquement dans tous les sens, levant au passage leurs bras en l'air pour mieux marquer leur excitation. Elles se cachaient tour à tour derrière les bosquets, la fontaine de pierre, le tronc des magnolias, tout objet susceptible de faire office d'une cachette pour des enfants de six ans.
Accentuant la lenteur de ses grandes enjambées, son ami John faisait mine de les chercher. Forçant la gravité de sa voix, il menaçait : « Le loup va vous manger ! » Les rires étouffés traversant la charmille se transformèrent en exclamations affolées lorsque les fillettes furent débusquées, l'une après l'autre, de leurs cachettes.
John déclara fièrement : « j'ai gagné ! »
Georgette rouspéta : « Ce n'est pas juste, Monsieur John ! Vous n'avez pas compté jusqu'à vingt avant de nous chercher ! »
Son ami, qui avait gardé sa mauvaise foi d'adolescent, lui répondit : « C'était pour vérifier que vous saviez déjà compter jusqu'à vingt!»
« Quel fieffé tricheur ! Tu n'as pas changé ! » Duncan souligna sa remarque d'un rire moqueur.
A l'apparition du propriétaire des lieux, les acteurs de cet interlude enjoué se tournèrent vers lui.
Blanche se leva du banc où elle avait surveillé la partie de cache-cache avec amusement. Les deux petites filles se précipitèrent vers lui, les bras tendus, déjà prêtes à se jeter contre lui. « Tonton Duncan, enfin tu es revenu ! »
Ravi d'un accueil si attendrissant, celui-ci souleva les deux enfants des deux mains. Elles s'accrochèrent immédiatement à son cou.
Blanche les rabroua : « Margot, Georgette, laissez Tonton Duncan tranquille.»
Puis elle salua son employeur avec un sourire : «Bonjour Duncan. Vous devez être épuisé par un si long voyage. Tout d'abord Atlanta, puis New York… Tout cela en à peine huit jours. Avez-vous pris le temps de vous reposer, cet après-midi ? »
Duncan avait déposé les petites sur le sol. Elles reprirent leur course folâtre.
D'un petit geste de la main, il rassura sa Directrice d'atelier : « J'ai dormi dans le train, et je suis frais et dispos pour vous communiquer les nouvelles instructions concernant Madame Cornelius Vanderbilt. (*1) J'ai rencontré les six membres de sa famille pour qui il faut concevoir un costume de bal masqué. Deux ont des tailles corpulentes. Il faudra que j'adapte mes idées de modèles aux exigences de leurs mensurations. Mais nous avons du temps devant nous, et surtout un très beau budget qui permettra à nos couturières et à nos fournisseurs d'exceller. »
Blanche se réjouit : « C'est une excellente nouvelle. En votre absence, tout s'est bien passé. Les « petites mains » progressent, dans les temps prévus, pour coudre vos deux dernières créations. D'autre part, il a fallu que je négocie avec le plumassier. Le lot de plumes d'autruche blanche était de mauvaise qualité. Peut-être avaient-elles été mal stockées. Quoiqu'il en soit, je lui ai demandé de les reprendre, et de nous en fournir d'autres le plus rapidement possible. Enfin, j'ai reçu la visite de deux dames, suffisamment fortunées à en juger par leurs mises et leur équipage. Elles voulaient absolument vous rencontrer, prêtes à me corrompre – j'en ai bien peur – afin que je les introduise auprès de vous. Avec grande précaution, je leur ai fait comprendre que le Maître ne recevait que sur rendez-vous, et que votre agenda était surchargé. Elles m'ont presque suppliée de ne pas oublier de les mettre sur votre liste d'attente pour la confection de deux créations haute couture. C'était amusant. »
Une fois de plus, celui qui avait tenu à ce que sa plus proche employée française en France vienne le rejoindre à Charleston pour l'assister, se félicita qu'elle ait accepté. « Voici un parfait résumé succinct des affaires promptement menées par vous en mon absence. Bravo, Blanche ! Vous êtes une perle. »
Les yeux noisette de la Lilloise pétillèrent à l'écoute de ces louanges.
John prit la parole : « Je suis entièrement d'accord avec toi. Blanche est une personne remarquable. Et une merveilleuse hôtesse – très patiente – puisqu'elle a accepté de me tenir compagnie, après avoir fini son travail à l'atelier. En passant ce matin à la Magnolias' Mansion, Melina m'a averti que tu serais de retour à ton bureau en fin d'après-midi. Tu nous as manqué. »
Il ajouta, d'un ton plus insidieux : « Est-ce que ton bref séjour à Atlanta a été fructueux ? »
« Très ! » La réponse laconique avait été si spontanée et enthousiaste que John lui adressa une grimace égrillarde.
Le flegmatique Duncan en rougit, tant ce simple adverbe résumait avec impudeur son émoi. Comme il était ardu de dissimuler la folle joie qui ne l'avait pas quitté depuis qu'il avait dit au revoir à Scarlett sur le quai de la gare d'Atlanta ! Il était conscient du cadeau qu'elle lui avait fait : lui ouvrir les portes de son cher Tara et de son passé. Maintenant, il était temps d'accélérer leurs relations. Dès qu'elle accepterait de venir à Charleston… En attendant, il se repassait inlassablement les images des scènes sensuelles de la journée – et de la soirée – à Tara. Cela sera difficile de garder mon secret face à l'impitoyable John Paxton. Quant à Rebecca…
Comme il fallait s'y attendre, son ami d'enfance flaira un sous-entendu polisson. «Vraiment… Et si nous en reparlions devant un verre?»
Duncan fut heureux que le retour des jumelles fasse diversion.
« Cante-meu eune canson, M'man ! » (Chante-moi une chanson, Maman !) La petite Marguerite s'agrippait à la jupe de sa mère pour mieux capturer son attention.
Celle-ci la sermonna : « Margot, nous vivons en Amérique maintenant. Alors, je veux que tu parles anglais, même quand tu t'adresses à moi, lorsque nous sommes en public. »
« Blanche, ne sois pas trop sévère avec tes filles. Elles ont fait d'énormes progrès dans l'apprentissage de notre langue. Comme toi, d'ailleurs. Je me félicite d'avoir engagé Gina. Leur institutrice est compétente, à en juger par le résultat obtenu. »
John intervint : «Tout à faire d'accord avec toi, mon ami. Cela fait une demi-heure que je les entends babiller en anglais, même entre elles. »
Blanche n'était qu'à moitié convaincue. « Je veux que mes filles aient toutes les cartes en main pour avoir une belle vie dans leur nouveau pays. Elles sont américaines, maintenant. Comme bientôt, je l'espère, ce sera le cas pour Germain, mon fils, et ma mère. Et cela passe d'abord par la maîtrise de leur langue d'adoption. »
John était étonné par tant de détermination chez ce petit bout de femme. Décidemment, la Directrice d'atelier de « La Mode Duncan » était pleine de ressources…
Duncan la réprimanda gentiment : « N'aie aucune crainte, Blanche. Ces petites ont la vivacité de leur mère. Elles deviendront de parfaites Charlestoniennes, je n'en doute pas, et j'y veillerai.
Marguerite s'enhardit : «S'il te plait, M'man, cante « Le p'tit Quinquin » (*2)
John fut surprit : « Le titre ne ressemble pas à du français. Me tromperais-je ? »
Blanche expliqua : « Vous avez raison, John. L'auteur de cette comptine pour enfant est originaire de Lille, ma ville. On y parle d'une ouvrière textile, comme moi, qui chante pour endormir son bébé qui ne fait que pleurer. Alors, bien sûr, dès leur naissance, mes enfants ont été bercés avec cet air. C'est le patois picard, typique du Nord Pas-de-Calais. Les racines ressemblent plutôt à du vieux français, tel qu'on le parlait il y a des siècles. L'accent est vraiment de notre « pays ». Mais Duncan a réussi à assimiler notre charabia.» Elle pouffa discrètement.
Margot en profita pour se tourner vers l'employeur de sa mère : « Tu veux bien chanter avec nous, Tonton Duncan ? Tu la connais si bien. ! »
La fille de Blanche savait, par expérience, que son Tonton Duncan ne lui refusait rien. « A condition que tout le monde chante. Allons-y ! A trois ! Un – deux – trois… »
John assista alors à un joli spectacle. Dont il ne comprit un piètre mot. Les maigres notions acquises lors de ses cours de français à l'école ne lui furent d'aucune aide, car chaque syllabe lui était inconnue.
Blanche lança la tonalité. Les deux enfants suivirent avec entrain. Georgette s'était emparée d'une poupée posée sur le banc, et elle mimait le geste maternel de bercer un bébé. Marguerite, elle, suivait les lèvres de Duncan qui chantait à tue-tête. John était abasourdi d'assister à la transformation de ce Charlestonien bon teint en provincial français.
« Dors, Min p'tit quinquin, Min p'tit pouchin, Min gros rojin. Te m'fras du chagrin, Si te n'dors point ch'qu'à d'main. »
(Dors, mon petit bébé, mon petit poussin, mon gros raisin. Tu me feras du chagrin, Si tu ne dors pas jusqu'à demain.)
Puis ils entonnèrent, toujours en dialecte picard, le premier couplet.
« Ainsi l'autre jour une pauvre dentellière, En berçant son petit garçon, Qui depuis trois-quarts d'heure, ne faisait que pleurer, Tâchait de l'endormir par une chanson. Elle lui disait : Mon Narcisse, Demain, tu auras du pain d'épice, Du sucre à gogo, Si tu es sage et que tu fais dodo ! » (*1)
Les quatre chanteurs amateurs enchaînèrent le refrain, suivi d'un autre couplet. Ce concert improvisé s'acheva en franche rigolade et en applaudissements.
« Mon cher ami, tiens-toi prêt à exhiber tes talents de chanteur exotique au prochain dîner de Rebecca. Pour ma part, j'ai une nouvelle à t'annoncer.»
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Vendredi 25 juin 1876, Charleston, Magnolias' Mansion
«Eleonor, ma très Chère, je suis heureuse que vous ayez pu vous libérer pour prendre le thé avec moi. »
Les deux veuves étaient installées confortablement dans le salon du premier étage, en train de se régaler des petites pâtisseries à la mousse aux trois fruits que Netty, la cuisinière, avait conçues pour elles le matin même.
« Cathleen, vous êtes un lumineux intermède dans ma journée très chargée. Rhett est revenu d'Atlanta ce matin, sans prévenir. J'ai dû veiller à ce que sa chambre soit préparée, et j'ai élaboré, en catastrophe, les menus que notre cuisinière devra cuisiner pour la semaine, afin de se conformer aux goûts gastronomiques de mon fils. »
La mère de Duncan se réjouit pour elle : « Il est certain que la présence du Capitaine Butler ne passe pas inaperçue. Votre fils est tellement impressionnant ! J'espère de tout cœur que son séjour lui a été profitable. Je dois vous avouer que je l'avais trouvé bien fatigué la dernière fois que nous nous sommes croisés.»
Une ombre sembla troubler les traits affables de Madame Butler. «C'est vrai. Il m'a semblé en meilleure forme. Etonnamment. Lorsqu'il se rend à Atlanta, il est difficile de savoir quelle sera son humeur à son retour… »
L'anxiété d'Eleonor était palpable. Puis elle retrouva le sourire : « Rosemary est tellement heureuse du retour de son frère qu'elle a décidé d'organiser une petite fête intime en son honneur, lundi, à 18 heures. Oh ! Ce sera en petit comité. Elle a invité un couple d'amis de Rhett et, bien sûr, Roselyne qui va être aux anges de revoir mon fils. Ah ! Si seulement… C'est une jeune fille dotée de tant de qualités… » Elle ne s'attarda pas sur le sujet, puis reprit : « Bien sûr, nous serons enchantés que vous, Melina et votre fils, vous joignez à nous à cette occasion. »
Cathleen pinça sa lèvre inférieure de nervosité. Elle était fort embarrassée par cette invitation, et jugea préférable de clarifier la situation. « Je suis touchée que vous voulez nous inclure dans votre groupe d'amis intimes. Malheureusement, je suis au regret de décliner cette amicale attention. Lundi soir, mon fils a désiré organiser une réception. En l'honneur de Scarlett O'Hara. »
Elle n'osa pas regarder la réaction d'Eleonor, qui, d'après ce qu'elle avait perçu lors du défilé de mode, ne serait peut-être pas ravie que son ancienne belle-fille soit à Charleston et dîne à une vingtaine de mètres de son ancien mari….
La mère de Rhett sentit le sang dans ses veines se glacer. Le danger était tout prêt, et allait, une nouvelle fois, menacer son fils.
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Vendredi 25 juin 1876, Charleston, "The Gentlemen' Club Haven"
« Mon ami ! Quel Plaisir de vous revoir en ce lieu. Vous m'avez manqué ! »
Les deux hommes échangèrent une poignée de main ferme suivie d'une tape virile dans le dos.
Pierre de Boulogne ne pouvait cacher sa surprise de voir que son ami était sobre et avait l'œil vif, deux spécificités auxquelles il ne l'avait pas habitué ces dernières années de dépression à peine dissimulée.
Il lui offrit, en signe de retrouvailles, son meilleur whisky et un cigare de sa réserve personnelle.
« Vous avez l'air en pleine forme ! Depuis quand êtes-vous de retour dans notre bonne ville ? »
« Je suis arrivé ce matin d'Atlanta. J'ai des affaires importantes à régler avec le Maire. Et, comme vous le constatez, ma première distraction est pour le Haven ! »
Le cigare planté au coin des lèvres, ses yeux riaient. Comme cela fait du bien d'être en terrain favorable !
Terrain favorable, oui, mais il n'appartenait plus à Charleston. Bien sûr, à Atlanta, il était sur le qui-vive. Rhett Butler, le scandaleux, était toujours épié. Heureusement, il s'était fait deux nouveaux amis avec Harry and Taisy Benett. Mais le moindre de ses faux-pas ne cesserait d'être mis en exergue par la dite « Bonne Société d'Atlanta ».
Seulement… mieux que sa ville natale et la cité de ses années d'adolescent, Atlanta l'avait marqué au fer rouge. Son cœur avait battu pour la première fois dans cette ville de Georgie. C'est là-bas que sa fille reposait à jamais. C'était la ville que Scarlett avait choisie. Rhett s'était fait une raison : son foyer serait à jamais là où respirerait Scarlett. Scarlett est ma maison.
« Nous attendions votre retour avec impatience, car un nouveau membre du Club, un as des jeux de cartes d'après ce qu'il m'a affirmé, est pressé de se confronter à vous. Justement, il est présent ce soir. Je vais vous le présenter. »
Rhett tira sur son cigare de contentement. « Une réjouissante soirée en perspective, alors ! »
Harry lui fit un clin d'œil complice : « Je vous garantis d'autres…réjouissances au deuxième étage. Je viens de recruter une jolie brunette au teint d'albâtre qui devrait être à votre goût ! » Puis il se leva pour prévenir les joueurs qu'ils allaient pouvoir affronter le roi du poker de Charleston.
Rhett savoura goulûment le whisky grand âge. Non, il n'avait aucune intention de visiter le Haven, la chambre Rome et le fantasme de la chevelure de Rosetta, ou tout autre nouveau tendron aux bras accueillants.
Ses lèvres avaient gardé précieusement le goût de la peau de Scarlett lorsqu'il l'avait embrassée sur le renflement de sa joue. Au prétexte d'un baisemain nonchalant, ses moustaches se délectaient encore d'avoir frissonné au contact de la tendre membrane entre le majeur et l'auriculaire, comme les prémisses à une immersion plus intime. Et quand il l'avait serrée contre lui pour danser, la première fois depuis bien plus de trois ans, sa mémoire olfactive engrangea précieusement les effluves aphrodisiaques émanant de la chaleur de son corps serré au plus près du sien. Des souvenirs à chérir pour les périodes de disette à venir.
Elle qui s'était offusquée avec raison de ses nuits de luxure avec Belle et ses jeunes recrues, saurait-elle jamais à quel point la seule évocation de cette proximité volée avec l'ancienne Madame Butler, durant le mois écoulé, le faisait jouir infiniment mieux qu'aucune main experte de péripatéticiennes n'y arriverait jamais.
Il contempla les volutes du cigare avec un brin d'agacement. Sa chère sœur allait une nouvelle fois intriguer pour que la jeune et jolie Roselyne se jette dans ses bras à sa réception festive de lundi prochain. Il prendrait bien soin d'éviter ce que la crédule et aguichante demoiselle pourrait interpréter comme une invite.
Car peu lui importait toutes les femmes de l'univers ! Rhett s'amusa de cette constatation, si éloignée de sa réputation de séducteur.
Scarlett serait à Charleston à ce moment-là.
Lorsqu'elle lui annonça au restaurant qu'elle avait prochainement rendez-vous à Charleston avec un fournisseur et avec Duncan Vayton, il avait saisi au vol la pique de provocation. Avec la célérité du joueur de poker prêt à répondre aux coups les plus imprévus, il lui avait rétorqué qu'ils se verraient probablement là-bas, puisqu'il arriverait dans sa ville natale deux jours avant elle. Il expliqua devoir veiller à ce que les formalités de cession du bâtiment destiné au musée soient prochainement finalisées.
Il avait capté, dans l'expression de son visage, un imperceptible agacement. Mais peu lui importait. Non, mon adorable Scarlett. Je ne laisserai pas l'ambitieux Vayton vouloir vous dévorer tout cru, sans que je réagisse.
Il en aurait l'opportunité mardi soir. Vagabondant en ville cet après-midi pour acheter les buiscuits préférés de sa mère, il avait croisé Rebecca Paxton. Avec le sourire enjôleur dont il avait brièvement goûté les charmes, elle se réjouit de l'heureux hasard qui les avait fait se croiser.
« Il semblerait que le Tout Atlanta soit en visite à Charleston cette semaine. J'organise une petite fête mardi soir, pour fêter l'emménagement de mon frère dans ma maison. J'ai, bien sûr, invité notre ami Duncan. Il m'a informé qu'il viendrait, accompagné de Scarlett O'Hara. Votre ancienne épouse, si je me souviens bien ? Pourquoi ne vous joindriez pas à nous ? Vous comme moi adorons les bavardages épicés. Et celui-ci le sera certainement. »
Elle le quitta en accentuant son sourire complice.
Oui, Cher voisin, je ne vous laisserai pas la voie libre mardi soir !
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Lundi 28 juin 1876, Charleston, Magnolias' Mansion
Son pas était vif. Après le long voyage en buggy, cela lui faisait du bien de se dégourdir les jambes. Duncan avait bien insisté pour venir la chercher en voiture chez ses tantes, mais elle avait refusé. L'air frais des embruns venant de la mer la revigorait.
Elle en avait besoin, car la journée avait été longue. Arrivée la veille en fin de journée, elle avait dû satisfaire à la curiosité d'Eulalie et de Pauline. Pendant le souper, celles-ci essayèrent maladroitement de savoir si l'honorable Duncan Vayton allait l'accompagner chez son fournisseur.
Scarlett se complut de leurs petites attentions mielleuses à son égard. Depuis qu'elles avaient été témoins de la consécration de leur nièce en muse du plus célèbre couturier d'Amérique, adoubée par la famille la plus riche de Caroline du Sud, leur fiel avait fait place à une fierté rejaillissant sur la famille Robillard, avec une pointe d'admiration envers la fille d'Ellen. Elles n'étaient toujours pas remises de leur stupéfaction, ne pouvant entendre comment une personne à la réputation si scandaleuse avait réussi à être acceptée par les très respectés et vénérables Vayton.
Scarlett n'était pas dupe de ce retournement de comportement, et elle s'en amusait. Peu importait, d'ailleurs, leur sentiment filial retrouvé. Si ses tantes ne la menaçaient plus de lui lancer un couteau dans le dos au moindre faux pas, elle s'en accommoderait.
Elle était satisfaite de sa journée. Grâce à la compagnie attentionnée de Duncan, elle n'avait pas eu à s'inquiéter des contingences de transport pour parcourir la distance qui les séparait des Entrepôts de son fournisseur. L'heure de trajet s'était écoulée encore plus rapidement que leur précédent voyage en février dernier.
Plus besoin de couverture timidement partagée pour combattre les frimas de l'hiver, s'amusa Scarlett. Leur degré d'intimité avait évolué au pas de course depuis lors.
Il s'était comporté en parfait gentleman, comme à son habitude, veillant à ce qu'elle soit assise le plus confortablement possible, et la comblant de petites attentions exprimant son affection.
Elle avait insisté pour faire une visite à la filature Vayton & Harvey Ltd. L'associé de Duncan, Jerry Harvey, lui réserva une réception digne des plus gros négociants d'Amérique. Elle s'en amusa. Décidément, elle aimait de plus en plus évoluer dans l'univers du textile.
« J'ai vanté, auprès de mes clientes, la beauté du bleu indigo et le vert Charleston dont vous êtes devenus les spécialistes les plus renommés. Je vais vous acheter plusieurs métrages de taffetas. Ma couturière les transforma en irrésistibles jupes ou robes de soirée. D'autre part, je viens spécifiquement pour votre drap de laine indigo. Ma meilleure cliente tient à l'utiliser pour un manteau, et ne voulait plus attendre la prochaine commande."
Jerry Harvey constata à quel point la jeune dame qu'il avait rencontrée en février, découvrant le nouveau monde de l'habillement, était devenue si rapidement familière des subtilités de chaque étoffe. Incidemment, il ne lui échappa pas que son associé majoritaire la couvait amoureusement du regard…
A trois miles de là, Monsieur Johnston déroula, comme la fois précédente, le tapis rouge en l'honneur du grand couturier. Cette fois-ci, il en fit symboliquement de même pour sa nouvelle cliente, car le succès de sa jeune boutique s'avérait remarquablement rapide et riche en promesses de nombreuses ventes futures pour Johnson Ready to Wear Ltd.
Les plus gros clients du fabricant d'habits de prêt-à-porter étaient réunis pour la présentation officielle de la nouvelle collection. Scarlett fut introduite auprès de ses collègues propriétaires de commerces. Pas concurrents, puisqu'elle remarqua discrètement, au fil des échanges, qu'elle semblait être la seule à avoir négocié l'exclusivité de la vente de la ligne Ready to Wear pour l'intégralité de son Etat. Assurément, le nom de Duncan Vayton est un sésame qui m'ouvre toutes les portes ! La femme d'affaires expérimentée n'était pas dupe que l'accélération du succès de son commerce était liée à la fréquentation du puissant Duncan.
Oui, cette journée était un franc succès. Les modèles de robes tranchaient suffisamment avec la collection précédente pour assurer la surprise de ses clientes fidèles, et reflétaient les mêmes caractéristiques d'élégance et de qualité qui avaient attiré les dames d'Atlanta et des environs dans la Boutique Robillard.
A leur retour à Charleston, Scarlett avait profité de l'heure qui la séparait de son invitation à dîner chez les Vayton pour se rafraîchir et choisir la toilette qu'elle jugea la plus appropriée pour l'occasion : pas de décolleté affriolant risquant de choquer la traditionnelle Cathleen Vayton, mais un bustier suffisamment prêt du corps pour que les yeux azur du beau Duncan virent à l'anthracite.
Les battements de son cœur se renforcèrent subrepticement à chaque pas qui la rapprochait maintenant du manoir des Vayton. Et de la maison des Butler.
Quand il lui avait annoncé à brûle pourpoint qu'il serait présent à Charleston en même temps qu'elle, ce qui s'était passé entre Duncan et elle à Tara lui était revenu en mémoire, et elle en éprouva une sensation étrange de honte. Dont elle s'était immédiatement fustigée car, pourquoi être embarrassée par cet intermède lascif ? Elle n'était pas mariée, et surtout elle n'était plus l'épouse de Rhett Butler.
Néanmoins, le fait qu'ils soient tous les deux présents dans deux maisons voisines, alors qu'elle était ouvertement courtisée par un autre homme, engendrait un malaise, croissant au fur et à mesure qu'elle se rapprochait de sa destination.
Elle aurait pu pénétrer dans le manoir par la porte « d'hospitalité » sous le porche. Sans que ce soit conscient, elle préféra opter pour l'entrée donnant sur la cour.
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La grille de la Magnolias' Mansion était grande ouverte. Elle pénétra dans l'allée et s'arrêta net. Ne prêtant pas attention à ce que la raison lui commandait, elle tourna la tête vers la bâtisse d'à côté.
Le premier étage était fortement éclairé. Des portes-fenêtres ouvertes sur la piazza, elle entendit un bourdonnement de conversations joyeuses et de rires. Un rire plus profond que les autres. Son rire.
Qui la transperça comme une détonation. Pourquoi son corps la trahissait-elle, comme à chaque fois qu'elle sentait sa proximité ?
Ne pouvant détourner le regard de cette direction, elle s'aperçut qu'une silhouette s'était immobilisée à la fenêtre. Une femme à la chevelure blonde. Qui la fixait.
Ce fut comme un coup de poing porté au cœur. Roselyne Tucker.
Dans la luminosité du jour qui finissait, à distance, les deux jeunes femmes semblèrent engager un duel silencieux. Abrégée par la jeune fille à l'étage qui se retourna vers l'intérieur de la salle, et, ostensiblement, minauda d'une voix exagérément forte, un « Rhett ! Voulez-vous bien… » Puis la phrase fut avalée par la porte fenêtre se refermant sur la réunion festive des Butler.
Comme pour mieux l'isoler, elle, Scarlett.
La porte donnant sur la cour s'ouvrit. Duncan se précipita au-devant d'elle.
Avec une détermination rageuse, elle passa une main sur ses yeux embués. Elle comprenait à présent pourquoi Rhett avait décidé de lui proposer de redevenir son ami. Tout bonnement parce qu'il ne ressentait plus pour elle qu'une molle affection. Alors qu'il savait pertinemment qu'elle était à Charleston, il s'affichait ouvertement avec celle qui aspirait à être la nouvelle Madame Butler. Le désir et l'avenir de celui qui avait prétendu l'aimer éperdument dans le passé se polarisaient – elle venait encore d'en avoir la preuve – vers cette horripilante et jeune vipère.
Elle carra les épaules, et creusa ces fossettes qui faisaient fondre le beau Duncan.
Très bien. Elle allait s'adapter aux nouvelles règles du jeu.
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« Madame Vayton, c'est un grand honneur pour moi de me retrouver parmi vous. »
Cathleen la prit affectueusement dans les bras. « Chère Scarlett, vous irradiez de joie de vivre. Il y a un mois, vous avez ébloui tous les Charlestoniens par votre prestance. Ce soir, nous avons, avec mes enfants, l'exclusivité de votre présence. Melina était impatiente de vous revoir. »
Celle-ci étreignit la jeune Georgienne avec effusion. Puis elles s'éloignèrent en bavardant avec volubilité.
Cathleen s'approcha de son fils qui suivait les deux jeunes femmes du regard. Elle caressa tendrement sa joue : « Es-tu heureux ? »
Duncan lui saisit la main pour embrasser sa paume. « Oui. Et j'espère le devenir de plus en plus, Mère. J'ai grand espoir, même si… »
Elle le reprit : « Même si ? »
Son sourire s'estompa : « Même si une ombre peut perturber un avenir prometteur. »
Il n'en dit pas plus.
La salle à manger des Vayton était fidèle au style de la pièce de réception et du salon : formes strictes du style Empire, acajou chatoyant de l'immense table et des sièges au dossier droit mais confortable, cheminée en marbre noir, le tout éclairé par un immense lustre et des appliques murales judicieusement disposées de façon à enflammer le bois exotique.
Scarlett fut attirée comme un aimant par un tableau de deux mètres de large. Duncan s'approcha d'elle.
« Magnifique, n'est-ce pas ? Je vous présente Soft South. »
Scarlett opina de la tête, et regretta qu'il n'existât pas de représentation de Tara du temps de sa splendeur.
«Je suis certain que le talentueux peintre, Aimé Tersène, sera heureux de s'y atteler. »
La jeune femme fit une moue dubitative : «S'il venait à la plantation, il n'aurait que de piètres vestiges pour s'en inspirer. »
« Avec la puissance de vos souvenirs et la passion qui vous unit à votre terre, telle que j'ai pu le constater, votre description vivante fera renaître sur la toile le charme de votre Tara. »
Puis il ajouta : « J'ai été ému que vous me fassiez découvrir vos racines et la terre rouge du County de Clayton à laquelle vous tenez tant. J'aimerais, à mon tour, que vous découvriez notre plantation familiale. Pourrais-je vous la faire visiter demain ? »
Cathleen surenchérit : « C'est une merveilleuse idée. Cela ne m'étonne pas que Duncan tienne à vous présenter Soft South. Il a toujours eu un lien particulier avec cette maison.»
Duncan regarda Scarlett avec un sourire complice : « Comme vous pouvez le constater, voici une autre passion que nous partageons. Je sais que vous tomberez sous le charme de notre veille demeure coloniale. Et, à notre retour demain soir, je vais confisquer votre soirée. Nous sommes invités. »
Scarlett se mit à rire. Prenant Madame Vayton comme témoin, elle s'amusa : « Je constate que votre fils a décidé de me ravir à mes tantes. »
Melina rit de bon cœur. «J'en ai bien peur. Peut-être ne vous laissera-t-il plus repartir ? Je me méfierais, à votre place… »
En tapotant amicalement la main de la jeune fille, Scarlett lui répondit : « Taratata ! Celui qui voudra m'enchaîner n'a qu'à bien se tenir ! » Et elle regarda le couturier d'un air de défi.
Comme elle s'y attendait, celui-ci rougit.
Le dîner fut jovial. Les mines réjouies des convives étaient rehaussées par la lueur frémissante de la paire de candélabres en bronze garnissant l'impressionnante nappe brodée. Peut-être une production de la filature française de Vayton & Dax, en déduisit Scarlett.
Le majordome Barnabee servit cérémonieusement les mets fins concoctés par Netty, celle-là même qui avait régalé les nombreux invités du défilé de mode.
« Quand repartez-vous, Scarlett ? »
Trois paires yeux la fixèrent : « Mercredi matin. Le travail m'attend. Mon magasin et mes clientes vont m'absorber dès mon retour. Et bien sûr, mes enfants. Mais, je dois avouer – avec surprise – que je prends goût à venir à Charleston, et c'est grâce à vous. Ma vie est à Atlanta, et je ne peux me laisser bercer par l'oisiveté. » Elle rit de cette possibilité improbable, si éloignée de son caractère dynamique et travailleur.
Cathleen ne put s'empêcher de lui poser une des questions qui lui brûlaient les lèvres : «C'est très généreux de votre part de nous faire crédit de vous avoir appris à aimer Charleston. Mais vous êtes habituée à venir dans notre vieille cité. Il y a vos tantes, et la famille de votre…, la famille Butler. »
Duncan se crispa. Scarlett chassa cet argument de sa main gracile : « Lorsque mes tantes ont besoin de moi, elles n'hésitent pas à me joindre. N'ayez aucun doute. Quant à la famille de mon ancien mari…." – Instinctivement, son regard se perdit dans la direction du bâtiment voisin à la Magnolias' Mansion. – «… Je vais vous faire une confidence. Je me dois d'être franche avec vous, car vous me témoignez une grande bienveillance. Je n'ai jamais été invitée à pénétrer dans la maison d'Eleonor Butler. Je ne l'ai rencontrée que deux fois, à la mort de ma chère Bonnie à Atlanta, et il y a un mois, à votre fête. »
Melina ne put cacher sa stupeur. Qui était cette femme Butler qui avait osé rejeter si vulgairement sa belle-fille ? Et Rosemary ? Avait-elle le cœur aussi sec pour ne pas avoir voulu connaître la femme de son frère ?
Quant au Capitaine Butler…. Melina en déduisit que le flamboyant briseur de blocus, en ayant coupé son épouse de sa propre famille, ne méritait finalement pas d'avoir été le mari de Scarlett O'Hara.
Afin de chasser le trouble qui s'était installé dans la pièce, Scarlett posa la main sur celle de l'hôtesse de maison : «Vous comprenez maintenant pourquoi je peux vous affirmer que c'est grâce à vous que j'aime de plus en plus Charleston. »
De l'autre côté de la table, elle sentit les yeux azur l'envelopper avec insistance.
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Ils étaient encore plus brûlants maintenant qu'ils se trouvaient tous les deux dans la bibliothèque de Duncan.
Cathleen et Melina s'étaient discrètement éclipsées après le dessert.
Barnabee apporta un plateau qu'il déposa sur le marbre noir du guéridon Empire. Au centre trônait un seau à champagne en argent rempli de glaçons. Scarlett essaya de deviner ce qu'il y avait dans la petite boîte en carton gaufré, ornée d'un ruban de soie.
« Désirez-vous que j'ouvre la bouteille, Monsieur ? »
Voyant le signe de dénégation de son employeur, il les laissa et ferma la porte derrière lui.
« Du Dom Perignon. Vous l'aviez apprécié lors de notre réception. »
Tout en lui parlant, il déboucha la bouteille avec maîtrise, prenant soin à ce qu'aucune des précieuses bulles ne soient versées en dehors des verres en cristal bleu taillé. Puis il lui tendit une flute et s'empara de l'autre.
« A vous, brillante Scarlett, qui, par votre pétulance, votre intelligence et votre beauté, illuminez mes jours depuis notre première rencontre. »
Que répondre à cette guirlande de louanges ? Scarlett préféra récompenser son hôte en papillonnant des cils et en creusant ses fossettes.
Comme il était agréable de se sentir désirée !
Elle s'apprêtait à porter le champagne à ses lèvres lorsqu'elle entendit de la musique émanant des portes-fenêtres ouvertes du balcon.
« Duncan, écoutez ! « Jeanie With the Light Brown Hair » (*3) Une de mes ballades préférées lorsque je vivais à Tara !
Sans attendre, elle se précipita sur le porche pour détecter la source du chant mélodieux.
Duncan la suivit en souriant, tenant dans ses mains le plateau garni qu'il déposa sur une table basse en rotin.
La jeune femme longea les jalousies, peintes en vert Charleston, obturant partiellement la vision vers l'extérieur afin d'assurer l'intimité des occupants de la terrasse.
Dans le jardin, au pied des magnolias, un violoniste accompagnait un chanteur élégamment vêtu de gris. Le timbre de sa voix était velouté, suffisamment sucré pour charmer toute demoiselle à l'humeur romanesque.
Duncan se tenait auprès d'elle, buvant à petites lampées le Dom Pérignon.
« Vous êtes fou de me surprendre ainsi ! » Puis elle ajouta : « Mais j'aime votre folie. »
Dédaignant les bonnes manières, elle posa les coudes sur la main courante de la balustrade, écoutant s'élever dans l'air ces mots d'amour. Ses pieds trépignaient au rythme des accords.
« Voulez-vous bien m'accorder cette danse, Foudre de Georgie ? » lui demanda-t-il d'un air complice.
Ils se mirent à rire de bon cœur en se rendant compte que l'étroite profondeur de la piazza ne leur permettait pas d'exécuter les figures académiques d'une vraie danse de salon.
Malgré la grâce de Scarlett et les talents de danseur patenté de Duncan, leur élan était freiné par un mur, une balustrade ou un fauteuil. Cela ne les découragea pas à persister à se mouvoir au son de cette musique, créée, il y avait plus de vingt ans, par Stephen Foster.
Lorsque les musiciens entamèrent un répertoire plus rythmé, les deux danseurs essayèrent de suivre l'air endiablé, en se moquant allègrement de leur piètre prestation scénique.
« Duncan, vous êtes un enfant ! Et, pire que cela, vous me dévoyer afin de me conduire comme une adolescente. Heureusement que Mammy n'est pas ici, où je devrais subir ses foudres pour ma mauvaise conduite. »
Il avait abandonné sa partenaire pour un instant, le temps de lui remplir son verre. En le lui tendant, il plongea ses yeux dans les siens. Un bleu si intense que j'en serais presque éblouie, frissonna Scarlett.
«Mon ambition est de vous redonner l'insouciance dont vous jouissiez avant la guerre. J'en conclus que j'ai réussi ma tâche, au moins pour ce soir. »
Scarlett chercha du regard le meilleur siège dans lequel elle pourrait profiter de la douceur de cette soirée d'été. Les jalousies et la piazza avaient pleinement accompli leur tâche de catalyseur des embruns drainés par l'océan.
Au lieu de lui proposer de s'asseoir sur un des deux fauteuils crapaud, Duncan lui prit la main et lui désigna le long banc de près de cinq mètres occupant une bonne partie du balcon. Une impressionnante longue planche étroite en sapin, ne tenant que par les deux supports à chaque bout.
Duncan l'invita à s'installer d'un côté du banc alors que lui s'assit à cinq mètres de distance.
Scarlett commenta : « Et bien sûr, peint avec le vert Charleston. Un véritable banc à rebonds de Charleston. » (*4)
« Oui. C'était le nôtre à Soft South. Quand nous étions bébés, ma nounou, ma chère vieille Ophelia, avait pour habitude de nous bercer sur ce siège flexible, afin de nous endormir, Melina et moi. Ma sœur a insisté pour qu'il soit déménagé sur une des piazzas, le premier jour où elle a visité la Magnolias' Mansion. Je ne le regrette pas, puisque j'ai maintenant le plaisir de vous admirer dessus. »
D'une voix plus assourdie, il lui demanda : « Je pense que vous en connaissez son usage le plus populaire, n'est-ce pas ? »
Scarlett reprit instantanément ses réflexes d'ancienne Belle du County de Clayton pour murmurer, d'un air coquin, sous le sceau du secret : « Mes amies et moi avions entendu parler des « joggling boards charlestoniens». Nous rêvions toutes que nos parents décident d'en installer un sur le porche. Vous rendez-vous compte ? Ce banc magique nous aurait permis de nous retrouver dans l'intimité, avec notre beau, sans avoir à subir le contrôle intrusif de nos nounous. »
Elle partit d'un grand éclat de rire. « Quelle hypocrisie. Ou alors les parents sont bien crédules. Mais ce n'est pas sans raison que nous connaissions le deuxième nom de ces sièges bien particuliers, les bancs de séduction. Il est vrai que les amoureux sont séparés de cinq mètres. Mais… »
Duncan commença doucement à bouger sur la planche. Scarlett, les yeux rieurs, en fit de même. La longue assise étroite commença à ployer sous les mouvements synchronisés.
« Mais… » - Duncan termina l'explication commencée par sa partenaire de jeu. « Mais, lorsque l'on s'amuse à rebondir légèrement, chacun de son côté, il arrive un moment où les deux amoureux se rapprochent du centre de la planche. Et alors… »
La jeune femme gloussa en souvenir des confidences échangées à voix basse avec ses amies, lorsqu'elles rêvaient, à peine sorties de l'enfance, de ce rapprochement scandaleux avec un jeune soupirant.
Du jardin s'élevait maintenant les premières notes d'une mélodie. Elle la reconnut immédiatement. «Eileen Alannah ». (*5)
Fixant un point fixe devant elle, savourant à petites gorgées l'alcool pétillant, elle lui confia d'un timbre sourd : « Savez-vous que cette chanson a été créée en 1873 ? La première fois que je l'ai entendue, c'était dans le square à musique couvert d'Atlanta. C'était le 16 novembre. Je m'en souviens comme si c'était hier. Autour de moi, des couples d'amoureux écoutaient cette bluette, les uns se tenant par la main, d'autres, plus timides, se contentant d'une œillade langoureuse. Je les avais jugés, sur le moment, ridicules. S'émerveiller de l'histoire de ces deux fiancés, séparés par l'Océan, l'un en Amérique, l'autre en Irlande, et ayant la certitude que la fin serait heureuse et qu'ils se retrouveraient. Se retrouver… » La voix de Scarlett se cassa.
Duncan, à l'affût de sa moindre inflexion d'humeur, écouta avec appréhension. Il eut le pressentiment que son voisin était impliqué dans ce souvenir mélancolique.
Elle soupira profondément. « Se retrouver ! Non, pour moi, cela n'arriverait plus jamais. La veille, Rhett était venu à Atlanta pour m'extorquer mon consentement au divorce. Il en est reparti, quelques minutes après, le document en main, signé. »
Duncan se leva pour lui présenter la boîte de bonbons au chocolat.
Il s'assit à côté d'elle. Ils étaient désormais positionnés au milieu du banc. Leurs genoux se touchaient.
«Je les ai choisis pour vous. Croquez dedans, s'il vous plait.»
Toujours aussi gourmande, Scarlett s'exécuta. Sous sa langue, elle dégusta la coque en chocolat, au goût corsé, avec une pointe d'amertume. Puis ses dents croquèrent une chair ferme, sucrée et aromatisée. Hum… Quel alcool blanc puissant, apprécia en connaisseuse Scarlett.
Elle avait reconnu l'odeur de la cerise confite.
« Voulez-vous bien partager avec moi l'autre morceau ?»
Cette demande n'est pas aussi innocente qu'elle le paraît. Scarlett eut du mal à cacher sa réaction ironique.
Elle tenait, entre le pouce et l'index, le deuxième morceau du fruit rouge cerclé de la fève de cacao.
Duncan baissa la tête et s'empara de sa main. Comme hypnotisé, il observa la couleur pourpre du fruit. Tenant les deux doigts de sa tentatrice, il les rapprocha de sa bouche.
Elle le vit déglutir avec difficulté. Scarlett fut étonnée de la noirceur de son regard, mangé par la pupille. La moustache blonde du Charlestonien frémissait.
Sa jupe de soie était suffisamment fine pour percevoir les tremblements qui agitaient les longues cuisses de l'homme.
Il chuchota, à quelques centimètres de la bouche de Scarlett : « Rouge sang, pulpeuse, juteuse, enivrante…. Aphrodisiaque. »
Elle manqua de pousser un cri d'émoi lorsqu'elle sentit la langue de Duncan glisser lentement entre ses deux doigts, les léchant au passage puis lapant la demi-cerise et l'engloutissant avec gloutonnerie.
C'était délicieusement érotique. Les battements du cœur de Scarlett s'étaient précipités. Sans qu'elle puisse se contrôler, elle frotta ses cuisses l'une contre l'autre. Elle eut l'impression d'être aussi rouge que la cerise.
Le chanteur achevait «Eileen Alannah ».
Ne quittant plus du regard les lèvres de sa Foudre de Georgie, il répéta une bribe du refrain : "Light of my soul and its Queen evermore". Scarlett, lumière de mon âme. Ma reine. Je rêve d'un jour… » Il s'arrêta. Sa bouche était sèche, et il dut se racler la gorge pour continuer à parler. « Un jour, peut-être, si vous acceptiez… » Il bredouilla.
Elle sentait son souffle chaud sur ses joues. Son parfum précieux, qu'elle avait appris à reconnaître entre tous, pénétraient dans ses narines.
Elle se mordilla le coin de la lèvre inférieure.
Lui passa son majeur sur cette lèvre qu'elle venait de maltraiter, insistant avec patience jusqu'à ce que la pulpe de son doigt soit pris en étau entre les lèvres de Scarlett.
Celle-ci en fut déboussolée. Trop de champagne pour que j'y voie clair, se tança-t-elle.
Puis, elle fut prise dans un tourbillon. Les deux mains de Duncan enserraient son visage. Ses boucles blondes lui obstruaient la vision.
Ses moustaches chatouillaient la partie tendre, entre la joue et la naissance de sa bouche.
Des poils de moustaches souples sur sa peau. Plus doux. Moins fournis. Moins agressifs.
Il émit un râle primal. La douceur du gentleman se mua en sauvagerie quand ses lèvres s'écrasèrent sur les siennes.
Scarlett ne savait plus si elle respirait encore, tant il absorbait son souffle. Sa langue força le passage.
En un éclair de lucidité, elle reconnut qu'un seul homme avait montré une telle expérience dans un baiser. La même voracité. La même dextérité à enlacer leurs langues dans une valse sauvage. La même curiosité à découvrir le moindre centimètre de son palais, lécher chaque dent pour en retrouver les contours.
Non ! Pas le même baiser !
Une petite voix au fond d'elle, qu'elle essaya de faire taire, lui rappela que les baisers de Rhett la faisaient chavirer au risque de s'évanouir. Réveillaient en elle chaque pore de sa peau, hérissaient chaque poil de ses avant-bras. Envahissaient son bas-ventre de mille picotements. Faisaient palpiter magiquement son cœur entre ses cuisses, plus rapidement qu'un métronome, au point de faire muer les petites lèvres en battements frénétiques d'ailes d'un papillon ne demandant qu'à se libérer pour s'envoler plus haut, toujours plus haut. Jusqu'à la cime de l'extase. Pour enfin l'entraînaient dans un abîme où tout était sombre, mystérieux, dangereux, définitif.
Rhett…. Non, il fallait qu'elle arrête. En cet instant, il se trouvait à vingt mètres d'elle. Il s'amusait avec une autre. Peut-être avaient-ils tous les deux commencé à faire des projets, fixer une date ? Cela expliquait pourquoi cette fille l'avait fixée avec une telle assurance. Elle savait que Scarlett n'était plus qu'un souvenir inoffensif pour lui. Peut-être était-il en train de l'embrasser ?
Une douleur, comme une dague, lui donna envie de crier. Comment supporter que plus jamais il ne l'embrassât avec une telle urgence comme si leur vie en dépendait ?
Elle entendit vaguement le chanteur entamer « Lorena ». (*6). La chanson que Duncan lui avait dédiée lors du défilé. « Lorena », qui avait scellé leur première danse. Le soir où il l'avait transformée en reine de Charleston. Duncan, si amoureux, si fou, qui était en train de gémir contre elle entre deux mots d'amour susurrés.
Symboliquement, elle ferma les yeux sur ce qui avait été eux deux, Rhett et elle, sur leur dernière nuit ou, enfin, son corps s'était déchaîné pour se révéler à leur passion charnelle mutuelle.
Elle passa ses mains autour de la nuque de Duncan, dans l'urgence d'essayer de retrouver l'animalité d'une étreinte qui lui manquait. Il en grogna de satisfaction. Dorénavant, il représentait son possible avenir. Il fallait qu'elle s'en convainque.
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Lundi 28 juin 1876, Charleston, le long de la Battery
Il n'était pas fâché de prendre l'air pour se rendre à pied au Gentlemen's Club Haven. Le fameux prétendu « as » du poker l'attendait pour prendre sa revanche sur la déculottée que Rhett lui avait fait subir vendredi dernier.
Il fit une grimace carnassière à la perspective de jouer avec ce nouveau venu, tel un chat faisant tressauter la souris de multiples coups de patte, avant d'achever son jouet quand il ne l'amuserait plus.
La réception avait été agréable. Sa sœur avait organisé la petite fête de façon à ce que le buffet et la qualité des alcools soient à son goût. Elle l'avait surpris en invitant les seuls amis d'enfance avec qui il avait gardé un contact à Charleston. Fidèles dans leur amitié à son égard, et dans l'amour puisque la petite fille, qu'il s'amusait, petit garçon, à agacer avec son ami, avait finalement épousé son prince charmant.
Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas ri de si bon cœur à Charleston.
Il est vrai que l'obsession de sa sœur de continuer à inviter systématiquement son « amie » Roselyne Tucker commençait à le fatiguer. Il n'avait plus l'âge de jouer à ces jeux de séduction qui ne menaient à rien, alors qu'elle le mangeait du regard en minaudant. Comment pourrait-il s'intéresser une seconde à cette fille, toute jolie blonde qu'elle était, alors que Scarlett était à nouveau à proximité de lui ? Une minute en présence de son ancienne femme valait tous les yeux énamourés des Roselyne de la terre.
Il chassa avec énervement la contrariété qui s'était immiscée malignement dans son cerveau depuis que Scarlett lui avait annoncé qu'elle allait retrouver Duncan Vayton à Charleston. Non, tant que Scarlett n'était pas remariée, elle n'accepterait pas une liaison avec un autre, tout prince de la mode qu'il fût.
Il essaya de calmer sa jalousie à la pensée qu'elle allait peut-être passer la journée avec lui demain. Aujourd'hui, il n'y avait probablement pas eu de danger puisqu'elle était partie voir son fournisseur. Et demain soir… Demain soir, il serait avec eux, pour veiller à ce que son voisin n'avance ses pions pour gagner « sa » femme.
Même s'il avait proposé son amitié à Scarlett, il espérait que la proximité qu'ils allaient retrouver grâce au musée les rapprocherait comme avant. Et ensuite, avec patience, il pourrait enfin lui demander de redevenir Madame Butler.
Il passa le portail de sa maison, et marcha tranquillement le long de la Magnolias' Mansion.
Un violon. Un chanteur. Au pied de la piazza des Vayton.
Il s'immobilisa. Le sang se mit à battre frénétiquement sous ses tempes.
« Lorena ». La balade que Vayton s'était complu à faire jouer en l'honneur de Scarlett. Leur première danse.
Son cœur lui interdit de regarder au-dessus des musiciens. Sa raison le prévint qu'il fallait qu'il passe son chemin.
Les ongles de sa main droite s'enfoncèrent avec violence sous son poignet gauche.
S'il se faisait mal, jusqu'à en saigner, peut-être que cela annihilerait tout chimérique danger ?
Il ferma les yeux. Les rouvrit. Jeta un bref coup d'œil sur la piazza du second étage qui paraissait éclairée. Détourna la tête.
Le chanteur continuait sa sérénade : « « Une centaine de mois se sont écoulés, Lorena, Depuis que j'ai tenu cette main dans la mienne, Et senti le pouls battre rapidement, Lorena, Bien que le mien bat encore plus vite que le tien » (*6)
En lacérant son poignet de la corne dure de ses ongles, il jeta un dernier coup d'œil sur la piazza.
Un dernier, et je pars. Puis je rirai de mon appréhension.
A travers les jalousies, qui, éclairées de l'intérieur, ne dissimulaient plus grand-chose, il vit deux ombres. Une silhouette féminine vêtue de vert. Un couple enlacé. Un couple qui s'embrassait.
Un baiser qui n'en finissait pas.
Un bref instant, il fut tenté de pénétrer de force dans cette maison et de surgir sur cette terrasse. Et de les séparer.
C'était vain, car ce salopard en profiterait pour parader avec sa femme devant lui. Et Scarlett n'accepterait pas le scandale et le rejetterait définitivement.
Il se demanda si ses jambes allaient pouvoir le porter pour faire demi-tour vers sa maison.
Mentalement, il compta les bouteilles de whisky qui étaient encore pleines dans le cabinet à liqueurs.
Demain soir… Mais comment supporterait-il de les voir ensemble demain ?
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Notes sur le chapitre 36 :
(*1) Mme Cornelius Vanderbilt. C'est pour cette célèbre milliardaire et le bal costumé de William Vanderbilt du 26 mars 1883, que Charles Worth conçut la fameuse robe, appelée «Electric Light», en l'honneur de l'invention de Thomas Edison. C'est cette robe que Duncan a créé pour Scarlett sous le nom de « Foudre de Georgie ».
(*2) Le P'tit Quinquin (« Petit enfant »), dont le titre original est « L'canchon Dormoire », est une chanson du poète lillois Alexandre Desrousseaux (1820-1892), écrite en 1853 en picard, langue régionale du Nord Pas-de-Calais. Cette berceuse raconte la vie intime des ouvrières dans ce Nord au 19e siècle.
Le p'tit Quinquin : premier paragraphe chanté par Blanche, Duncan et les jumelles : « Ainsi, l'aut' jour eun' pauv' dintellière, In amiclotant sin p'tit garchon, Qui, d'puis tros quarts d'heure, n'faijot qu'braire, Tâchot d'lindormir par eun' canchon. Ell' li dijot : Min Narcisse, D'main, t'aras du pain n'épice, Du chuc à gogo, Si t'es sache et qu'te fais dodo ! »
Youtube, Lina Margy - Le p'tit Quinquin - watch?v=QkSMn0FywcQ&list=PL173AAB90FBD590A9&index=18
(*3) Jeanie With the Light Brown Hair, paroles et musique de Stephen Foster, 1854 -
youtube, Tom Roush, watch?v=SWEWGc2b5Vw&list=LL&index=21
(*4) The Joggling Board de Charleston : quand j'ai étudié en détail, au début de ce roman, l'architecture des maisons antebellum de Charleston, j'ai découvert l'existence de ce banc. J'ai gardé précieusement les informations, car, j'ai « vu », dès les premières lignes, le premier baiser de Scarlett et Duncan. Cela ne pouvait pas se passer ailleurs, d'après moi, même pas à Tara. Je faisais une « fixation » sur ce banc. Voilà…. Il a enfin servi
(source : SC Homes, Disher, Hamrick & Myers) - /joggling-board/
(*5) Eileen Alannah, 1873 - musique de John Rogers Thomas, paroles de E. S. Marble
Youtube, John O'Neill with The Gordon Franks Singers, watch?v=_CbAHzlVaRE&list=LL&index=19
ou - Youtube, John McCormack, 1912 – watch?v=RL5RRFtKQZM&list=LL&index=20
(*6) Lorena, 1857 : paroles du Révérend Henry Delafayette Webster, musique de Joseph Philbrick Webster.
Youtube, Lorena 1857 - Tom Roush -
watch?v=7U4yAXM53mI&list=LL&index=53
Disclaimers : je n'ai aucun droit sur les personnages et l'histoire d'Autant en Emporte le Vent, qui appartiennent à Margaret Mitchell. J'ai créé le « monde » de Duncan Vayton et de Blanche Bonsart.
