Jarod se tenait dans une salle spacieuse adjacente à la galerie. Les mains dans le dos, il s'approcha du bureau qui ornait un coin de la pièce. Celui-ci était jonché de clichés, évidemment tous pris par la même artiste. Entre-temps, il retint le nom de cette jeune femme : Camille Sanson. Elle était effectivement française, expatriée à New York où ses clichés étaient prisés. Le côté très européen des scènes présentées dans son travail attirait l'œil des Américains et lui ouvrait les portes des plus grandes galeries du pays. La plupart du temps, ses photos étaient en noir et blanc, et représentaient des scènes de vie. Grâce à sa maîtrise technique, Camille avait le pouvoir de retranscrire l'ambiance qui berçait ces instants malgré le caractère figé de ceux-ci. Il était impressionné par le travail de l'artiste. Néanmoins, il était surtout curieux de savoir ce qu'elle allait pouvoir lui montrer.

Il se retourna en entendant le son de la voix de l'artiste.
« Je suis désolée, un de mes acheteurs ne s'arrêtait pas de parler. Et franchement, pour ce qu'il avait à me dire, j'aurais largement préféré qu'il la ferme ! »
Elle s'approcha de Jarod, et il remarqua qu'elle tenait un ordinateur portable sous son aisselle. Elle pointa du doigt la table qui se trouvait au milieu de la pièce, entourée de deux chaises. Il traversa donc le grand studio pour aller s'asseoir à côté de Camille qui était en train de prendre place. Elle posa l'ordinateur sur la table, l'ouvrit et se tourna vers Jarod.
« Je n'ai pas non plus énormément de photos de Parker, et je les garde précieusement car je sais qu'elle tient à ce que ces moments restent privés. »
Elle ouvrit plusieurs fichiers. Contrairement à son espace de travail physique, ses dossiers numériques étaient organisés avec énormément de rigueur. Rapidement, elle trouva un dossier intitulé « 1980s ».

« Comment avez-vous rencontré Parker ? demanda Jarod, les yeux toujours fixé sur l'écran.
- Nous étions dans le même internat à Paris pendant plusieurs années. Tous et toutes des gosses de riches, complètement abandonnés par leurs parents.
- Et vous étiez bonnes amies ?
- Disons que nous étions dans la même bande de fêtards. Parker était surtout très proche de Niko, celui qui tenait la bouteille de champagne sur la photo que vous avez vue ».

Jarod remarqua que le visage de Camille s'était assombri. Il sentit que quelque chose de grave se cachait derrière l'amitié entretenue entre Parker et ce Niko.
« Ils se sont perdus de vue ?
- Non, une année environ après cette soirée, Niko s'est suicidé.
- Je suis vraiment désolée… Je…
- Ça a énormément affecté Parker, après ça, elle s'est totalement investie dans ses études et surtout ses entraînements. De toute façon, nos études touchaient à leurs fins, et elle a fini son cursus. C'est à partir de là que nous avons coupé les ponts et repris contact uniquement au moment de mes anniversaires. »

Jarod envisagea encore la possibilité d'un meurtre déguisé en suicide. Cela faisait sens, si Parker était sur le point de finir ses études supérieures et de rentrer aux Etats-Unis pour suivre les entraînements conduits par le Centre, ce Niko était peut-être vu par Mr. Parker comme un obstacle. Le cœur du génie se serra. Parker avait vécu une vie remplie de drames aussi difficiles les uns que les autres.
« Mais, c'est la vie. Niko était un type formidable, il aurait aimé que l'on se rappelle ses meilleurs moments plutôt que de sa fin tragique, j'en suis sûre ».
Camille avait visiblement la gorge serrée. Elle secoua la tête comme pour chasser ses pensées sordides, et se refocalisa sur sa recherche de clichés.

« Ah ! » s'exclama-t-elle en cliquant sur l'une des vignettes. Soudainement, un cliché apparut en plein écran sur l'appareil. Encore une fois, celui-ci était en noir et blanc. On pouvait y voir Niko, debout, les yeux maquillés, tout sourire. Assise sur ses épaules, il reconnut Parker. Celle-ci tenait une bouteille de champagne dans une main et une petite dague dans l'autre. Il comprit qu'elle s'apprêtait à sabrer la bouteille, certainement un grand cru comme celle qui était présente sur l'autre photo. Elle portait une veste de tailleur fermée, dont le premier bouton arrivait en dessous du sternum. Sous l'habit, elle ne portait visiblement rien d'autre que ses divers colliers en or, les mêmes que sur l'autre photo. Il pouvait également distinguer que ses jambes étaient couvertes d'un pantalon noir très simple. Aux pieds, elle avait une paire d'escarpins vertigineusement hauts. C'était un look sexy mais très élégant, qui ne dénotait pas tant que cela avec l'action qu'elle allait entreprendre. Parker avait l'air concentrée mais espiègle, comme si elle savait pertinemment que ce qui était en train de se passer était improbable.

Il détacha son regard de Parker et s'aperçut que les deux protagonistes principaux de la scène étaient entourés par plusieurs silhouettes. Ils étaient visiblement le centre de l'attention. En même temps, pensa-t-il, cette jeune femme magnifique était perchée sur les épaules d'un homme tout aussi attrayant, afin de sabrer une bouteille de champagne. Il rit doucement en se rendant compte du côté déjanté de la scène.

« Sabrer les bouteilles de champagne était la spécialité de Niko et Parker. Ce soir-là, nous étions dans une soirée privée à Berlin. Ce qui a commencé par un apéritif très guindé chez un fils à papa, a fini en beuverie générale. Je me souviens que la dague que tient Parker était une antiquité qu'elle avait trouvé avec Niko en fouillant la maison dans laquelle nous étions. »

Jarod s'imagina une Parker plus jeune de dix ans, parcourant hilare les couloirs d'un hôtel particulier de la même manière qu'elle l'entraînait dans des recoins du Centre. Elle avait toujours eu ce goût de l'exploration, elle n'avait jamais eu peur de s'aventurer dans des endroits qu'elle ne connaissait pas. Ce Niko avait dû se montrer comme Jarod : capable de la suivre au bout du monde pour pouvoir passer du temps avec elle.

Camille le tira de ses pensées en s'adressant à lui.
« Je n'ai malheureusement pas plus de photos d'elle ici, je ne les ai pas toutes numérisées. Et puis, je ne voudrais pas en montrer trop, peut-être que ça ne lui plairait pas.
- Je comprends parfaitement, c'est déjà beaucoup ! »
L'artiste lui fit un bref sourire avant de se tourner vers l'écran. Après quelques clics, elle s'adressa à Jarod.
« J'ai lancé une impression rapide de cette photo, et j'ai demandé au galeriste de vous mettre de côté le tirage de celle de la salle d'expo. Je vous l'offre mais ça me ferait plaisir que vous la lui donniez. »
Elle ferma les dossiers puis l'écran avant de se lever. Il fit de même et accepta la main de la jeune femme.
« Je vais devoir vous laisser. C'était un plaisir de vous rencontrer, comme je vous l'ai dit, Parker nous a souvent parlé de vous et je suis contente de vous savoir de retour dans sa vie. Dîtes-lui que je pense régulièrement à elle, et qu'elle devrait m'appeler.
- Je n'y manquerai pas ».

Elle serra ses doigts autour de ceux de Jarod, tout en lui souriant sincèrement. Puis elle se tourna et quitta la pièce pour rejoindre la direction opposée de la galerie. Il resta planté au milieu du studio, pensif. Avoir un aperçu de la vie de Parker à ce moment-là mettait certaines choses en perspectives. Celle dont les réflexes glacials étaient devenus des automatismes, avait vécu des moments dans lesquelles elle avait pu se sentir libre et légère. Elle avait réussi à construire une parenthèse après avoir vécu une enfance marquée par la douleur, le rejet et la peur.

L'attention du génie fut attirée par un bip qui lui indiqua que sur le bureau mal rangé, l'impression du cliché venait d'être complétée. Il s'approcha de l'imprimante et empoigna la photo. Il se concentra une nouvelle fois sur l'expression de la jeune femme et ne put s'empêcher de sourire. Il superposa mentalement l'image de l'enfant qui réussissait à le convaincre de parcourir des couloirs sombres pour aller y découvrir des mystères avec celle de la jeune femme sur les épaules de son ami, exécutant une manœuvre aussi extravagante que dangereuse. Enfin, il en vint à l'image de la femme qui ne laissait rien paraître, mais toujours aussi haute en couleur. Il pensa à quelques-unes de ses réparties qui, bien qu'odieuses, n'en étaient pas moins d'une intelligence et d'un humour rares. Pour la première fois depuis qu'il était libre, il parvint à détacher ses ressentis vis-à-vis de Parker de l'horreur du Centre. Il la vit comme une personne à part entière, avec toutes ses qualités.

Jarod leva les yeux du cliché et se dirigea vers la galerie, puis la sortie. Il devait faire parvenir ces œuvres à son amie d'enfance et l'entendre de vive voix parler de ces temps-là. Elle devait se rappeler.