Alentours d'Istanbul, Empire Ottoman, 1614

— Nous y sommes.
Les chevaux s'immobilisèrent devant un fort en pierre couleur sable qui rappelait les constructions militaires, avec ses tours à chaque angle et ses façades aveugles. Ambre remarqua certains pans de murs rongés par la verdure, signe que la bâtisse avait sans douté été abandonnée un moment avant d'être de nouveau habitée. Ou mal entretenue.
La langue de Calista claqua et les animaux franchirent l'immense porte de bois pour déboucher sur une large cour carrée. Les deux femmes mirent pied à terre d'un même élan. Ambre secoua ses épaules douloureuses, détendit les muscles de son cou. Le voyage avait duré si longtemps qu'elle avait cessé de compter les jours.
Le bateau, d'abord, où il avait été difficile d'embarquer jusqu'à ce que Calista soudoie Dieu savait comment le capitaine de celui qui gagnait la France. Les chariots ensuite, dans lesquels elle avait perdu quelques os du dos et probablement son bassin. Les chevaux, enfin. Achetés à Istanbul à un marchand si sphérique et à la moustache si longue qu'Ambre se demandait s'il existait pour de vrai. Elle n'avait pas compris un traitre mot de leur échange, mais elle avait suivi Calista aveuglément.
Elle l'impressionnait. Sa prestance, son aura, l'étonnante sensation de puissance qui émanait d'elle. Ambre se surprenait même à l'envier. Rien ne semblait l'atteindre, elle traversait les difficultés sans même hausser un sourcil, tout semblait facile auprès d'elle.
Elle repoussa la mèche humide qui lui tombait sur le visage, peu habituée à la moiteur collante de ce pays. Elle prit le temps de détacher sa gourde et d'en boire une gorgée.
La cour qui les accueillait fourmillait. Un large puits de pierre se trouvait en son centre, entouré de filles sans doute plus jeunes qu'Ambre elle-même. Ces dernières y jetaient leurs seaux tour à tour et en récupéraient l'eau qu'elles transportaient ensuite dans les multiples alcôves qui ornaient les longs bâtiments. Malgré la chaleur, le vent bruissait dans les arbres à l'ombre bienvenue et se glissait dans les étroits vêtements de l'Écossaise. Elle entendit même des beuglements, sur sa droite.
— Tu sens ?
— Cette douce chaleur bienvenue ?
Calista sourit, puis lui fit signe que non.
— Concentre-toi.
Elle reboucha sa gourde et s'immobilisa, attentive. C'était dans l'air, dans le sol, partout autour d'elle. Une sensation à peine perceptible.
Par réflexe, ses yeux se posèrent sur ses chaussures. Les pauvres avaient souffert du voyage. Elle s'accroupit, posa une main sur la terre sablonneuse.
— Le sol, souffla-t-elle. Il vibre.
Calista semblait si heureuse qu'Ambre aurait tout aussi bien pu lui annoncer le don d'une énorme bourse d'argent.
— C'est un sol sacré. Je doute que les constructeurs de ce caravansérail en étaient conscients au moment de l'ériger, mais c'est une chance inouïe.
Ambre se redressa, frotta ses mains sur sa longue jupe.
— Pourquoi ?
— Un tel lieu est un sanctuaire pour les Immortels, le seul endroit où nous sommes en sécurité. Aucun Immortel ne s'y bat, c'est la règle. Et nous en avons bien d'autres. Suis-moi.
La jeune femme obtempéra de bonne grâce. Elle fit mine de récupérer ses affaires mais à l'instant où elle s'approchait, une femme brune surgit de nulle part pour s'en occuper. Elle recula, surprise, puis regarda Calista qui l'appelait et lui emboîta le pas.
La nuit étendait déjà ses voiles au-dessus de leurs têtes, on n'allait pas tarder à allumer les torches. Les deux femmes traversèrent la cour et longèrent les premiers bâtiments. Ambre écarquilla les yeux en passant devant une étable et des salles équipées de tentures aux couleurs chaudes. Les tissus, la senteur des épices et du repas à venir, celle du bétail, monopolisaient tous ses sens. Calista marchait si vite qu'elle dut presque courir pour la rattraper.
— Comment un tel endroit peut-il être si bien caché ?
— Il ne l'est pas. Les caravansérails étaient destinés aux marchands qui longeaient la route de la Soie, avant que le tracé soit dévié. Celui-ci appartient à l'un de nos riches bienfaiteurs, qui nous en accorde la totale jouissance et l'assurance de ne pas y être dérangées.
— Vraiment ? Pour quelle contrepartie ?
Mais Calista n'en dévoila pas plus et Ambre n'insista pas, elle aurait tout le loisir de la questionner de nouveau plus tard. Elles montèrent un grand escalier et pénétrèrent dans une pièce si richement aménagée qu'Ambre en eut le souffle coupé. Partout, des dorures, du bois noble, des tentures aux mille couleurs, des tableaux. Et de frêles silhouettes, toutes des jeunes filles vêtues de blanc qui passaient chargées tantôt de plateaux, tantôt de toiles de lin.
— Qui sont toutes ces personnes ?
— Des orphelines, je te les présenterai demain matin. Viens, ta chambre est de ce côté.
Ambre accéléra le pas, émerveillée par tout ce qu'elle voyait. De longs couloirs en pierre brute, agrémentés de torches et de longs tapis moelleux. Elles passèrent devant un nombre innombrables de portes fermées puis débouchèrent sur un couloir qui partait dans deux directions. Calista désigna celle de droite.
— Cette partie-ci t'est interdite.
Elle ne s'attarda pas et s'engouffra de l'autre côté. Ambre y jeta un coup d'œil, intriguée par l'atmosphère plus sombre qui s'en dégageait. Un doux parfum dans l'air, de l'encens si elle en jugeait par l'encensoir posé sur une commode tout près.
Elle entendit Calista l'appeler et la rejoignit rapidement.
— Qu'est-ce que c'est, de l'autre côté ?
— Mes appartements privés.
Elle se tut encore et Ambre, trop occupée à admirer ce qui l'entourait, n'insista toujours pas.
— Voilà, c'est ici. Attention à la tête.
Trop tard.
Ambre se frotta le front en grommelant.
— Tu aurais pu me prévenir avant.
Mais Calista ne semblait pas désolée le moins du monde.
— Cela m'aura permis de te délivrer le message le plus important de ta nouvelle existence.
Elle se baissa avec précaution, visiblement très amusée et attendit qu'Ambre la rejoigne. Contrairement aux autres pièces, la chambre contenait le strict nécessaire. De quoi dormir, faire sa toilette et se vêtir. Il y faisait chaud malgré la cheminée éteinte.
Calista posa une main sur son épaule, et Ambre tressaillit.
— Je sais que tu as des questions et que tu es perdue. Chaque réponse viendra en son temps. Tu es en sécurité ici, pour l'instant c'est tout ce que tu as besoin de savoir.
Elle sourit et voyant sans doute l'embarras de la jeune femme, elle retira sa main.
— Repose-toi. Je viendrai te chercher à l'aube pour te montrer le reste, nous allons avoir beaucoup à faire dès demain.
Ambre acquiesça et la regarda s'éloigner, un peu indécise. On avait déposé un plateau garni de mets aux odeurs aussi délicieuses qu'inconnues sur la petite table près de la fenêtre, et son estomac se noua. Se nourrir restait difficile, même après un si long voyage. Elle décida plutôt de se déshabiller pour faire un brin de toilette.
Elle n'avait pas très envie de dormir non plus.
Chaque fois qu'elle fermait les yeux, les mêmes images y défilaient sans cesse.
Elle passa le tissu imbibé d'eau sur sa peau, les yeux rivés sur la petite fenêtre devant elle. Le soleil se couchait, teintant les vieilles pierres d'or et de rouge.
Cet endroit la fascinait autant qu'il l'inquiétait. Elle se trouvait en terre inconnue ici, loin de lui. Ses mains se crispèrent.
Elle lui avait promis qu'elle lui ferait regretter de l'avoir épousée.
Ce n'était plus qu'une question de temps.