Chapitre 4
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La nuit est déjà tombée depuis un certain temps, mais Cersei ne parvient pas à trouver le sommeil.
Tyrion s'est endormi serré contre elle.
Il n'a pas pu cacher son bonheur évident lorsqu'elle lui a avoué que son amour pour elle était réciproque.
Ses yeux verts se sont mis à pétiller, illuminés de joie, et rien que le fait de voir son petit frère aussi heureux a réchauffé son cœur d'une manière qu'elle n'attendait pas.
Ils savent tous les deux que ça ne sera pas facile, que tout est loin d'être rose entre eux, très loin, mais cet aveu et le premier baiser qu'ils ont réellement partagé est la promesse qu'ils parcourront tout le chemin restant ensemble.
Et pourtant, malgré cette réaction, qui aurait dû ne la combler que de bonheur et de joie, ses pensées tourbillonnent et s'agitent dans son esprit, et Cersei ne parvient pas à trouver le sommeil.
Tout devrait lui sembler tellement simple, Tyrion l'aime, et elle aime Tyrion, et pourtant, rien ne lui a jamais paru aussi compliqué.
Mis à part Jaime, Tyrion est le seul homme à lui avoir montré de l'amour, quelque chose qui va bien au-delà de la simple attirance physique, et le seul homme qu'elle ait réellement aimé en retour/
Oh, bien sûr, il y avait bien eu Rhaegar et Robert, mais le premier n'avait été que l'ombre de ce qui aurait pu être, un amour de jeunesse qui s'était formé autour de la perspective de devenir princesse, puis reine un jour, plutôt que de l'homme en lui-même, et mieux ne valait pas penser au second, tant le seigneur le plus convoité des Sept Couronnes s'était avéré être une déception. Certes, Robert avait bel et bien le physique qu'on attendait d'un roi, beau, grand et fort, avec ses muscles épais, ses yeux bleus, et sa barbe noire, qui le faisait ressembler à une incarnation du Guerrier lui-même. Mais d'un souverain, l'apparence avait bien été la seule chose qu'il avait, et Cersei l'avait appris à ses dépens, à peine quelques heures après la cérémonie de leur mariage, la cérémonie qui les avait unis pour la vie, la cérémonie qui avait fait de Cersei la reine (oui, mais à quel prix…). Elle s'en souvient comme si cette journée s'était déroulée la veille, et pourtant, il lui semble que c'était il y a une éternité.
(Et c'est le cas, après tout, cela fait presque trente ans… C'est long, trente ans, c'est loin, trente ans… Il s'en est passé, des choses, en trente ans…)
Robert avait posé ses yeux bleu orage sur toutes les filles, nobles ou roturières qui avaient bien pu entrer dans son champ de vision, tout au long du banquet , les yeux dont Cersei avait rêvé depuis que Tywin lui avait dévoilé le nom de celui à qui il avait décidé de l'unir, les yeux qui avaient continué de la faire rêver quand elle était entrée dans le Grand Septuaire de Baelor au bras de son père, tous les regards rivés sur elle, pendant tout le somptueux banquet donné en l'honneur de leur mariage qui avait suivi la cérémonie, ne lui dispensant même pas ne serait-ce qu'un bref coup d'œil. Cersei avait dû se contenter des œillades penaudes de Jon Arryn, qui avait semblé vouloir s'excuser du comportement du roi, et des regards de tous les hommes de la pièce, c'était toujours elle, la plus belle femme de tout le royaume, le Soleil des Sept Couronnes.
Robert avait bien fini par la regarder, elle, la jeune femme qu'il avait prise pour épouse et reine devant les dieux et les hommes, avec ses yeux bleus, ses yeux bleus qui l'avaient tant fait fantasmer, ses yeux bleus embrumés, assombris par le désir. Mais il n'avait pas fallu longtemps à Cersei pour comprendre que ce n'était pas elle, que Robert convoitait si ardemment. Le désir brûlant dans ses yeux d'orage n'étaient destiné qu'à une louve, une louve de glace dont le corps était devenu aussi froid que la neige qui recouvrait le sol de l'endroit d'où elle venait, une louve de glace que le feu des dragons avait arraché à ses bras, une perte dont il ne s'était jamais vraiment remis, et dont il n'avait jamais cherché à se remettre, d'ailleurs, se moquant bien de ce que pouvait ressentir sa femme à ce sujet, face au fait qu'il préférait un cadavre et le souvenir lointain d'une chevelure brune et d'yeux gris à elle, à une femme en chair et en os, une femme dont le sang était encore chaud et dont le cœur battait toujours.
(De toute manière, ce n'est pas comme s'il y avait eu beaucoup de personnes pour se soucier ou se sentir concernées par ce que Cersei pouvait bien ressentir – à Port-Réal, il y avait eu Jaime, puis Qyburn, et, à présent, depuis que les choses ont commencé à s'arranger entre eux, il y a Tyrion.)
Elle aurait fait n'importe quoi pour Jaime, tout ce qu'il lui aurait demandé, une passion qui la dévorait de l'intérieur avec une chaleur familière et bienvenue, et elle sait que, au plus profond d'elle, c'est ce sentiment qui naît pour Tyrion, ce feu qui commence tout juste à montrer ses flammes, très différent du feu des dragons, et bien plus brûlant.
(Plus dangereux, aussi. Les choses qu'on fait par amour.)
Cersei le sait, certainement mieux que personne.
Son regard vient naturellement se poser sur le coffret sur le bureau qui leur sert de boîte à reproches, comme ils l'appellent, la lueur tremblotante des bougies l'éclairant faiblement.
(Les choses qu'on fait par amour.)
Machinalement, presque sans être réellement consciente de ce qu'elle fait, Cersei se dégage doucement de l'étreinte de Tyrion, prenant garde à ne pas le réveiller. Le sol est froid sous ses pied nus, et elle se dirige silencieusement vers le bureau.
Elle ouvre la boîte à reproches, toujours sans faire le moindre bruit, et fouille parmi les petits papiers mélangés avant de trouver celui qu'elle cherche.
Je t'en veux pour avoir amené Daenerys à Westeros.
(Les choses qu'on fait par amour.)
Cersei a remarqué la manière dont Tyrion regardait l'insigne qui avait fait de lui la Main de la Reine, avant qu'il ne le jette dans les profondeurs salées de l'océan, il aurait fallu être aveugle pour ne pas le voir. Daenerys a été la première femme à avoir montré de l'appréciation et de la reconnaissance à Tyrion, sans avoir été payée pour.
Contemplant le morceau de papier, Cersei se rend compte pour la toute première fois que si Tyrion est allé voir ailleurs, c'est peut-être parce qu'elle ne lui a pas donné ce dont il avait si désespérément besoin, ce pourquoi il la suppliait en silence, ce pourquoi il crevait à l'intérieur.
Cersei se retourne pour regarder son frère.
Il dort toujours profondément, un air paisible sur le visage, le sommeil plus tranquille que jamais.
Elle regarde à nouveau le papier entre ses doigts.
(Les choses qu'on fait par amour.)
Seul le bruit du papier qu'on déchire vient troubler le silence de la nuit régnant dans la pièce. Cersei laisse tomber les bouts déchirés sur le sol, avant de sourire légèrement, satisfaite d'elle-même, de retourner s'allonger aux côtés de son frère et de s'endormir, le sourire toujours aux lèvres.
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Quelques jours plus tard, alors que le soleil sur le point de se coucher, le jardin de la maison de Stallor Nestaar se remplit à nouveau de tous les magistrats de Pentos.
Tyrion a l'impression que c'est au moins la millième réception que leur hôte organise dans sa demeure depuis qu'il a proposé de les accueillir chez lui, il se demande s'il faisait déjà avant qu'ils ne posent leurs pieds en sa demeure, ou s'il a seulement trouvé que ce serait un bon moyen de les exposer, tel des lions en cage.
(C'est tout ce qu'ils sont, maintenant... Des lions en cage.)
Tyrion jette un bref coup d'œil à Cersei. Elle n'a pas plus envie d'être là que la dernière fois où ils ont assisté à une réception de Stallor, et pourtant, encore une fois, elle a fait l'effort d'y venir, parce qu'il le lui a demandé. Pour ça, il lui en est on ne peut plus reconnaissant. Elle lui montre qu'elle est disposée à faire des efforts, et Tyrion trouve que c'est très encourageant et pour elle, et pour eux.
Cette fois, ils ne restent pas longtemps seuls dans leur coin, en espérant passer inaperçue.
Dès que Norio arrive, avec Alyssa accrochée à son bras, cette dernière attirant les regards soit dédaigneux, soit méprisants des autres magistrats, ils se dirigent directement vers eux, sans que Norio ne prenne la peine d'aller saluer ses collègues.
Alors que Norio arrive devant eux, Alyssa, elle, reste un peu en arrière, comme si elle n'osait pas venir, n'osait pas les approcher, peut-être est-ce à cause de Cersei, qui ne s'est pas montrée très aimable, la dernière fois qu'elles se sont vues.
Norio les salue tous les deux, mais Alyssa, elle, ne fait que chuchoter une salutation timide à l'adresse de Cersei.
Si Cersei commence par ne pas répondre, le coup de coude que Tyrion lui donne discrètement lui fait rouler les yeux au ciel, avant de lui répondre d'un ton assez peu avenant.
Tyrion ne met pas longtemps à entraîner Norio à l'intérieur de la grande salle de réception de Stallor, sous prétexte de venir boire du vin avec lui, laissant Cersei seule avec Alyssa.
Il ne manque pas le regard qu'elle lui jette lorsqu'elle se rend compte de ce qu'il est en train de faire, et il ne répond que par un sourire maladroit.
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Une fois que Norio et Tyrion sont à l'intérieur, au beau milieu de tous les magistrats, leur verre de vin à la main, le magistrat se penche vers Tyrion, l'air grave :
« Écoutez, je sais que je ne devrais pas vous en parler, commence-t-il, mais nous avons reçu récemment des nouvelles de Westeros. »
Tyrion se sent blêmir, la voilà, la nouvelle qu'il redoutait tant, Daenerys en a eu assez, du Donjon Rouge et des Sept Couronnes, elles ne lui suffisent plus, elle va se lancer à la conquête du monde, exactement comme Aegon avec ses deux sœurs et leurs trois dragons, elle va traverser le Détroit, elle va arriver à Pentos sur son monstre de feu et de sang, et la réduire en cendres, exactement comme elle l'avait fait avec Port-Réal, exactement comme elle l'avait fait avec les espoirs qu'il avait en elle, exactement comme elle l'avait fait avec son cœur.
Tyrion ne dit rien, et ferme les yeux. Norio prend ça comme une invitation à poursuivre.
« Une lettre nous est arrivée de Port-Réal. Daenerys Targaryen est enceinte. »
Ce n'est pas la nouvelle que Tyrion attendait, et pourtant, elle lui fait l'effet d'une douche froide.
Avant qu'il n'ait pu l'en empêcher, la jalousie embrase son cœur, il revoit le visage glacé d'un loup du Nord, un loup du Nord qui a fini par se révéler être du sang du dragon, par être ce que Tyrion aurait voulu être pour Daenerys, il est jaloux, et au fond, il s'en veut d'être jaloux, parce que maintenant, il a Cersei.
Daenerys va elle aussi avoir ce qu'elle voulait, un héritier pour perpétrer sa dynastie de feu et de sang, une annonce inespérée, d'après les paroles de la sorcière qui lui avait volé son premier bébé, il l'imagine assise rayonnante sur le Trône de Fer.
Tyrion ne sait même pas où est-ce qu'il peut bien puiser la force d'acquiescer lorsque Norio lui demande si ça va, bien sûr que non, ça ne va pas, comment cela pourrait-il aller ?
Mais Norio ne sait pas, personne ne sait, personne n'est au courant des sentiments qu'il nourrissait à l'encontre de Daenerys, personne, à part Cersei, Cersei sait désormais quasiment tout de lui, et mieux vaut qu'elle reste la seule à le savoir.
Maintenant que Norio lui a annoncé cette terrible nouvelle, Tyrion passe le reste de la soirée à imaginer un bébé aux cheveux d'un blond presque blanc, argenté et aux yeux mauves, ou bien aux boucles sombres et aux yeux foncés, un bébé qui sera soit un dragon, soit un loup, mais certainement pas un lion, et à noyer son chagrin dans des verres de vins, comme si l'alcool d'un profond rouge sang pouvait suffire à lui faire oublier cette famille maudite, ne serait-ce que pour quelques minutes.
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Lorsque la réception est finie, que tous les magistrats sont désormais rentrés chez eux et que Cersei et Tyrion sont seuls dans leur chambre, Cersei ne peut pas s'empêcher de remarquer que quelque chose ne va pas avec son frère.
Il reste muet, ce qui est étrangement inhabituel, pour lui, et elle l'a vu boire plus que raison pendant la soirée, chose qu'il n'avait pas faite depuis un certain temps.
Son cœur se serre à la pensée que Tyrion a pu apprendre une nouvelle particulièrement déplaisante, quelque chose qui le pousse dans ses retranchements, Cersei se doute que si son frère l'a pris de cette manière, c'est que cela ne doit être vraiment pas de bon augure.
Alors qu'il se prépare à aller se coucher, l'air absent, Cersei l'interpelle :
« Tyrion ? »
« Hmmmm? » marmonne-t-il, sans pour autant avoir l'air d'être vraiment revenu à la réalité.
« Quelque chose ne va pas. »
Ce n'est pas une question, il s'en aperçoit bien, et pourtant, il nie, la voix peu assurée :
« Non, non, tout va bien. »
Cersei le regarde, dubitative, et répète :
« Quelque chose ne va pas. Ce n'est pas la peine d'essayer de me mentir, je le vois bien. »
Il soupire, se prépare à faire son aveu particulièrement déplaisant.
Plusieurs secondes de silence pesant, qui paraissent interminables, s'écoulent avant que Tyrion ne se jette enfin à l'eau :
« Daenerys est enceinte. »
Cersei écarquille légèrement les yeux :
« Oh. »
Tyrion la regarde, un air désolé sur le visage :
« Je sais que je ne devrais pas me sentir triste, ou jaloux. Daenerys fait partie du passé, elle n'a plus aucune importance, maintenant, j'ai Joanna, je t'ai toi, et pourtant, le fait de savoir que Jon Snow et elle vont avoir un enfant me fait mal. »
Cersei acquiesce en silence, elle comprend, elle aussi, savoir que Jaime avait couché avec une autre femme qu'elle lui a fait mal, cela lui a déchiré le cœur, Tyrion a tellement aimé Daenerys, elle comprend, et elle ne peut pas lui en vouloir.
Sans ajouter un mot de plus, elle lui ouvre les bras, et il vient s'y réfugier, enroulant les siens autour de sa nuque et enfouissant son visage dans le creux de son cou, et laissant quelques larmes salées y couler sans un bruit.
Quand il se rend compte que ses larmes coulent librement, et menacent de se transformer rapidement en sanglots, Tyrion se confond en excuses, les essuyant avec ses mains, mais sans pour autant se soustraire à l'étreinte :
« Excuse-moi... Je ne devrais pas pleurer comme ça... Je n'ai pas besoin d'elle, seulement de toi, seulement de Joanna et de toi... »
Cersei l'interrompt :
« Pleure Tyrion. Pleure tant que tu le veux. »
Alors, il l'écoute, et laisse le torrent de ses larmes inonder les émeraudes de ses yeux.
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Les jours passent.
Stallor organise une nouvelle réception, et c'est devenu une habitude pour Cersei et Tyrion d'observer la foule de magistrats se presser aux portes de l'immense demeure de leur geôlier, voire même de se moquer et de rire d'eux lorsque l'occasion se présente.
Norio et Alyssa sont les seuls à venir leur parler, et à leur prêter un peu d'attention, en apparence, du moins, nul doute que l'ancienne reine des Sept Couronnes et l'ancienne Main de la reine dragon suscitent un vif intérêt parmi les richissimes habitants de Pentos, qui ont vécu pour la plupart en écoutant les histoires des batailles qui ont fait rage de l'autre côté du Détroit, les récits de la rébellion du roi Robert, il y a de nombreuses années de cela, et, plus récemment, de la Guerre des Cinq Rois et de la Conquête de Daenerys Targaryen, qui s'est achevée par un immense bain de feu et de sang.
Bien que Cersei sache parfaitement bien que Norio vient aussi la saluer parce qu'elle est en compagnie de Tyrion, avec qui il s'est lié d'amitié, elle ne comprend pas pourquoi Alyssa persiste à vouloir absolument parler avec elle. Après tout, elle n'a pas fait preuve d'une grande amabilité envers elle, elle s'est même montrée plutôt froide, voire méchante, alors pourquoi, par les Sept, Alyssa ressent le besoin de se rapprocher d'elle comme un papillon de la lumière ?
A chaque fois que Stallor organise une soirée chez lui, Norio et Alyssa se dirigent vers l'endroit où se tiennent habituellement Cersei et Tyrion, et à chaque fois, Norio les salue les deux, mais Alyssa ne prête quasiment pas attention à Tyrion, et se contente de souhaiter le bonsoir à Cersei du bout des lèvres.
Cette réception-là ne fait pas exception aux autres.
Mais, lorsque Norio les salue, Tyrion s'empresse de l'entraîner avec lui, loin de Cersei et Alyssa, les laissant seules.
Cersei sait parfaitement ce qu'il a derrière la tête.
Cela fait plusieurs jours qu'il tente de la convaincre que ça lui ferait du bien d'avoir un ami, quelqu'un à qui parler d'autre que lui, et même si elle n'a eu cesse de lui répondre qu'elle n'avait besoin de personne d'autre que lui, cela aurait été mal connaître son petit frère que de croire qu'il se serait borné à ses refus, sans essayer de lui forcer un peu la main.
Cersei le regarde s'éloigner en compagnie de son ami magistrat, soupirant, la mine agacée lorsqu'il tourne la tête pour la regarder et lui faire un sourire malicieux par-dessus son épaule.
Alyssa, elle, a l'air contente de se retrouver seule en sa compagnie, sans que Cersei ne parvienne pour autant à saisir pourquoi.
Au bout de plusieurs minutes de silence assez pesant, Alyssa se décide à le meubler, en disant simplement :
« Je suis contente de vous voir. »
« Je ne vois pas pourquoi » réplique Cersei, sèchement (peut-être un peu plus que ce qu'elle n'aurait voulu).
En voyant une expression peinée et légèrement gênée se dessiner presque instantanément sur le visage d'Alyssa, Cersei s'adoucit un peu. Mais Alyssa reprend vite contenance, et répond :
« Je ne sais pas vraiment. Vous n'êtes jamais venue chez nous avec votre frère, et j'aimerais beaucoup parler un peu avec vous. Je n'ai pas l'occasion de voir beaucoup de femmes, et le peu que je connais ne sont pas très intéressantes. »
Cersei soupire.
Malgré la jalousie que la jeune fille a pu lui inspirer au début, Alyssa lui paraît maintenant être quelqu'un de bien, quelqu'un faisant fi des convenances, prenant la liberté de s'habiller comme un homme et d'arborer une épée à sa ceinture, mais quelqu'un de bien, quelqu'un qui n'a rien à faire avec une femme de son genre.
« Écoutez, Alyssa. Vous avez l'air d'être quelqu'un de gentil. Et une personne gentille n'a rien à faire auprès de quelqu'un que moi. »
En disant cela, elle repense à son frère. Tyrion est quelqu'un qu'on pourrait aisément qualifier de gentil, et pourtant, malgré toutes les occasions qu'il a eues, il n'est jamais parti.
Une petite voix au fond de son esprit lui murmure que cela ne durera pas. Après tout, ils sont maudits, tous. Seul un Lannister peut aimer un Lannister, mais même les Lannister qui s'aiment sont condamnés.
(Le fantôme de Jaime vient danser autour d'elle.)
« Quelqu'un comme vous ? »
Cersei soupire à nouveau. Elle n'a aucune envie de parler à nouveau de tous les crimes qu'elle a commis, elle a l'impression que cette vie est derrière elle, maintenant, même si elle referait tout ce qu'elle a fait, pour le bien de sa famille.
« Je suis une meurtrière. J'ai assassiné des milliers de gens, des centaines de personnes innocentes sans même sourciller, sans regretter une seule seconde ce que j'avais fait. »
Elle inspire profondément.
« Je ne suis pas comme vous. Je ne suis pas quelqu'un de bien. »
« Je sais que c'est faux. »
Cersei a un mouvement de recule, un peu brusque. Elle fronce les sourcils :
« Et comment pouvez-vous le savoir ? »
Alyssa a l'air le plus sérieux du monde lorsqu'elle lui dit calmement :
« Je le sais, c'est tout. »
Devant le regard incrédule de Cersei, elle se sent obligée de lui expliquer :
« J'ai une sorte de... de talent. »
Froncement de sourcils de la part de son interlocutrice.
« Je peux voir les âmes des gens. »
Cersei a une sorte de rire sans joie.
« Je suis sûre que la mienne est noire comme la nuit. »
« Non, pas du tout, proteste Alyssa avec véhémence. La vôtre est grise, comme la plupart des gens. »
Si Cersei peine à y croire, elle n'en dit rien, peut-être parce que tout au fond, elle n'a plus jamais envie de revoir l'expression peinée qui a marqué les traits d'Alyssa une poignée de minutes plus tôt, quand elle l'a envoyée sur les roses.
« Cela ne m'explique toujours pas pourquoi vous tenez tant à parler avec moi. » fait observer Cersei.
Alyssa la regarde très sérieusement, encore une fois, d'un regard si pénétrant que pendant une fraction de seconde, Cersei a l'impression qu'elle est effectivement en train de lire son âme, avant de soupirer :
« Nous vivons dans un monde d'hommes. Pour eux, nous sommes de moindre importance. Le monde qu'ils ont construit n'est pas bienveillant avec notre sexe. Pourquoi tout le temps chercher à se disputer, à se quereller ? Je veux dire... Cela irait beaucoup mieux pour nous si nous nous entraidions, vous ne croyez pas ? »
Cersei ne trouve rien à y répondre.
La glace de l'hiver, les épines de la rose, les flammes du dragon...
Sansa Stark, Margaery Tyrell, Daenerys Targaryen... Elle n'a vu les femmes qui ont marqué le cours de sa vie que comme des rivales, que comme des menaces, et ça l'a presque toujours menée à de grosses pertes.
La petite voix dans son esprit lui murmure que tout aurait pu être différent, si elle avait remis Port-Réal à Daenerys, plutôt que de chercher à tout prix à l'anéantir, que Jaime serait peut-être encore en vie, mais Cersei refuse de se laisser persuader qu'elle a fait le mauvais choix ce jour-là au sommet des remparts de la capitale, refuse de se laisser convaincre qu'elle n'aurait pas dû choisir la violence, ce qui est fait est fait, on ne peut pas revenir en arrière, rien ne sert de commencer avec des ''et si'' et des ''peut-être'', Daenerys avait soif de feu et de sang, elle aurait tout brûlé dans tous les cas.
Cersei soupire :
« Rentrons à l'intérieur. Personnellement, je ne dirais pas non à une coupe de vin. »
Alyssa rayonne tellement à cette proposition que Cersei songe pendant un bref instant que les gens ont eu tort de l'appeler le ''Soleil des Sept Couronnes'' pendant toutes ces années, même si Alyssa n'a rien à voir avec Westeros.
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Une fois que Cersei et Alyssa sont à l'intérieur, elles se rendent compte qu'un certain nombre de magistrats se sont rassemblés au centre de la salle de réception, dans une masse de soieries colorées.
Cersei voit à côté d'elle Alyssa porter sa main à la garde de l'épée à sa ceinture, et se penche vers elle pour lui demander :
« Que se passe-t-il, à votre avis ? »
La voix d'Alyssa est froide quand elle lui répond :
« Gaelon Nargaris. C'est un des magistrats de la ville. Il était en voyage à Lys depuis un certain temps. Je ne savais pas qu'il en était revenu. »
« Cette nouvelle n'a pas l'air de vous réjouir. » fait remarquer Cersei.
« Je n'ai aucune confiance en lui. »
« Pourquoi ? »
« L'instinct ? »
Cersei sent bien qu'il y a autre chose que ça, quelque chose de plus, que l'instinct n'est qu'un prétexte, mais elle choisit de ne pas insister, et hoche la tête, portant le verre qu'elle tenait dans sa main à ses lèvres et prenant une gorgée de vin rouge sang.
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Tyrion, lui, observe du coin de l'œil sa sœur et Alyssa un peu plus loin.
Il sourit quand il les voit discuter. Finalement, il semblerait que Cersei ait plus besoin d'un ami, ou, dans ce cas-là, d'une amie que ce qu'elle ne voudrait bien l'admettre, et cette vision l'emplit d'une immense satisfaction.
Norio est parti parler avec d'autres magistrats, et Tyrion est tellement plongé dans ses pensées qu'il ne remarque même pas que quelqu'un s'approche de lui, et sursaute quand la voix de la personne qui s'est glissée à ses côtés s'élève :
« Ainsi, ce que Stallor disait dans sa lettre était vrai. »
Il reconnaît l'homme autour duquel s'est formé tout un attroupement quelques minutes auparavant, même s'il ne le connaît pas, ni de vue, ni de nom.
L'étranger Pentoshi lui tend la main, dans l'attente qu'il l'attrape et la serre :
« Nous n'avons pas encore été présentés. Je suis Gaelon Nargaris. »
Tyrion attrape effectivement sa main, méfiant.
« Tyrion Lannister. »
Le regard du magistrat le met profondément mal à l'aise, peut-être à cause de son bleu tellement intense qu'il paraîtrait presque surnaturel.
Il a un petit sourire énigmatique, le genre qui ne plaît pas du tout à Tyrion.
(S'il savait ce qui l'attend, si seulement il savait...)
« Oh, je sais bien qui vous êtes, je vous assure. »
Il marque une pause, avant de reprendre :
« Quand j'ai reçu cette fameuse lettre de Stallor, qui m'écrivait qui il avait gracieusement accepté sous son toit, je dois avouer avoir tout d'abord cru à une blague. L'ancienne Main de la reine dragon... »
Il tourne sa tête et ses yeux bleus vers Cersei :
« Et l'ancienne reine des Sept Couronnes de Westeros. »
Son regard change quand il se pose sur sa sœur, il la dévisage comme beaucoup trop d'hommes l'ont dévisagée avant lui, comme s'ils se retrouvaient devant un morceau de viande particulièrement appétissant, et maintenant qu'il a ce lien si particulier avec Cersei, Tyrion se prend à avoir envie de passer un poignard au travers des entrailles de Gaelon Nargaris.
« Votre sœur est très belle. »
(Ainsi, c'est donc ça que ressentait Jaime à chaque fois qu'il voyait Cersei avec Robert?)
Et pourtant, le voilà forcé d'acquiescer :
« Oui, c'est vrai. »
Oui, c'est vrai, et il est le premier à le savoir. Sa sœur est très belle, magnifique, même, et son cœur n'est plus à prendre, son cœur n'est plus à vendre.
« C'est à se demander comment vous pouvez être apparentés. Cela aussi, je le prendrai pour une blague, si je ne l'avait pas sous les yeux. »
Tyrion en reste coi.
Cela fait longtemps, très longtemps qu'on ne l'a pas regardé avec condescendance à cause de son apparence disgracieuse aux yeux de la plupart des gens, et ça fait mal.
Pourtant, il se retient de dire quoi que ce soit, et garde sa bouche fermée, pour une fois, afin de ne pas répliquer par une réplique cinglante.
Gaelon paraît réfléchir quelques instants, avant de demander, sans crier gare :
« Et est-ce qu'elle saigne toujours ? »
Tyrion tourne la tête brusquement vers le magistrat, peinant à croire ce qu'il vient d'entendre.
« Excusez-moi ?! »
« Votre sœur. Est-ce qu'elle saigne toujours ? »
C'est déconcertant, tant la question en elle-même que le fait de comprendre qu'il avait bien entendu la première fois que Tyrion demeure silencieux, incapable de répondre à cette question déroutante.
Gaelon semble prendre ce silence pour une réponse affirmative, puisqu'un sourire particulièrement déplaisant s'étale sur son visage.
Sans ajouter un mot, il fait une courbette, assortie d'un sourire moqueur, et s'éloigne, pour aller converser avec certains de ses collègues magistrats.
Norio, lui, revient aux côtés de Tyrion :
« Vous avez parlé à Gaelon ? »
Toujours sous le choc, et sentant la jalousie l'envahir à propos de la manière dont Gaelon a posé ses yeux sur Cersei, Tyrion répond, légèrement froidement :
« C'est plutôt Gaelon, qui m'a parlé. »
Norio fronce les sourcils :
« Ça va ? Vous n'avez pas l'air bien... »
Il tourne son regard vers Gaelon, qui parle désormais avec Stallor.
« Que vous a-t-il demandé ? »
Tyrion balaie ses inquiétudes d'un revers de la main :
« Rien de très important. Il voulait... se présenter, et faire notre connaissance, à Cersei et à moi. »
Ses yeux restent rivés encore pendant un moment sur Gaelon, avant qu'il ne regarde à nouveau Norio.
« Que pensez-vous de lui ? »
Norio soupire :
« Gaelon est l'homme le plus riche et le plus puissant de cette ville. Néanmoins, mieux vaut ne pas lui faire confiance. Personne ne sait véritablement de quoi il est capable. »
« Dans quel sens ? »
« Ce n'est pas un homme à qui on refuse quelque chose comme ça... Si cela devait advenir, il vous le ferait payer au prix fort. Mieux vaut rester à l'écart de cet homme-là. »
« Je vois » dit Tyrion, l'air songeur.
Il a toujours les yeux rivés sur Gaelon. Il ne parvient pas à occulter de son esprit la manière dont il regardait Cersei, la déshabillant pratiquement du regard, ni la question qui a accompagné ce regard.
Est-ce qu'elle saigne toujours ?
Sa sœur est à lui, et il est à elle.
Si le regard qu'il lui a lancé lui a fait froid dans le dos, s'il a compris ce qu'a ressenti Jaime pendant toutes ces années, tout cela s'est vite transformé en une forme de jalousie, un élan de possessivité qu'il n'aurait plus jamais pensé ressentir un jour.
Pas de possessivité maladive, pas de jalousie excessive.
Il est en train de faire tout le contraire de ce qu'il a dit à Cersei, il le sait, il en est parfaitement conscient, et pourtant, il ne peut pas s'en empêcher.
Cersei est à moi, et je suis à elle.
Merci d'avoir lu !
