Prélude 2 – L'Ombre du Destin
Après consultation des ingrédients dont ils disposaient chacun, Ambre offrit de préparer un curry. La venaison fine que conservait le vieil homme chez lui serait parfaitement mise à l'honneur, avec les épices douces dont sa tante était si férue, quelques herbes culinaires hyliennes qu'elle avait cueillies le matin même, des carottes et du riz qu'elle avait pris au marché de la dernière ville où elle était passée. Sous l'œil vigilant et intrigué du vieil homme, l'hylienne s'affaira à la cuisine en sifflotant un air populaire que son oncle n'avait cessé d'entonner pendant toute son enfance. Elle aimait cuisiner des choses simples quand elle en avait le temps, cela la détendait et la faisait penser à toute autre chose qu'à ses propres préoccupations.
Elle en servit deux portions généreuses dans les assiettes disponibles sur place et en tendit la première à son hôte et invité. Ambre fut rassuré de voir que le plat semblait être à son goût, et après quelques suggestions de raffinement et de différences de préparation culinaire, ils dégustèrent leur propre plat.
- Que comptais-tu trouver au Temple du Temps, jeune femme ?
- C'est justement ce que je cherchais à savoir en m'y rendant, répondit Ambre avec un léger rire avant d'ajouter en haussant des épaules. Hélas, Hylia ne m'a pas éclairée de ses lumières.
- Ho oh ho ! Laisse-moi te confier un petit secret. La déesse Hylia, si sage et si puissante, n'a pas son pareil pour guider le chemin des mortels… en revanche, elle est plutôt avare en explications. En d'autres termes, tu vas devoir chercher par toi-même !
Ambre ne put s'empêcher de sourire avec amusement en entendant l'éclat de rire franc de l'ermite. Elle appréciait sa familiarité, au même titre que la sagesse de ses propos, un brin espiègle envers la déesse. L'hylienne n'appréciait pas beaucoup ne pas avoir de réponse précise, mais elle aimait assez les énigmes et n'était jamais aussi heureuse que lorsqu'elle comprenait enfin un problème qui pouvait lui résister. L'inconnu ne lui faisait pas peur, tout comme elle goûtait peu à la routine sur un trop long terme. C'était aussi pourquoi l'aventurière aimait tant l'exploration et les voyages, pour le commerce ou l'aventure.
Si Hylia préférait qu'elle cherche, et bien elle creuserait ! Elle retournerait toutes les pierres de cette région s'il le fallait, mais Hylia lui en fût témoin, elle finirait par trouver. L'hylienne n'aimait pas rester sur des incertitudes, d'autant moins quand cela pouvait la concerner. Et puis, plus elle ignorait ces songes, plus ils devenaient insistants. Autant faire d'une pierre deux coups.
-De toute façon, je dois réparer ma paravoile. Je ne veux pas me briser les os pendant le grand saut ! Répliqua Ambre d'une voix légère.
- Ah ha ah ! Ce serait bien dommage, n'est-ce pas ? Cela tombe bien, je m'y connais en paravoile. Peut-être pourrais-je t'aider ?
- C'est vrai ? Ce serait merveilleux ! Je n'ai pas mes outils de forge les plus efficaces, mais j'ai ma trousse à outils sur moi. J'irai trouver les matériaux adéquats pour m'en refaire une, mais je ne dis certainement pas non à vos conseils en la matière.
- Je connais quelques endroits. Nous irons ensemble, au petit matin.
- Hylia vous bénisse ! Je vous revaudrai cela, d'une façon ou d'une autre.
Elle le pensait sincèrement. Si Ambre aimait se débrouiller par elle-même, elle ne voulait pas s'attarder longtemps. Elle n'osait pas imaginer l'inquiétude de ses oncles et tantes si elle tardait trop à rentrer, sans donner la moindre nouvelle. En raison de sa fierté, Simael risquait de ne pas manquer d'être très élusif sur les faits, voire à dissimuler leur collaboration afin de ne pas tenir sa propre image plutôt que d'admettre un échec. Elle ne devait pas trop tarder à rentrer à Elimith, lui soufflait sa conscience. Il n'y avait cependant pas que cela qui la travaillait. Les visions, qui hantaient parfois ses songes au cours de son enfance, étaient devenus bien plus intenses et bien plus fréquents lors de la dernière année. Dégustant lentement et silencieusement son assiette, ses yeux marron clair étaient néanmoins ailleurs. Elle se rappelait le sentiment étrange et les visions qui l'avaient assaillie dans les ruines effondrées qui étaient semées sur sa route entre le ravin et le perron du sanctuaire effondré du Temple du Temps. Ces décombres la hantaient, refusant de quitter ses pensées bien longtemps. Ambre n'arrivait toujours pas à comprendre pourquoi elle s'était sentie aussi émue lorsqu'elle avait arpenté le sol du temple dévasté. Dans l'espoir d'exorciser ces phénomènes qui lui échappaient, elle devait en savoir plus. Son interlocuteur pourrait peut-être la renseigner, si elle prenait la bonne approche. La cartographe tenta de lui demander.
- En arrivant près du Temple, j'ai remarqué que certaines ruines semblaient plus anciennes que les autres, comme si elles sortaient d'un autre siècle. Savez-vous ce qu'il y a pu avoir ici, avant ? J'ai du mal à les faire concorder avec d'anciennes cartes d'Hyrule que j'ai pu voir.
Les yeux brun sombre de l'ermite se posèrent sur elle, indéchiffrables. Ambre se sentit un peu mal à l'aise, ne sachant pas comment interpréter son silence inhabituel alors qu'il s'était jusque lors montré comme un gai compagnon qui n'avait pas hésité à répondre aux questions qu'elle lui avait posées. La jeune hylienne l'observa en silence, tâchant de prendre son mal en patience en buvant une grande mais lente gorgée d'eau. La question était-elle sensible pour le seul habitant qu'elle avait vu sur ces terres ? L'aventurière allait se raviser et brider sa curiosité en changeant le sujet de la conversation lorsque le vieil ermite rompit le silence sans prévenir, sa voix toujours aussi posée.
- Vois-tu, il y a longtemps, très longtemps, certains disent un millier d'années, la lignée des rois d'Hyrule ne siégeait pas au château actuellement maudit depuis dix ans, mais dans un autre château, qui était alors très proche du Temple du Temps et dont il ne reste que quelques ruines.
Ambre ne put retenir le sourire enchanté qui se tissa sur ses lèvres en entendant son interlocuteur lui répondre et, assidue comme lors des leçons d'histoire de sa grand-mère Lucia, acquiesça de la tête pour faire signe qu'elle l'écoutait attentivement. Elle avait toujours aimé en savoir plus sur le passé, historique comme mythique, des terres et des peuples d'Hyrule. Sa famille, et plus généralement son clan, avaient toujours eu à cœur d'entretenir ces traditions et ces connaissances des anciens temps, à l'aide des histoires orales et des rares archives écrites dont ils disposaient et qui, sans fausse modestie, faisaient partie des plus précises et des mieux conservées de l'ancien royaume déchu. L'oubli de ses racines, disait grand-mère Lucia, serait sans doute le pire fléau qui pourrait s'abattre sur Hyrule. La jeune hylienne laissa ainsi son aîné tout le loisir de développer son exposé, en auditrice très attentive.
- Á l'époque de cet ancien château, une grande bataille s'est produite au cours de laquelle deux héros se sont particulièrement distingués.
- Mm, vous parlez peut-être de la toute première guerre racontée contre le Fléau ? Celle où il y avait eu le Héros du Temps et la plus ancienne Princesse Zelda dont j'ai le souvenir, commenta Ambre avec curiosité mêlée du plaisir de pouvoir discuter d'un sujet qui l'intéressait.
- Exactement ! Les légendes oublient souvent l'autre héros, le Héros de l'Ombre. Il était peut-être moins connu, mais pas moins courageux, commenta l'ermite tout en l'observant.
Il s'interrompit alors pour reprendre une autre bouchée du curry qu'ils avaient préparés. Bien que dévoré par la curiosité d'en apprendre davantage, Ambre entendit dans son esprits les échos des leçons de politesse de sa tante et s'efforça au silence. Le Héros de l'Ombre… elle approuva en silence de la tête, songeuse. Cela lui évoquait bien vaguement quelque chose. Était-ce une légende annexe ? Sa grand-mère prétendait qu'une partie de leurs archives étaient issues de cet obscur personnage. Néanmoins, il s'était révélé impossible pour sa curieuse et exploratrice petite-fille d'en apprendre assez sur ce dernier, suffisamment pour vérifier son existence au-delà des maigres allusions à cette figure. Elle était tant plongée dans ses réflexions qu'Ambre fut surprise par la remarque de l'ermite.
- Il se prénommait Alan, selon les textes que j'ai pu parcourir.
- C'est un prénom courant dans ma famille, surtout dans les temps anciens. Ça revient de temps à autres, à certaines générations. J'ai eu des aïeux qui portaient ce nom-là, répondit Ambre.
- Peut-être l'un d'entre eux était-il le fameux héros ? Tu ressembles un peu aux fresques qui ont subsisté de lui, ajouta le vieil homme dont les yeux sombres étaient patients mais alertes.
Ambre manqua d'avaler de travers le gobelet rempli d'eau qu'elle buvait. Elle reposa avec lenteur le réceptacle de terre cuite et s'autorisa quelques instants pour reprendre son souffle et le cours de ses pensées. Lorsqu'elle eût repris des couleurs, la jeune hylienne laissa échapper un franc éclat de rire.
- Je ne sais pas ce qu'il en est pour les fresques, je ne les ai jamais vues, mais je ne suis qu'une aventurière et aspirante cartographe. Je n'ai rien d'un guerrier de légende, ça, c'est plus du ressort du Héros du Temps ! Répondit gaiement Ambre.
- Ah ha ah ! Jeune femme, crois-tu que les héros naissent héros en sortant du ventre de leur mère ?
Les joues rougies par la gêne, Ambre s'apprêtait à vertement nier l'affirmation un brin espiègle de son interlocuteur. Cependant, ce dernier ne lui en laissa pas le temps puisqu'il reprit du ton de l'érudit.
- Le Héros du Temps n'a pas été élevé dans un château, mais parmi les Kokiris. Quant au Héros de l'Ombre, il a grandi dans le petit bourg dont je te parlais. Un fils de soldat, et pas non plus une vie de château.
Ambre ébouriffa nerveusement ses propres cheveux et garda le silence. Plutôt que de risquer de s'empêtrer dans des justifications et de risquer de laisser échapper une maladresse ou une imprécision, la jeune hylienne accepta la bienveillante leçon pour ce qu'elle était, à savoir le commentaire d'un aîné qui était bien plus versé qu'elle sur la question et qui prenait le temps de lui partager ses connaissances. Elle écoutait avec plus d'attention encore l'ermite, qui poursuivait d'une voix sérieuse bien que posée.
- Ce sont les épreuves qu'ils ont vécues et le courage dont ils ont fait preuve… mais aussi, il faut bien le dire, la malchance d'attirer l'œil d'une déesse qui a fait d'eux des héros !
Cette dernière phrase inspira, sans qu'elle ne sache bien pourquoi, un frisson à Ambre. L'ermite semblait l'observer avec patience et indulgence, et conclut d'un ton léger qui se mua bientôt en rire.
- Tu es jeune. Quand tu auras mon âge, tu sauras beaucoup plus de choses et tu en auras oublié davantage encore !
Ambre se joignit à son rire et souleva son verre avant de boire un peu d'eau. Elle était jeune oui du haut de ses dix-neuf ans, lui disaient souvent ses oncles et tantes. Elle avait le temps de découvrir ce que la vie lui réserverait, même si elle devait déjà réfléchir aux voies qu'elle voudrait suivre. Son oncle ne lui avait pas caché qu'il préférerait la voir s'établir à Elimith, afin d'être formée à prendre une part plus active dans les affaires du clan. Son intérêt tant envers le commerce, la forge et le combat, les trois grandes branches du clan, le prédisposait bien au rôle de bras droit. Elle devrait alors songer à la pérennité du clan sur un plan aussi marital, mais Ambre n'était pas spécialement pressée en la matière. Sa grand-mère cependant, actuelle cheffe du clan, préférait qu'elle voyage, prenne le temps d'explorer les vastes régions d'Hyrule et parte à la découverte des quatre autres peuples.
Ambre n'avait jamais aimé rester longtemps à un même endroit. Elle aimait le voyage, l'étonnement et les rencontres, plus ou moins amicales, qui pouvaient être trouvés sur les routes de l'aventure.
Elle considéra silencieusement ce qu'elle devait faire et ce qu'elle voulait faire, les pesant aussi équitablement qu'elle le pouvait. La jeune hylienne avait le sentiment, sans pouvoir bien l'expliquer, que ces terres reculées avaient des choses à lui enseigner, et qu'elle y trouverait la clé du mystère qui la hantait. Hylia avait voulu qu'elle se rende jusque-là, elle devait donc bien y avoir une bonne raison ! Pour l'heure, elle décida de profiter de l'instant présent et de ne pas écarter la possibilité de demeurer quelques jours dans les environs. Après tout, sa famille voulait une cartographie détaillée. Elle l'aurait.
Quelques jours plus tard.
Elle n'était pas fâchée de revenir à la chaumière du vieil ermite, après les dernières heures qu'elle avait passées. La jeune hylienne se sentait encore transie de froid, en dépit des réserves de plats chauds spécifiques qu'elle avait préparés par avance. Manquer de laisser sa peau pour une vulgaire épée, franchement ! En plus, elle avait dû se farcir un foutu dragon juvénile d'eau. Un foutu lézard géant !
L'épée courte était jolie, c'est vrai, et encore en état malgré la rouille de l'humidité, mais quand même.
Si cela ne suffisait pas, il fallait rajouter en plus tout le lot d'étrangetés qui était survenu pendant cette fraîche traversée et ce combat assez corsé. Elle n'avait eu de cesse de se remuer les méninges depuis, sans parvenir à démêler le pourquoi du comment du phénomène dont elle avait été témoin. Elle dardait de temps à autres un regard méfiant et perplexe sur sa main droite, recouverte d'un gant de cuir noir.
Le pire, c'était qu'elle ne pouvait pas s'empêcher depuis de ressasser ses précédents échanges avec le vieil homme dont elle ignorait encore le nom et qu'elle surnommait « l'ermite » en son for intérieur. Pour autant, le personnage l'intriguait. Pour un loup solitaire, il connaissait beaucoup de choses en termes d'histoire, de géographie et de théologie hyliennes. Il s'adonnait avec passion, certes, à plusieurs autres arts plus manuels, telle que la fabrication des paravoiles ou encore l'art de la chasse et les talents culinaires. De son humble expérience, peu de personnes désormais pouvaient prétendre à connaître autant de choses sur le passé de leurs nations. C'était d'autant plus vrai chez les siens, les hyliens. Ils avaient perdu beaucoup de connaissances et d'archives après la Défaite contre Ganondorf, suite à la chute du Château d'Hyrule, de sa citadelle et des nombreuses villes situées aux alentours. Les Piafs, les Gorons et les Zora, par leur espérance de vie et leur mémoire plus longues que les leurs, pouvaient peut-être justifier d'une telle érudition chez certains de leurs membres, mais quand même.
Pour l'heure, Ambre était frustrée d'être envahie de questions sans réponses. Et pourtant, elle avait tout sauf envie de déverser sa frustration sur le pauvre vieil homme sympathique. Après tout, l'ermite avait été de bonne compagnie, et lui avait appris beaucoup de choses qu'elle ignorait sur la région et sur son histoire, des choses qui étaient absentes ou peu évoquées dans les carnets familiaux. Rien que pour son aide pour sa paravoile et la compagnie, le vieil homme avait toute sa gratitude.
Ambre ne comprenait juste pas pourquoi il l'avait envoyée dans un coin pareil pour une course pareille, pour des raisons mystérieuses et sur des voies dangereuses. Outre le climat inamical, ces belles montagnes à leurs cimes ne manquaient pas d'affluence en termes de monstres frigorifiques.
- Il ne manquerait plus qu'une Lune de Sang et j'aurais touché le gros lot, marmonna-t-elle.
Ébouriffant d'un geste agacé ses cheveux bruns déjà décoiffés, l'hylienne s'arrêta lorsqu'une lumière incarnate baigna le paysage tout entier. L'archère leva ses yeux noisette vers le ciel avant que ses traits ne s'assombrissent. Déjà, des cendres noirâtres et rougeâtres se mirent à voleter tout en crépitant. Elle pressa plus encore son pas, alors qu'un silence oppressant s'abattait froidement sur la clairière.
Un hurlement formidable déchira le silence, si fort que ses oreilles fines en frémirent. Cela ne pouvait pas être un Lynel. Cela ne devait être qu'un loup qui rôdait. En tout cas, elle l'espérait vivement.
En dépit de sa fatigue et de ses blessures légères encore convalescentes, elle parcourut les dernières centaines de mètres restantes avant sa destination à l'amble, qui mua très vite en course effrénée. Quelle que fût la chose qu'elle avait entendue, la saleté ne l'avait, Hylia fût louée, pas repérée ni suivie. Ce fut avec un grand soulagement qu'elle trouva la chaumière allumée et qu'elle y entra après avoir promptement frappé à la porte pour prévenir, un tant soit peu, de son arrivée tardive et précipitée.
- Ce n'est que moi ! Je vous cherchais, mais c'est rassurant de vous savoir là en tout cas. La nuit s'annonce longue… très longue, déclara Ambre tout en reprenant peu à peu son souffle.
- Tu ferais mieux de passer la nuit ici alors, lui suggéra le vieil homme avec un léger sourire. Elle te portera conseil, et tu y seras mieux que dehors.
- Reportons ma tentative d'envol à demain, approuva Ambre avec entrain avant d'ajouter avec plus de sérieux. En tout cas, c'était une charmante balade que vous m'avez fait faire.
- Ravi que tu aies apprécié, c'est mieux comme cela. Après tout, ton voyage ne fait que commencer !
- Il a bien failli se finir plus tôt que je ne le pensais ! J'ai croisé une charmante bestiole sur place, dont voici quelques écailles. Et voici les herbes que vous vouliez, avant que je n'oublie.
Ambre déposa ainsi les bouquets d'herbes de glace qu'on ne trouvait que là-bas sur la seule table de la petite chaumière. Cette formalité faite, elle s'adossa en silence contre le mur avant de reprendre d'une voix dont la légèreté du ton ne trouvait pas de reflet dans ses yeux posés sur le vieil homme.
- Vous ne m'y avez pas envoyée que pour cette petite cueillette, n'est-ce pas ? C'était cette épée que vous cherchiez, peut-être ? Je n'ai guère trouvé d'autre chose d'intérêt dans le coin.
Laissant à son interlocuteur la possibilité de lui répondre, Ambre sortit silencieusement l'épée anthracite de son fourreau et l'observa d'un œil alerte. Elle paraissait assez ancienne à vue d'œil, d'après sa forme assez archaïque tant pour sa lame courte que pour l'aspect de sa garde. Après une courte inspection, Ambre la jugea plutôt en bon état une fois qu'elle sera débarrassée de sa rouille. C'est rare de trouver une arme forgée avec un métal aussi sombre, de nos jours. Aussi solide que du fer, mais d'une légèreté étonnante et avec une résistance respectable vu son âge potentiel. Elle ne savait pas pourquoi elle se sentait aussi en colère, aussi voulût-elle mettre un peu d'eau dans son vin.
- Je peux me tromper, aussi. La fatigue joue un peu, et il s'est passé pas de mal de choses. J'admets ne pas trop savoir ce que vous me voulez vraiment, reprit Ambre en secouant la tête.
- Oh ho oh ! Moi je ne veux rien jeune femme, sinon te guider. Inquiète-toi plutôt de ce que la déesse veut. Après tout, n'est-ce pas elle qui t'a guidée jusqu'ici ?
- Peut-être bien, répondit Ambre d'une voix un brin lasse avant d'ajouter. Je n'arrive juste pas à comprendre ce qu'Hylia me veut. Si j'en crois la nature des rêves qu'elle m'inspire, on pourrait penser qu'elle veut un guerrier d'expérience, ce que je ne suis pas.
- Qu'est-ce qui te fait dire qu'elle te voit comme un guerrier ?
Ambre était parfois un peu ennuyée par la tendance de son interlocuteur à répondre à ses questions en posant d'autres questions. Des questions qui l'interpellaient, qui réveillaient quelque chose d'indescriptible en son for intérieur, quelque chose qu'Ambre ne savait pas si elle voulait le connaître. Elle secoua la tête en silence. Elle n'était pas une guerrière, et considérait que c'était déjà un miracle qu'elle ait survécu face au dragon juvénile d'eau, et plus encore à la rage du dragon de foudre. La jeune hylienne voulait être convaincue que ce n'était que l'instinct de survie qui s'était exprimé, plutôt que quelque aspect d'elle-même qu'elle ignorerait encore. Cette perspective lui était désagréable.
Néanmoins, elle devait à son interlocuteur une réponse, aussi peu à son goût que fût cette dernière. Ce fut récalcitrante qu'elle traîna la patte quelques minutes avant de daigner reprendre la parole.
- Quand j'ai été face à ce reptile, des sortes de vision m'ont assailli. C'était comme si je voyais un autre combat, avec un autre reptile, à travers les yeux d'un étranger. Je partageais ce que cette personne ressentait, tout en sachant que ce n'était pas quelque chose de mon vécu. Je n'ai vu qu'une partie du combat, mais la façon dont cet individu se battait, ça sentait l'expérience. Ne me demandez pas comment ça a fini par contre, je n'en sais fichtre rien !
L'ermite l'observait toujours en silence, sans rien perdre de sa bienveillance ou de sa patience. Il ne semblait pas s'émouvoir de l'agacement de la jeune voyageuse, qui était assez frustrée d'être dépassée par quelque chose. Le fait que, malgré son intellect, elle n'arrivait pas à donner un sens rationnel à la situation. Cela n'arrivait pas souvent mais quand cela lui arrivait, cela avait le don de la mettre de mauvaise humeur. Et elle n'aimait pas être en rogne. Qu'est-ce qui l'énervait le plus ? Le fait que l'ermite l'avait envoyée sur une quête dangereuse, jetée entre les griffes d'un de ces dragons qu'elle craignait et honnissait à la fois, pour un but qui semblait presque dépourvu de réel sens précis ? Le fait de ne pas comprendre grand-chose de ce que lui voulait Hylia, en insistant de la sorte ? Ou encore, le fait d'avoir dû faire face à l'un de ces maudits dragons qui avaient le don de faire bouillir son sang et de lui faire perdre son calme, même en sachant qu'ils pourraient très bien la réduire en charpie ?
Elle inspira de nouveau plus lentement, avant de prendre le temps de bien expirer. Ambre répéta la manœuvre aussi longtemps qu'il fallait pour contenir le ressentiment qui la gagnait peu à peu. Il ne servait à rien de se braquer de la sorte, le vieil homme n'était guère impressionnable et peut-être, n'était sans doute pour pas grand-chose dans son agacement… sinon sa rencontre avec le reptile. Plus calme, elle secoua doucement la tête avant de prendre celle-ci entre ses mains, disant, lèvres serrées.
- Vous devez peut-être me prendre pour une folle, et le pire, c'est que je ne vous en blâmerai pas. C'est difficile à expliquer. Peut-être que je perds la tête, depuis que je suis tombée par ici.
C'est une raison logique et valable, à ses yeux. Peut-être qu'elle s'était mal réceptionnée dans la petite étendue d'eau où elle s'était crashée. Peut-être qu'elle s'était pris un plus mauvais cou sur le crâne qu'elle ne l'avait cru, lors de l'atterrissage ou en repoussant les monstres qui l'avaient assaillie en chemin. Ambre redressa un regard marron clair confus vers le vieil homme, comme si elle espérait être détrompée. Elle n'était plus sûr de grand-chose en ce qui concernait ces songes. L'hylienne savait qu'elle devait être là, mais elle ne savait pas pourquoi elle devait se rendre à cet endroit d'Hyrule.
Elle sursauta en sentant la main du vieil homme se poser, l'espace d'un instant, sur l'une de ses épaules. Dans son ire, elle ne l'avait pas vu ni entendu se lever et gagner sa hauteur. Alors qu'il aurait eu de très bonnes raisons d'être remonté après elle, son interlocuteur ne paraissait pas lui en tenir rigueur. Son regard était si compassionné et si serein que la jeune femme en était surprise. Aussi l'écouta-t-elle avec attention lorsque le vieil homme commenta, avec sagacité et d'une voix posée.
- Tu sais, quand on vit depuis assez longtemps, on se rend compte que la folie et la sagesse sont deux faces d'une même pièce. Ce que tu crois être d'étranges apparitions est peut-être un message envoyé par la déesse. Peut-être qu'elle veut te faire penser à quelque chose. Quoi, je ne sais pas. Quelque chose qui arrivera peut-être… ou un cycle qui doit se répéter.
La sagesse et la folie, hein… quelque part, cela faisait sens. L'histoire avait été riche en grands souverains, d'abord sages, qui avait pu pour certains sombrer dans la folie et assombrir les heures du royaume, par arrogance, par orgueil, par paresse, par luxure et autres écueils, pluriels et très variés. Ambre se résigna à considérer les propos de l'ermite, puisqu'elle n'arrivait pas à faire sens à l'aide de la raison. Ces visions, qui la taraudaient depuis son enfance, étaient sombres, emplies de combats, de lassitude, de désespoir, de sang, de larmes, de violence, de monstruosités, de solitude et d'incertitude. Certaines, parfois, étaient pourvues d'espoir, de jours meilleurs, de sourires et bourdonnaient de vie. Elles n'étaient jamais distinctes les unes des autres, entrelacées en des nœuds complexes et anciens. Toujours, il y avait un lien entre elles, aussi ténu, fragile et insaisissable était-il. Un cycle qui doit se répéter, quelque chose qui arrivera peut-être… le passé se liait étroitement à l'avenir, même si elle ne comprenait que le présent. Comme ses rêves, les seconds restaient enveloppés de brume.
Un cycle qui se répétait. Ces mots persistaient dans son esprit, et s'associèrent aux leçons de grand-mère Lucia. Il n'y avait qu'un cycle qui se répétait en Hyrule, pendule qui oscillait entre la destruction et la recréation, le désespoir et l'espoir, l'avenir et le passé, sans s'interrompre. Á moins que… ses yeux glissèrent sur sa main droite, tout aussi gantée de noir que sa consœur du côté senestre. Cela ne collait pas avec ce qu'elle savait et ce dont elle avait été témoin. Quel était son rôle dans tout ce bazar ? Grand-mère Lucia lui avait parlé de la Triforce, et des trois fragments qui la constituaient : la Force, volée ou conquise par Ganondorf selon les versions, la Sagesse protégée par la princesse Zelda, et le Courage, qui distinguait le Héros du Temps et certains de ses descendants comme ses porteurs.
Elle ressentait toujours une certaine réticence à le montrer, sans y voir de mal, mais son interlocuteur pourrait peut-être l'éclairer sur l'origine de cette… chose. Le risque valait la peine d'être pris, décida la jeune hylienne, plutôt que de rester ignorante. Sans mot dire, elle retira son gant droit. Se penchant un peu, elle posa sa main découverte de façon à ce que le dos soit révélé à la lumière.
- Vous sauriez par hasard ce que représente cette espèce de marque ? Elle est apparue quand j'ai affronté ce maudit reptile ailé, demanda Ambre sans chercher à masquer sa confusion.
- Eh bien, eh bien ! Cela faisait longtemps que je n'avais pas vu ce symbole. Comme quoi, il te reste encore quelques choses à apprendre. Il s'agit de la Triforce de l'Ombre, jadis en possession du héros du même nom, répondit l'ermite à la vue du symbole de couleur sombre.
La perplexité d'Ambre se mua en stupeur, toujours teintée d'incrédulité. Il lui semblait bien que l'étrange tatouage lui rappelât un peu les quelques dessins de la Triforce qu'elle avait vus dans certaines archives, mais elle ignorait totalement l'existence d'un quatrième fragment, annexe, de la Triforce. Elle jeta un œil méfiant sur le dessin pyramidal bleuté, lui-même composé de trois triangles d'un bleu sombre qui pointaient vers le haut. Le creux d'ordinaire vide sur les représentations de la Triforce était ici devenu un triangle pointé vers le bas, qui lui-même était d'une couleur bleu glace. Le vieil homme semblait bien sûr de lui, aussi impossible que cela puisse sembler à la voyageuse. Secouant la tête, Ambre posa des yeux dubitatifs sur l'ermite avant de lui rétorquer.
- Justement, il n'est pas mort depuis des lustres ? Cela fait un bail qu'il a disparu des archives. S'il était un contemporain du Héros du Temps, il serait revenu bien plus tôt. Ce serait étrange qu'il ne soit pas revenu en même temps que les héros du courage et de la sagesse réincarnés. Et puis il l'aurait su je pense, plutôt que d'être aussi paumée et sceptique que je ne le suis.
Ce n'était pas logique, à ses yeux. S'il s'agissait vraiment d'un quatrième morceau de la Triforce, s'il s'agissait vraiment d'un héritage récolté par le supposé second héros… cela aurait dû survenir plus tôt. Cela aurait dû arriver au moins vingt-trente ans plus tôt estimait Ambre, si ce « Héros de l'Ombre » devait revenir au même moment que les descendants de la Princesse Zelda originelle et du Héros du Temps. Or, elle n'avait lui-même que 19 ans et n'avait, pour ainsi dire, pas le moindre souvenir de la guerre perdue contre Ganon. Elle avait dix ans d'écart avec eux, si elle évaluait correctement le peu qu'il savait sur la dirigeante des Prodiges et de son gardien rapproché, c'est-à-dire de ce que ses parents, oncles et tantes savaient. La perspective de l'aventure était attirante, d'un côté, mais de l'autre, un obscur instinct l'encourageait fortement à ne pas embrasser cette voie, à résister à cet appel muet mais persistant. Tâchant de masquer le mieux possible sa panique grandissante, Ambre exposa autant que possible ses arguments.
- Je veux dire, pourquoi moi ? Il y a bien d'autres personnes dans Hyrule qui seraient plus appropriées pour cette tâche. Et quand même ce serait familial, je ne descends pas de la principale lignée de mon clan et je ne manque pas de cousins plus rodés à la guerre que moi.
Une toux, d'abord assez naturelle, faisait trembler tout le corps du vieil homme, avant qu'un franc éclat de rire ne lui échappe. Ambre haussa un sourcil perplexe face à sa réaction. Qu'avait-elle donc pu dire de si drôle ? Elle ne savait pas trop comment le prendre, entre agacement d'être moquée et perplexité sur la raison d'une telle hilarité. Et si le vieil homme s'étouffait avec son propre rire ? La pensée inquiéta beaucoup la jeune hylienne, qui voulût aussitôt se lever pour s'enquérir de son état et au besoin l'aider à faciliter sa respiration. Elle en fût néanmoins dissuadée d'un geste de la main de l'ermite, qui reprit peu à peu un brin de sérieux.
- Et pourquoi pas ! Tu es débrouillarde, visiblement courageuse voire habitée d'un grain de folie pour être arrivée jusqu'ici, simplement guidée par tes rêves. Je suis navré de te dire que tu m'as tout l'air d'avoir été désignée par la déesse, que tu sois de la bonne lignée ou non, que tu te sentes prête ou non, et surtout, ah ha ah, que tu le veuilles ou non, jeune sotte !
Un hurlement sauvage interrompit leur discussion, tandis que les rayons pourpres de la lune sanguine étendaient leur éclat cramoisi dans la chaumière où ils s'étaient réfugiés à travers la mince fenêtre. Le vieil homme, sans plus de cérémonie, alla se coucher dans le lit principal qui se trouvait dans la bâtisse et lui indiqua d'un geste de main un autre petit lit destiné aux visiteurs, situé près de la fenêtre.
- Allez va te coucher. Vu comment sont tes rêves, la nuit te portera conseil ! Ah ah ha !
Ambre grommela mais se sentit trop fatigué pour chercher une répartie efficace. Secouant la tête, elle se délesta de ses bottes et de son équipement avant de se glisser sous les couvertures. Le sommeil tardait, tant ses pensées étaient agitées, comme si elles étaient soulevées par une tornade. Ses yeux marron clair n'arrivaient pas à quitter tout à fait la mince fenêtre de la chaumière.
Ce n'était pas la première Lune de Sang qu'Ambre voyait, mais cette fois, elle ne lui inspirait vraiment rien de bon. Frissonnant, elle lui tourna le dos, résignée à fermer les yeux et à faire face à ses rêves.
