Année : 771
Un peu plus de 3 ans après le Cell Game
Adossé aux longs câbles de l'enclos, C17 observait en silence le troupeau. Tout était rentré dans l'ordre. Les gardes forestiers étaient pratiquement tous partis pour livrer les braconniers à la police, seuls 3 étaient restés pour surveiller les animaux. Ces derniers étaient à présent tous calmes et paisibles, y compris le grand mâle qui ne réagissait plus du tout à la présence de C17.
La femelle était à présent retournée près des siens, et elle semblait aller beaucoup mieux elle aussi. Son petit l'accompagnait, et il était en pleine forme. Quand Ruri l'avait sorti du ventre de sa mère, il était en piteux état. Il était tout bleu, apparemment il avait manqué d'oxygène pendant quelques minutes. Ruri l'avait cependant soigné. C17 était resté près d'elle, sans intervenir, mais pour s'assurer qu'elle était en sécurité. Elle savait parfaitement comment agir d'ailleurs, et en un rien de temps avait remis sur pieds le jeune cerf. Elle l'avait nettoyé, relevé, et aidé sa mère à le nourrir. Elle avait fait preuve d'un sang-froid remarquable, C17 devait bien le reconnaître.
« Tiens, le café promis, avec un peu de retard »
C17 se retourna et accepta en souriant la tasse que Ruri lui tendit. Elle se rapprocha de la barrière, à côté de lui, et tous deux burent quelques gorgées en silence.
- Il est bon ce café non ? finit-elle par dire
- Oui.
- Tu ne me l'as pas demandé, mais je précise que je me suis lavée les mains avant de te le servir.
- ….. merci (C17 se dit aussitôt qu'en effet, il aurait mieux fait de demander)
- Et tu noteras que je n'ai pas sali ton foulard, j'ai fait attention !
- Oui, merci.
- Merci aussi, tu m'as été très utile. Avec toi, j'ai pu agir très vite, et vraiment, le temps était compté…
- ….. de rien. Il est tiré d'affaires ?
- Oui. Il est un peu fragile encore, ça se voit, il titube un peu. J'ai demandé aux gardes forestiers de libérer les animaux d'ici ce soir, et de garder un œil sur le petit pendant quelques jours, au cas où. Mais bon, normalement oui, il est sauvé. Et sa mère aussi.
- Bien.
Ruri lui adressa un grand sourire. C17 hésita, puis finit par le lui rendre. Elle avait vraiment un très joli sourire, qui illuminait tout son visage. Il ressentit alors une sensation étrange tandis qu'ils échangeaient un long regard, un mélange de quiétude et de complicité qu'il avait du mal à définir.
De manière générale, il avait du mal avec les émotions. Le Dr Gero avait cherché à supprimer chez C17 et C18 tout ce qui faisait d'eux des humains. Et en premier lieu, leurs souvenirs et leurs émotions. Il n'y était pas totalement parvenu, les jumeaux ayant lutté de toutes leurs forces contre une cybernétisation qui était pratiquée contre leur gré. C17, en particulier, n'avait jamais accepté de se soumettre. Mais malgré leurs efforts, progressivement, une partie de leur humanité s'était dissipée. En soit, ils étaient toujours capables de ressentir des émotions, mais ils avaient perdu la « mémoire » de ce qu'elles étaient. Aussi, il n'était pas toujours facile pour C17 de caractériser ce qu'il ressentait, au-delà des sensations simples comme la colère par exemple.
Il était encore en pleine réflexion, quand lui revint en mémoire les (très) nombreuses questions qu'il avait mises de côté depuis leur rencontre.
- … alors ?
- Alors quoi ?
- Pourquoi le cerf géant s'est calmé ? Tu avais dit que tu m'expliquerais.
- Ahhhhhhhhhh oui, c'est vrai, répondit Ruri avec malice. Disons qu'en fait, si tu avais été plus attentif à son comportement, tu aurais compris tout seul. Et il faut aussi un peu de logique. Regarde-le. Il est énorme, puissant. Ce genre d'animal rencontre rarement plus fort que lui, tu t'en doutes.
- ça paraît logique
- De plus, sache qu'en règle générale les animaux ne se battent pas « pour le plaisir » de se battre. Ils évitent de se blesser inutilement. Ils se battent pour se défendre, ou défendre les autres. A ton avis, il t'a attaqué pourquoi ?
- ….. pour défendre son troupeau ?
- Exactement. Or, il se trouve que de une, tu lui a résisté et ce sans effort. Il a bien senti que tu étais aussi très fort puisque tu l'as arrêté à mains nues. Et de plus, je t'ai dit de rester immobile, de ne pas réagir à ses attaques. Il a donc vu que malgré ta supériorité, tu n'attaquais pas pour autant ses femelles. Donc, il s'est mis à douter. Tu l'as vu ?
- ….. oui, à un moment il semblait…
- Perplexe. Il hésitait sur la conduite à tenir. Et c'est là que les poteaux interviennent.
- …. oui, ça aussi, je n'ai pas compris….
- Observation C17, observation. Depuis des heures il fonçait sur ces poteaux sans parvenir à les arracher. Et toi, devant lui, tu les as soulevés en un instant. Hahaha, il a dû se dire que tu étais drôlement balèze !
- ….
- Et donc, pour lui, tu es devenu un autre mâle dominant, mais qui n'était pas une menace pour son troupeau. Alors, quel intérêt de risquer la blessure ou la mort en t'affrontant ? Aucun. C'est pour ça qu'il s'est calmé. En gros, tu lui as imposé le respect !
- ….. c'est …. aussi simple que ça ?
- Oui. Aussi simple que ça.
- Mais et toi ? Pourquoi toi il ne t'a pas attaqué ?
- Grace à ton foulard
- …. ?
- Observation. Comment il vit ce cher cerf ? Avec qui ?
- ….. des femelles
- Voilà. Donc il a un schéma de pensée. Et moi, quand je suis entrée dans l'enclos, il m'a reniflé. Il a senti que j'étais une femelle…..
- Les animaux peuvent sentir ça ?
- Oui. Et grâce à ton foulard, j'avais un peu de ton odeur sur moi. Donc pour lui, je suis « ta » femelle.
- ….. ma quoi ?
- Ta femelle. Je suis dans ton troupeau. Et on ne fait pas de mal à la femelle d'un dominant. Un peu comme dans la vraie vie en fait hahaha ! Donc merci, ton foulard m'a permis de ne pas me faire piétiner
- …. tu as déduit tout ça rien qu'en l'observant ?
- Je triche un peu, parce que je m'y connais mieux que toi en animaux. Mais oui, essentiellement. Et j'y suis allée un peu à l'intuition aussi….ça compte pour un zoologiste, l'intuition.
C17 se détourna de la barrière de câble et fit face à Ruri. « Vraiment impressionnante » se dit-il. Elle avait eu raison, sa méthode avait en effet permis de s'approcher du cerf sans user de la force, rien qu'avec son intelligence. Soudain, une pensée lui vint :
- Mais ! attends, comment aurais-tu fait si je n'avais pas été là ?
- C'est à dire ?
- Tout à l'heure tu as dit que tu n'avais pas besoin de mon aide. Alors comment aurais-tu fait si je n'avais pas proposé de t'aider ?
- Quelle heure il est ?
- ….. pardon ?
- L'heure.
- … 17h36, répondit C17, en regardant sa montre.
- Alors ça veut dire que tu as mis 44 minutes à t'en rendre compte, c'est pas terrible hein !
- Tu…..
- Je l'aurais endormi. Avec ça.
Ruri sorti alors de son sac à dos gris des énormes seringues.
Devant le regard interloqué de C17, elle poursuivit :
- Je sais ce que tu vas dire. L'endormir ou l'assommer, quelle différence ? En soit il y en a une, car en l'endormant je suis sûre de ne pas le blesser. Mais dans le fond, c'est un peu pareil.
- Alors pourquoi….
- Je voulais te tester. Tester ta force.
Son regard était devenu très sérieux. Le ton de sa voix aussi. C17 perçut de la gravité dans son propos, bien qu'une pointe d'hésitation se faisant tout de même entendre. En temps normal, il se serait sans aucun doute énervé d'avoir perdu son temps. Mais Ruri ne semblait pas avoir voulu le manipuler ou se jouer de lui. Il la regarda droit dans les yeux, et lui demanda :
- Et je peux savoir pourquoi ?
- En fait….. j'ai un projet. Un grand projet. Et potentiellement très dangereux. Ça fait des mois que je cherche quelqu'un qui accepte de m'accompagner. Surprise : personne ne veut. Quand je t'ai vu tout à l'heure…. Écoute….. tu es si fort…. En fait….. seule, c'est quasiment mission impossible. Mais si….tu….. viens avec moi, alors….
- Non.
- Eh ! Tout à l'heure, tu m'as promis que tu étudierais ma proposition !
- ….. j'ai dit ça ?
- Oui !
- ….. Quel genre de projet ?
- C'est une expédition pour étudier des animaux très spéciaux. 5 animaux pour être exacte. Très rares, et très dangereux. Je veux….les observer…. Les étudier….. et écrire des articles sur eux
- Dangereux comment ?
- Pour te donner une idée, le dernier animal n'a jamais été approché par des humains. Plus exactement, 3 expéditions ont eu lieu dans l'histoire de l'humanité pour tenter de l'étudier.
- Et ?
- Aucun membre de ces expéditions n'est revenu… vivant.
- ….. Si je refuse, tu la feras quand même, ton expédition ?
- Oui.
- C'est donc si important ?
- Oui.
Elle avait l'air parfaitement sérieuse. Sur le danger de cette expédition, et sur sa détermination à la mener à terme. C17 pouvait le dire rien qu'à sa posture. Son regard aussi. Elle disait la vérité. Si vraiment les animaux qu'elle voulait étudier étaient si mortels, il comprenait alors qu'elle ait voulu évaluer l'étendue de sa force et lui demander de venir avec elle. Il ne lui en tint donc pas rigueur. Mais il n'avait pas du tout l'intention de l'accompagner pour autant.
Chose inhabituelle pour lui, il se dit qu'il allait faire attention à ne pas la heurter en refusant. Il était en train de réfléchir à la meilleure manière de lui signifier de nouveau son refus. Mais elle ne lui en laissa pas le temps.
- Tu ne me crois pas n'est-ce pas ?
- Mmmmm ?
- Tu ne me prends pas au sérieux quand je dis que je vais y aller quand même ? C'est toujours pareil hein avec vous.
- Nous qui ?
- Les hommes. Je suis une femme, et en plus je suis jeune et je suis étudiante. Donc je suis une écervelée qui m'enfuira au bout de 5 minutes face au danger. Vous êtes tous les mêmes.
C17 ne s'attendait pas à ça. Être comparé aux humains dans son attitude lui parut inconcevable. Il ne savait pas vraiment quoi répondre. Mais le regard de Ruri était décidément très expressif. Elle semblait…. Blessée. « Vraiment, tu es impossible toi ! » se dit-il alors. Il dut prendre sur lui et mobiliser toute l'empathie dont il était capable (c'est à dire très peu) pour lui répondre sans aggraver la situation.
- ….. Je n'ai jamais pensé que tu n'étais pas …. sérieuse. Je t'ai vu à l'œuvre… et ….. je sais ce que tu vaux. Je te ….. respecte.
- C'est vraiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii ? s'écria Ruri. TU LE PENSES VRAIMEEEEEEENT ? Mais c'est ADORAAAAAAAAAAABLE !
- Tu peux me croire, répondit C17, amusé par son changement brusque d'attitude, je n'ai jamais dit ça à un autre hum….. à une autre personne avant.
- Alors pourquoi tu refuses ?
- …. je n'en ai pas envie.
- Tu as mieux à faire c'est ça ? Pourtant…. Ryo m'a dit que….. tu ne faisais pas forcément grand-chose….. de tes journées….
« Ce sale gamin ! » pensa aussitôt C17. Ruri poursuivit :
- Tu fais quoi en fait ? Dans la vie ?
- … je …. rien de … je voyage.
- C'est vrai ? Tu es allé où ? Je suis bête. Tu sais voler, mon dieu tu as de la chance, tu as dû faire au moins 15 fois le tour de la Terre. Rolalalalala si je savais voler, i million d'endroits où j'aimerais aller. Dis-m'en plus, tu voyages où ? Tu as visité les Montagnes Immortelles ? Ohhhhh non attends, atteeeeeeeeeeeeeeeeeend tu as dû voir tellement de choses ! Alors ?
- ….. euh…. Je….
- Tu ne veux pas me le dire ?
- Non je…. N'ai pas…. C'est…
- Tu n'es pas allé vraiment très loin, n'est-ce pas ?
Tout à coup, Ruri venait de reprendre son air sérieux. Elle changeait d'humeur si vite que c'en était difficile à suivre. Mais elle avait parfaitement saisi la situation. La vérité, c'est que C17 ne savait pas quoi faire depuis sa résurrection. Il errait, sans but, mais ne pouvait pas vraiment citer d'endroit particulier où il était allé.
- Tu sais, repris immédiatement Ruri, je ne te juge pas, et je ne cherche pas à savoir. Je peux te payer pour ton aide…..
- Je n'ai pas besoin de tant d'argent que ça…
- Ah ben tant mieux, j'ai un budget serré ça m'arrange !… Mais…. Je peux te promettre une chose.
- Quoi ?
- Si tu viens avec moi, tu ne t'ennuieras pas une seule journée. Avec moi, on ne s'ennuie JAMAIS (sur ce point là, C17 avait tendance à la croire), et….. je te ferai voir des lieux dont tu ne soupçonnes même pas l'existence ? Tu en prendras plein les yeux, je te le garantis. Je… t'apprendrai tout ce que je sais. Et toi et moi, on ira là où personne n'est jamais allé.
- ….. tu as fini ?
- … oui.
- Ma réponse est toujours…
- Attends. Tu m'as promis de réfléchir. J'ai bien mérité que tu tiennes ta promesse non ?
- ….
- Écoute. Je vais rester ici pendant 3 jours. J'ai des trucs à finir avant de repartir. Je suis logée chambre 405, 4ème étage, dans l'hôtel du coin. Il n'y en a qu'un, c'est pas difficile.
- … et ?
- Et rien. Promets-moi que tu vas réfléchir. Et si … tu changes d'avis… je partirai dans 3 jours, au matin.
- ….. je …
- Juste, promets. Et moi, je te promets de ne plus t'embêter avec ça.
C17 la regarda intensément. Elle ne détourna pas le regard. Il s'était engagé à étudier sa proposition, et puis…. Il avait quand même passé un bon moment en sa compagnie.
« Je te le promets » finit-il par répondre.
