Une part de vérité
« Je dois retrouver Sylvie, déclara Loki en plein milieu de leur repas. »
Depuis plusieurs minutes, il jouait avec sa nourriture, sans en manger une seule bouchée, sous l'œil quelque peu inquiet de Mobius. Le dieu était sans cesse distrait, il lui arrivait régulièrement de s'interrompre alors qu'il parlait, plongeant dans un mutisme presque effrayant avant de reprendre le cours de ses pensées. Il songeait beaucoup à Sylvie et à son geste insensé lorsqu'elle lui avait laissé la vie sauve au Mexique, ayant l'impression de lui être redevable d'une telle clémence. Il avait besoin de comprendre ce qu'il avait bien pu faire pour la convaincre de ne pas le tuer.
« Est-ce si urgent ? s'enquit Mobius en terminant sa salade.
— Drôle de question de la part de quelqu'un qui est censé la pourchasser, s'amusa le dieu.
— Justement, c'est mon travail. Mais vous ? C'est à cause de votre lien ? Parce qu'elle est malgré tout un Loki ?
— Je crois … je crois que j'ai des responsabilités envers elle. J'ai fichu en l'air son meilleur plan alors qu'elle le prépare depuis des années. »
Il savait ce que cela représentait de voir s'effondrer des mois et des mois de dur labeur, et il ne l'aurait souhaité à personne de sa connaissance, encore moins à une autre lui qui était assez déterminée pour tuer tous ceux qui lui mettaient des bâtons dans les roues. Il avait encore tant de questions à lui poser sur sa vie à Asgard, sur leur adoption, sur Thor, sur tout ce qu'ils avaient pu vivre de différent l'un et l'autre. Sylvie lui semblait plus téméraire, et plus apte à utiliser la magie, comme si elle l'avait fait depuis toujours sans avoir eu à se restreindre. Était-ce cela qui les distinguait ? Avait-elle appris à accepter toute cette part d'elle sans rien cacher à personne ?
Derrière ses sourires de façade, Loki peinait encore à assumer qui il était. Il avait fait un grand pas grâce à Mobius et sa douceur, en témoignait sa forme actuelle, celle d'origine, qui révélait sa nature de Jötun. S'il lui arrivait encore de grimacer lorsqu'il contemplait son reflet dans le miroir, il s'habituait peu à peu à cette teinte bleue qui recouvrait son corps et à ces yeux rouges qui lui renvoyait ses doutes. Jamais il n'aurait parcouru les couloirs du palais d'Asgard avec cette apparence, il aurait craint les rejets de ses semblables. Au sein du TVA, cela importait peu car les agents avaient d'autres chats à fouetter. Le regard de Mobius n'avait pas changé, le dieu y lisait une adoration permanente, la même qu'au premier jour. Il n'avait jamais eu quelqu'un pour l'observer de cette façon, il n'était que le fils cadet d'Odin, le prince qui ne monterait jamais sur le trône, puis le monstre Jötun qui n'était qu'un mensonge à lui-seul. Sylvie avait-elle eu à supporter aussi cette dure révélation ?
« Hey, nous la retrouverons, lui assura l'analyste en posant une main sur son poignet. Mais je vous déconseille de la ramener ici. »
Avec un froncement de sourcils, Loki enjoignit son ami à poursuivre la discussion. Puisqu'ils ne prenaient plus leurs repas dans la cafétaria mais dans le bureau de Mobius – ce qui n'était pas tout à fait conforme aux règlements mais personne n'irait leur reprocher de parler de leurs missions en mangeant – ils pouvaient se permettre des conversations plus sérieuses sans craindre d'être écoutés. L'agent lui apprit avec une certaine amertume que Renslayer ne comptait pas le laisser survivre mais qu'elle était toujours attachée à l'idée de l'éliminer une fois que Sylvie serait dans les mains du TVA. Le dieu sentit sa gorge se nouer, conscient que Mobius n'était pas censé lui avouer tout ceci.
« Pourquoi me dire la vérité ?
— Loki, nous avons tous les deux décidé d'être francs l'un envers l'autre, alors je ne vais pas vous mentir quand il est question de votre mort prochaine. Et pour reprendre vos propres mots, vous êtes sous ma responsabilité.
— Combien d'autres variants avez-vous eu à traiter ? s'enquit le frère de Thor avec intérêt. Combien d'autres Loki au fil des ans ?
— Sans doute un peu trop, répondit Mobius en fuyant son regard sans pour autant briser le contact entre eux. J'ai rencontré plusieurs de vos versions, sous différents aspects, même si Sylvie est la première femme. D'ailleurs, c'est assez surprenant de …
— Ne changez pas de sujet, l'interrompit Loki en retenant un soupir. Tout ce que je cherche à comprendre, c'est la raison qui vous pousse à m'aider alors que je ne suis pas votre premier variant. Qu'ai-je donc de si différent ?
— Rares sont vos variants qui ont eu l'occasion de se voir offrir une seconde chance. Beaucoup ont été élagués sur le terrain. Quant à ceux qui ont fini dans mon bureau, ils ont tous essayé de me duper ou de me tuer. Vous êtes unique, vous avez reconnu ne pas vouloir faire du mal aux autres.
— Je crois que Sylvie est comme moi, elle doit sans doute avoir besoin d'un peu de compassion. Elle n'a pas eu un Mobius pour lui faire ouvrir les yeux. »
Tout en parlant, Loki bougea sa main de manière à entrelacer leurs doigts. Bleu contre blanc, le froid d'un Jötun contre la chaleur d'un agent du TVA. Il pensait réellement ce qu'il venait d'avouer à l'analyste car il savait très bien que c'était grâce à lui s'il avait parcouru tout ce chemin d'acceptation. Il tenait à retrouver Sylvie afin de lui montrer qu'un Loki avait la possibilité de ne pas être seulement un objet de destruction et de rage, pour lui prouver qu'ils étaient capables de se lier aux autres sans craindre d'être mis de côté. Il ignorait encore le passé qui unissait la femme au TVA, il sentait bien qu'il y avait une histoire derrière sa colère, autre chose qu'un simple emprisonnement comme lui l'avait vécu. Mais pour la comprendre et l'aider à aller mieux, il fallait suivre la route qu'elle se traçait, suivre les apocalypses dans lesquelles elle se cachait, dénicher la meilleure option avant les autres chasseurs.
Si Renslayer avait prévu de les tuer tous les deux alors Loki devait faire vite, non seulement pour sauver sa tête mais aussi celle de Sylvie – et dans le même temps, emmener Mobius avec lui pour le tirer de ce TVA absurde.
