Les variants du TVA

Sylvie avait fini par dénicher un train en partance pour le vaisseau censé leur sauver la vie. Grâce à des subterfuges magiques, ils avaient pu s'y faire une place sans devoir patienter dans la longue file des gens qui attendaient leur tour pour échapper à leur mort prochaine. Si les deux dieux n'avaient eu aucun mal à entrer sans s'attarder sur le seuil des portes de leur moyen de locomotion, Mobius avait eu un pincement au cœur en observant les malheureux qui réclamaient seulement une possibilité de survie. Loki lui avait rappelé qu'ils n'avaient pas le temps de les aider, puis il l'avait entraîné à l'intérieur en veillant bien à ne pas le laisser repartir en arrière, lisant sans peine la résignation sur ses traits.

« Et maintenant ? s'enquit la déesse en sirotant le cocktail qu'elle avait commandé. J'espère que votre plan ne consiste pas à créer un nexus pour attirer le TVA.

— Pas totalement, répondit Loki sur un ton légèrement hésitant. Il y aura forcément un nexus si nous sortons d'ici, puisque tu as dit que le vaisseau ne devait pas quitter Lamentis, mais nous allons échapper aussi au TVA. Il suffit d'être plus malin qu'eux. Tu as tenu toutes ces années, Sylvie, alors pourquoi pas une de plus ?

— Peut-être parce que j'ai toujours été seule ? répliqua la concernée en plissant les paupières. Et je pouvais m'en sortir sans avoir à veiller sur deux personnes en plus. La solitude est la clef de notre succès.

— J'aurais plutôt dit la malice, intervint Mobius. Les Loki ont toujours plus d'un tour dans leur sac, c'est bien connu. Le manque de compagnie a pesé sur vos vies, ne le niez pas. »

Alors que Sylvie s'enfonçait dans le mutisme pour ne pas avoir à lancer de conversations sur un sujet trop douloureux pour elle, Loki attrapa la perche que lui tendait son ami, rebondissant ainsi sur un détail qui l'intriguait beaucoup. Il était convaincu que l'analyste avait raison sur ce point précis car il s'était lui-même rendu compte qu'il se sentait plus léger depuis que l'agent du TVA lui accordait une confiance qu'il n'avait jamais vraiment eue. Il n'était plus seulement un dieu du chaos ou du mensonge, il pouvait devenir plus que tout cela. Il en fit part à ses compagnons d'infortune, s'attirant un grognement mécontent de la déesse qui considérait que les sentiments rendaient faible et qu'elle préférait encore être seule que trahie. Il devina qu'elle avait dû traverser plus d'épreuves que lui pour être ainsi hostile à l'idée-même de s'ouvrir aux autres.

Mobius reposa son propre verre pour déclarer que les émotions n'étaient pas des obstacles mais plutôt des moteurs. La métaphore tira un sourire à Loki tandis que Sylvie pinçait les lèvres, peu certaine de la réaction à avoir face au commentaire de l'analyste. Pourtant, elle voyait bien que le dieu paraissait plus à l'aise qu'elle – il arborait une peau bleue alors qu'elle n'avait jamais osé montrer la sienne – et elle se doutait que tout cela avait un lien avec la confiance que l'agent du TVA avait en lui.

« Avez-vous des anecdotes sur les fins du monde présumées ? s'enquit Loki auprès de l'analyste dans le but de détourner la discussion.

— Eh bien, sur Midgard, j'en ai beaucoup, répondit Mobius en retenant un sourire. Si vous saviez le nombre de fois où les Terriens ont cru que l'apocalypse avait lieu ! Chaque grand changement leur fait peur. Et je ne vous parle même pas de leurs propres catastrophes. Je me souviens d'un dossier sur un virus persistant créé de la main de l'homme. Ils ont accusé un pangolin avant d'avouer qu'ils étaient les responsables.

— Je n'en suis pas étonnée, Midgard n'est qu'un nid d'insectes insignifiants, remarqua Sylvie. Les animaux ont plus de mérite que les humains.

— Que connais-tu de ce monde ? lui demanda le dieu.

— Sûrement plus de choses que toi. Je sais que ses habitants prétendent vouloir le bien de leur planète mais ils ne font rien pour la protéger. Et leurs superhéros censés les défendre ne sont que des créatures égocentriques qui iront droit dans le mur. Ce n'est pas pour rien si le TVA a décidé de prendre certains de ses employés là-bas.

— Qu'avez-vous dit ? »

La question de Mobius sembla flotter entre eux, de même que la panique qui commençait à naître sur ses traits. Ignorant ce que Sylvie sous-entendait, Loki serra les doigts de l'analyste entre les siens, essayant de le soutenir à sa manière. Il avait le pressentiment que la suite des déclarations de la déesse n'allait pas plaire à son ami, et il ne se trompait pas. Sans quitter son assurance, Sylvie leur apprit que tous les membres du Tribunal des Variations Anachroniques étaient des variants, sans exception. Le regard de Mobius perdit toute étincelle, comme s'il s'éteignait. L'agent balbutia quelques mots, perdu, avant de reprendre contenance en déclarant qu'il ne se ferait pas avoir par un tel mensonge. Pour la première fois, l'expression de Sylvie se changea en compassion alors qu'elle observait l'analyste.

Loki sut d'instinct qu'elle disait la vérité et il regretta cette part de franchise. Mobius avait voué des décennies au TVA – peut-être plus, le dieu n'arrivait toujours pas à comprendre de quelle façon le temps filait là-bas – et il venait d'apprendre qu'il était comme tous ces variants qu'il pourchassait. L'agent protesta, refusant de croire que sa vie n'était qu'une illusion, sa voix agitée d'un tremblement que le frère de Thor n'avait jamais entendu chez lui. Loki resserra les phalanges de son ami entre les siennes, attirant son attention pour croiser son regard embué de larmes.

« Mobius …

— C'est impossible, murmura l'analyste. Ravonna … Elle m'en aurait parlé, elle … Je suis son ami !

— Tout est vrai, intervint Sylvie. J'ai pu plonger dans les souvenirs de certains de vos minuteurs, et j'y ai vu leur passé. Ce ne sont pas vos fichus Gardiens du Temps qui vous ont créés, vous êtes des gens comme nous, des variants qui gênaient le TVA.

— Alors tu peux lui rendre la mémoire, comprit Loki. »

Une partie de lui ressentait de l'enthousiasme à cette idée folle de redonner à Mobius un passé qu'il avait oublié mais une autre lui soufflait de ne pas le faire. Et si son ami décidait de tout laisser pour retourner à son époque ? Et s'il brisait cette relation forte entre eux ? Sylvie n'eut pas l'occasion de lui répondre car le train fut pris de grandes secousses qui ramenèrent leurs esprits à l'instant présent.