Unis dans le Vide
Le Vide – comme l'avait appelé Renslayer – n'était pas ce néant auquel Loki s'attendait. Il avait imaginé un endroit sombre, une marée ténébreuse, dans laquelle il serait tombé à l'infini. Il y avait pourtant des ruines, à perte de vue, des monuments d'époques et de lieux variés, dans un état de délabrement qui prouvait que tous les temps se mêlaient. Au loin, une tempête d'ombres et de nuages en forme de chien géant planait telle une menace terrifiante, aspirant ce qui se trouvait sur son chemin. D'après des Loki dont ils avaient fait la connaissance par un étrange hasard, ce monstre était là pour empêcher chaque variant de s'échapper, avalant les incohérences pour garder intact le Flux Temporel Sacré. Si cette information était désormais claire dans la tête du dieu, il n'était cependant pas prêt à rester là, les bras baissés, dans la crainte d'être éliminé par une créature terrifiante.
Il ignorait si ce lieu avait une porte de sortie mais il avait bien l'intention de survivre, encore une fois. Sylvie lui avait annoncé que les Gardiens du Temps n'existaient pas et n'étaient que des robots, ce qui remettait en doutes tant d'autres certitudes. Il voulait savoir qui tirait les ficelles dans l'ombre, qui avait décidé de créer le TVA. Il avait brièvement songé à un autre Loki car tout cela ressemblait un peu à ce qu'il aurait pu faire à une autre époque – surtout si son autre avait pu avoir entre les mains un moyen de voir l'ensemble du multivers – mais il avait fini par se dire qu'un autre individu était aux commandes, sûrement plus effrayant qu'un dieu du mensonge. Il ne lui restait plus qu'à savoir qui et pourquoi. Ses variants se moquaient bien de la vérité, ils s'étaient acclimatés à ce paysage, à la menace constante du chien noir – Alioth, d'après eux – mais Loki n'était pas là pour passer son temps à fuir un monstre de brume.
« Sylvie vient de s'endormir, l'informa Mobius en venant s'asseoir à côté de lui sur l'une des marches du perron d'une maison en ruines.
— Je ne sais pas comment elle fait, avoua Loki avec une note d'amertume dans la voix. »
Il aurait aimé lui-aussi se poser quelque part, fermer les yeux et sombrer dans un sommeil réparateur. Mais les derniers jours l'avaient affecté, il était à l'affût du moindre geste, comme s'il risquait d'être tué s'il abaissait son attention.
« Elle se sent en sécurité avec les autres Loki, lui apprit l'analyste. Et vous êtes là, c'est suffisant pour elle. »
Le ton légèrement crispé de Mobius attira le regard du dieu vers son ami. Était-il jaloux de Sylvie ? Jaloux d'un autre Loki qui n'était qu'une version supplémentaire de lui-même ? Sans raison, un sourire amusé vint se peindre sur les lèvres du frère de Thor alors qu'il liait ses doigts à ceux de l'agent du TVA.
« Elle est la sœur que je n'ai jamais eue, expliqua le dieu. Ma relation avec Sylvie n'est pas aussi ambiguë que vous semblez le croire.
— Je n'ai rien dit, maugréa Mobius. »
Puis, changeant brusquement de sujet, l'analyste lui parla des variants qu'il avait eu l'occasion de croiser. Loki lui pardonna de dévier de leur discussion principale, curieux de savoir quels autres avenirs il avait pu manquer à cause du Tribunal des Variations Anachroniques. L'agent évoqua des dieux brutaux, certains bien trop différents de lui, ainsi qu'un Loki Président qui avait dû être à la tête des États-Unis avant d'être rattrapé par les minuteurs. En entendant la froideur dans la voix de Mobius, le dieu comprit que ce dernier variant n'avait pas été tendre avec lui et il se reprocha de ne pas avoir su lui éviter ce voyage désagréable.
Comme pris par une soudaine illumination, son ami sortit de sa poche une bague en or que Loki reconnut aussitôt. Il s'agissait de Draupnir, un anneau que possédait Odin et qui avait le pouvoir de produire huit autres copies, rendant ainsi riche son propriétaire. Le dieu se souvenait l'avoir déjà vu au doigt de son père et il s'étonnait qu'il fût désormais entre les mains de Mobius. Devant son air surpris, l'analyste lui apprit l'avoir volé à l'un des Loki, plus par jeu que par nécessité, et il le lui tendit.
« C'est votre héritage, rappela l'agent. Puisqu'il était à Odin, il vous revient de droit.
— Il devrait être à Thor, murmura Loki en tournant et retournant l'objet entre ses doigts. Cette bague ne donne qu'une certaine forme de richesse matérielle, rien de plus. Et puis, s'il était à un variant, alors j'imagine que son histoire est différente. »
La magie verte caractéristique du dieu illumina l'anneau qui se ternit subitement avant de disparaître. Draupnir n'avait pas les mêmes capacités que celui d'origine, il n'était qu'une pâle copie, à l'image de tous les variants qui arpentaient le Vide dans l'espoir d'un nouveau jour. Comme lui-même, aussi.
« Sylvie n'est qu'une amie, reprit-il finalement en saisissant une nouvelle fois la main de Mobius dans la sienne. Elle est moi et je suis elle, deux côtés d'une même pièce. J'ai beaucoup d'affection pour elle, parce que je peux comprendre ce qu'elle a ressenti enfant, parce que je connais son sentiment de rejet. L'aimer autrement serait inenvisageable.
— Je suis désolé de m'être montré aussi … hésita l'analyste.
— Jaloux ? le taquina le dieu. »
Mobius prit une profonde inspiration, conscient du sérieux de l'instant malgré le regard rieur de Loki. L'agent du TVA avait finalement découvert l'origine du nexus sur Lamentis, il n'était pas assez idiot pour jouer plus longtemps les autruches et s'enfoncer la tête dans le sable de ses propres incertitudes. Combien de fois au juste avaient-ils failli être séparés ces derniers temps ? Combien de fois à affronter un destin qui s'acharnait sur eux de la pire des manières ? Loki lui avait parlé d'Yggdrasil, des suppositions de Sylvie sur les bâtons de désintégration mais tout ce que Mobius avait retenu, c'était le fait que le dieu avait été élagué deux fois – deux de trop. Peut-être étaient-ils dans un lieu de cauchemar, à surveiller l'horizon et Alioth, mais ils étaient ensemble, sans le TVA pour dicter leurs actions, sans Ravonna pour égrainer des mensonges. Le temps était venu d'oser faire ce pas vers l'avant et d'exprimer des sentiments qui ne demandaient qu'à croître.
