Le silence des agneaux
Loki et Mobius auraient aimé profiter d'un instant supplémentaire pour des aveux qui n'avaient pas encore franchi leurs lèvres. Juste quelques mots, rien de plus, pour exprimer des sentiments et les voir enfin éclore au grand jour. Mais le Vide n'était pas un lieu propice aux émotions joyeuses, il n'était qu'un monde où la ruine trônait fièrement, un univers où la moindre différence de chronologie se voyait broyée, consumée, avalée dans la bouche ténébreuse d'Alioth. La créature brumeuse n'avait cessé son approche, sentant la présence anormale des nouveaux variants – et surtout celle de Mobius qui n'aurait pas dû survivre, pas alors qu'il s'agissait d'une facilité qui était liée aux Loki et à personne d'autre.
Sylvie avait fait irruption pour leur signaler qu'ils devaient partir au plus vite. Mobius avait pincé les lèvres, excédé de ne pas réussir à trouver le meilleur moment pour faire part de ses sentiments, tandis que Loki se relevait déjà, une lueur de défi dans le regard. Le dieu était persuadé que le monstre avait un maître – il fallait bien qu'il fût né quelque part, n'est-ce pas ? L'inconnu qui avait créé le TVA était sûrement derrière tous les événements des derniers jours, et il se dissimulait sans aucun doute derrière la seule bête capable d'effrayer des variants et de les dévorer, protégeant ainsi une personne qui manipulait le monde selon ses envies. Les trois autres Loki avaient accepté de les suivre dans leur péril malgré leur réticence première et, à la grande surprise de Loki, le plus dur à convaincre avait été l'alligator – car oui, dans une autre vie, il avait eu une forme animale étrange, sans doute un peu d'humour de la part du Destin désastreux qui lui pourrissait son existence jour après jour.
Avec la magie d'autant de variants, Sylvie espérait entrer dans la tête d'Alioth et l'obliger à leur ouvrir la voie vers la demeure de l'inconnu qui dirigeait tout. Les pouvoirs qu'ils possédaient tous n'étaient pas de simples étincelles au bout des doigts, ils avaient une puissance immense, presque inégalable – mais pas assez pour arrêter la main d'un Titan, cruelle ironie.
« C'est de la folie, souffla Mobius en retenant Loki par son poignet. »
Les regards des autres étaient braqués sur eux mais l'analyste n'en avait cure, cherchant seulement à attirer l'attention du seul dieu qui lui importait – non pas qu'il aurait sacrifié les variants qui les entouraient mais il avait une plus grande affinité avec son Loki, et il refusait de le voir mourir.
« Vous n'êtes pas obligé de venir avec vous, lui rappela le frère de Thor.
— Et retourner au TVA au risque d'être envoyé ici une seconde fois ? Vous pensez que Ravonna acceptera de me reprendre ? Je ne vous quitterai pas d'une semelle, Loki. Mais votre plan est trop dangereux et …
— Taisez-vous ! ordonna soudain Sylvie en faisant apparaître une dague. »
Ils obéirent sans se poser de questions, laissant le silence s'installer. Loki crut que le problème venait encore d'Alioth – supposant que la créature se baserait sur les mêmes sens que les animaux pour repérer des proies – mais l'expression de la déesse prouvait qu'il y avait un autre ennui dans les parages. Une immense lueur verte éclaira le ciel, si éblouissante qu'ils plissèrent tous leurs paupières. Portant un doigt à ses lèvres pour leur faire signe de ne surtout pas parler, Sylvie s'engagea ensuite entre deux immeubles délabrés, resserrant ses doigts autour de son arme. Le dieu du chaos saisit la main de son ami pour l'entraîner avec eux, pressant sa paume pour l'encourager. Ils n'échangèrent aucun mot, uniquement un regard – de la tendresse dans celui de Loki et de l'inquiétude pour Mobius.
Un rugissement puissant résonna derrière eux, se répercutant entre toutes les ruines avant de prendre de l'ampleur. Un rire suivit, porteur d'une cruauté sans égale, alors qu'une nouvelle forme se dessinait dans le ciel. Alioth n'était donc pas le seul prédateur dans le Vide, une autre créature habitait les lieux, plus violente, plus destructrice. L'ombre prit l'apparence d'un serpent géant – quelque chose qui était familier aux yeux de Loki, sans savoir pour quelle raison – et se dressa de toute sa hauteur, ses anneaux écailleux ondulant avec une vivacité terrifiante.
« Il faut se séparer, comprit le plus vieux Loki - qui était aussi le plus jeune par l'apparence.
— Et se taire, siffla Sylvie en lui lançant un regard noir. Cette créature est un serpent, elle se sert de son ouïe pour repérer ses proies. »
Ils convinrent rapidement des groupes à former. La déesse, Loki et Mobius partiraient vers Alioth tandis que les autres variants se chargeraient du nouveau venu. Un tel plan constituait une faiblesse particulière car seulement deux magiciens parviendraient jusqu'au chien de brume mais ils n'avaient plus beaucoup de choix devant eux s'ils tenaient à s'en sortir intacts. Ils se séparèrent sans un mot, respectant les conseils de Sylvie sur leur mutisme, puis prirent chacun le chemin qui leur était assigné.
Loki avait la triste impression qu'il ne reverrait jamais les trois variants remplis d'un courage sans limite. Il leur jeta un dernier regard rempli de gratitude avant d'emboiter le pas à Sylvie qui avait déjà repris la route avec énergie, certaine d'enfin mettre la main sur un individu qu'elle haïssait depuis trop longtemps. À leurs côtés, Mobius paraissait distant, comme si chaque mètre parcouru les rapprochait d'un sort peu enviable, comme s'il abandonnait sa joie au profit d'un cauchemar éveillé. Le dieu aurait tenté de le rassurer si la menace du serpent ne planait pas sur eux, mais il dut se contenter de gestes tendres, effleurant parfois son bras avec le sien, sans aller jusqu'à reprendre sa main comme il l'avait pourtant fait un peu plus tôt. Il craignait de perdre l'analyste dans cette quête étrange, et il savait qu'il en souffrirait si cela venait à se produire. L'agent du TVA était le seul qui lui permettait d'avancer dans les ombres de cette existence étrange, dans ce multivers qui l'étourdissait encore. Si Sylvie lui insufflait les forces nécessaires, Mobius était son point d'ancrage, comme une étoile qui le guidait dans l'obscurité d'un monde qui avait toujours été contre lui.
Le trio s'arrêta entre deux ruines antiques, puis la déesse invoqua sa magie pour attirer Alioth. Nul bruit ne provint de leur part, empêchant le serpent de les repérer, mais l'autre créature sentit l'énergie de la jeune femme et s'approcha d'eux dans une vague brumeuse. Il n'était qu'à quelques mètres lorsque Mobius saisit la main de Loki, son regard fixé vers la bête avec une expression de défi. Ils pouvaient s'en sortir, il le fallait.
