Når hun synger


Si le plan de Sylvie avait marché, peut-être que tout aurait été différent. Mais Loki avait le sentiment que rien ne se déroulerait jamais comme il l'espérait. Sa magie, combinée avec celle de la déesse, ne suffisait pas à entrer dans les pensées d'Alioth, une résistance s'opposait à eux, si farouche qu'il se sentait faiblir à chaque seconde qui s'écoulait. Il eut un bref aperçu de l'esprit de la créature brumeuse, y lisant des souvenirs qui appartenaient à une personne de chair et de sang, des échos du passé qui surgissaient de façon décousue comme si l'être de l'autre côté avait traversé des époques différentes. Le dieu se demanda s'il s'agissait d'un ensemble de variants mais sa question s'effaça aussi vite alors que son pouvoir se retournait contre lui, l'envoyant dans sa propre vie, dans un temps qui lui paraissait lointain.

Autour de lui s'élevaient les dorures de la salle du trône d'Odin, ainsi que les fresques peintes au plafond qui retraçaient le passé des princes d'Asgard. Une silhouette maternelle familière apparut dans son champ de vision, accompagnée de deux jeunes enfants qui l'écoutaient chanter dans la langue ancienne de leur peuple, une langue que si peu d'entre eux utilisaient encore, comme si elle était oubliée, comme si elle n'avait plus vraiment d'importance. La chanson parlait d'amour et de retour au foyer, délivrant un message de paix et d'espoir. À l'époque, Loki percevait l'histoire d'une romance bienheureuse, imaginant une princesse ou un prince dans l'attente de l'être aimé, peut-être après un combat pour asseoir le pouvoir ou sauver des populations, mais il n'en avait désormais plus la même interprétation. Il n'entendait qu'une tragédie, les supplications désespérées d'une personne qui ne reverrait jamais sa moitié, faisant écho à un sentiment qui grandissait de plus en plus dans son cœur depuis qu'il avait rencontré Mobius, et depuis qu'il avait failli le perdre.

La gorge nouée par l'émotion, le dieu se perdit dans le souvenir, suivant le trio familial jusqu'au grand balcon qui surplombait Asgard et offrait une vue magnifique sur tout le royaume. D'après l'analyste, tout ceci avait disparu sous les feux de Surtur, à l'instant où le Ragnarök s'était produit. Peut-être était-ce une bonne chose, peut-être avaient-ils besoin de cette fin pour écrire un nouveau commencement. Cependant, Loki n'arrivait pas à oublier les catastrophes liées à cet avenir qu'il ne connaissait pas. Voir Frigga aussi heureuse avec lui et Thor, encore enfants, ravivait douloureusement ce qu'il avait appris. Sa mère, sa si tendre mère, celle qu'il chérissait plus que tout, avait péri à cause de lui. Jamais plus elle ne chanterait pour sa famille ou son peuple, jamais plus elle ne raconterait toutes ces légendes qu'elle tenait de ses propres ancêtres.

Pris par ses propres sanglots, le frère de Thor ne s'aperçut pas de son retour à la réalité. Il pleurait ce destin étrange qui n'était pas vraiment le sien, cet avenir qu'il avait tracé dans le sang sans le vouloir, ces morts dont il faisait partie, la nuque brisée par la main d'un Titan qui l'avait déjà asservi par le passé. Il l'avait dit en arrivant au TVA, il n'était pas quelqu'un de bien, et son futur le prouvait. Quel homme était capable de sacrifier sa mère alors qu'elle était la seule personne à se soucier de lui ? Quel homme s'acharnait sur un trône qui n'était pas le sien ? Quel homme envoyait son père dans un autre royaume pour gouverner à sa place ? Quel homme se faisait passer pour mort aussi souvent ? Il n'était qu'un monstre, tout en lui le clamait, de sa magie à sa peau bleue, de ses mensonges à ses actes désespérés.

« Loki, reprends-toi ! lança une voix féminine en le secouant comme un prunier.

— Nous devons partir, revenez parmi nous, ajouta un timbre plus doux. »

Mais le dieu de la malice était toujours perdu dans ses pensées, sans réussir à échapper totalement à ce passé qui le tenait dans ses mains, et à cette existence qu'il n'avait jamais vécue. Un contact sur son visage parvint à le ramener dans le présent, et il savoura la main de Mobius posée sur sa joue, plongeant son regard noyé de larmes dans celui chaleureux de l'analyste.

« Sylvie a trouvé une porte de sortie, l'informa l'ancien agent du TVA avant de l'aider à se remettre debout. »

Loki ne se souvenait pas de sa chute mais son corps la rappelait à lui par des douleurs diffuses, comme s'il était tombé de haut. Sans doute était-ce un effet indésirable de son saut imprévu dans le passé, son corps n'avait pas accepté d'être à deux endroits à la fois. Il épousseta ses vêtements, plus par habitude que pour réellement en ôter la poussière, puis il se ressaisit.

« Où allons-nous ?

— Il y a un bâtiment presque intact à quelques kilomètres, je l'ai vu dans les pensées de la bête, répondit la déesse. Je suppose que le maître d'Alioth s'y cache, c'est le seul endroit qui n'est pas en ruines ici. »

Son expression déterminée aurait pu faire rire le dieu s'il n'avait pas été aussi chamboulé par ses souvenirs. Il hocha distraitement la tête, donnant son accord – un accord que Sylvie n'attendait pas vraiment. Ils reprirent la route une fois de plus, avec la sensation que le Vide s'étendait à l'infini, comme si chacun de leur pas ne leur permettait pas d'avancer. Lorsque l'étrange demeure fut en vue, Loki nota la brume de plus en plus présente, ainsi que le souffle puissant d'un vent qui le faisait frissonner. Alors qu'ils n'étaient qu'à quelques mètres de la porte, une mélodie se fit entendre, d'abord légère, puis plus forte, prenant de l'ampleur jusqu'à battre dans leurs tempes.

Sylvie porta ses mains à ses oreilles, Mobius grimaça et Loki se figea. Cette chanson … Il s'agissait de celle de son souvenir, à la différence qu'elle n'était pas fredonnée par sa mère mais par une voix qu'il ne connaissait pas. Il fit un pas de plus, emporté par la curiosité de savoir qui osait ainsi reprendre les chants de Frigga, mais une ombre le surplomba en un instant. La gueule grande ouverte, Alioth fondit sur eux, les avalant tous les trois dans sa bouche immatérielle.