Un instant hors du temps


Main dans la main, Loki et Mobius avaient longuement erré dans le monde où de nombreux variants s'activaient sans aucun souvenir de leur vie passée. Les deux hommes n'étaient pas tout à fait à leur aise au milieu de ces gens qui poursuivaient des tâches quotidiennes sans se douter de la dure réalité de leur existence. Mobius, plus que son compagnon, se sentait coupable d'avoir aidé à expédier dans cet endroit des personnes qui n'avaient commis aucun mal. Entre cet univers d'amnésie et celui gardé par Alioth, les variants ne trouvaient aucune issue favorable, comme s'ils franchissaient le mythique détroit où siégeaient Charybde et Scylla en sachant qu'ils finiraient par ne connaître qu'un destin de terreur ou d'abandon. Le Tribunal des Variations Anachroniques, sous la supervision inconnue de l'autre Mobius, avait au final fait plus de mal que de bien en condamnant des êtres qui n'avaient pour seul crime qu'un choix qui ne correspondait pas à une chronologie bien précise, ce qui n'était pourtant pas un si grand danger.

Pour dérider l'analyste et le tirer de ses mornes pensées coupables, le dieu de la malice avait lancé une discussion sur ce qu'ils feraient une fois que l'autre Mobius serait jugé. Le TVA n'était plus un travail auquel l'agent voulait se soumettre, il avait vu trop d'injustices pour continuer à désintégrer des hommes et des femmes qui ne demandaient qu'à poursuivre leur avenir. Loki lui avait proposé de profiter des time-pad pour visiter le monde et choisir un endroit où ils seraient tranquilles, tous les deux, pendant que Sylvie se chargerait de calmer sa propre colère dans un autre monde, pas si loin d'eux mais pas non plus trop proche. Mobius ignorait encore quel chemin suivre dès que l'affaire serait réglée, il avait tant de craintes en lui, tant de questions qu'il ne pensait pas se poser un jour.

« Je n'ai connu que le TVA, soupira l'analyste en s'arrêtant devant une boutique qui proposait la vente de figurines miniatures aux allures de cowboys. Je sais que je veux partir, mais où aller ? Il n'y a aucun véritable coin où se reposer, chaque monde est prévu pour une apocalypse.

— Mais elles se déroulent toutes à des époques différentes, remarqua le dieu. Je comprends que vous ayez peur et je ... je ne vous obligerai pas à venir avec moi si vous considérez que c'est trop dangereux.

— Loki, j'ai croisé votre variant femme. Je pense que Sylvie est bien plus une menace que vous. »

Le prince ne savait pas s'il lui fallait interpréter les paroles de son ami comme une constatation ou une humiliation. Il aurait préféré être le variant supérieur, il aurait au moins eu une certaine forme de prestige, plutôt que de n'être que l'écho d'un Loki qui avait vécu tant d'aventures. Mais en un sens, il devait reconnaître qu'il avait au moins la chance d'être en vie là où le dieu du Flux Temporel Sacré avait péri entre les mains de Thanos sans jamais avoir le droit de se construire un bonheur serein auprès d'une personne qui le comprenait aussi bien que le faisait Mobius.

« J'aimerais rencontrer d'autres variants, murmura le frère de Thor en se perdant dans ses réflexions. Je refuse de croire que Sylvie est la seule à avoir décidé de devenir une femme.

— J'ai vu défiler de nombreux autres Loki mais, même si nous savions que vous pouviez changer de genre autant qu'il vous plaisait, je n'ai croisé qu'elle. Seriez-vous prêt à parcourir le multivers pour en trouver d'autres ?

— Eh bien, ce serait sans doute plus rassurant pour vous de partir à l'aventure que de vous reposer avec moi dans un endroit fixe.

— Je n'ai jamais dit que j'étais contre cette idée. »

Les doigts de Mobius serrèrent fortement ceux du prince, attirant son regard vers lui. Loki put lire dans les yeux de l'analyste à quel point il tenait à lui, faisant battre son cœur plus vite. Il se demanda s'il réussirait un jour à s'habituer à cette admiration qui brillait sans cesse dans les pupilles de son compagnon, il ne s'en sentait pas digne. Lui n'était qu'un monstre qui apportait la mort et la destruction autour de lui, tout comme Sylvie et les autres variants le lui avaient confirmé. Les Loki n'étaient pas destinés à être heureux, ils n'étaient que des solitaires, des êtres qui souffraient à la place de tous les autres. Le dieu de la malice avait l'impression que chaque seconde en compagnie de Mobius était un miracle à préserver, comme si tout allait s'effondrer dès qu'il aurait enfin un bon équilibre auquel s'accrocher.

L'analyste lui souffla de ne pas s'inquiéter car il le suivrait jusqu'au bout des mondes. Un éclat de rire agita le prince qui se surprit à songer que la formulation sonnait comme une promesse. Il scella les paroles de Mobius par un baiser que l'agent du TVA prolongea avec une tendresse où pointait une étincelle de passion. Loki regretta de ne pas être à l'abri, dans un lieu où ils pourraient laisser libre-cours à cet amour qui s'épanouissait en eux et à ce désir qui flambait doucement dans leurs veines.

« Il va falloir retourner au Tribunal, déplora le dieu en se détachant avec peine de l'étreinte qui le liait à l'analyste.

— Sylvie n'est-elle pas censée s'en charger ? tenta Mobius.

— Elle serait capable de mettre votre TVA à feu et à sang si nous n'intervenons pas, se moqua Loki. »

Il avait appris à apprécier son variant féminin, elle était encore plus vive que lui et hésitait encore moins à mener des attaques. Cependant, il doutait un peu de sa diplomatie et craignait de trouver le Tribunal des Variations Anachroniques au bord du chaos. Il ne s'en formalisait pas vraiment, il détestait cet endroit où il avait failli mourir plusieurs fois de suite mais il savait que malgré les remarques que Mobius faisait, l'analyste était encore attaché à son lieu de travail puisqu'il y avait vécu toute sa vie. Son compagnon esquissa une légère moue contrariée avant de s'avouer vaincue, murmurant un « cette femme va finir par m'achever » qui fit sourire le dieu de la malice. Sylvie avait plus d'un tour dans son sac, de quoi rendre chèvre n'importe qui, y compris les personnes les plus calmes comme Renslayer ou Mobius lui-même. Les deux hommes s'accordèrent un dernier baiser avant de rentrer, le cœur apaisé.

Ce sentiment n'allait cependant pas durer très longtemps car une scène apocalyptique les accueillit.