Chapitre 2
Je posai la bière blonde habituelle devant Charles qui s'était installé à la même table que d'habitude.
« Bonne journée aujourd'hui ? M'enquis-je avec intérêt.
« La paperasse, les mails et encore la paperasse.
« Une journée excitante, en somme, ironisai-je.
« Autant que tes soirées passées dans ce bar, ricana-t-il.
« J'aime cet endroit, avouai-je en haussant les épaules. Je m'y sens bien et c'est calme, pas d'imprévu, toujours les mêmes clients à quelques exceptions près. Vous êtes un peu mes amis.
« Tu devrais traîner avec des gens de ton âge, se soucia-t-il.
« Oh, mais je le fais dans ma vie secrète, celle où je ne suis pas ici.
Il rit avec moi puis je retournai au bar en attente d'autres clients. La porte s'ouvrit et un homme accoutré d'une étrange cape noire dont la capuche recouvrait la moitié de son visage entra dans le bar. Une fois la porte fermée, il s'arrêta un instant et rabaissa sa capuche, se dévoilant au reste du monde... enfin, à moi puisque nous étions deux êtres vivants dans ce bar et que l'un de nous deux fixait sa bière comme s'il cherchait à la faire disparaître par magie. L'homme était un nouveau client, je ne l'avais jamais vu. Les yeux noirs contrastaient avec la pâleur de sa peau, ses cheveux bruns étaient mi-longs, légèrement dégradés, ses mâchoires carrée étaient sublimées par une barbe naissante, celle qui pique un peu. L'homme d'une vingtaine d'années possédait un charisme évident et je me demandai pourquoi il se cachait, il était vraiment bel homme.
Il vint s'installer au bar et attendit que je finisse d'essuyer un verre en enlevant sa paire de gant. Je m'approchai de lui et lui souris.
« Bonsoir, je suis Tamsyn, que puis-je te servir ?
Il me sourit comme amusé.
« Mh, oui, on a l'habitude de tutoyer les clients ici, me sentis-je obligée de préciser, on n'a quasi que des habitués. Je peux vous vouvoyer si vous préférez ?
« Le tutoiement, c'est très bien, me dit-il avec un léger accent italien.
« Très bien, souris-je. Donc, que veux-tu boire ?
« Mh, réfléchit-il en passant sa langue sur sa lèvre inférieure.
En relevant mon regard sur ses yeux, je remarquai des reflets rouges dans ses iris noires, là où la lumière se reflétait et je me demandai à quoi cela était dû.
« Je vais te faire confiance, sers-moi un cocktail que tu aimes bien.
« Avec ou sans alcool ? Chuchotai-je avec une voix conspiratrice.
L'atout majeur de tout bon barman, c'était le capital sympathie, toujours se montrer charmant avec la clientèle mais je n'ai jamais eu à faire semblant, je devenais facilement amie avec les autres et j'avais peut-être un petit côté charmeur qui échappait à ma volonté. Ce qui, je devais l'avouer, m'avait amenée à devoir éconduire quelques prétendants inopportuns. J'étais probablement trop insouciante pour me cacher derrière une distance de sécurité.
« Peu importe, répondit-il.
Je me mis donc à la tâche en lui servant mon cocktail alcoolisé préféré. Je préférai les cocktails sans alcool, à vrai dire, mais servir de l'alcool était plus rentable pour Audric. De la vodka, du jus de tomate, un demi jus de citrons, une légère touche de sauce au nom imprononçable, du tabasco, une pincée de sel de céleri, du sel et du poivre. Une fois dans un shaker, je mélangeai le tout de deux coups secs et versai la préparation dans un verre de type Tumbler auquel j'encastrai une rondelle de citron puis ajoutai une paille.
« Et voilà un Bloody Mary, présentai-je en posant le verre sur la table.
Il laissa un rire s'échapper et me remercia. Je nettoyai les ustensiles que je venais d'utiliser en lui jetant des coup d'œil de temps en temps, il jouait avec la paille, mélangeant le cocktail mais n'avait pas commencé à boire. Vu son léger accent italien, je me demandai s'il faisait partie des gens qui s'étaient installés au château de Salem.
Une fois le tout nettoyé, je m'appuyai contre l'étagère derrière moi et laissai mon regard s'arrêter sur la décoration.
« Dis-moi, Tamsyn, entama-t-il la conversation, que dois-je savoir au sujet de cette ville ? Je viens d'arriver.
Je souris et m'approchai du plan de travail situé entre le bar et moi, à un niveau inférieur au bar et m'appuyai dessus.
« Et bien, Salem est une petite ville tout ce qu'il y a de plus banal, commençai-je, hormis les exécutions de sorcières tous les premiers dimanches du mois.
Il me lança un regard surpris puis sourit en voyant que je me moquai gentiment de lui, ce que mon sourire mutin lui prouva.
« Des exécutions de sorcières, donc, sourit-il.
« Oui, acquiesçai-je, tous les premiers dimanches du mois.
« Vous devez bientôt être à cours de sorcières, non ?
Je haussai les épaules.
« Bof, il suffit d'en accuser des innocentes, m'amusai-je. Mon dieu, c'est affreux ce que je dis.
J'éclatai de rire et il me rejoignit.
« En vérité, Salem est bien connue pour des exécutions de sorcières mais ça date de 1692 et ça a continué quelques 200 ans. La ville se sert de ses exécutions injustes comme d'un attrait touristique. En réalité, il suffisait de ne pas aimer quelqu'un pour l'accuser de sorcière et lui faire un procès.
« Et comment les procès se passaient-il ?
« Les accusées étaient enchaînées à un système qui les maintenait sous l'eau pendant une vingtaine de minutes, si les femmes se noyaient, alors elles étaient innocentes, si elles étaient toujours vivantes quand on les remontait, alors elles étaient coupables et étaient pendues ou brûlées sur un bûcher.
« Elles n'avaient donc aucune chance de s'en sortir, innocentes ou coupables, c'était le même résultat mais pas le même moyen.
« Ils étaient stupides à l'époque, assez pour croire aux sorcières et même aux fantômes et aux vampires, ricanai-je, ce qui le fit rire aussi. Elles sont toutes mortes noyées, toutes sauf deux, une mère et sa fille, qui devaient être douée en apnée, plutôt utile dans une ville de pêcheurs, la ville a été fondée par des marins.
« Elles ont donc été brûlées, continuai-je, leurs noms étaient Mary et Sarah Parker(1).
« Tu en sais beaucoup sur l'histoire de ta ville, tu as grandi ici ?
« Oui, fis-je en souriant. Je suis née ici et l'histoire de ma famille est liée à celle de la ville. Je m'appelle Tamsyn Parker, Sarah et Mary seraient mes ancêtres du côté de mon père d'après l'arbre généalogique de ma famille, ma famille aurait quitté les lieux après la mort des deux accusées mais mes grands-parents sont revenus vivre ici avant la naissance de mon père. Attirés par leurs racines puis aussi, l'une des visites guidées de la ville leur avait plu. D'ailleurs, si tu veux en apprendre plus, il y en a une d'organisée chaque samedi soir, la prochaine s'intitule ''Balade à pied à la rencontre des fantômes et des vampires de Salem''(2).
Son sourire se fit grand.
« Je ne veux pas rater ça, rit-il. Es-tu une sorcière, alors ? Promis, je garderai le secret.
« Non, pouffai-je. Ce sont des contes de fées. Toutes ces histoires de sorcellerie, de fantômes etc... sont soit des fausses accusations par haine ou par vengeance soit des hallucinations créées à cause de la moisson du seigle.
« Ou alors ces personnes possédaient des dons et comme le voulait l'époque, étaient vues comme des sorcières.
« Peut-être, admis-je, mais je n'ai jamais vu qui que ce soit posséder de don.
« C'est plutôt rare, en convint-il.
« Tu as connu des gens en possédant ?
« Peut-être bien, s'amusa-t-il d'une voix mystérieuse. Parle-moi de toi, tu travailles ici à plein temps ?
Je le regardai d'un air soupçonneux.
« Ah non, ça ne marche pas comme ça, le grondai-je. Je suis la barmaid et tu es le client, c'est moi qui doit t'écouter raconter la journée épouvantable que t'as eu au travail.
« Vraiment ?
« Mh mh, acquiesçai-je en hochant la tête.
« Alors, si ce sont les règles... plia-t-il. Échangeons.
« Quoi ? Fis-je, surprise.
« Et bien, tu dois bien prendre une pause, non ? Je te remplaces et toi, tu deviens donc cliente du bar.
J'éclatai de rire mais acceptai de jouer le jeu. Je fis le tour du bar tandis qu'il se hissa sur ses bras et se fit basculer de l'autre côté du bar tel un acrobate sur un cheval d'arçon, sans avoir même posé un pied sur le bar, un point pour l'hygiène, ni renversé son verre. Il me présenta son tabouret d'une main.
« Votre Bloody Mary est servi, dit-il d'une voix galante.
Je souris.
« C'était supposé être le tiens, lui fis-je remarquer.
« Trop tard, je suis en service, mon patron ne me permet pas de boire avec les clients, aussi charmants soient-ils.
Je souris au compliment et pris une gorgée de Bloody Mary sans cesser de le regarder.
« Dure journée ? S'enquit le nouveau barman.
« Mh, réfléchis-je. Je ne raconte pas ma vie à un sombre inconnu.
Il sourit.
« Hayden Volturi, je viens d'être embauché ici mais j'ai bien peur que ce ne soit qu'un CDD de quelques minutes. Je vous conseille donc de vous plaindre de votre journée avant qu'il ne soit trop tard.
Je pouffai.
« Enchantée, Hayden, tu fais partie des italiens qui ont pris le château d'assaut ?
« Ce ne sont pas les règles, me serina-t-il. Je suis le barman, toi, tu parles... mais sinon, oui.
« Ton prénom ne fait pas très italien, remarquai-je.
« Je suis d'origine américaine, tout comme mes parents biologiques mais ma famille adoptive est italienne, sourit-il. Tu éloignes encore la conversation de toi.
Il soupira en secouant la tête pour montrer sa désapprobation mais son air restait amusé.
« C'est vrai, admis-je. Et bien, ma journée a mal commencé, je n'ai pas entendu mon réveil, ça m'apprendra à traîner à la fête foraine avec mon p'tit-ami, je suis donc arrivée en retard à l'université. Ce qui m'arrive un peu trop souvent, ces temps-ci. J'ai l'impression d'en manquer, de temps. À part ça, les cours étaient intéressants, je suis un cursus scientifique.
« Une scientifique, alors ? Souligna-t-il.
Je souris.
« Non, juste une curieuse de la vie.
Du mouvement sur ma droite attira mon attention, Charles se leva et sembla seulement remarquer qu'il n'était plus le seul client. Ses yeux firent des allers-retours entre Hayden et moi avant de baisser le regard et sortir à toute vitesse – du moins, autant que sa vieillesse le lui permettait – sans dire au revoir, ce qui était étrange venant de lui. Je lui poserai la question lundi. Peut-être que notre échange de place l'avait troublé ? Charles n'aimaient pas les changements, c'était probablement pour ça qu'il n'avait toujours pas pris sa retraite.
« J'aime bien savoir comment le monde fonctionne, m'expliquai-je en me tournant de nouveau vers Hayden. Je cherche donc des réponses là où je peux les trouver. Essentiellement, à l'université, du coup. Parce qu'il y a tellement de raisons pour laquelle la vie est un mystère. Pourquoi l'univers est infini ? L'est-il vraiment ? Pourquoi la vie est-elle présente ? Pourquoi ici et pas ailleurs ?
« Tu es passionnée, sourit-il. À t'entendre parler, il te reste tellement de choses à découvrir alors qu'il n'y a pas grand chose, en réalité.
Je fronçai les sourcils et l'évaluai pour vérifier s'il était bien sérieux.
« Pas grand chose ? Tu dis ça comme si tu avais tout vu.
« J'ai beaucoup voyagé, mes parents biologiques étaient des globe-trotters et je me déplace souvent pour le travail, dit-il comme si ça expliquait tout.
« Où as-tu passé le plus de temps ? Lui demandai-je.
« À Berkeley, en Californie.
« Et bien, je suis sûre que je peux te montrer un endroit ou quelque-chose que tu n'as jamais vu là-bas.
Il sourit.
« C'est une proposition de voyage ? S'enquit-il d'un ton amusé.
« Je ne pense pas que mon copain en soit très content, réfutai-je en riant.
Il me sourit et je sirotai le cocktail.
« Cela dit, je peux peut-être te donner matière à réfléchir, fis-je en tapotant ma bouche, songeuse.
Il fixa le mouvement en souriant.
« Je t'écoute.
« Les atomes, commençai-je. Non, ne fronce pas les sourcils, pas avant la fin. Donc, les atomes. On ne les voit pas, jamais, pourtant ils sont partout. Ce bar, il est solide et rien ne passe au travers, il est pourtant composé de plein d'atomes crochetés ensemble mais si tu te transformes en quelque-chose d'aussi petit qu'un électron, tu peux passer au travers parce qu'en vrai, il y a de l'espace dans ce bois massif. Chaque fois que j'y pense, j'ai du mal à me dire que ce truc aussi solide possède dans une unité de mesure infiniment petit, assez d'espace pour permettre à un électron de passer si celui-ci avait une volonté propre.
Il appuya sur le dessus du bar, comme pour en tester la véracité.
« Nous aussi, on a des espaces vides entre les atomes et leurs électrons et pourtant, tout tiens ensemble, tout bouge et on peut même mélanger nos électrons. Si je te prends la main...
j'avançai ma main vers la sienne mais il la recula, je fronçai les sourcils mais décidai de ne pas m'en soucier, il était peut-être hypocondriaque ou un truc comme ça.
« Si je te prends la main, repris-je en enlaçant mes deux mains. Alors les électrons de mes atomes peuvent s'accrocher à tes atomes et, en échange, les miens s'accrocheraient à tes atomes. Dans une échelle de mesure infime. Et si un atome nous traversait tous les deux, il aurait un mélange de nos électrons. Le monde est tout aussi infiniment grand qu'infiniment petit. Et je trouve ça fascinant.
Je le laissai réfléchir à ça et aspirai les dernières gouttes du cocktail, faisant un bruit peu élégant quand l'air passa au travers.
« Ta vision du monde est rafraîchissante, m'avoua-t-il. Ton histoire d'atomes et d'électrons me donne une idée de théorie sur les dons que posséderaient quelques gens chanceux. Je ne m'étais jamais posé la question de comment ça marchait, avant ton petit discours passionné.
Il m'offrit un sourire en coin. J'attendis qu'il m'en dise plus mais il sembla perdu dans ses réflexions.
(1) Mary et Sarah Parker ont bien été accusées de sorcellerie mais ont en réalité été pendues.
(2) La balade à pied à la rencontre des fantômes et des vampires de Salem existe bel et bien dans la ville à l'heure actuelle.
