Ses longs cheveux d'un blond presque blanc fouettaient l'air en tous sens, pris dans un ballet frénétique offert par le vent du large. Celui-ci était glacial. Il malmenait matelots et passagers à son grès, et si la première catégorie n'avait pas le luxe d'aller s'abriter pour s'en protéger, la seconde préférait l'affronter plutôt que de rester plus longtemps enfermée dans les cabines. Voilà des jours qu'ils s'entassaient tous sur ce rafiot, enfermé entre quatre murs, et ils en avaient plus qu'assez. Affronter les éléments valait mieux que de rester oisif sur une couchette qui remuait que trop en raison de la houle. Ainsi, tous déambulaient sur le pont, grelottant sous des couches de vêtements.

Il n'y avait qu'un homme pour ignorer le froid mordant son visage.

Sa peau était couverte de plaque rouge, ses lèvres avaient bleuie et ses yeux emplis de larmes à force d'être agressés par les bourrasques, mais il faisait fi de tout cela. Jilano ne se préoccupait que de ce qu'il avait devant lui, regardant la terre à l'horizon comme le plus beau des trésors.

Il leur faudrait naviguer de longues heures avant de l'atteindre – peut-être même toute une journée -, mais cette simple vision remplissait son cœur de joie. Combien de fois au cours des quinze dernières années avait-il souhaité la revoir ? Combien de fois avait-elle peuplé ses instants de rêveries ? Combien de fois en avait-il parlé avec passion et nostalgie ?

Aujourd'hui, il avait enfin accepté de suivre les désirs de son cœur.

Au loin, les montagnes se découpaient dans le ciel, écrasantes et vertigineuses, y compris à cette distance. Leurs pics enneigés se perdaient dans les nuages gris dont le ciel était couvert. D'où il se tenait, Jilano n'avait pas la possibilité de voir les portes de la ville naine qui prenait naissance au pied de la montagne pour enrouler ses rues sur ses flancs, mais il la savait bien présente. C'était par ce même chemin que son périple avait commencé lorsqu'il avait débarqué quinze ans plus tôt.

Il se souvenait de ce qu'il avait ressenti à l'époque, sur le pont d'un bateau similaire, lorsque les montagnes s'étaient révélées aux yeux de tous.

Pris d'une soif d'aventures et de découvertes que la fougue de la jeunesse n'avait réussi qu'à amplifier, il avait embarqué sur un navire, suivant un capitaine qui ne possédait qu'un cap, sans le moindre regard en arrière. Tout le monde les avait traités de fous, lui et les marins qui l'accompagnaient, mais ils n'en n'avaient jamais rien eu à faire. De tous temps, les Alaviriens de Gwendalavir s'étaient demandés ce qui se cachait au-delà des océans qui bordaient leurs terres, sans que personne ne prenne jamais le risque de s'y aventurer. Du moins, pas à la connaissance de qui que ce soit. Beaucoup préféraient se dire qu'il n'y avait rien, si ce n'était de l'eau à perte de vue. Jilano n'avait jamais été de ceux-là. Il avait toujours été certain que quelque chose se trouvait de l'autre côté. Comment le monde pourrait-il s'arrêter aux simples falaises de Gwendalavir ? Ne suivant que ses rêves, il avait suivi cet équipage que tous avaient qualifier de fou.

C'était la meilleure chose qu'il ait faite de sa vie.

Même s'il ne pensait pas la même chose la première fois, avant de découvrir les montagnes pour la première fois.

A ce moment-là, c'était le désespoir qui emplissait son cœur. Le bateau avait quitté Gwendalavir, faisant cap droit vers le sud, depuis près d'un mois. La situation devenait compliquée, la diminution des rations de nourritures inquiétantes, et l'équipage commençait à croire que rien ne se trouvait de l'autre côté de l'océan. Le capitaine parlait même de faire demi-tour pour rentrer à Gwendalavir, sans pour autant s'y résoudre. C'était un rêve qui s'effondrait, et Jilano avait subi la même désillusion.

Puis, un matin, par une journée nuageuse, les montagnes étaient apparues.

Comme aujourd'hui.

Aussi belles et majestueuses.

— La voici donc enfin, fit une voix émue dans son dos, cette terre qui accapare ton cœur et tes pensées depuis des années.

Jilano sourit, un millier d'étoiles étincelantes dans ses yeux pâles. Accoudé au bastingage, il éprouvait le plus grand mal à se détourner du paysage, mais s'y résolu tout de même pour accorder un regard à l'homme derrière lui.

— Ce sont les Montagnes Bleues, précisa Jilano.

Se tenant droit et fier, Sayanel tentait de se protéger du froid en serrant une cape autour de lui. Son visage se perdait dans le tissu tombant de son capuchon, mais Jilano percevait le sourire sur ses lèvres et l'émerveillement dans son regard. Quand bien même Sayanel possédait une confiance absolue en lui, Jilano n'était pas certain que son ami ait jamais véritablement cru à l'existence de cette terre. Qu'importe les péripéties que Jilano lui avait rapporté, qu'importe l'exactitude avec laquelle il avait décrit villes et paysages sauvages, qu'importe que Jilano ait disparu pendant cinq ans, il n'y avait jamais eu de preuves concrètes. Mais Jilano n'avait jamais blâmé son ami pour n'avoir pas su y croire, il concevait très bien que c'était difficile lorsque nous n'en étions pas témoin.

Aujourd'hui, Sayanel allait à son tour découvrir à quel point les mots de Jilano n'avaient pas été suffisant pour parler de la Terre du Milieu, et le marchombre n'avait pas les mots pour qualifier la joie qui résonnait dans son cœur à cette idée.