La Comté avait toujours été un endroit paisible et calme, où jamais rien ne se passait. Les Hobbits, qui peuplaient ces terres, étaient un peuple de joyeux lurons qui aimait la vie et abhorrait tout ce qu'elle pouvait apporter de négatif. Ils étaient attachés à leur routine, à la recherche de bon temps et de mets délicats. Mais pour deux de ces semi-hommes, comme ils étaient nommés dans certaines régions de la Terre du Milieu, la peur et l'horreur avaient balayé d'un revers de la main le bonheur de ces choses simples. Balayées les dégustations de bière à la taverne à rire des pitreries de cousins éloignés, terminée la tranquillité d'une lecture au pied d'un arbre tandis que les rayons du soleil réchauffaient leurs grands pieds poilus, fini les sept repas copieux de la journée. Les deux hobbits devaient se lancer sur les routes, la peur rongeant leurs entrailles, en laissant tout derrière eux.
Frodon Sacquet avait toujours rêvé de partir à l'aventure et de quitter la Comté. Avec pour modèle son oncle Bilbon, qui avait parcouru la Terre du Milieu dans sa jeunesse, vivant une péripétie après l'autre, il n'était pas étonnant que ce jeune hobbit souhaitât marcher dans ses pas. Qui aurait pu croire qu'il se sentirait à ce point déchiré de voir son rêve se réaliser ?
Morose, Frodon s'efforçait de regarder droit devant lui et de mettre un pied devant l'autre. Son cœur félon l'incitait pourtant à se retourner, à poser un dernier regard sur la Comté, mais le jeune hobbit s'y refusait. Il n'aurait pas la force de poursuivre sa route s'il le faisait. Or, il ne pouvait se dérober à la mission qui lui avait été confiée. Alors, il continuait, ses pieds frappant la terre battue en un rythme régulier, concentré sur le poids de l'anneau contre la peau nue de sa poitrine.
À ses côtés, le second hobbit n'avait pas les mêmes scrupules que Frodon et regardait régulièrement par-dessus son épaule. Il espérait encore apercevoir sa maison, tiraillé à l'idée de devoir partir… Mais la maison avait depuis longtemps disparu derrière une colline. Puis derrière une seconde, une troisième et de nombreuses autres depuis. Il se demanda vaguement combien de temps il serait absent tout en espérant que cela ne serait pas trop long. Sam n'aimait pas l'idée d'aller s'aventurer hors de la Comté et s'il l'avait pu l'éviter, il ne se serait certainement pas lancé aux côtés de Monsieur Frodon. Pourtant, d'un autre côté, Sam n'aurait pas voulu être ailleurs pour tout l'or du monde. Monsieur Frodon avait besoin de lui.
Sam n'était pas certain d'avoir vraiment tout compris à ces histoires d'anneau et de Seigneur des Ténèbres dont avait parlé le Magicien Gandalf. Ça ressemblait surtout à des fables destinées à effrayer les enfants. Mais Sam n'avait pu ignorer l'inquiétude dans le regard du mage, lorsqu'il avait parlé de l'anneau et de Sauron, et la simple idée que Gandalf ait été inquiet suffisait pour que Sam décide de ne pas lâcher Frodon d'une semelle ! Peu importe à quel point il aurait préféré rester sagement chez lui, à s'occuper de ses plantes et à courtiser Rosie.
Ainsi plongés dans leurs pensées respectives, les Hobbits avançaient en traînant un peu du pied, mais ils avançaient tout de même, et c'était le plus important. La frontière de la Comté n'était plus très loin, à peine une journée de marche vers l'est, et ils souhaitaient jouir de leur terre aussi longtemps que possible avant de la quitter. Qui pourrait leur en vouloir ? La Comté était si belle, avec ses collines verdoyantes, ses près paisibles et ses forêts chaleureuses. Il n'y avait jamais eu une ombre au tableau pour ternir la vie. Frodon et Sam avaient tout le loisir de traverser ses champs avec la tranquillité des randonneurs. Ils ne s'attendaient certainement pas à ce que, soudainement, un cri perçant ne déchire l'air paisible.
Dans un hoquet de terreur, les deux hobbits se retournèrent pour être figés d'effroi. Leur plus terrible cauchemar se matérialisa alors devant eux.
Les rumeurs des dernières semaines avaient parlé d'un homme, tout de noir vêtu, qui ressemblait à un vagabond tant son manteau était limé, mais ce que Sam et Frodon avaient sous les yeux n'avait rien à voir avec un quelconque vagabond. Tout en l'homme transpirait l'horreur. De ses mains gantées de métal, maintenant fermement les rênes de sa monture tout aussi effrayante, aux ténèbres qui entouraient son visage invisible sous sa cape. C'était la mort elle-même que les hobbits avaient devant eux.
— Nazgul, murmura Frodon, le visage blême.
Il n'avait pas besoin d'une confirmation pour savoir que c'était ainsi qu'on nommait cette terrifiante créature. Les légendes sur Sauron et l'anneau étaient truffées de référence à ces êtres maléfiques. Gandalf même les avait évoquées, la gorge nouée et une lueur effrayée dans le regard.
Un nouveau cri s'éleva tandis que le cheval de l'homme se cabra. Violence et puissance, voilà ce que renvoyait cette image, et il n'en fallut pas davantage pour que Frodon sorte de sa torpeur. D'une main tremblante, il attrapa la manche de Sam et l'obligea à le suivre dans une course effrénée. La terreur s'insinua en lui et prit le contrôle de son corps. Il tentait de fuir avec l'énergie du désespoir, sachant très bien que cela ne changerait en rien l'issue. Les hobbits faisaient trois pas là où le cavalier n'en faisait qu'un, il les aurait rattrapés en un temps record. Pourtant, Frodon refusait d'abandonner. Il avancerait jusqu'à ce que l'épée monstrueuse de l'homme ne les fauche dans leur course. Il s'élança à travers champs, son sac à dos manquant de le faire tomber à chaque pas tant il cognait lourdement dans son dos. Mais le plus lourd était ce fichu anneau autour de son cou. L'or froid si léger et délicat pesait sur la petite chaîne de métal comme s'il espérait qu'elle se brise. Instinctivement, Frodon posa sa main à l'endroit où se trouvait le bijou avec l'irrépressible envie de le retirer et de le jeter au sol pour s'en débarrasser. Non, siffla son esprit perfide, il ne voulait pas s'en débarrasser, il voulait le garder, le passer à son doigt. Utilise-moi, semblait lui dire le bijou. Je peux t'aider, te faire disparaître. Et Frodon avait envie de l'écouter. Si l'anneau était aussi puissant que Gandalf l'avait laissé présager, il devait être capable de le sauver de ce Nazgul. Mais Gandalf avait été très clair : Ne le passez pas au doigt, gardez-le caché, avait-il dit, en le regardant droit dans les yeux pour que Frodon saisisse l'impact de ses paroles.
Le mettre au doigt, c'était se laisser berner. Il n'en aurait pas fallu davantage pour que le Nazgul en finisse aussitôt.
Alors Frodon obligea sa main à retourner le long de son corps tandis qu'il continuait de courir, Sam à ses côtés.
Ce fut alors qu'il la vit. Elle avait été là depuis le début, mais il lui semblait qu'elle venait tout juste d'apparaître.
La Vieille Forêt.
Toutes sortes d'histoires et de rumeurs avaient voyagé à son sujet à travers la Comté, et cela avait poussé les Hobbits à s'en tenir éloigner. Mais en cet instant fatidique, elle lui apparut tel le salut. Sans prendre la peine de faire signe à Sam, Frodon se précipita vers la forêt. Si le cavalier n'avait aucun mal à se mouvoir dans les champs, il était certain que ce ne serait pas pareil cerné par les arbres. Il suffisait déjà de regarder son cheval. Imposant comme il était, il ne pourrait pas passer la frontière des arbres. Frodon espérait gagner quelques précieuses secondes le temps que le cavalier pose pied à terre. Il n'avait besoin que de quelques secondes pour agir.
Pour sauver Sam.
Pour le condamner, en même temps.
Passé la lisière de la forêt, Frodon attrapa Sam par le bras, l'obligeant à s'arrêter. Le hobbit joufflu était livide. Ses boucles auburns collaient à son front luisant de sueur. Il avait le souffle court et les yeux exorbités, perdus derrière Frodon, fixés sur le cavalier noir qui approchait toujours davantage.
D'une main tremblante, Frodon arracha la chaîne qui retenait l'anneau de son cou. Aussitôt, la voix pernicieuse siffla à ses oreilles de le passer au doigt, mais Frodon ne l'écouta pas. Toutes ses pensées étaient tournées vers le hobbit devant lui. Sam avait été un ami dévoué et loyal depuis leur rencontre, bien des années auparavant, il ne pouvait pas le laisser mourir ainsi. Sans hésiter, Frodon tendit la main.
— Traverse la forêt, il ne te suivra pas, souffla-t-il en forçant Sam à prendre l'anneau. Je vais le retenir.
— M'sieur Frodon…
— C'est moi qu'il veut, Sam. Pas toi. Prends l'anneau et donne-le à Gandalf, il saura quoi faire.
— Non, M'sieur Frodon !
— Sam, il le faut !
La voix de Frodon était dure et pressante. Ils n'avaient pas le temps d'en débattre et aucun autre choix face à eux. Il fallait agir maintenant.
— Je suis désolé, Sam. Tu dois prendre l'anneau et fuir. C'est le seul moyen ! Dépêche-toi, cours !
Tout en parlant, il poussa son ami. Sam traînait des pieds sur le sol, peu désireux de s'aventurer dans la Vieille Forêt, d'abandonner Frodon au cavalier et de porter ce fichu anneau qui leur attirait bien des soucis. Mais lorsque le cavalier poussa un nouveau cri, il n'hésita plus. Il n'écouta plus que sa peur et s'élança, abandonnant Frodon dans son dos. Ce dernier observa son ami détaler avec autant de soulagement que de tristesse. Sam fuyait loin du cavalier noir, emportant l'anneau qui ferait de lui une proie traquée, tandis que derrière Frodon, le cavalier noir se tenait prêt à frapper de sa longue épée.
