De retour sur le chemin du bureau, il vit Antonio avec deux autres hommes qui prolongeaient leur moment de tranquillité. Selon eux, l'entente avait été très bonne en son absence même si Trager n'avait cessé de parler de "la fille". Les membres de Galindo ignoraient ce lien familial car les Sons éloignaient leurs familles du cartel pour les protéger, et donc ne révéleraient rien concernant Fawn qui était une exception. Si un conflit d'une quelconque gravité venait à éclater, tous seraient visés y compris les familles et cela même si les fédéraux faisaient de leur mieux pour garder le contrôle. Les hommes de Galindo étant aussi cruels que les Sons of Anarchy étaient bornés, ils entreraient dans une guerre sanglante et le trafic en prendrait un coup. Sans oublier que par un tel choc, Charming serait pratiquement rayée de la carte et d'autres cartels feraient leur entrée pour avoir la première place. D'un homme à un autre, les moyens de pression ou de torture n'avaient rien d'originaux mais lorsqu'une femme ou un enfant étaient concernés, leur sentence n'était jamais la même que celle d'un homme. Rien dans tout ça ne pouvait encourager Tig à avoir confiance mais Jax ne pouvait rien lui dire sur les trois anciens soldats devenus agents, hormis lui conseiller de se fier à lui. Au fond de lui, même si Teller savait que des fédéraux étaient à la tête du Cartel dans le pays, il n'avait pas foi en leur façon de procéder car il savait que ces hommes n'étaient pas des petits voyous sans envergure. La preuve, Luis avait bien failli faire fusiller les Niners parce qu'il devait garder la tête froide devant ses hommes, trop froide. Il n'était pas le second de Parada pour rien mais ce que les Sons ignoraient, c'était que le lieutenant s'estimait heureux que Jax ait eu ce qu'il fallait comme arguments pour l'en dissuader car une exécution de masse n'était pas ce qu'il aurait voulu.

Grommelant car tout le ramenait à ce qu'il avait vu au fond de la fourrière, le commandant ne put que retourner apporter son aide à Luis afin de mettre de l'ordre dans le seul endroit où le chantier avait une chance de disparaître, et ce n'était pas le bureau. Cet endroit était la tête de son ami. Lui qui avait prévu de prolonger sa séance de remontrances, il retrouva son lieutenant amorphe sur une des chaises alors que l'état de la pièce n'avait pas changé. Fixant l'écran explosé depuis le seuil, il soupira en laissant ce sujet de côté mais son second fit tout le contraire lorsqu'il posa les yeux sur lui.

- Me regarde pas comme ça, j'en rachèterai un.

Un changement d'humeur si soudain ne s'était plus manifesté chez lui depuis que Parada lui avait appris à se maîtriser. Il prit la deuxième chaise pour s'asseoir face à lui, tout en éludant soigneusement de trop s'en approcher.

- Regarde-moi.

Malgré la faible intonation de ses mots, tout ce qui sortait de sa bouche sonnait toujours comme un ordre et Luis y était habitué. Il plongea dans son regard et s'en retrouva immobilisé.

- Torres, dis-moi pourquoi tu fais n'importe quoi en ce moment. Tu ne t'en serais pas sorti vivant si ça avait été un des motards qui vous aurait trouvés en train de faire des folies dans cette voiture et tu le sais.

Luis ferma les yeux et déglutit. Il avait envie de répondre mais les mots lui manquaient, l'aîné le connaissait assez pour le savoir. Depuis l'armée, ils avaient tout vécu ensemble et parlé de tout... excepté d'une chose.

- Qu'est-ce que tu as envie de me dire ? C'est à cause de cette femme ?

Parada ne supportait pas les silences comme celui-ci car ils voulaient tout dire, il ne manqua donc pas de se faire une idée.

- Non ! Ne me dis pas que tu es amoureux d'elle, Luis.

Comme d'habitude, il avait lu en lui comme dans un livre. Il s'adossa brusquement contre le dossier de sa chaise alors que son lieutenant se mettait la tête entre les genoux. Pris de compassion plus que d'une envie de le juger, Parada préféra se comporter comme un père. Après tout, ils s'étaient toujours confiés l'un à l'autre.

- Certains de nos hommes sont mariés ou ils ont une copine, mais elles sont au pays à les attendre. Pour toi, c'est différent parce que c'est arrivé sur le tas. Tu sais que ça n'ira nulle part, c'est impossible d'avoir une relation stable avec un boulot comme le nôtre surtout si elle n'est pas Mexicaine. On a beau être souvent en balade mais c'est là-bas qu'on passe le plus de temps, c'est chez nous. Qu'est-ce que tu feras quand on repartira ? Tu vas la kidnapper ou lui demander de t'accompagner ? Tu vas nous lâcher et rester ici ? Tu signerais ton arrêt de mort avec Galindo et je tiens à toi, fiston. Toi et Santo êtes les seuls pour qui j'ai les couilles de continuer à tenir dans cette merde.

Lorsqu'il releva la tête de son ami pour l'inciter à répondre, les yeux de son lieutenant luisirent de tristesse.

- Je ne vais pas t'abandonner, jefe. Quant à Fawn, je ne pourrais jamais la forcer à quitter son pays ni sa famille, ni oser lui proposer. J'ignore ce que je vais faire et je préfère ne pas y penser.

- Au contraire, tu devrais parce que si tu ne prends pas des mesures avant, tu vas souffrir. Elle t'aime aussi, je crois l'avoir bien remarqué.

Acquiesçant d'un hochement de tête alors qu'il était au bord de la crise de nerfs, Luis ferma les yeux et se recouvrit le front. Parada prit un risque calculé, se releva pour s'accroupir face à lui et saisit son visage. Il n'y vit que découragement et perdition, que le plus jeune tenta d'exprimer en l'attirant à lui pour une étreinte comme il le faisait autrefois. Sentant son cœur battre dans sa poitrine tellement sa respiration était forte, l'aîné sourit tristement.

- Tu t'es mis dans la merde mais je ferai tout pour t'aider. J'ai été marié alors je sais ce que c'est.

Le commandant se rassit, regardant autour de lui pour chercher mentalement le courage de ranger le bureau. Torres, lui, masqua son visage derrière ses mains et serra les poings pour éviter de se laisser aller. Le voyant trembler de plus en plus en à peine dix secondes, Parada sut qu'il n'arriverait pas à dominer ses émotions même si en tant que soldats, ils détestaient perdre le contrôle d'eux-mêmes. Lorsque sa respiration se fit trop entendre, l'aîné prit les devants. Il se leva calmement pour aller se réfugier contre le mur derrière lui. Il connaissait la nature imprévisible de son collègue et les habitudes allant avec, aussi lointaines furent-elles. En cas de perte de maîtrise, une explosion s'ensuivait toujours chez lui alors que Santo savait parfaitement rediriger sa colère. Il expira et afficha une moue compatissante en regardant le plus jeune se relever pour envoyer sa chaise contre le mur d'un violent coup de pied.

À l'instar des personnes intégrées au cartel comme Santo Rivera et bien d'autres avant eux, militaires ou agents fédéraux de toutes générations confondues, Luis Torres avait eu une enfance difficile. Des personnes brutales par nature mais maîtrisables semblaient être un critère de choix pour les dirigeants Mexicains et Torres n'avait été ni épargné dans le passé, ni ménagé dans le présent. Que ce fût à l'armée ou au sein du cartel, Parada lui avait apporté son soutien ainsi qu'un amour paternel et fraternel considérables avec le temps. Lui-même savait ce que c'était que de grandir dans les rues sordides et cruelles du Mexique tout en vivant dans une famille décomposée, et il s'était servi de son expérience personnelle pour leur faire garder la tête haute. Il avait tout donné pour leur faire conserver leur humanité. Il avait veillé sur Santo et Luis en tant que commandant et les deux hommes le lui avaient bien rendu en se portant volontaires, parmi les nombreux autres candidats pour l'opération "Galindo". Ils avaient tenu à rester avec lui, en famille. Rester unis car "vivre et mourir ensemble" était devenu leur devise.

Le but de l'opération fédérale n'était pas de faire couler Galindo mais plutôt d'en prendre les rênes dans le but de faire disparaître les autres organisations criminelles, diminuant ainsi la criminalité du pays. Les chefs de l'agence qui les avaient "extirpés" de l'armée Mexicaine pour en faire des tueurs sanguinaires ne les avaient pas sélectionnés au hasard, et il leur avait fallu du temps avant de se revoir après leur infiltration. Ils avaient donc simulé une fausse rencontre car il aurait été suspicieux qu'ils n'arrivent les uns à la suite des autres en se connaissant déjà. Gagner la confiance du grand patron ne se faisait pas comme ça. Leur passé violent ou difficile avait été un atout pour eux et les fédéraux pouvaient se féliciter d'avoir eu affaire à un tel courage de la part de ces hommes, extirpés mais volontaires. Rivera avait fait partie d'un gang de rue extrêmement violent qui trempait dans l'extorsion et la prostitution, avant de se voir conseiller par son propre père d'intégrer les forces militaires afin de rediriger sa violence après maintes arrestations suite à des guerres de gangs. Quant à Luis, il avait toujours refusé ces milieux où régnaient la délinquance urbaine car c'était un adolescent solitaire. Son problème : il avait un complexe d'infériorité et ne maîtrisait pas sa rage présente en toute circonstance. Il se sentait donc vite insulté ou menacé, défiait tout le monde pour prendre les devants et se battait sans relâche. Il s'était rendu compte de son besoin d'être sévèrement encadré lorsqu'il avait failli lever la main sur sa propre mère en pleine rue, alors que des policiers se trouvaient tout près. Étant donné son jeune âge, il avait été forcé de parler à un spécialiste et lui avait vite sauté dessus en se sentant rabaissé. Ne voulant plus parler mais hurler, il avait fini interné et ce séjour lui avait fait ouvrir les yeux parce que sa mère était venue le voir chaque jour. Elle l'avait pardonné car elle aimait son fils et prise par surprise, elle l'avait également encouragé lorsqu'il lui avait timidement parlé de devenir militaire à sa sortie. Selon lui, il tenait cette idée d'un autre patient de l'hôpital.

Finalement, les deux s'étaient révélés être des soldats inestimables en territoire ennemi et avaient positivement changé au contact de leur commandant, Romero Parada. Il leur avait redonné leur dignité. Pour finir, tous les membres de Galindo n'étaient pas des monstres, seule leur condition les obligeait à ne rien montrer de bon. Ils devaient rester de glace et sans pitié. Entre eux, ils se comportaient comme des frères une fois les antidépresseurs passés, suite à leurs exactions car tous ne dormaient pas sur leurs deux oreilles à cause de ce qu'ils faisaient. Ils aimaient leurs familles et les respectaient, leur cruauté n'avait qu'un but : vaincre les autres cartels pour avoir enfin une vie plus saine car ils ne rêvaient que de retourner vivre au Mexique parmi les leurs. Des humains derrière leurs masques.

Parada regarda autour de lui. L'état de la pièce s'était dégradé : le bureau avait changé de place et cette fois, la tour de l'ordinateur était bel et bien hors service. Romero sentit qu'à ce stade, son second ne se calmerait plus sans aide, ce qui ne serait pas la première fois. Il s'en approcha pour le canaliser avant que les hommes dehors ne se posent des questions et entrent.

- Stop !

Sentant les bras de son mentor le stabiliser par derrière, Luis se débattit quelques secondes avant de se figer en geignant dans l'angle du mur. Songeant à leurs statuts de fédéraux et de bandits qui s'entrechoquaient continuellement, Parada se remémora ces instants où il s'était trouvé dans le même état que son ami. Dans son cas aussi, cela s'était avéré difficile même s'il n'avait pas eu à s'occuper de l'arrivée d'une femme dans sa vie, alors que Luis en ressentait plus de pression. Fawn était Américaine mais pire encore, elle faisait partie d'un clan allié mais potentiellement ennemi.

- Pense à autre chose rien qu'aujourd'hui et tu as ma parole de soldat que je t'aiderai à trouver une solution. S'il te plait, fais-le pour moi.

Son ami se tourna et le prit par les épaules tout en s'accrochant à son regard.

- Très bien, maintenant écoute. Si tu ne penses pas y arriver longtemps, parle-moi plutôt de ta relation avec Fawn, ça te fera du bien. Rassieds-toi, fils. Voilà !

Il se replaça face à lui et veilla à ne pas quitter son regard où se mêlaient rage et tristesse, pour être certain de les voir s'estomper. Luis se calma le temps de pouvoir reprendre un rythme respiratoire acceptable pour être qualifié d'apaisé par son ami. Son regard enfin allégé de toute colère, il confia :

- Je suis apte au travail. Je n'aime pas que tu me considères comme quelqu'un d'immature, c'est franchement humiliant.

- Ce n'est pas le cas, c'est juste que je ne savais pas que tu en pinçais pour elle. Je ne t'avais jamais vu comme ça avant alors j'ai pensé trop vite, mais avoir des sentiments ne fait pas de toi quelqu'un d'immature. Loin de là, c'est même agréable puisque ça te change.

- Je n'ai jamais eu de vie privée avant alors j'ai du mal à me focaliser sur le travail quand je pense à Fawn.

Il vit Parada lever un doigt vers lui pour ajouter :

- Il va falloir, et il faut surtout que tu évites de prononcer son nom ici. Tant que tu m'en parles à moi seul, oui, mais pas ailleurs. Tu peux me dire depuis quand la comptabilité est un aphrodisiaque ?

Cette fois, Torres fut pris d'un rire mais même si ce changement d'émotion le rendit à nouveau instable, il se reprit seul. Il toussa et Parada savoura le visage qu'il aimait voir chez son "plus jeune fils", l'aîné étant Santo qui avait cinq ans de plus que Luis. Il les considérait ainsi, de même qu'ils se voyaient comme des frères d'armes et de sang tous les trois.

- Ça dure depuis quand ? Vous le faites à chaque fois qu'elle vient ?

Torres releva la tête en maugréant :

- Pourquoi autant de questions ?

- Réponds et assume. Tu te la fais à chaque fois ? Parce que je dois savoir si c'est vraiment sérieux avec cette femme, qui est d'ailleurs un peu jeune pour toi.

- Je sais et je m'en sentais coupable avant, mais Fawn m'a fait dépasser ça quand elle s'en est rendue compte. Je me faisais tellement chier le premier jour où tu m'as forcé à la suivre... on n'a rien fait mais on s'est légèrement tourné autour après avoir fini le travail. On a un peu sympathisé après qu'elle ait fini et comme on n'avait pas envie de vous rejoindre, on a un peu traîné dans le coin. Déjà que je n'avais pas arrêté de la mater pendant qu'elle tapait... j'ai eu si peu l'occasion de fréquenter des femmes que je ne me suis pas gêné pour en profiter. La première fois qu'on l'a fait, ça s'est passé sur un capot de voiture au fond de la casse mais c'était juste un coup comme ça. On venait de finir et on a commencé à vous rejoindre, mais plus elle me parlait et plus je la regardais. Quand elle s'en est aperçue, je n'ai pas été assez rapide pour tourner la tête alors que j'ai réussi à ne pas lui sauter dessus le premier jour. Je ne sais pas comment c'est arrivé, Romeo. On s'est embrassés, c'est tout. Après on a vérifié autour et... on a recommencé sans pouvoir s'arrêter. J'y ai été un peu rapidement mais je savais où on serait tranquilles. Je l'ai assise à l'avant d'une carcasse et on a pris notre pied tranquillement.

Levant les yeux au plafond, son boss ironisa :

- Tu parles d'un étalon ! Je savais que tu manquais d'élégance en général mais là...

- Au départ, ce n'était rien de sérieux. Juste au cas où, avant que tu n'aies l'audace de me poser cette question toi-même, on a fait attention à chaque fois. Je ne savais pas pendant combien de temps elle reviendrait, je croyais qu'elle était de passage juste un certain temps. Sans savoir quand mais c'était ce qui était convenu depuis le début.

- Oui, ils en avaient parlé.

Passant l'éponge, Parada eut un léger sourire.

- Cette fille a un ex, un Black qui l'a lancée dans un bizness qui a failli la rendre accro à l'herbe. Medina m'en a dit plus sur elle parce que je m'en méfiais.

Alors que son ami le regardait fixement suite à cette information, il continua avant de subir un reproche.

- Rien de personnel, juste de la prudence mais je sais tout d'elle. De sa première partie de jambes en l'air à ce qu'elle bouffe le midi. Cette femme a servi d'entremetteuse et recherchait des fournisseurs pour les acheteurs de son ex, qu'elle ne côtoie plus d'ailleurs depuis qu'elle a commencé à venir ici.

- Tu parles au passé, ça veut dire que si elle vient encore...

- Oui fiston, elle vient ici rien que pour toi apparemment. Mais tu devais déjà t'en douter, j'imagine.

Un sourire aux lèvres, son lieutenant sembla se porter mieux même si Fawn ne quittait plus ses pensées.

- Allez ! Redescends sur terre et raconte la suite.

- J'étais gêné la fois d'après parce que je ne savais pas comment elle réagirait, si elle regrettait ce qu'on avait fait et qu'elle demanderait qu'un motard vienne avec nous. Ou même si elle allait m'éviter du regard ou ne plus venir, mais rien de tout ça. Au contraire, elle n'avait pas non plus de regret et m'a même approché dès le début, alors je me suis senti mieux. Elle m'a dit que personne de son côté ne serait au courant si on convenait de recommencer mais on n'avait pas prévu de tomber amoureux. On ne faisait que passer le temps au début alors quand je l'ai revue...

Il releva un sourire tant mystérieux qu'explicite vers son commandant.

- Forcément que j'en avais encore envie aussi... ça m'a repris dès que je l'ai revue alors j'ai essayé de l'ignorer, je ne savais pas si ce serait pareil pour elle. On a fini par recommencer et la comptabilité... on l'a envoyée paître, désolé.

- Oh le con ! Voilà pourquoi il manque une feuille dans le carton.

Luis rigola tel un enfant après s'être pris une claque derrière la tête, mais Parada prit aussi la peine de plaisanter sur le sujet rien que pour cette fois.

- On a pris notre temps ce coup-là, ça devenait plus personnel à chaque fois. La dernière était ici, d'où l'état du bureau quand on est arrivés. Même s'il a toujours été en bordel. Pour en rajouter, je la vois de temps en temps en dehors.

- Redis-moi ça !

Le visage de Parada changea de couleur et il le pointa du doigt.

- T'es en train de me dire que toutes les fois où tu t'esquives en ce moment, c'est pour aller la câliner ?

- Entre autres, oui.

Il vit son chef fermer les yeux en baissant la tête, comme il le faisait en général avant d'annoncer une nouvelle tumultueuse.

- C'est la merde, Torres. Je ne peux m'en prendre qu'à moi, c'est de ma faute mais tu dois à tout prix y mettre fin avant que les motards ne l'apprennent.

Son lieutenant se releva brutalement sous l'effet de l'incompréhension et de la colère engendrées par ces mots.

- Jamais ! Ne me demande pas ça alors que tu viens de me dire qu'on pouvait.

Ne supportant pas son haussement de ton, Parada l'imita et vint à quelques centimètres de son visage.

- Alors oui, j'ai dit que vous pouviez mais si c'est sérieux au point que tu viennes à sortir avec elle en ville, ça devient trop dangereux pour toi. Les motards finiront par l'apprendre et c'est la fille de l'un d'eux, celui avec qui tu t'es accroché tout à l'heure.

Le plus jeune afficha un air mauvais à propos de l'annonce qui arrivait si tard, et Parada préféra se protéger.

- Je l'ai su par Medina en même temps que le reste, alors remballe tes canines. Je reconnais que j'aurai du te le dire avant mais le temps a vite passé et j'ai oublié. Pour me défendre, j'ignorais que tu ferais une telle bêtise mais si elle lui répète, il risque de pleuvoir des balles dans toute la ville.

- Elle ne lui répétera jamais, Romeo.

- Luis, je...

Face au regard devenu suppliant de son lieutenant, Romero abdiqua.

- Comment vous avez fait pour en arriver là, vous deux ?

Ses hommes avaient si peu de moments à eux qu'il se montra indulgent avec lui et s'en tint aux conseils. Il savait que son meilleur ami avait toujours été respectueux envers les femmes et qu'il n'était pas du genre à envoyer promener les personnes qui avaient de l'importance pour lui. Au contraire, il s'y accrochait.

- C'était insignifiant les premières fois mais en dehors des moments intimes qu'on pouvait partager, on s'envoyait tellement de signaux involontaires qu'on a fini par y céder. Si on n'avait pas passé notre temps à baiser, ce ne serait pas arrivé.

- Oui, la baise étant raison la plus honorable du monde ! pesta son ami.

- Évidement que non, j'ai quand même un semblant de morale.

Romero hocha finalement la tête et tapota l'épaule de son second.

- T'as de la chance que personne n'en sache rien, Torres. Sois prudent et ne vous exposez pas, d'accord ?

Son ami acquiesça.

- Tu as ma parole.

Après un long silence, Parada lui jeta un regard étrange et attristé à la fois.

- Tu en es sûr ? Je ne veux pas que tu te jettes dans l'eau sans trop savoir à qui tu as affaire, Luis, pas si tu finis par souffrir encore. Ne tombe pas dans le panneau, tu baisses trop la garde avec les femmes.

- No padre, esta vez no.

- Tu es un phénomène, mon frère. C'est bon, je l'accepte mais fais attention à ce que votre relation soit bien gardée secrète.

Il fut heureux d'avoir redonné le sourire à son ami, en particulier lorsque celui-ci le prit dans ses bras chaleureusement.

- Si ! Gracias Romeo.

- De nada !

Les deux hommes remirent autant que possible de l'ordre dans le bureau avant de rejoindre les autres avec leurs masques de froideur habituelle. Par chance, personne n'avait semblé tourner autour du bâtiment et donc ne s'était rendu compte qu'il se disait quelque chose de secret à l'intérieur. Ils ne purent donc qu'espérer que ce moment ne soit passé inaperçu aux yeux de tous. Malheureusement pour eux, il en fut tout autre et le lieutenant fut le premier à s'en mordre les doigts lorsque sa liaison fut inconsciemment révélée en fin de soirée.

ooOOoo

Les hommes de Galindo étaient installés dans la plus grande tranquillité sur un domaine isolé, un ancien ranch appartenant à la famille d'un des leurs, Angel Morales. Ils se distrayaient de toutes les façons possibles car ils devaient limiter les sorties à cause de leurs tatouages trop repérables par les Lobos, et surtout ne pas se mêler à une communauté également infiltrée par eux. Ils regardaient la télé que ce soit en buvant ou en discutant, passaient des appels à leurs familles via des lignes sécurisées ou s'occupaient de tâches importantes. Mais certains s'ennuyaient ferme et n'hésitaient pas à le faire sentir aux autres, comme ce soir-là. Beaucoup de monde était déjà couché et certains faisaient des rondes afin de garantir la sécurité du territoire. Ils étaient plusieurs à regarder tranquillement la télévision dans le salon jusqu'au moment où ils eurent droit à un désagrément. Rico, un des rares hommes de Galindo à ne porter aucun tatouage, avait beaucoup trop bu et ne cessait de provoquer les siens par des blagues douteuses. Déjà menacé par un des leurs à propos d'une injure envers sa famille, il n'avait pas compris la leçon mais il en rajouta en se mettant également à dire des choses sur le patron lui-même, et plus encore.

- Tu bois vraiment comme un trou, ferme ta bouche au lieu de nous déranger toutes les deux minutes. Ou va picoler dans ta chambre.

Manolo, le plus sage et solitaire, écrivait ses pensées dans un carnet qu'il gardait précieusement dans sa poche et il détestait s'interrompre comme il venait de le faire. Deux plus bourrins, Raoul et Cesar, avaient de la compagnie : la fiancée du premier et l'épouse du second car ils avaient la chance qu'elles vivent sous leur toit. Les Lobos étant très praticiens des vengeances sur la famille, celles habitant le territoire américain étaient exposées au danger et il valait mieux opter pour la sécurité. Mais ces hommes étant constamment plongés dans la violence, ils ne voulaient pas en faire usage devant leurs proches et tentèrent d'ignorer Rico jusqu'à ce que ce dernier ne cite encore une fois Jose Galindo.

- N'empêche qu'il fait chier, le boss ! Hic...

- Là, ça va bien.

Agacés, Manolo, Cesar et Raoul se levèrent du canapé et du fauteuil pour tenter en vain de lui arracher sa bière de la main. Lorsque Cesar se mit à l'avertir sur les conséquences de sa conduite, Torres entra dans la pièce et fronça les sourcils en les regardant serrer les poings vers l'homme ivre qui jurait. Il ne semblait même pas se soucier de représailles de leur part, ni même impressionné par leur gabarit plus imposant.

- On se calme. Qu'est-ce qu'il se passe ? demanda le lieutenant.

Raoul fit un pas en arrière sans lâcher Rico des yeux et répondit :

- Ce débile a trop bu.

Luis regarda le concerné avec colère.

- Ça, ce n'est pas nouveau. Laissez-le dans sa merde, il finira par s'écrouler. Peut-être même qu'il crèvera d'un coma éthylique.

- Sauf qu'il insulte la famille de Ricardo depuis une heure, et nos dames n'ont pas à entendre ses vulgarités. Il ne sait plus ce qu'il dit, Luis. Il dit des choses sur toi et il a carrément insulté le patron aussi.

Alors qu'il venait de leur tourner le dos, Luis changea d'attitude et refit volte-face en ordonnant à Rico de poser sa bouteille sur la table basse. En tant que lieutenant, il se devait plus qu'un autre de prouver sa loyauté et défendre l'honneur du chef du cartel rapportait beaucoup. Bien que Rico sembla réfléchir à son ordre en mesurant le fait qu'il n'avait pas affaire à n'importe qui, il ne posa sa bouteille qu'après en avoir avalé une gorgée mais tout en gardant son air dédaigneux.

- Qu'est-ce j'y peux si j'me fais chier dans ce pays ? Hic...

Satisfaits de son obéissance, les autres se rassirent tout de même et Torres soupira avant de montrer sa mauvaise humeur grimpante.

- Ferme-moi cette bouche qui pue l'alcool et fais ton travail. Si tu ne te sens plus capable de manier ton flingue, retourne vivre chez ta mère ou cherche une femme. Ça t'évitera de picoler parce que tu t'ennuis.

Cette fois, Luis allait ressortir avec un ricanement aux lèvres mais celui-ci partit vite.

- Ce n'est pas parce que monsieur a une chatte à fourrer qu'il peut me donner des leçons.

Devant un tel langage à son égard, Torres plissa les yeux et se tourna, préparé à une provocation plus personnelle. L'ambiance devint encore plus tendue, les trois hommes se levèrent à nouveau de façon à intervenir vite au moindre dérapage et les deux conjointes se rendirent au bout de la pièce à la demande de Manolo. Ces dernières fusillèrent celui qui aurait mieux fait de se taire. Intérieurement en train de s'enrager, Luis s'avança dangereusement vers Rico en baladant ses doigts le long d'une table proche sur laquelle trônaient trois bouteilles vides. Sans crainte, l'homme de main ivre déballa tout ce qu'il ne put garder pour lui :

- Je sais que tu te fais cette brune avec les motards parce que je vous ai vus baiser sur une voiture ! ricana t-il.

Les autres surent de qui il était question et bien qu'interloqués, ils restèrent silencieux. Ils ne voulaient pas se mêler de la vie privée de Torres car tant que cela n'empiétait pas sur les affaires de Galindo, ils n'avaient pas à y mettre leur nez. Voyant qu'il restait solitaire dans sa rébellion, Rico poursuivit :

- Vu que je fréquente pas de chicas, je me suis fait plaisir en vous matant. Tu peux pas m'en vouloir...

Luis grogna un juron en espagnol envers l'impoli qui osa reprendre sa bouteille, puis il le poussa violemment contre le mur.

- Si tu es aussi tordu avec les femmes, ce n'est pas mon problème. En attendant, trouve-toi s'en une à toi ou rabats-toi sur les hommes.

Déjà qu'il jurait à cause de la bière renversée sur son t-shirt, Rico le toisa méchamment alors que tous les autres commençaient à se moquer de lui. Il sentit s'accroître en lui une plus grosse poussée de violence et ne cacha en rien qu'il n'avait peur de personne.

- Tu me traites de fiotte ?

Plus détendu de le voir se sentir humilié, Luis sourit.

- Si tu le prends comme ça. Je préfère te savoir "fiotte" comme tu dis, plutôt que te voir baver devant ma femme. Sinon, il y a plein de prostituées dans les villes du coin alors va te faire plaisir et si tu croises des Lobos, salue-les de notre part.

- Tu me cherches ?

- À toi de voir.

Cesar commença à réagir avec prévoyance en choisissant de calmer les esprits.

- Les gars, arrêtez un peu. Le boss va finir par vous convoquer au pays à force et si ça bouleverse l'organisation, on va tous manger.

Ces derniers l'ignorèrent malgré cet avertissement à ne pas prendre à la légère, et Luis aperçut une lueur de défi dans le regard de celui qui menaçait de lui jeter sa bouteille.

- La seule nénette qui m'intéresse depuis que je l'ai vue à l'oeuvre, c'est la tienne. Partage un peu ta pouffiasse au lieu de la garder pour toi, elle est même pas des nôtres de toute faç... hic ! Tu vas quand même pas t'attacher à une putain d'Américaine ? Vu qu'elle est bonne, tu fais tourner ?

Après un pas en avant le poing serré, le lieutenant ragea.

- Tu as dit quoi ?

- Mano, c'est pour prendre du bon temps. Hic ! Je n'vais pas la boxer, ta p'tite chérie.

La haine sur le visage, Luis saisit rapidement une des bouteilles vides sur la table et l'envoya se fracasser contre le mur, près de la tête du sous-fifre. Rico dut fermer les yeux afin d'éviter les éclats mais ils n'épargnèrent pas sa joue droite. Luis se rua sur lui pendant qu'il avait les yeux fermés et tout le monde s'écarta rapidement sous la stupeur. Tombant sous une avalanche de coups, Rico encaissa bien puis réussit à se relever après avoir envoyé un coup de poing dans le ventre de son supérieur. Emporté, ce dernier lui cassa sa propre bouteille sur la tête face aux autres qui tentèrent de les arrêter à distance. Les avertissements ne les calmant pas, ils n'eurent d'autre option que l'approche, aussi risquée fut-elle. Manolo s'énerva également en prenant un coup de la part de Rico et voyant cela, Cesar lui donna un coup derrière la tête. Alors que l'autre homme fut enfin étalé au sol, Torres approcha le tesson de sa gorge pour le menacer.

- Attends ! intervint un des autres.

Torres jeta par-dessus son épaule ce qu'il restait de la bouteille pour se servir à nouveau de ses mains. Battant l'homme aussi violemment que possible, il sentit un des autres lui attirer le poing en arrière mais se débattit sans quitter Rico des yeux, forçant le troisième à abandonner et reprendre ses distances.

- Ne reparle jamais d'elle comme ça ou je t'éventre. Et laisse les autres tranquilles.

Rico lécha et avala une partie du sang qui s'écoula de sa lèvre, préférant fermer les yeux alors que les coups combinés à l'alcool commençaient à endormir toute sa volonté de répondre. Luis ne se ressaisit que lorsque Parada, entré en catastrophe quelques secondes après, l'arracha à sa prise et le plaqua au mur pour le maîtriser. Le commandant analysa les positions de ses hommes ainsi que des deux femmes par rapport aux bagarreurs, mais lui se maîtrisa parfaitement.

- C'est quoi cette baston ? Tout le monde arrête maintenant, on se croirait dans un bar. Devant vos femmes en plus, bande de névrosés.

- Ce n'est pas eux, Parada, c'est moi ! clama Luis.

Ce dernier jeta son œil réprobateur habituel à son ami car il avait l'habitude que Torres sorte de ses gonds avec leurs hommes. Ils en parlaient souvent lorsqu'ils étaient seuls, Luis se mettait facilement à cogner ceux qui le contrariaient. La cause : il regrettait tant de s'être porté volontaire pour intégrer le milieu du cartel qu'il se vengeait à sa manière. Ces hommes étaient des brutes qui massacraient, dealaient, se droguaient, violaient pour la plupart et le pire était que le grand patron Galindo s'en moquait royalement tant que les affaires n'en subissaient aucune retombée. Luis assumait sa place pour ses frères d'armes Parada et Rivera, mais en se défoulant au passage.

- Romeo ! Ce n'est pas Luis le responsable, c'est cet alcoolo par terre.

Raoul s'avança du commandant et lui expliqua en détails la conduite de Rico. Soulagé d'apprendre que cette fois, les conditions étaient différentes et que Luis avait juste défendu son honneur ainsi que celui de leur clan, son commandant le relâcha. Il ordonna ensuite à celui qui se relevait en titubant de nettoyer les morceaux de verre, sous peine de lui en briser une autre sur le crâne et de parler au boss de sa langue trop pendue.

Les choses se calmèrent donc et bien que l'ambiance fut troublée, les hommes délaissèrent Rico dans son désastre puis allèrent trouver autre chose à faire en compagnie de leurs familles.

à suivre...