— LA MORT.
Il avait toujours pensé avoir plus de points communs avec Kazutora qu'avec les autres. Après tout, ils étaient de fortes têtes indomptables et c'était d'ailleurs pour cela, qu'à la création du gang, ils avaient pris la décision d'être le « groupe d'assaut ». Parce qu'entre eux six, Kazu et lui adoraient se battre pour tout et n'importe quoi, adoraient s'imposer et montrer qui ils étaient. Évidemment, ça sentait un peu le complexe d'infériorité et alors ? Personne n'est parfait aux dernières nouvelles. Enfin bon ..., avec le temps Baji s'est rendu compte que finalement non, il n'avait pas beaucoup de point en commun avec Kazutora. Ils ne se ressemblaient pas du tout psychologiquement, et partageaient uniquement cette envie incandescente de se battre contre le monde entier pour se faire entendre et respecter. Mais ça, le désormais capitaine de la première division du Toman venait seulement de s'en rendre compte.
La tête coincée entre ses bras, il ne suit pas vraiment le cours qui se déroule devant ses yeux absents. Il laisse plutôt ses pensées le piéger, lui montrer de mauvais souvenirs et le chemin obscur que son ami est en train de prendre, en toute conscience.
Au contraire de Kazutora, Keisuke n'a pas essayé de se convaincre, de se persuader que quelqu'un d'autre que lui-même était fautif de leur erreur, était en tort dans cette histoire tragique. D'ailleurs, c'est peut-être parce qu'il a rapidement fait face à la réalité des choses qu'il peut affronter de face son erreur et prendre la faute sur ses épaules. Et tout comme il a su que sa vie était bien sans avoir besoin de s'en repasser les moments forts, les moments marquants et importants, il n'a pas eu à passer dix ans d'intense réflexion à la recherche d'un prétendu coupable.
Baji sait, que personne d'autre n'est coupable. C'est juste lui et Kazu.
Quoiqu'en dise son ami, les choses n'ont pas été plus facile à accepter en esquivant complètement le déni, en affrontant de pied ferme et les yeux dans les yeux la réalité de leur acte, loin de là. Les choses en ont même été bien plus compliquées, bien plus douloureuses à accepter ..., parce que lui seul et ses mauvaises décisions avaient conduit à cette tragédie. Parce qu'à l'instant où il avait répondu positivement à cette virée moto, à ce cadeau d'anniversaire, le sentiment d'un mauvais pressentiment lui avait grignoté tout doucement l'estomac. Mais la machine était en route, le destin suivait son cours sans possible retour en arrière.
Tout était parti d'un rien, d'une envie de rendre Mikey heureux.
Mais Mikey n'avait eu ni cadeau, ni bonheur.
Seulement la mort au bout des bras.
Parce que le type qui se tenait droit devant lui, l'incompréhension miroitant dans ses yeux foncés et les sourcils froncés à l'extrême, était Shin'ichiro. Sano Shin'ichiro qui n'était pas n'importe qui et qu'il le connaissait bien, trop bien ou peut-être pas assez visiblement. Le type là, c'était le grand-frère de Mikey et aussi son idole, un peu. Ce mec aux bras cassés, qui avait su réunir les meilleurs combattants et imposer un respect total aux plus forts sans que personne ne le sache. Baji voulait être aussi fort que lui, aussi classe et imposant ; devenir un mec respectable, craint mais adoré. Alors avoir un gang, en être un des chefs fondateurs ..., c'était un peu comme marcher dans ses pas, suivre ses traces. Devenir un peu comme lui, rien qu'un tout petit peu.
Pourtant, c'était un peu de sa faute si tout avait basculé ; à lui, pas à Shin'ichiro.
Si Kazutora avait vrillé, si Mikey portait le poids du monde sur ses épaules et si Emma paraissait aussi forte.
Keisuke y repensait souvent, dans le fond de son lit là où personne ne pouvait le voir. Si seulement ce jour-là, il avait su être assez fort. Juste ce qu'il fallait, suffisamment pour dire « non » fermement à un rêve de gosse. S'il avait pu être plus réactif, moins abruti, pour empêcher Kazu de faire une erreur et de tous les faire basculer, d'offrir à leur vie un tournant inattendu, dévastateur. Si seulement ... Merde, ils auraient pu travailler à la loyal ou se démerder pour négocier, faire affaire avec les plus vieux plutôt que de plonger tête baisser dans l'illégal, dans les problèmes. Avec des « si », Baji aurait pu refaire le monde à sa sauce.
Mais là, sur cette moto lancée à pleine vitesse tout droit en direction du sourire de Mikey, de la joie de Kazutora ... Baji n'avait pas assez cogité, pas assez peser le pour et le contre, trop aveuglé par ce bonheur qui semblait leur tendre les bras. Parce qu'il voulait juste rendre les gens heureux – son entourage, son gang surtout. Le brun désirait tout simplement soutenir ses amis dans chacun de leur choix, dans chacune de leurs actions. Vrai ça, il ne pouvait pas juste faire semblant, pas juste ignorer leurs besoins, leurs envies et leurs démarches pour obtenir quelque chose même quand c'était mal et risqué.
Un mort.
C'était plus que mal et risqué. Et c'était surtout le prix à payer pour avoir suivi son envie à lui, celle qui lui ordonnait de filer un coup de main, d'être présent. Oh ça oui ..., oui il avait été présent de A à Z, du début jusqu'à la fin. Du moment où ils ont pris la décision, à celui où on leur passe les menottes aux poignets. Du sourire de Kazutora face à leur trouvaille, face au futur sourire de Mikey jusqu'à sa déchéance, jusqu'à ses menaces de mort envers le blondinet parce qu'il le pensait fautif, parce qu'il fallait aux yeux de Kazutora un autre fautif que lui-même.
Alors que merde à la fin, Mikey n'y était pour rien là-dedans. Il n'avait jamais réclamé cette fichue moto, n'avait pas fourni l'adresse du garage. À aucun moment non plus, il n'avait mis de couteau sous leur gorge ou avait proféré des menaces pour qu'ils lui ramènent ce stupide véhicule. Que dalle, il n'avait même pas été là avec eux à prendre la décision en sirotant une boisson pendant la nuit tombait doucement et que les rues se vidaient rapidement. Et bon sang ..., il n'avait certainement pas forcé Kazutora à venir cogner sur le crâne du premier type qui pointait le bout de son nez parce que quelqu'un était en train de se servir comme bon lui semblait dans son magasin.
Kazutora avait disjoncté.
Et Baji lui avait fait un peu trop de promesses, parce que sur le moment il avait pensé qu'il lui devait cela.
Ses yeux se fixent sur l'extérieur de la cour et il repère la coupe de cheveux blonde de Chifuyu encore en train de faire le malin avec sa bande de copains trouillards. Ouais ..., il s'est peut-être un peu loupé sur le moment et il a sûrement vraiment pensé un peu trop vite lorsqu'il s'est mis à lui déblatérer tout un tas de promesses – à Kazutora. Seulement maintenant, ce n'est pas comme s'il avait le pouvoir de reculer, de revenir sur ses paroles. Parce que Baji est celui qui a promis d'être là tout le temps, de le soutenir dans cette passade, dans cette période de sa vie.
La devise du Toman, c'était « être un compagnon capable de donner sa vie pour les autres ». Alors il voulait bien donner sa vie pour celle de Kazutora. Et sa mort pour expier leur meurtre de Shin'ichiro Sano.
