— L'ENTRE-DEUX.


Keisuke le savait et l'avait toujours dit – enfin surtout depuis qu'il en avait pris conscience – grâce au poids qui se trouvait dans sa poitrine depuis quelque temps, depuis qu'ils avaient monté le gang, depuis qu'il se sentait à sa place : il avait plutôt bien vécu. Ce fait lui permettrait de partir d'ici les souvenirs pleins la tête et le cœur débordant de remerciement pour tous ces types paumés qui lui avaient fait confiance de manière démesurée, qui l'avait suivi aveuglément dans chaque règlement de comptes. Le cœur noyé dans la gratitude, pour toutes les épaules qu'il avait eu la chance de rencontrer, pour toutes les mains qui s'étaient toujours tendues en permanence dans sa direction, comme si c'était tout à fait logique alors même que rien ne les y obligeait, alors que personne ne lui devait rien.

Le capitaine de la première division du Toman s'évertuait à se le dire, à se le répéter chaque jour depuis quelques années – juste quand tout a dérapé, quand ils ont été trop loin – pour ne pas perdre pied, pour ne pas perdre de son vue son objectif : cette faute, elle n'appartenait qu'à Kazutora et lui-même. Personne d'autre n'était coupable et inutile de blâmer le destin, s'ils l'avaient réellement voulu, tous deux auraient pu être ailleurs …, mais ils avaient été délibérément dans cette boutique, avaient mis trop de temps à comprendre, à réagir et avaient tout foutu en l'air avec une vitesse déconcertante. Pas la peine d'en vouloir au hasard non plus, ou bien de crier à la conspiration. La mort avait frappé à leur porte, parce qu'il était temps qu'elle quitte l'ombre, temps qu'elle ne soit plus une vieille connaissance tapis dans l'obscurité, ce soir-là elle avait définitivement était prête à tout arracher sur son passage et elle l'avait fait. Alors, il était de leur devoir – à tous les deux – de tout faire pour tenter de réparer cette erreur, pour expier leur faute.

Et depuis, Keisuke Baji était juste coincé entre-deux.

Entre-deux, c'était le terme le plus exact. Parce qu'il n'était pas vraiment vivant, mais il n'était pas mort pour autant non plus. Son corps était là, intact et fort à fouler la Terre de ses pas et à avancer de manière désespérée pour se racheter de ses erreurs. Parce que son esprit était coincé dans son petit coin, entre sa vie bien vécue et sa faiblesse criminelle. Quelque part, le jeune homme brun se contentait juste de vivre – si on pouvait toutefois appeler cela vivre – en prenant ce qui venait, sans vraiment assumer ces actes malgré le fait qu'il en ait conscience et sans même tenter de reprendre pied.

Heureusement que l'épaule de Chifuyu était présente les jours de pluie et sa main se tendait toujours volontairement lorsque le ciel bleu se pointait à l'horizon, accompagné de son soleil moqueur. Ses yeux à son second, avaient quelque chose d'apaisant qui pourrait presque concurrencer l'horizon, son sourire bouleversant et bien plus efficace qu'un rayon de soleil et sa voix rythmait ses pas, accordait son esprit. L'ombre du garçon planait en permanence à ses côtés, toujours à l'affût de la moindre de ses faiblesses pour lui porter secours – une espèce de héros cachée dans le corps d'un voyou aux cheveux décolorés. Baji n'arrivait pas à s'en passer, n'arrivait pas à se décrocher de lui et de l'aide qu'il lui apportait inconsciemment ou non.

Mais bon … Keisuke ne pouvait pas juste vivre au crochet de Chifuyu, pas vrai ? Il n'avait pas le droit d'imposer un tel poids de regret mêlé à de la culpabilité sur ses épaules de héros, pas le droit de lui voler sa force et sa détermination, pas le droit de profiter autant de sa gentillesse. Et puis son envie d'être à son tour un héros pour quelqu'un – pour lui-même peut-être – lui avait tout doucement rongé les tripes depuis quelques semaines, allant jusqu'à le rendre dingue. Son esprit était peu à peu revenu de l'entre-deux pour reprendre sa revanche sur la vie, pour prendre exemple sur son second qui avait toujours été là pour lui depuis qu'ils s'étaient rencontrés, parce qu'il lui devait bien plus que des nouilles.

Naturellement, son objectif s'était imposé à lui pas à pas.

S'il n'avait pas pu sauver Shin'ichiro, alors il pouvait au moins dans un ultime effort tenter de venir en aide à Kazutora et à Mikey, non ? D'une pierre deux coups, s'il sortait Kazu de son cercle vicieux de regrets et de culpabilité, alors Mikey serait sauvé lui aussi, n'aurait pas à souffrir plus d'une quelconque manière que ce soit. Si sa pauvre vie pouvait en sauver deux autres, si sa vie avait la possibilité de servir à quelque chose, à quelqu'un … Si elle permettait d'ouvrir les yeux à Kazutora, de lui offrir la possibilité de revenir sur le droit chemin et de lui donner une seconde chance, de leur rendre un peu du Mikey qu'ils affectionnaient tant avant, alors d'accord. Alors, pourquoi pas ?

Du coup, du jour au lendemain Keisuke avait littéralement tout plaqué : son amour pour le Toman, son grade de chef de la première division et on uniforme d'appartenance à cette grande famille qu'était le Tokyo Manjikai, l'endroit qu'il avait chéri plus que tout – plus que sa propre vie. Évidemment, le tout sans gaieté de cœur parce qu'il avait l'horrible impression d'y avoir laissé la moitié de son cœur, une partie de son âme sur les marches qui accueillaient leurs réunions. Le brun n'avait désormais plus d'endroit où rentrer les jours de pluie ; plus d'épaule sur laquelle prendre appuie et plus de main à saisir pour une nouvelle bouffée d'air lorsqu'il était acculé.

En plus …, comme un abruti, il avait poussé le vice jusqu'à passer Chifuyu à tabac pour sauver Kazutora et Mikey, le tout sous le regard horrifié de Takemichi.

Mais, c'était son devoir pas vrai ? En tant que membre fondateur, en tant que chef de la première brigade du Toman, il se devait d'aider les autres. C'était à lui de les soutenir lors des jours de pluie et de les remettre dans le droit chemin, comme Chifuyu l'avait tant de fois fait avec lui, comme chacun l'avait fait. Et Kazu …, pour lui les jours de pluie ne cessaient vraiment jamais, ne trouvant jamais de fin et l'enfermant dans cet engrenage de vengeance. De la même manière qu'il devait plus qu'un bol de nouille à Matsuno, il devait bien une épaule à Mikey et une main à tendre à Kazutora.

Puis le grand jour s'était pointé, celui où il allait enfin devenir un héros et changer de lui-même son destin, accompagné sans même le savoir d'une vieille amie qu'il ne pensait pourtant pas retrouver de sitôt ou du moins pas à ses côtés à venir sonner pour lui. Quelle putain blague.

L'uniforme du Valhalla le rendait nerveux, le faisait fulminer dans son coin pendant qu'il attendait son tour pour faire son entrée en scène fracassante, pour renverser tout ce qu'il y avait à renverser et pour fumer ce connard de Kisaki. Et là …, il avait surgi. Puis ses poings avaient parlé pour lui et son sourire n'avait jamais été aussi vrai qu'à cet instant. Tout été en harmonie chez lui, son cerveau avait repris possession de son corps, et son cœur battait à un rythme effréné, incapable de calmer cette frénésie qui le prenait aux tripes, qui le poussait encore et encore, toujours plus haut, toujours plus loin. Même ce petit coup de couteau n'avait rien changé, n'avait pas entaché sa fureur et son état d'esprit. Keisuke se sentait comme un héros.

Et puis, tout doucement les choses s'étaient mises à ralentir, sa frénésie était retournée se tapir dans l'ombre et sa détermination avait flanché en même temps que son corps se laissait tomber au sol. Et c'est vrai que là comme ça …, ça lui faisait un peu peur, qu'il avait grave les chocottes. Lui qui d'habitude était intouchable, n'avait peur de presque rien, ressentait pleinement cette émotion qui étreint étrangement et douloureusement le cœur et la conscience. Là, à même le sol, il était littéralement en train de se vider son sang, comme un pauvre demeuré. Baji était confronté à son propre départ, à sa propre mort sous le regard mortifié de Mikey et celui incompréhensible de Kazutora, sous les larmes incessantes de Chifuyu et de Takemichi. Pas un pour rattraper l'autre, ça lui avait même tiré un sourire et puis un soupir de soulagement et de reconnaissance, parce que son second ne serait pas seul : Takemichi serait sa nouvelle épaule, son nouveau refuge – étonnant quelque part, mais pas vraiment surprenant au fond.

D'ailleurs, personne ne serait seul ; il en avait la certitude depuis la dernière réunion du Toman.

Merde quoi. Il ne s'était pas planté comme un abruti juste pour le fun, sans rien prévoir pour la suite. Pas besoin d'y réfléchir jusqu'à en crever définitivement, jusqu'à en rendre son dernier souffle ; les choses lui avaient sauté aux yeux au moment où Takemichi décrochait une droite en direction du visage de Kisaki Tetta. À ce moment-là, tout comme il a su qu'il avait plutôt bien vécu et que la faute n'était qu'à eux – Kazu et lui – et que pour toujours, elle leur appartiendrait, Baji savait maintenant qu'il pouvait partir sereinement, qu'il n'était plus obligé de rester coincé ici entre-deux monde, entre-deux flots. Ce type aux bras cassés, incapable de se battre correctement et pleurnichard comme il n'en avait jamais encore rencontré, cet imbécile qui semblait étrangement posséder la même âme que Shin'ichiro était là à présent.

Takemichi Hanagaki était là, désormais.

Et quand bien même il avait l'impression dérangeante de tout lui remettre sur les épaules, d'en attendre un peu trop de ce garçon …, son instinct lui soufflait furieusement que c'était d'accord, qu'il en avait parfaitement le droit. Même si Takemichou semblait vouloir fuir, semblait vouloir prendre ses jambes à son cou, il ne bougeait pas pour autant, ne flanchait pas et assumait le poids de ses paroles, de ses dernières volontés. Comme un crétin, il restait planté droit comme un piquet. Comme un abruti, il hurlait à quiconque voulait l'entendre qu'il allait assurer la sécurité du Toman, assurer la protection de Mikey, assurer un avenir pour les autres.

Promesses délirantes ou mensonges rassurants …, Keisuke Baji quittait son entre-deux sourire aux lèvres en laissant debout un héros, en laissant Takemichi Hanagaki protéger leur futur.

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Je dédie cette courte fanfic et plus particulièrement ce chapitre, à ma petite-sœur (j'espère que tu chialeras bien).

Et puis j'avais aussi envie de mettre Baji à l'honneur, rien qu'un peu plus.