Arrivée au bon étage, elle s'aperçoit que son appartement est le seul du palier. Aria est généreuse, alors… Quand elle entre dans l'appartement, elle comprend à quel point. C'est un loft gigantesque, très semblable à celui d'Anderson à la Citadelle… Anderson… Elle se demande un instant si Kalhee Sanders a survécu à la guerre. Elle prend connaissance de sa nouvelle maison, doucement, le pas mal assuré. Dès qu'elle repère la cuisine, elle se dirige vers le réfrigérateur, l'ouvre, soupire fortement quand elle voit qu'il déborde de nourriture et de boissons alcoolisées, attrape une bière et continue son exploration.
Quand elle voit le lit, elle semble enfin prendre en considération sa fatigue. Elle s'allonge doucement, le mouvement réveillant encore des douleurs. Une fois sur le dos, le regard perdu dans l'observation du plafond, ses pensées divaguent, de Rannoch à la terre. Un instant, elle se demande s'il y avait des survivants dans la citadelle avant qu'elle n'active le Creuset. Un instant, elle se dit qu'en faisant ça, elle a probablement tué quelques milliards de gens encore pris au piège dans la Citadelle. Quand je vais mourir, ça va créer une queue en enfer, le temps que le diable gère tous mes pêchés…
Est-ce que les gardiens ont survécu ? Ils étaient si innocents. Pauvres individus réduits au silence et à l'esclavage… Si ils sont morts, encore un génocide à mettre à son compte, se dit Shepard. Les Collecteurs (bon, c'était d'horribles insectes qui moissonnaient des humains, mais un génocide reste un génocide), les Butariens, les Geths, les Gardiens… EDI… Ça, c'est plus un meurtre qu'un génocide. Mais elle était la seule de son espèce… Oui encore un génocide, définitivement. Même les Moissonneurs, elle a commis leur génocide. Comment Liara voudrait vivre avec une meurtrière, une génocidaire ? Un monstre ? Alors que ses pensées dérivent autour de l'asari, Shepard se souvient de la boîte noire qui lui a été donnée. Elle l'observe, doucement. Sur le dessus de la boîte, un nom : Creeper. Elle n'a jamais entendu parler de cette drogue… Dans la boîte, elle trouve cinq petites gélules transparentes dont le contenu ressemble à une étrange poussière.
Elle se souvient, juste à temps, du conseil de l'asari et ne prend qu'une seule gélule, qu'elle avale avec sa bière. S'attendant à quelque chose d'assez puissant, elle décide de ranger ses armes et la boîte sous le lit. Elle se rallonge, observant la vue orangée d'Oméga. Elle n'a jamais été si haut dans la station, et la seule chose qu'on peut dire, c'est que c'est époustouflant. Vertigineux. Elle commence à sentir quelque chose, juste derrière ses yeux, une tension qui s'installe. Elle sent son cœur accélérer et s'inquiète un instant qu'il se mette à battre trop vite. La peur disparaît en un clin d'œil quand elle sent l'immeuble bouger sous elle. Son lit devient mou, ni liquide ni solide, un corps caoutchouteux, et ce qu'elle sent au bout de ses doigts est incroyable. Elle se dit un instant que ce doit être ce qu'on ressent quand on caresse des nuages… Au delà de la fenêtre, elle voit les nuages, la lumière orangée de la station a été chassée par un ciel bleu qu'elle ne se rappelle avoir vu qu'au Brésil. Les nuages dansent doucement, et la beauté de la scène fait couler des larmes sur ses joues. Cette sensation d'eau sur sa peau transmet une fraîcheur incroyable… Et puis elle le voit. Au fond de la pièce. Avec ses yeux fixes, bleus, perçants. Le ciel bleu a disparu dehors et elle entend, au loin, le cri des Furies. Elle n'arrive pas à trouver son arme. Elle n'a pas de couteau pour ces yeux bleus qui l'observe, là-bas, dans le coin de la pièce. Dehors, d'une façon qu'elle ne comprend pas, tout est différent. Un moissonneur est en train d'arriver et se pose près de la tour, son œil rouge tourné vers elle. Elle retient sa respiration, terrifiée. Elle entend encore les Furies et le bruit lui glace le sang. Elle n'ose pas bouger. Entre l'œil rouge du moissonneur, les yeux bleus, les cris. Et puis elle entend une voix qu'elle n'a pas entendu depuis une vingtaine d'années. Une voix qu'elle pensait avoir oublié. Une voix qui lui hurle de ne pas faire ça, de ne pas faire ça sinon tout le monde en paiera le prix. Elle se rappelle l'avoir fait quand même. Et ils ont tous payés le prix pour elle. Elle revoit leurs petits corps, froids et morts, au fond de la ruelle où était leur squat. Le gang. Elle avait volé au gang. Le gang les a trouvés, les a tués et l'a obligée à voler pour eux. A dealer pour eux. Tuer pour eux. Baiser pour eux. Là, elle se rappelle que c'était trop. Les yeux bleus continuent de la fixer. Elle se déplace, va dans l'autre coin de la pièce, se colle au mur, on dirait presque qu'elle a envie de s'y intégrer ou d'y grimper. Les Furies se rapproche et elle n'a pas d'arme. Elle sait qu'il doit y en avoir une quelque part, mais elle ne peut pas quitter des yeux le regard bleu. Si elle tourne le dos, il va l'avoir. Elle le sait. Elle se rappelle de la perte de contrôle, de l'impuissance, de la haine qu'elle a ressenti devant ces yeux bleus. Elle voudrait que ses sentiments puissent tuer. Elle projette toute sa haine, toute ses peurs, toute sa frustration et ses angoisses aux yeux bleus. Ils ne bougent pas, impassibles, présence terrifiante. Les Furies sont là. Juste derrière la vitre. Avec leurs griffes, insultes des mains des asaris, elles tapent sur le verre. Les asaris… Liara. Elle sent son âme se déchirer à ce nom. Elle sait ce qu'elle lui fait, elle le vit maintenant. Mais pour Liara, elle est comme les yeux bleus. Pour la galaxie, elle est comme les yeux bleus. Elle est un destructeur de monde. Elle est un monstre génocidaire, une erreur de la nature fabriquée par une organisation terroriste endoctrinée. Les yeux bleus. Elle est une abomination, comme Ashley l'avait dit. Ashley. Elle avait raison. Les Furies ont cassé la vitre. Elle n'a nulle part où aller, elle gratte le mur, elle le frappe pour essayer de le traverser. Sans jamais perdre de vue les yeux bleus. Les Furies s'approchent. Quand la bête est à sa portée, qu'elle croise son regard, elle voit, à la place des yeux du monstre, ses propres yeux. Dans la nuit artificielle d'Oméga, Shepard, sauveuse de la galaxie, génocidaire hallucinée, pousse le cri le plus inhumain qu'un être vivant ait pu entendre depuis une éternité. Puis s'évanouit, dans des obscurités sans rêve et sans bruit, le corps tordu dans des spasmes abominables.
Le réveil est le plus douloureux qu'elle ait connu de toute sa vie. Même quand elle est revenue à la vie dans le laboratoire de Cerberus, ce n'était pas aussi atroce. Sa tête fait mal, son œil synthétique semble brûler dans son orbite, son bras gauche est comme assailli de milles insectes aux dents ascérées, sa main,elle semble en feu. Son torse est l'enfer lui-même et tout le reste de son corps est une horreur sans nom. Elle ouvre les yeux et vois le carnage. Elle se souvient très clairement du trip extrême qu'elle a vécu. Elle se promet de ne plus jamais reprendre cette drogue. Et s'estime chanceuse de ne pas avoir accepter l'invitation de l'asari. Dans son état, elle aurait pu la tuer. Vu l'état de la chambre, c'est une certitude. Le matelas est jeté en travers sur le sol, deux lampes ont été brisées, le sang qui parsème le mur provient de sa main droite, complètement couverte de bleus et de sang à force de taper sur le mur. Aria va me défoncer... Elle n'a plus son t-shirt sur elle et se demande un instant où il est passé quand elle le trouve, en morceaux, à côté du mur plein de sang. De cela, étrangement, elle ne se souvient pas. Elle se lève doucement, pleurant à cause de la douleur, pleurant de voir que même en plein trip elle est capable de se détester au point de se blesser. Les yeux bleus. Un instant, elle regarde le coin de la pièce où ils étaient, se rappelant le sentiment d'oppression et de terreur qu'ils généraient en elle. Elle va vers la cuisine, doucement. Ouvre le frigo, récupère une bouteille d'eau et une bouteille de whisky. Avale une grande gorgée de l'une puis de l'autre et s'assoit. Elle cherche dans ses poches la boîte de Hallex et constate qu'il n'en reste que deux. Il faudra qu'elle appelle cet humain qui était dans le vaisseau butarien.
Son omni a survécu à la nuit. Elle a été imprudente de le garder. Elle voit qu'il y a des appels manqués. Elle ne se souvient pas avoir donné son contact à qui que ce soit. Aria… Elle a appelé deux fois, il y a deux heures. Pourquoi ? Elle avale un Hallex et appelle Aria, vocal uniquement. Elle imagine très bien à quoi elle ressemble à l'heure actuelle. La voix d'Aria retentit, impatiente et semble-t-il en colère.
« Shepard, où avez-vous été éduquée ? On ne détruit pas un appartement que l'on ne possède pas !
- Quoi ? Comment ? Des micros ? Il y a des putains de micros dans l'appart ?
- Estimez-vous heureuse que ce ne soit que des micros. Je possède Oméga, cet appartement et même vous tant que vous êtes ici. Je ne sais pas ce que vous avez pris, mais la prochaine fois que vous utilisez de cette merde c'est hors de chez moi, compris ?
- Je ne compte pas… Oui Aria, murmure Shepard, n'aimant pas le manque de contrôle qu'elle ressent vis à vis de l'asari.
- Qu'est-ce que vous avez dit ? Répétez, je n'ai pas compris.
Elle peut deviner le sourire satisfait de la reine d'Oméga, rien qu'à son timbre de voix. Elle sait qu'elle a le pouvoir.
- C'est compris, Aria, cède Shepard, d'une voix forte, mais teintée de défaite.
- Bien. D'un côté, ça m'apprendra à être gentille avec une droguée. Bref… Shepard, passez me voir ce soir à l'Afterlife, j'ai un boulot pour vous.
- Un boulot pour moi ? » marmonne Shepard, mais Aria a déjà coupé l'appel.
