Shepard hoche la tête et repart, sans plus rien à faire que tuer le temps jusqu'au soir. Elle entre dans le premier bar venu et commande, comme d'habitude, deux bières et un whisky. C'est comme un mantra, un acte rassurant. Un ancrage alors qu'elle sent qu'elle part à la dérive. Comme quand elle s'est retrouvée dans l'espace, ce maudit jour. Sauf qu'il n'y a plus de panique. Juste une grande détresse assourdie par la drogue et l'alcool. Elle voudrait ressentir quelque chose. Et en même temps, l'idée la terrifie. Aux informations, ils parlent des difficultés de l'après-guerre, de la reconstruction, des famines et des révoltes qui éclatent dans les mondes d'origines des races galactiques. Ils parlent aussi du Normandy. Commandé par Ashley, les autorités de l'Alliance et le Conseil ont décidé qu'il paraderait dans l'univers d'après guerre. Palaven, Rannoch, Tuchanka, Kahje, et tout un tas d'autres mondes. Et ils finiront à Thessia. Le Commandant comprend vite que certains arrêts permettront à ses amis de rentrer chez eux. Une fois de plus, l'équipage du Normandy va se disperser aux quatre coins de la galaxie. Pour la dernière fois.

Ashley aux commandes du Normandy. Quelle ironie. La Commandante Ashley Williams, qui hait Cerberus jusqu'à en vomir, commande un vaisseau construit par l'organisation elle-même. Oh, mais là ça ne dérange pas la Miss Parfaite de l'Alliance, c'est pas comme quand c'était moi aux commandes… Toujours su qu'elle était du genre jalouse. Pé l'Alliance t'aura sucée jusqu'à la moelle et qu'il ne restera de tes idéaux et de tes rêves qu'un souffle glacé le soir dans le noir, sur ta nuque, tu sauras ce que je vivais, Ash.

Perdue dans sa haine, assourdie par l'alcool et la drogue, l'ancien spectre ne remarque pas le regard appuyé d'une petite rouquine assise dans un coin du bar, un verre de vin à la main. Elle observe longuement cette femme qu'elle est sûre de connaître. Elle ne sait pas d'où et ça la perturbe. Prenant son courage à deux mains, la rouquine se lève et avance vers le Commandant. Elle est toujours penchée sur son verre, à marmonner des phrases inintelligibles mais apparemment violentes. La jeune femme respire lentement puis tend délicatement une main vers l'épaule du soldat.

Le contact soudain crée une réaction immédiate. Shepard saisit le bras de son assaillante, ce qu'elle croit, en tout cas, le tord et amène le visage de la rouquine contre le bar. De sa voix détruite, encore plus abîmée par la colère, le soldat demande :

« Qui t'es et qu'est-ce que tu veux ?

- Je ne veux… Je ne veux rien de mal. Je pensais que je vous connaissais mais je crois que j'ai fait erreur. S'il vous plaît, lâchez-moi…

En entendant la peur dans la voix de sa victime, Shepard la relâche immédiatement, prenant conscience, enfin, de la virulence de sa réaction. La rouquine se redresse et voit enfin complètement le visage de cette inconnue visiblement très stressée. Et là, ce qu'elle voit, cet œil rouge, les lignes de ce visage, c'est une morte, qu'elle voit, et dans son choc, elle recule et trébuche contre un tabouret. Par réflexe, Shepard la rattrape et la reconnaît enfin. Kelly Chambers.

« Shepard ? C'est vous ? Demande la psychologue, abasourdie, hébétée.

- Vous faites erreur. Désolée. Je m'en vais.

Alors que le Commandant tourne pour sortir du bar, Kelly lui attrape le bras, la forçant à s'arrêter.

- Est-ce qu'on peut parler ?

- Non. Je répète. Vous faites erreur. Maintenant, lâchez mon bras, ou ça va mal finir.

- Attendez. Je vous en prie. Parler, si je fais erreur, comme vous dites, ne fera rien de mal, d'accord ? Je pense que vous avez besoin de parler… »

Shepard grogne, se dégage de la main de Kelly et sort. La jeune femme la suit, en courant presque et la rattrape dans une ruelle à côté du bar. Elle regarde cette femme et ne cesse de se dire que c'est impossible, que la personne qu'elle regarde est censée être morte depuis plus d'un mois et demi. Mais d'un côté, elle était aux premières loges quand Shepard est revenue d'entre les morts la première fois.

« Shepard, arrêtez-vous, s'il vous plaît. Crie Kelly, d'une voix un peu tremblante.

Contre son meilleur jugement, et par instinct, elle obéit à l'invective. Bien joué, encore une preuve que l'infiltration et les jobs sous couverture ne sont vraiment pas pour toi. Derrière elle Kelly continue, la voix plus assurée.

« Shepard, c'est vraiment vous ? Mon Dieu, que vous est-il arrivé ?

Idiote, Kelly, elle est morte, encore, voilà ce qui est arrivé ! s'admoneste silencieusement,mais avec véhémence, la psychologue.

- Rien qui ne soit déjà arrivé avant, Kelly. Contente que vous ayez survécu aux Moissonneurs de la Citadelle.

- Je… C'était de la chance, vraiment. J'étais sur les docks quand ça a commencé. Moi et des centaines d'autres, nous avons couru vers les vaisseaux. Je me suis enfuie avec des turiens. On a fini ici, comme beaucoup d'autres. Mais si peu au final.

La dernière phrase brise encore un peu de l'esprit de Shepard, qui lutte contre l'envie, elle ne sait pas trop, de frapper la jeune femme en face d'elle ou de l'embrasser.

- Au moins, il y a eu quelques survivants. C'est déjà ça.

- Commandant, si il y a des survivants dans cette galaxie c'est grâce à vous.

- Si il y en a moins, oui. Je suis d'accord. Ne jamais se fier à un rat des villes pour sauver le monde. Il finit par faire des génocides, maugrée le soldat, tout bas.

- Shepard, tout le monde vous pense morte. Pourquoi ? Comment ?

- C'est mieux comme ça. Qu'ils gardent la légende et les mensonges. Je veux juste disparaître.

- De quoi… Venez, on va s'asseoir. S'il vous plaît. »

Elle observe le corps de son ancien commandant. Détruit est le mot juste. Le côté gauche semble dans le pire des états. L'œil synthétique fait frémir Kelly. Elle n'aime pas la froideur qu'elle y voit. L'autre n'est guère mieux, on y trouve toute la souffrance du soldat, réunie là, tremblotante derrière un voile du probablement à la drogue, note Kelly. Par quoi cette femme doit encore passer avant d'être enfin laissée tranquille ? Se demande-t-elle. Tout son être est révoltée de voir cette femme si forte, si douée dans tout ce qu'elle entreprend, si inspirante, si belle… De la voir si brisée, si perdue, après avoir tout donné, et offert la paix au monde. C'est révoltant, déprimant. Kelly l'embrasserait, si elle pensait que ça pourrait l'aider, dieu sait qu'elle en a rêvé des nuits entières quand elle servait sur le Normandy, mais ce qu'elle voit est trop profond, comme souffrance, pour une action si triviale…

Elle saisit la main droite du Commandant, délicatement, et l'amène vers une zone de déchargement désaffectée. Elles devraient être tranquilles ici un moment. Shepard a abandonné toute résistance. Elle se laisse amener, guider délicatement vers le sol. Elle s'assoit, grimace en le faisant. La douleur revient, il faudra bientôt une nouvelle dose d'Hallex. La psychologue l'observe. Elle a toujours aimé les yeux de Kelly. Ce vert doux si apaisant. Aujourd'hui, le vert est brouillé par des larmes qui ne sortent pas. Elle se demande pourquoi l'ex agent de Cerberus peut être triste. Elle a survécu. Elle semble aller bien. Pas de blessures visibles. Shepard sait que Kelly, comme tout l'équipage du Normandy SR-2 à l'époque de Cerberus, porte encore les stigmates de leur enlèvement par les Récolteurs. On ne sort pas d'une telle expérience intacte. Mais ce n'est pas ça. Et puis là, le Commandant comprend, ce n'est pas de la tristesse. C'est de la pitié. Une colère froide naît au niveau de son ventre, alimentée par des feux dont elle ignorait l'existence jusque là. Personne n'a le droit d'avoir pitié d'elle. Personne ne peut compatir. On n'a pas pitié des monstres. On les extermine. On les annihile.

Kelly a senti le changement dans le comportement du commandant. Un instant, elle était passive et sans trop de réaction, donnant à la psychologue une idée assez précise de la drogue que son ancienne supérieure utilise, et là, d'un coup, elle voit son corps se tendre, son regard s'aiguiser pour percer dans les yeux verts de l'ex-cerberus et Kelly, un instant, est effrayée que cette personne, qui est loin d'être le Commandant Eléanor Shepard, Premier spectre humain, boucher de Torfan et de Bahak, destructrice des Récolteurs et sauveuse de la galaxie, puisse lui faire du mal. Ce qu'elle voit, là, c'est la première vue qu'Oméga a sur Elie Whelps, une mercenaire droguée, violente et en colère contre le monde entier. Et l'espace d'un instant, Kelly sent tout son être trembler à cette vision. Et la voix cassée de Whelps se met à résonner

« Kelly, vous allez partir, immédiatement, et oubliez l'idée même que vous m'avez vue ici. Si vous dites un mot sur moi, je vous retrouverai et je vous tuerai. Comme je tue les butariens. Est-ce que c'est clair ? Grogne-t-elle tout en se relevant doucement.

- Très clair, Commandant. Mais on pourrait se rasseoir. Parler un peu ? D'accord ? Demande doucement Kelly, hésitante, prudente. Elle peut sentir la colère émaner du corps de Shepard. Quant à ce qui l'a provoquée, c'est encore un mystère.

- Qu'est-ce qu'il y a dire, Chambers ? LA guerre est finie. Je veux juste qu'on me laisse tranquille. C'est si dur à comprendre ?

- Absolument pas, Shepard. S'il vous plaît, rasseyez-vous. On va juste parler un moment, et après, je promets, je vous laisse tranquille.

Kelly observe le soldat pendant qu'elle réfléchit. Elle voit la guerre qui se déroule dans cet esprit ravagé. Elle soupire enfin quand elle voit Shepard se rasseoir et baisser la tête, doucement.

- Vous promettez que vous ne direz rien ? De quoi voulez-vous parler, Chambers ? Vous allez bien ? Physiquement, on dirait…

- Je vais très bien, Commandant, aussi bien qu'on peut aller après une guerre pareille. J'aide les gens ici. Avec la guerre, Cerberus… Mon travail est nécessaire, et je suis ravie de me sentir utile. Et vous, Shepard ? Comment vous sentez-vous ?

Le Commandant tourne la tête vers Kelly. Elle a toujours trouvé que c'était une excellente psy, alors qu'elle a tendance à détester les psys. Mais ces yeux, ce sourire, cet intérêt sincère...Elle grogne un peu puis répond :

- Je ne sais pas. Je ne me pose plus la question. Plus depuis… Bref. Je fonctionne. Je n'arrive pas à savoir quoi devenir. Que fait un soldat en temps de paix, Chambers ?

- Il se repose. Il se soigne. Il restaure un peu de ce qu'il a perdu d'âme pendant la guerre. Est-ce que vous avez essayé ça, Shepard ? Cela pourrait être bien…

- Non. Je dois avouer que j'ignore comment on se repose. Comment on guérit. Vous avez eu mon dossier, Chambers. Vous savez que je fonctionne dans la violence depuis très longtemps. Trop longtemps.

- Et vous avez peur de ne pas être capable de fonctionner autrement ? De vous poser, d'arrêter de vous battre ? De quoi avez-vous peur exactement ?

- De ne vraiment être qu'un monstre. De blesser ceux qui tiennent à moi. De transformer leur temps de paix, de deuil et de reconstruction, en temps de guerre et de violence à nouveau. Je crois que j'ai peur de moi car j'ai vu jusqu'où je peux aller pour arriver à mes fins, Kelly. Je suis un monstre.

- Vous n'êtes pas un monstre. Vos choix, en temps de guerre, n'étaient que ça, des choix en temps de guerre. Et encore, on dit choix, car on n'a peu d'autres mots. Vous avez fait ce que vous aviez à faire, soldat. Et en faisant cela, vous avez sauvé tout le monde.

- Pas tout le monde. Je suis coupable de génocides, Chambers. Au pluriel. De meurtres. De destruction. Je suis comme les yeux bleus, Chambers. »

Et sur ces mots, elle se lève et part, si vite que Kelly est incapable de l'arrêter. Elle reste là, assise, à essayer de comprendre ce que Shepard a dit. Qu'est-ce que ça veut dire, « je suis comme les yeux bleus » ? Bon sang. Cette conversation n'a pas aidé. Et Kelly se retrouve face à un dilemme, maintenant. Doit-elle dire que Shepard est en vie, ou respecter son souhait. Et à qui parler ? Peut-être qu'elle pourrait en parler à Miranda. Shepard et elle étaient proches. Elle saurait quoi faire. Elle saurait peut-être même l'aider. Résolue, Kelly se lève et disparaît dans les entrailles de la station du bout de la galaxie tandis qu'un peu plus loin, le Commandant pioche deux gélules d'Hallex et les avale avec une grande gorgée de whisky, le rendez-vous, dans moins d'une heure maintenant, avec Aria, complètement oublié.