La tête d'Elie est comme un étau, comme si d'énormes aimants étaient placés de part et d'autre de son crâne et leur attraction, doucement, le brisait. Les médecins disent que ce n'est pas vrai, que tout devrait aller bien maintenant, alors Elie choisit, plutôt que de les massacrer, de ramasser ses affaires, de récupérer un nouveau stock de pilules que Bray lui a déposée à l'accueil et d'en avaler un copieux cocktail. Son véhicule a été garé à côté, elle s'installe dedans et attend que ça fasse effet. Elie essaie toujours de se rappeler son altercation avec T'Soni. Elle sait que quelque chose est incorrecte. Elle se souvient l'avoir eu à sa merci. Alors comment s'est-elle retrouvée assommée ? L'asari n'est pas une adepte du combat rapproché.
La mercenaire se rend compte qu'en ayant arrêté de se concentrer sur la douleur, celle-ci est passée en sourdine, l'étau est toujours là, mais il n'est plus insupportable. Elle allume une cigarette, met de la bonne vieille musique terrestre et s'envole. Elle ne part pas tout de suite pour l'Afterlife, elle veut d'abord profiter d'un peu de liberté et de solitude. Elle survole doucement les quartiers après les docks, reconnaît l'endroit où elle et T'Soni se sont battues. Et puis elle voit le cimetière d'épaves. Quelque chose lui dit que ce cimetière d'épaves est important. Elle descend et se pose près d'une très ancienne frégate turienne. Elle décide de l'explorer, trop curieuse pour pouvoir s'en empêcher. C'est une frégate que la Hiérarchie utilisait pendant la guerre du Premier contact, déjà vieille pour l'époque, mais solide et surtout une des plus rapides de l'époque. Elie a toujours été fascinée par les vaisseaux, même quand elle n'était qu'un rat des rues, sans avenir. Elle regardait les modèles dans les magasins, des fois, elle se cachait près du spatioport et observait les allées et venues. Elle s'imaginait monter dans l'un d'eux et disparaître au loin. Au final, elle l'a fait, plus de fois qu'elle n'en rêvait.
Quand elle sort de la frégate, elle continue d'explorer, essaie de se rappeler pourquoi ce cimetière est important, mais rien n'y fait, rien ne revient. Au bout d'une heure à retomber en enfance, à se balader de vaisseau en vaisseau, à imaginer leurs aventures, leurs combats, à s'extasier du fait qu'alors que les hommes étaient encore à cheval et à pied, tous les autres volaient déjà dans l'espace, se jetaient dans des guerres sans merci, nouaient des alliances millénaires…Elle remonte dans son véhicule, survole une dernière fois les vaisseaux qui reposent là, puis part vers le Q.G d'Aria.
A l'intérieur, Kalena l'accueille avec un grand sourire, la sert, lui dit qu'elle était inquiète, que tout le monde l'était, et un instant, Elie se demande qui peut être ce « tout le monde ». A part la barman, les hommes d'Aria et la pirate elle-même, personne ne la connaît. Mais peu importe, elle sourit, boit, lui offre clin d'œil et coup de chapeau puis monte dans le salon-privé. Aria est occupée, penchée sur un datapad, et au son des bottes, elle lève la tête, accueille sa mercenaire avec un léger sourire puis lui fait signe d'avancer. Leurs biotiques se saluent, se caressent, seule preuve de l'intimité des deux femmes qui sont là, debout, face à face. Aria dit enfin :
« Tu as été hors-jeu longtemps. T'Soni est hors-système, nous enquêtons toujours pour savoir comment elle est sortie en plein confinement. Nous avons déjà repéré deux de ses nouveaux agents qui comptaient s'installer ici. Pour le moment, je pense qu'elle n'a pas d'yeux ici. Cela va sans dire que je suis très déçue.
- Mes excuses, madame, je ne sais pas comment j'ai pu…
- C'est bon. J'ai vu tes souvenirs. Tu as fait ce que tu as pu. Je n'aurais jamais cru qu'elle avait ça dans le ventre. Cette petite a du caractère. Avec les parents qu'elle a, d'un côté, pas étonnant. Bref, T'Soni est un problème pour la surveillance et le renseignement pour le moment. Nous avons un autre souci. Anto gère la Travée et nous avons perdu là-bas deux vaisseaux et leurs équipages qui devaient s'occuper de ce que nous pensons être une base Cerberus encore occupée. Je veux que tu t'en occupes. Tu auras douze hommes et un vaisseau furtif. Méfie-toi des défenses extra-planétaires, Anto pense que c'est comme ça qu'on a perdu le premier vaisseau. Je veux que tu conquiers le complexe. Ne le détruis pas, je le veux intact. Et je veux les données. Tue tout le monde, mais garde les infrastructures intactes. Compris ?
Elie se dit qu'Aria est aussi chiante qu'un gradé de l'Alliance quand elle donne ses ordres, mais elle ne vocalisera jamais cet avis. Alors elle offre un visage déterminé et répond :
- Affirmatif, madame. Quand est-ce que je décolle ?
- Le vaisseau sera prêt ce soir. En attendant, tu vas rencontrer les hommes, dans le salon privé, celui de l'étage en dessous, à droite et voir si ils ont un problème avec ton leadership. A toi de gérer ça à ta façon. N'oublie pas, ils sont remplaçables, toi non.
- Bien, madame.
Alors qu'Elie allait se retourner et partir, une main sur son épaule la retient et Aria dit :
- Je ne t'ai pas dit de partir tout de suite. »
Et sur ces mots, la Matriarche embrasse violemment la mercenaire, qui se réjouit du contact. Le baiser se poursuit jusqu'à ce que les deux femmes n'aient plus de souffle et doivent se séparer. Puis Aria pousse doucement la mercenaire souriante vers la sortie. Elle roule ses hanches de façon provocante, entend rire Aria face à ce spectacle, se délecte de ce son et descend doucement vers le salon privé, au plus profond du club.
Alors que la porte s'ouvre sur elle et la serveuse qui la suit avec un grand nombre de boissons, elle entend les mercenaires qui discutent entre eux :
« … ne sera pas Anto, il est encore hors-système.
- Nous aussi, on est envoyé hors-système, abruti. Je ne vois aucun d'entre vous capable de nous mener. Peut-être qu'Aria vient elle-même…
Elie décide de s'inviter dans la conversation. Elle a reconnu quelques gars avec qui elle avait patrouillé aux docks pendant le confinement, mais après tous les autres sont des inconnus. Elle se gratte la gorge et dit :
- Bonjour à tous, messieurs-dames. On ne se connaît pas, moi c'est Whelps et c'est avec moi qu'on va partir en balade aujourd'hui. Mademoiselle, déposez les boissons et partez s'il vous plaît.
- Ho, une humaine mixée avec une boîte de conserve ! Aria perd la tête si elle croit que…
En un instant, Elie a chargé le krogan qui a osé parler, lame butarienne à la main. Il est contre le mur, la lame enfoncée juste en dessous des plaques qui protègent son cerveau. Un léger mouvement de plus et il tombe. Elie l'observe et demande :
- Allez-vous continuer votre phrase, krogan ? Est-ce que quelqu'un d'autre veut se plaindre ? On ne se connaît pas, vous ne m'avez jamais vu au combat. Je comprends que vous ayez des doutes. En revanche, vous ne pouvez pas douter d'Aria. Jamais. Compris ?
Un chœur de « oui » retentit et Elie sourit. Elle se dégage délicatement du krogan avant de poursuivre :
- Bien, maintenant, on a du temps à tuer d'ici le décollage. Buvons et discutons.
Une des deux asaris du groupe demande :
- Pourquoi vous ressemblez à un vieux robot, m'dame ? Sauf votre respect…
- C'est Whelps, pas m'dame. Je ressemble à pas grand-chose, vieux robot, c'est plutôt sympa. Vous voulez l'histoire des blessures ? Demande Elie, qui voit beaucoup de hochements de tête, et puis poursuit. Ok, le bras, et ma jambe qui boite, c'est un rayon de moissonneur, à Londres au dernier jour de la guerre, l'œil, je ne sais plus trop, c'était le même jour, l'autre œil, ben, c'est compliqué.
- Vous dites que vous avez survécu à un rayon de moissonneur ? Demande l'autre asari, dubitative.
- Ouaip. Mon armure a fondu dans ma peau. Attendez, je vais vous montrer mon mollet, là où mon armure s'est installée juste contre l'os.
Avec ces mots, Elie enlève sa botte et remonte son pantalon, montrant une portion de son mollet si étroite qu'on voit très bien les muscles et les nerfs. Elle entend les autres émettre des sons de surprise ou de dégoût. Elle se rhabille et reprend :
- Bon, et vous, les asaris, vous étiez où, le dernier jour de la guerre ?
- Nous, on se battait dans le Nord de Dassus, on protégeait un bunker où les derniers civils survivants essayaient de passer un jour de plus. C'était vraiment horrible. Et puis la vague rouge et pouf ! On est resté bête, nos sœurs et nous, pendant un moment et puis on a fait la fête.
- Vos noms ?
L'asari qui a parlé en première répond :
- Kesanta Koniris, elle, c'est Kali T'Vea.
- Et les krogans, dernier jour de guerre ? Demande alors Elie aux trois krogans de son équipe.
- Tous à Palaven, au front ouest. On perdait des colonnes entières et les cicosaures nous bombardaient sans cesse. Une belle bataille. Le problème, c'est qu'on est resté coincé chez les oiseaux pendant trois semaines après ça. On a bien failli déclencher une nouvelle guerre, répond celui qui a eu droit au traitement spécial d'Elie.
- Vos noms, les grandes tortues ?
- Moi c'est Wrortak, lui c'est Mirtak et le plus jeune est Crorlok. Nous sommes du clan Jair, poursuit-il.
- Vous deux, je vous connais, on était aux docks ensemble, Privius et Sasvan, c'est ça ? Demande Elie en montrant un des turiens et un des butariens. Même question, dernier jour de guerre.
- J'étais à Londres aussi, arrivé trop tard pour atteindre la dernière cible. Tout le monde pensait que c'était foutu, et puis on a vu les bras s'ouvrir, l'immense explosion, la vague rouge. Ce jour-là, j'ai embrassé un humain. Je ne le ferai plus jamais, répond Privius le turien.
- Moi, j'avais fui la citadelle avec des civils, je pilotais un vaisseau. Je nous ai conduit ici. Pas de grandes batailles, juste de la survie, dit honnêtement Sasvan.
- Sauver des vies et se sauver soi, c'est en soit une grande bataille, je crois. Les deux autres butariens, parlez, noms et derniers jours de guerre.
L'un des deux butariens observe longuement la lame que porte Elie à la ceinture. La mercenaire se prépare, au combat ou à la joute verbale, elle ne sait pas encore. C'est celui-là qui prend la parole en premier :
- Comment osez-vous porter cette lame ? Savez-vous ce qu'elle signifie pour mon peuple ?
- Absolument, elle vous est donnée à votre arrivée dans votre première unité de combat, après le premier sang coulé. Vous mettez un ennemi, ou un esclave, à mort avec. J'ai tout bon ?
Le butarien ne répond pas, visiblement surpris qu'une humaine connaisse ce rite. Elie attend. L'autre butarien parle enfin :
- Cren, j'étais à Londres avec les troupes d'Aria. C'était un beau combat. Lui, c'est Doros, et il était avec moi.
Elie se tourne vers les deux turiens restant et l'humain qui la fixe du regard. Elle n'aime pas l'humain. Elle sent qu'il va l'emmerder. L'un des deux turiens s'avancent et dit :
- Caso et Sepius, nous aussi, nous étions avec les troupes d'Aria. Mais le combat n'était pas beau. Trop de Furies, trop de ces cris.
A l'évocation des Furies, Elie sent son sang se glacer. Elle se tourne vers l'humain, essayant de se débarrasser des images et des sons dans sa tête. Des cris de Furies et des yeux bleus. L'humain parle enfin :
- Moi, c'est Paul Alensier. J'étais dans un hôpital d'Oméga à la fin de la guerre, blessé pendant la libération de la station. Et j'ai l'impression que je vous ai vu lors de cette bataille.
- En effet, j'étais un peu moins haut dans la hiérarchie à l'époque. C'était épique, la libération…
- Ouais… Si vous le dites. »
Ils continuent de boire et de parler de la guerre et Elie se dit que ça pourrait être une bonne équipe. Sauf l'humain, elle s'en méfie. Mais elle a un biais négatif avec les mâles de son espèce, pour de trop nombreuses raisons. Quand approche l'heure de partir, elle leur fait signe et ils se mettent en marche dans un brouhaha de camarades un peu ivres. Elie ne voit pas qu'Aria l'observe guider ces hommes avec un sourire satisfait, l'asari se disant qu'elle a toujours raison et qu'avec l'humaine, bientôt, elle aura une grande armée.
