Je ne sais pas combien de personnes sont attendues ce soir. Vu la taille de la table le nombre sera conséquent.
Peu après l'événement de tout à l'heure, je me suis fais tout petit, presque invisible. Je suis resté prostré dans mon coin à attendre les directives. Je ne vais sans doute pas servir à grand chose, simplement de plante verte. Je suis, comme beaucoup dirait, un petit plus. Posséder un esclave est courant à Drakna, cela démontre sa richesse ainsi que sa puissance. Je ne suis donc qu'un simple bijou agité aux nez des invités. Bien évidemment, bien traité ou non, les esclaves restent des esclaves. Mise à part une certaine valeur marchande, on ne vaut pas plus qu'une plante. J'ai appris cela à mes dépends. Si je viens à disparaître, personne ne me pleurera. Je n'ai aucune attache dans ce monde et personne ne se soucis de moi. Je me demande encore quel est mon rôle.
Dans ma rêverie, je n'ai pas fais attention à l'agitation soudaine. La table est déjà mise, le roi a mit les petits plats dans les grands. Couvert en argent, chandelier en or, assiette en porcelaine. La table est recouverte d'une belle broderie nacrée parsemée de cristaux exotiques. C'est une table digne du roi. J'imagine déjà tout les plats qui orneront cet ensemble. Le repas va durer longtemps et s'éterniser comme à chaque fois qu'il reçoit. Le seul but d'un tel accueil est de prouver qu'il peut encore recevoir et satisfaire des convives. Chaque événement qui se passe dans le château a un but politique ou orgueilleux.
Je me tiens droit, les mains nouées derrière le dos et ne bouge pas. Les serviteurs commencent à faire de même. Un à un nous nous mettons dos aux immenses piliers de la salle de réception. Les serviteurs sont comme moi, impassibles. Nous répondrons uniquement si l'on nous appelle. Aucune initiative est autorisé, encore moins un faux pas. Chaque détail et mouvement compte. C'est l'étiquette qui veut cela.
Le roi pénètre enfin dans la pièce qui ressemble désormais à un comte des mille et une nuits. L'endroit semble plus chaleureux décoré ainsi. C'est un parfait trompe l'œil. Il nous détaille un à un, vérifiant nos tenues respectives. Les serviteurs sont tous logés à la même enseigne à contrario de moi qui n'est droit qu'au strict nécessaire. Un esclave qui porte des vêtements coûteux est un esclave libre. J'ai uniquement droit aux guenilles et aux vêtements trop grands. Le roi reste plus longtemps face à moi. Je vois dans ses yeux une rage soudaine. Je continue de regarder droit devant moi, ne souhaitant pas m'attirer de représailles. Il ne fait rien de plus que sourire et faire claquer sa langue. Il me dépasse et regarde les autres. Je souffle discrètement, reprenant ma respiration. Il n'a pas une aura écrasante, c'est uniquement son regard qui est pesant.
Ayant fini de détailler tout le monde, il claque dans ses mains, le bruit résonnant dans la pièce. Les grandes portes s'ouvrent soudainement dans un bruit assourdissant. Pénètre alors moult personnes, tous plus bien vêtue les uns que les autres. Nous aurions presque dit un défilé de mode tellement leurs habits étaient extravagants mais surtout voyants. Les couleurs sont vives et m'auraient presque brûlées la rétine si je n'avais pas soudainement fermé les yeux. Un à un, les invités s'attablent, chacun ayant une place attitré en fonction de son rang. Les Comtes ne se placent pas près des Ducs et les Marquis ne se mélangent pas aux Vicomtes. Chaque chose à sa place alors chaque Bourges à la sienne. Le roi est bien sûr en bout de table comme l'exige la coutume. Il s'assoit en premier et tout le monde l'imite. À table, aucune femme n'est autorisée. Elles sont actuellement dans le petit salon à boire du thé et se raconter des anecdotes. Ce sont les bonnes qui sont à leur service pour cette soirée. Ici, cela va parler politique et autre, sujet qu'une femme, selon eux, ne peut comprendre. Je trouve cela injuste car une femme est tout aussi cultivée qu'un homme. Tout cela parce qu'elle a un sexe différent, sa vision de voir les choses le serait aussi.
Les plats commencent à arriver les uns après les autres, tous sous cloche pour préserver la surprise. Dinde fourrée au marron, rôti de porc aux abricots, canard à l'orange, légumes émincés aux petits oignons. Des plats de haute qualité. Le roi se lèche déjà les babines alors qu'il en est à son énième verre de vin. Partie comme il est, il sera rond avant la fin de la soirée.
Les convives commencent à déguster, débutant par le plat le plus copieux pour ensuite picorer dans les autres. Les conversations arrivent enfin après une heure de passée et le repas s'anime peu à peu. Personne ne rigole, il est question ici de bienséance. Ce sont juste des banalités qui sont échangés avec des politesses. Je me demande de quelle contrée ils peuvent bien venir. Je n'ai jamais eu l'occasion de sortir du château pour aller me pavaner dans Drakna. Selon un mythe, ces terres appartenaient autrefois aux dragons, d'où son nom. Cet endroit est taillé à même la pierre, la ville est presque sous terre. La montagne sert de bouclier naturel contre les diverses ennemis qui convoitent cet endroit. Drakna est connu pour sa mine de minerai et de cristaux précieux. C'est grâce à cela que le roi est aussi riche. Les pierres extraites dans la roche sont vendues à prix d'or sur le marché et par delà les continents. Ne pouvant sortir d'ici, je ne peux qu'utiliser mon imagination pour me représenter pareil vestige. Le château est entouré d'un gigantesque portail, empêchant intrusion et évasion. De ce fait, il obstrue ma vue. Je ne connais rien d'autre que cette prison dorée.
J'entends le roi s'esclaffer, m'obligeant à sortir de ma rêverie. Même bien habillé comme il est, vêtue de rubis et de saphir, il n'en reste pas moins l'homme abjecte qu'il est. J'essaie de ne pas penser à ce qu'il m'attend dans les prochains jours mais c'est plus fort que moi. Je ne comprends pas ce soudain intérêt envers ma personne. De plus, n'a t-il pas remarqué que je suis un homme ? Si cela vient à se savoir, que le roi a un penchant prononcé pour les jeunes garçons, il sera la risée de tout le royaume. Alors qu'au contraire, si on vient à savoir que j'ai atterri dans le lit du roi pour obtenir ses faveurs, je vais être considéré comme une catin, que cela soit vrai ou non. Cette pensée retourne mon cœur. Tout le monde autour de moi me voit et me juge sans cesse, mais à cette simple pensée d'être vu sous cet angle, je ne peux réprimer un visage de dégoût. C'est bien la dernière chose que je souhaite.
Les repas engloutis, c'est enfin le moment du désert. Fondant au chocolat, tarte à la châtaigne et gelée royale. Je me demande quel goût ont ces aliments. Je ne mange que de la soupe au haricot agrémenté de pain. Je ne connais pas le goût du vin, encore moins celui d'un bon repas. Je ne connais que celui d'un maigre soupé.
Les invités semblent tous ravis à la venue des desserts et il y a de quoi. Très vite, ils sont tous servis et ils commencent à manger de nouveau. Où peuvent-ils bien mettre tant de nourriture ? Une simple bouchée d'un tel plat m'aurait repu. Ils mangent tous de manière élégante, tenant leur fourchette dignement. Pourquoi tant d'effort pour si peu de chose ? Le repas est un moment de calme et de convivialité selon moi, et en aucun cas il faut se montrer aussi guindé. C'est comme si ils ne se laissaient jamais aller. Qu'ils ne goûtaient pas aux plaisirs simples de la vie.
Je vois du coin de l'œil le roi prendre une part de fondant et l'engloutir d'une traite, tel un affamé. Il était le parfait contraste. Il n'avait aucune manière et se comportait tel un animal affamé. Il faisait honte à voir.
Je vois par les fenêtres que le soir est déjà bien avancé. Je peux apercevoir les étoiles à travers les rideaux en dentelles. M'étant levé très tôt, presque aux aurores, j'ai énormément de mal à tenir. La fatigue tiraille mes muscles, me rendant excessivement mou. Mes paupières se ferment de temps à autre, j'ai beaucoup de mal à rester éveillé. Je fais mon possible pour ne pas être remarqué, au risque de me faire battre.
La soirée n'est pourtant pas terminé. S'en suivrait un tour au petit salon pour une partie de carte puis un feu d'artifice dans les jardins pour clore le tout. J'ai encore au moins cinq bonnes heures à tenir. De plus, je n'ai pas le droit de tirer au flanc demain et par conséquent, je vais mettre plusieurs jours à me remettre de cette soirée.
Soudain, le roi se leva, son verre de rouge à la main. Il racle sa gorge et attire l'attention de tout le monde autour de la grande table. Comme il est coutume de le faire, il doit porter un toast à cette soirée. Il prend son couteau et assène trois petits coups sur le verre.
- Mes chers amis, c'est avec une immense joie que je vous reçois ce soir. Grâce à ce dîner, j'espère accroître nos amitiés et ainsi, faire prospérer le calme et la sérénité sur Drakna. Il est primordial de garder des liens solides pour ainsi parer d'éventuelles attaques ennemies. Des ennemis, il n'en manque pas. Des alliés, c'est cela dont j'ai besoin. Alors c'est avec plaisir que je vous compte parmi mes fidèles. À Drakna !
- À Drakna !
Ils boivent tous cul sec leurs coupes. Je dois bien l'admettre, ils tiennent bien l'alcool. Mieux que le roi en tout cas.
Le roi reprend place, l'éternel sourire aux lèvres. J'ai été étonné par ses paroles, le temps d'un instant. Mais je sais que ce n'est qu'une image. Ses mots, peu importe les louanges qu'il fait, il n'en pense pas un seul. C'est une obligation d'être bienveillant et bon. Il ne le fait pas par gentillesse mais uniquement par obligation. De temps à autre, il accorde au Peuple de l'attention mais au final, seul sa petite personne compte. Mais le roi n'est pas éternel. Un jour où l'autre, quelqu'un d'autre prendra sa place.
Alors que la bonne humeur est de retour, que le bruit des verres, des couverts et des rires sont les seules choses que l'on entend, un bruit sourd, presque lointain, résonne dans le château.
Le sol se dérobe sous mes pieds. Un tremblement de terre puissant fait trembler la table. Plusieurs personnes dans mon cas perdent l'équilibre. Les hôtes quant à eux ne bougent pas, seul des mouvements et des murmures se font entendre. Le roi fronce alors les sourcils et tape du poing sur la table, faisant tomber son masque.
- Qu'est-ce donc que cela ?
Les gardes, armés de leurs lances, font face à la grande porte. Cela ne présage rien de bon. Une attaque de nuit ? Mais, par qui ?
Le roi se lève d'un bon de son trône, les mains à plat sur la table. Une veine fait son apparition sur son front, démontrant sa colère. Il va exploser et faire voler en éclat l'image qu'il tente de garder propre.
Une nouvelle secousse s'en suit, puis des cris. Les femmes de nos invités se font entendre à travers les murs, pourtant très épais. La panique prend place dans la salle de réception, tous se lèvent comme un seul homme.
Sans demander l'avis au roi, ils se hâtent vers la grande porte. Mais les gardes ne l'ouvrent pas sans l'accord de ce dernier.
- Mon roi, ouvrez cette porte. Nos femmes sont prisonnières.
Mais il n'en a que faire. Le roi semble étrangement savoir ce qu'il se passe. Comme si il l'avait prédit.
- Non. Nous ne pouvons nous mettre en danger pour si peu.
Un Duc, au teint blanc et aux yeux clairs, sort du brouhaha et hurle.
- Comment ? Ce sont nos femmes qui sont derrière ces murs. Nous devons aller voir ce qu'il se passe.
- Justement ! Ce sont vos femmes, pas les miennes. Je n'en ai cure de ce qu'il peut bien leur arriver. Vous vous en trouverez d'autres.
Alors que les serviteurs commencent à courir dans tous les sens, passant par les cuisines et les portes cachées, les convives se mettent à hurler de plus belle.
- Taisez vous ! Je vous invite, je vous nourris et vous osez contredire mes paroles ?
Tous cessent de hurler, regardant le roi d'un drôle d'air. Voilà le visage du roi de Drakna. Un homme vile et égoïste.
- Comment pouvez vous ? Demanda un Vicomte la main sur le cœur.
Personne ne peut parler davantage. Les grandes portes s'ouvrent à la volée, balayant les hommes situés devant. Ils volent tel de vulgaire pantin désarticulé.
Face à nous, car il ne reste plus que moi, caché dans un coin, ainsi que le roi, se dresse une armée. Une vingtaine d'individus, pas plus, mais ils ne sont pas singulier. Ce que je pense être des armures semblent être leurs peaux. D'où je me tiens, je vois très bien que ces être ne sont en aucun cas humain.
- Notre roi a eu vent de ton banquet. Hurle un homme tout en avançant. Il est contrarié de ne pas avoir était invité.
Cet homme, si je peux l'appeler ainsi, est époustouflant de par son apparence mais également cette aura qu'il dégage. Il ne porte qu'un pantalon, laissant son torse à la vue de tous. Il est parsemé de cicatrices plus ou moins grandes. Ses pieds ainsi que ses mains sont animales : de longues griffes, des écailles rougeoyantes. Sur sa tête, de grandes cornes noires aux reflets rouges. Elles doivent faire au moins trente centimètres. Elles tournent légèrement, comme celles d'un bouc. Sur son front ainsi que ses tempes, les même écailles rouges. Elles sont un peu partout sur son corps. Ses oreilles également sont animales et pointues. La chose qui me marque le plus est cette queue, semblable aux reptiles, qui bat l'air. Elle traîne légèrement au sol. Elle possède une petite collerette qui va de la base au sommet. Puis, dans son dos, ressort d'étranges appendices. Ce sont des ailes pourpres qui bougent peu. Une seule d'entres elles peuvent faire ma taille. C'est une créature époustouflante.
Il se met à sourire, dévoilant des dents pointues, des dents de carnivores. Ses yeux rubis sont posés sur le roi et ne le lâchent pas. Derrière lui ses compagnons sont tous identiques mais arborent des couleurs différentes.
- Que faites vous ici, sauvage ? Votre place est dans la forêt, loin de cet endroit. Repartez d'où vous venez ou bien vous en payerez de votre vie.
D'un battement d'aile, l'homme se retrouve sur la table, piétinant les compositions florales. Il écarte ses ailes au maximum, se rendant ainsi plus imposant.
Je suis heureux de m'être caché derrière ce pilier, je n'ai aucunement envie de me retrouver sur son chemin.
- Comment oses-tu t'adresser à moi de cette manière ? Menace l'homme.
Le roi fait voler les plats.
- Retiens tes mots, bête. Tu n'as aucune valeur en ces lieux. Tu ne vaux pas plus qu'un esclave.
Cette remarque ne semble pas lui plaire puisqu'il bondit en sa direction. De sa main ornée de griffe il attrape le roi par la gorge et le plaque contre son trône.
- Appelles moi encore une fois "bête" et je te ferais tâter de mes crocs.
Je vois pour la première fois le roi frémir de terreur.
- Mon roi laisse beaucoup de chose passer. Nous surveillons tes faits et gestes. Tu as les mains sales, menteur.
Le roi commence à suffoquer. Son visage vire au violet. Dans mon cœur, quelque chose se met à gonfler. Je suis heureux, presque fière, de le voir souffrir ainsi de la main de cet inconnu. Il paie le prix de ses actes. C'est mérité.
- Red Riot, il suffit. Si tu continue, tu vas le tuer. Souviens-toi des ordres.
C'est un homme aux écailles noirs qui a fait résonner sa voix. Le dénommé Red Riot lâche sa proie et fait volte face. Il tourne sur lui même et envoie un coup de queue bien placé dans le ventre du roi. Il est projeté plus loin dans un cris de douleur. Son trône gis sur le sol, tout comme son corps immobile. Est-il mort ? Inconscient ? À cette simple pensée, je me sens renaître.
Mais ma joie s'envole. Drakna ne peut survivre sans roi.
Timidement, j'avance entre les piliers pour tenter de m'enfuir par la porte menant aux cuisines. Bête comme je suis, je m'emmêle les pieds en voulant aller trop vite. Je finis de tout mon long étalé sur le sol en marbre. Je me claque involontairement le coude et me crispe de douleur. Bien sûr ma chute ne passe pas inaperçu. Alors qu'ils sont sur le point de partir, ils se tournent vers moi. Je me relève, les genoux au sol, le regard dans le vide.
Sous mes yeux, des pieds apparaissent. Rouge, parsemé d'écailles et de griffe. Un frisson me prend sans que je ne sache pourquoi.
- Lève la tête.
Étant habitué à recevoir des ordres, je m'exécute. Mon regard émeraude se plante dans celui rubis de cet inconnu. Ses cheveux rouges, dressés en pique sur sa tête, bougent alors qu'il penche la tête.
Il me regarde gourmand, je le vois dans ses yeux. Ce n'est pas méchant, mais c'est un regard plein de sous-entendu. L'homme aux écailles noirs s'approche de nous et me regarde également. Mais son regard est différent, il ne semble avoir aucun intérêt pour moi. Celui que l'on nomme Red Riot m'agrippe le bras, me forçant à me lever. Il me plaque contre son torse étrangement chaud. Je me laisse faire, obéissant.
Il se tourne vers ses compagnons, dont leurs regards sont divisés et il fait résonner sa voix.
- Il est à moi.
Son grognement est bestial et sa voix rauque résonne dans mon corps. Sa prise sur ma hanche se fait plus ferme.
Je me demande alors dans quoi me suis-je encore fourré ?
