Chapitre 26 Bonheur perdu
Quand Lédara se réveilla, le soleil était déjà levé, ses rayons filtrant des fenêtres à travers les lourds rideaux de brocart rouge. Cependant, la jeune femme ne sortit pas de son lit. C'était la première fois qu'elle paressait ainsi, mais elle avait une promesse à tenir. Elle repensa alors à la désastreuse soirée de la veille. Tous ses compagnons avaient été présents et Cole avait mis le doigt exactement là où elle avait mal. Elle aurait souhaité que Cullen reste avec elle, mais ce qu'il avait fait était déjà immense et elle ressentait une gratitude infinie à son égard. Plus elle y pensait, plus elle se rendait compte qu'elle avait dû lui causer beaucoup de soucis, à lui et à Cassandra, ainsi qu'à tous ses compagnons. Lédara se sentit alors égoïste d'avoir agi ainsi, d'avoir pensé qu'elle pourrait surmonter son mal sans l'aide de personne.
L'Inquisitrice se redressa sur son séant avec la ferme intention de tenir sa promesse et de se racheter auprès de ses compagnons. Elle s'extirpa de sous les couvertures et se leva, marchant pieds nus sur le gros tapis de jute décorés des armes de l'Inquisition en direction de sa garde-robe. Il lui fallait quelque chose de simple. Pas la robe que lui avaient confectionnées les couturières à son retour des Portes du Ponant : elle était si tape à l'œil avec ses tissus rouges vifs et le grand dragon d'or brodé sur tout son long qu'elle en avait presque rougi en la portant lors du procès du magister Erimond de Virante. Lédara repoussa les différentes tenues et récupéra la toute première robe qu'elle avait portée à Fort Céleste. Elle était d'un bleu turquoise clair avec de petites broderies ton sur ton, ses longues manches étroites sous un manteau évasé adoucissant la droiture de son col serré. Elle l'appréciait car elle lui rappelait le regard surpris et langoureux que lui avait jeté le Commandant la première fois qu'elle l'avait mise.
Une fois habillée et coiffée, une large tresse retombant le long de son dos, elle descendit de sa tour et se rendit dans la bibliothèque en espérant y trouver Dorian. Comme elle s'y attendait, elle le trouva assis dans un fauteuil, confortablement installé pour une lecture toutefois peu passionnante au vu de son regard ennuyé.
- Bonjour Dorian, dit Lédara en s'approchant de lui.
- Ma dame, la salua Dorian en refermant son livre d'un coup sec. Puis-je vous être utile ?
Le mage sembla ne pas faire cas de ce qui s'était passé la veille.
- J'aurais besoin de vos conseils et de vos… compétences, lui répondit-elle.
- Vous m'intriguez, ma Chère, dit le mage en se levant de son fauteuil, le sourire aux lèvres. Venez, allons dans un endroit moins fréquenté.
L'Inquisitrice acquiesça et suivit Dorian jusqu'à une petite salle attenante à la bibliothèque qui devait servir de salle d'étude. Au centre de la pièce étaient disposées deux petites tables avec des chaises, de nombreuses chandelles et des torches pour seuls éclairages. Dorian invita la jeune femme à s'asseoir avant de s'installer lui-même face à elle.
- Dites-moi tout, lui dit-il alors avec son éternel sourire charmeur.
- Comment marchent les phylactères ? lui demanda Lédara de but en blanc.
Dorian sourcilla légèrement.
- C'est assez simple, expliqua-t-il, les phylactères sont de petits récipients de sang provenant de mages auxquels on jette un sortilège de traçage. Cela permet aux templiers de retrouver les mages qui s'enfuient des Cercles.
- Est-ce que l'on peut créer un phylactère à partir d'une personne qui n'est pas mage ? continua Lédara.
- Tout à fait. On ne le fait qu'aux mages parce que votre Chantrie y trouvait une utilité certaine dans le contrôle de ses mages, mais tout un chacun peut posséder son propre phylactère. C'est d'ailleurs ironique que la Chantrie se serve de magie du sang pour garder ses mages sous contrôle, alors qu'elle proscrit ce type de magie avec véhémence…
- Et est-ce que ce ne sont que les templiers qui peuvent se servir des phylactères ?
- Contrairement à ce que l'on peut croire, non, répondit Dorian, tout le monde pourrait utiliser un phylactère pour retrouver son propriétaire. Il suffit de connaître comment fonctionne le sort qui a été jeté pour pouvoir s'en servir. Mais il est vrai que le lyrium aide.
Lédara sembla réfléchir un instant. Le mage l'observa, intrigué par ses questions, mais avait sa petite idée sur la raison qui la poussait à se renseigner sur ce domaine-là.
- Seriez-vous capable de me créer un phylactère ? lui demanda-t-elle alors.
- Bien sûr ! Quelle question. Il me faut simplement un récipient de votre choix, en verre si possible, du lyrium distillé et un peu de votre sang.
Lédara sortit d'une poche de sa jupe un petit médaillon en verre incrusté sur une plaque d'argent ciselé, pas plus grand qu'un bouton de manche.
- Ceci ferait l'affaire ? demanda-t-elle en déposant l'objet sur la table, devant le mage tévintide.
Dorian ramassa le médaillon pour l'examiner de près.
- Parfait ! lança-t-il en reposant le bijou sur la table. Voulez-vous le faire maintenant ?
- Si c'est possible, oui, répondit Lédara.
Le mage se leva et fit signe à l'Inquisitrice de l'attendre dans la petite pièce, le temps qu'il aille chercher le lyrium. Quelques minutes plus tard, il revint avec une petite fiole dans laquelle un liquide bleuté scintillait à la lumière des chandelles. Il vint se rasseoir en face de la jeune femme et ouvrit le petit médaillon. Il sortit ensuite une petite lame et déboucha la fiole de lyrium dont il versa trois gouttes dans le réceptacle du bijou.
- Votre main, dit-il à la jeune femme.
L'Inquisitrice tendit sa main droite que le mage prit délicatement dans la sienne et l'amena au-dessus du médaillon, la paume tournée vers le haut. A l'aide de la petite lame, il incisa la chair et fit couler quelques gouttes du sang de la jeune femme dans le réceptacle. Dorian sortit un petit mouchoir d'une poche de son pourpoint et l'appliqua sur la blessure avant de relâcher la main de l'Inquisitrice. Il se concentra enfin sur le petit médaillon et murmura une courte incantation qui fit se mélanger les deux ingrédients avant de refermer le récipient et de le sceller. Dorian tendit le bijou à Lédara qui le prit et le rangea dans la poche de sa jupe. Elle le remercia et commença à s'excuser pour la soirée de la veille le mage ne répondit rien, mais lui glissa un clin d'œil entendu auquel elle répondit par un petit sourire avant de quitter la pièce.
Lédara se rendit sur les remparts et prit le chemin pour le bureau du Commandant. Lorsqu'elle se retrouva devant la porte, elle hésita quelques secondes, la main sur la poignée, puis entra. Cullen était affairé à son bureau, un éclaireur attendant ses ordres. Quand ce dernier aperçut l'Inquisitrice, celui-ci se raidit et la salua vivement.
- Repos, soldat, dit gentiment Lédara à l'éclaireur.
Le jeune homme se détendit quelque peu, attendant toujours près du bureau la missive que devait lui donner le Commandant. Lédara fit quelques pas dans la pièce et attendit que Cullen ait fini avec l'éclaireur pour lui parler. Ce dernier avait levé les yeux de ses papiers dès l'arrivée de la jeune femme et s'était empressé d'en finir avec l'affaire qui l'occupait alors. Une fois l'éclaireur sorti, Cullen fixa l'Inquisitrice du regard.
- Je croyais vous avoir dit de ne pas travailler aujourd'hui, lui dit-il lentement.
- Oh, rassurez-vous ! s'exclama-t-elle, je ne suis pas allée à la salle de Commandement et je n'ai pas lu un seul rapport de la matinée. Non, je venais simplement pour… vous remercier. Hier soir… je tiens à m'excuser de…
- Vous n'avez pas à vous excuser ni à me remercier, la coupa Cullen en se levant de son siège.
Lédara poussa un léger soupir. Elle s'approcha du bureau, balayant furtivement du regard la paperasse qui le recouvrait, puis plongea sa main dans la poche de sa jupe et en ressortit le petit médaillon. Cullen avait contourné son bureau et s'y était adossé, l'observant avec bienveillance et curiosité.
- J'ai repensé à beaucoup de choses cette nuit, commença-t-elle un peu hésitante et triturant le petit bijou entre ses doigts, notamment à notre discussion à la forteresse de l'Aile du Griffon, et à tout ce qu'il s'est passé ensuite. Je me suis dit que, peut-être, ce serait une bonne idée que… je vous donne ceci.
La jeune femme tendit le médaillon à l'ancien templier.
- C'est mon phylactère, murmura-t-elle.
- Je sais, répondit Cullen qui fixait le petit objet des yeux. Je veux dire, je le ressens…
Lédara perçut la gêne du templier dans sa voix.
- Je ne sais pas si j'ai bien fait… bredouilla-t-elle, son regard fuyant celui du Commandant.
Cullen serra le médaillon dans sa paume et leva à nouveau les yeux sur elle.
- Vous avez bien fait, dit-il de sa voix calme et posée, ainsi je pourrai toujours vous retrouver.
Lédara croisa alors son regard et sourit timidement.
- Je devrais vous laisser travailler, dit-elle enfin en jetant à nouveau un coup d'œil furtif sur le bureau du Commandant. Sinon, je risque de ne pas tenir ma promesse.
L'Inquisitrice quitta le bureau et descendit des remparts, le cœur léger.
Alors que Lédara errait près de la Rotonde, un petit toussotement la sortit de ses pensées. C'était Varric qui, l'ayant aperçue qui passait devant ses appartements, avait décidé de l'aborder. Ils n'avaient pas discuté ensemble depuis les évènements survenus à l'Inébranlable et tous deux ne savaient comment aborder le sujet sans provoquer de gêne chez l'un comme chez l'autre.
- Etes-vous occupée ? lui demanda le nain.
- Non, aucunement, répondit Lédara avec la même gêne que Varric.
- Venez, je… j'aimerais vous parler, finit par dire le nain en poussant un profond soupir.
Les deux compagnons entrèrent alors dans le petit bureau où Varric continuait à gérer les affaires de sa famille de marchand. Contrairement à ce qu'aurait pu penser Lédara, la pièce était parfaitement ordonnée, les bibliothèques époussetées régulièrement et le bureau, malgré la montagne de parchemin qu'il y avait dessus, semblait parfaitement rangé.
Varric invita la jeune femme à s'asseoir sur un petit divan qu'il avait fait installer près d'une petite porte qui devait donner accès à sa chambre à coucher. Il s'assit ensuite à ses côtés et se racla la gorge, ne sachant pas comment aborder le sujet qui les préoccupait tous deux.
- Je suis désolée, Varric, dit alors Lédara, je sais que Hawke était l'un de vos plus proches amis…
- Vous n'avez rien à vous faire pardonner, la coupa le nain. C'est vrai, sa mort me… Il me manque énormément, mais ce n'est pas votre faute. Il a fait son choix.
Lédara observa le nain, un peu désorientée.
- Il y a quelque chose que j'aurais dû vous dire il y a bien longtemps maintenant, continua le nain en soupirant. Vous savez que Hawke et moi avions déjà croisé la route de Corypheus, mais pas dans quelles circonstances. Pour tout vous dire, c'est nous, par accident, qui l'avons libéré. Il était enfermé dans une ancienne prison de la Garde des Ombres, et nous étions poursuivi par toute une bande organisée du Carta qui voulait notre peau. Mais nous avons tué Corypheus avant même qu'il ait pu sortir de là !
Un court silence s'installa, la jeune femme ayant de la peine à comprendre ce que lui racontait le nain.
- Si quelqu'un doit des excuses, c'est bien moi, finit par dire Varric le regard baissé. Hawke a dû se sentir responsable de cette histoire, et a fait le choix de vous sauver.
- Attendez, répondit enfin Lédara, vous dites que Corypheus était mort, donc…
- On l'a pas imaginée, la mort de Corypheus, s'écria Varric, il était bien mort, pas de pouls ! pas de respiration ! criblé de blessures ! Il n'y avait vraiment pas de place pour le doute. Je me demande… je croyais que les Gardes avaient emprisonné Corypheus pour l'utiliser. Mais peut-être que c'est parce qu'il est immortel.
- Qu'est-ce qu'il est, au juste ? Vous aviez dit que c'était une engeance… ou un magister.
- Je ne suis pas sûr, réfléchit Varric. Je crois qu'il ne le sait pas lui-même. C'est une engeance, ça, ça ne fait aucun doute. Mais… quand on l'a trouvé, il n'avait pas l'air au courant. Il croit être un magister, un prêtre de Dumat pour être exact. Et il dit s'être introduit dans la Cité d'Or, comme dans la légende de la Chantrie.
- Mais comment Hawke et vous avez atterri dans une prison des Gardes pour engeances anciennes ? demanda Lédara.
- Corypheus avait envoyé des hommes après Hawke, expliqua le nain, il avait pris le contrôle de tout un clan du Carta. Il leur avait fait boire du sang d'engeance. Si c'est pas tordu, ça. On était remonté jusqu'à une sorte de vieux… fort construit par les nains dans les montagnes. Bien sûr, c'était un piège. Ils avaient besoin du sang de Hawke pour libérer Corypheus, c'est pour ça qu'ils nous avaient attirés dans la prison.
Lédara prit le temps d'intégrer ces dernières informations. Cela voulait dire que Corypheus n'était pas réellement mort, ou bien qu'il possédait un secret lui conférant l'immortalité. Cette idée était trop effrayante pour qu'elle soit envisagée, mais il ne fallait écarter aucune piste.
- Rien n'est immortel, finit par dire Lédara, s'en convainquant elle-même.
- J'en suis pas si sûr, murmura Varric. Est-ce que les choses de l'Immatériel meurent ? Nom du Créateur, qu'est-ce que j'ai fait ?
- Ce n'est pas votre faute, Varric, répondit Lédara d'une voix douce et déposant sa main sur l'épaule du nain.
- Vous êtes bien aimable, grogna-t-il la voix emplie de tristesse et de remords.
- Je crois que nous nous torturons un peu trop de savoir à qui est la faute, répondit Lédara en esquissant un sourire.
- Je le crois aussi, s'exclama Varric.
- J'avais promis de ne pas travailler aujourd'hui, soupira-t-elle, mais ce que vous savez sur Corypheus peut nous être utile. Voulez-vous bien aller raconter tout ce dont vous vous souvenez à Dorian et son équipe ? Ils effectuent des recherches sur l'Ancien depuis quelques temps. Cela pourra sûrement les aider.
La semaine se passa dans le tumulte et l'agitation du quotidien de Fort Céleste. La place était devenue une véritable petite métropole malgré son emplacement éloigné et difficilement accessible dans les montagnes. Des marchands de tous horizons venaient proposer leurs babioles, mais surtout voir l'Inquisition, désormais renommée à travers tout Thédas. Tous ceux qui travaillaient pour l'Ordre en étaient fiers, et tous ceux qui avaient suivi la Messagère d'Andrasté dès ses débuts lui vouaient un respect infini pour ses actes et pour son humilité. Tous plaçaient leur espoir dans la cause que menait l'Inquisitrice et ses conseillers.
Les informations que possédait Varric sur l'Ancien avaient permis à Dorian et son équipe de trouver sa trace dans des écrits vieux de plus de mille ans. Il aurait été une engeance faite esclave par un magister, prêtre de Dumat, d'une famille encore renommée dans l'Empire tévintide. Une engeance qui aurait été douée de parole et d'intelligence et qui aurait fasciné les prêtres du culte tévintide. Cependant, Dorian n'avait pas réussi à élucider le mystère de sa résurrection, ou de sa guérison, l'on ne le savait encore.
L'Inquisitrice avait axé les recherches sur les ruines elfiques selon les conseils de Solas et de Morrigan qui s'étaient accordés pour dire que Corypheus, cherchant un autre moyen de rejoindre l'Immatériel, devait s'être tourné de ce côté-là. Plusieurs sites avaient été mis au jour par les équipes d'exploration de l'Inquisition, et Lédara souhaitait y jeter un œil de son propre chef car l'inactivité la pesait à nouveau.
Fort Céleste avait reçu un pli du clan dalatien qui avait aidé l'Inquisition dans les Plaines Exaltées, disant que le Premier de l'Archiviste, à savoir son apprenti, était parti dans la forêt des Tombes Emeraudes avec un groupe de chasseurs et n'avait donné aucun signe de vie depuis plusieurs semaines. L'Archiviste demandait l'aide de l'Inquisitrice afin de retrouver les membres de son clan. Cela donna une bonne raison à Lédara de repartir en mission, cette dernière se sentant redevable envers les dalatiens qui l'avaient aidée à retrouver son chemin. Iron Bull, Cassandra, Dorian et Solas se présentèrent tous comme volontaires pour cette expédition, et ils partirent à l'aube d'une matinée de printemps avec un petit contingent de soldats.
Lédara eut plaisir à retrouver la forêt des Tombes Emeraude sa verdure luxuriante et sa brume dans les vallons venaient accentuer son aspect mystérieux que le folklore dalatien lui donnait déjà. Cette forêt devait son nom à une légende dalatienne où des guerriers elfes du nom de Chevaliers émeraude étaient morts bravement au combat. Selon les croyances elfiques, chaque grand arbre centenaire de la forêt était la tombe d'un de ces chevaliers, gardiens de leur corps fusionné avec la nature. Le site des ruines elfiques que devait rejoindre l'Inquisitrice se trouvaient au plus profond de cette verdure sauvage, au-delà d'un haut massif rocheux qu'on ne pouvait traverser que par ses gorges étourdissantes de leur hauteur.
Le contingent d'expédition de l'Inquisition ne les atteignit qu'à la tombée de la nuit. Les soldats montèrent les tentes pour la nuit, les doublant de peau de bêtes car les soirées se faisaient froides et humides aux abords des gorges. Une rivière coulait tranquillement dans son lit, continuant à éroder inexorablement la roche sur son lent passage ininterrompu depuis des siècles. Il s'avéra que des truites habitaient ses eaux, ce qui constitua l'essentiel du repas du petit groupe dont le feu de camp crépitait joyeusement dans l'obscurité alors totale de la nuit.
Tous les soldats s'étaient glissés sous leurs tentes, et les compagnons de Lédara en faisaient de même un à un, après s'être bien rassasiés de poisson grillé. L'Inquisitrice fut la seule à rester encore auprès du feu à méditer, son regard se perdant dans les petites flammes dansantes. Solas s'assit silencieusement à ses côtés.
- Cassandra m'a touché mot de ce qu'il s'est passé à Fort Céleste, dit l'elfe après un long instant de silence.
Lédara cligna des yeux, sortant de sa torpeur méditative.
- Ah, pas très reluisant…
- Il ne faut pas que vous vous laissiez abattre par ce qui vous arrive, même si tout vous y pousse, continua Solas.
- Je le sais, répondit-elle en soupirant, mais c'est peut-être bien cette pensée-là qui m'a fait tomber.
Un nouveau silence s'installa entre les deux compagnons.
- « C'est en tombant que nous apprenons à marcher », n'est-ce pas l'un de vos dictons ? lança alors l'elfe en esquissant un sourire.
- Oui, en effet, rit la jeune femme.
Un hululement se fit entendre dans la profondeur de la forêt mystérieuse.
- Vous avez l'air serein et… heureux ici, dit Lédara à l'adresse de l'elfe.
- Oui, j'aime cet endroit. Il est empli de rêves et de souvenirs lointains, remontant aux temps les plus reculés.
- Puis-je vous demander votre point de vue sur la culture elfique ? lui demanda alors l'Inquisitrice.
- Vous pourriez sans doute demander à Séra, répondit Solas un peu abruptement. Elle a… ses opinions.
- Vous ne l'appréciez pas particulièrement, n'est-ce pas ?
- J'ai pitié d'elle, soupira-t-il, mais j'imagine qu'elle détesterait cela. A vrai dire, peut-être que je l'envie. Ses intentions sont d'une pureté qui me fait défaut. J'ai passé trop de temps à observer et trop peu à agir.
Une ombre passa sur le visage de l'elfe.
- Que voulez-vous savoir ? reprit-il plus serein.
- J'aimerais en savoir plus sur les elfes des temps anciens, demanda alors la jeune femme, curieuse de ce qu'ils pourraient découvrir dans les ruines qu'ils visiteraient le lendemain.
- Les Dalatiens entretiennent le souvenir d'Halamshiral, mais Halamshiral n'était que la tentative maladroite de recréer une terre perdue.
- Arlathann, lança Lédara, contente de pouvoir montrer une part de son savoir sur ce sujet-là.
- Elvhenan était le nom de l'empire et Arlathann celui de sa plus grande cité, précisa Solas. Un lieu magique et magnifique, oublié de tous.
Solas se tut, son regard se perdant dans ce qui semblait des souvenirs perdus.
- Vous avez étudié les elfes de jadis, reprit Lédara.
- Certaines histoires racontent qu'ils vivaient dans les arbres, raconta alors Solas. On imagine des rampes de bois et des aravels dalatiens… Alors qu'il faudrait plutôt imaginer de grandes flèches de cristal s'enroulant dans les branches, et des palais flottant parmi les nuages. Imaginez des êtres immortels, pour qui pratiquer la magie était aussi naturel que de respirer. Voilà ce qui a été perdu.
- Mais qu'en est-il des elfes dalatiens ? Ne sont-ils pas les descendants directs des elfes de jadis ? s'étonna Lédara.
- C'est une erreur de voir les Dalatiens comme un groupe unique. Ils vivent en clans séparés depuis des siècles. Par conséquent, chaque clan a appris, interprété et oublié différentes parties de l'histoire elfique. Certains commercent avec les humains, d'autres les attaquent à vue, et d'autres encore adoptent des elfes citadins ayant fui les bas-cloîtres.
- Que pensez-vous des elfes qui vivent dans les cités humaines ? lui demanda Lédara.
- La culture dans les bas-cloîtres ou chez les esclaves de Tévinter est celle de tous les pauvres et démunis, répondit Solas d'une voix lasse. Ils s'accrochent aux souvenirs des jours meilleurs et pratiquent quelques rites pour se distinguer des humains.
Le sujet semblait douloureux pour l'elfe solitaire. Il parlait des elfes de jadis comme s'il les connaissait ou qu'il avait vécu parmi eux, sauf que cette période de l'histoire remontait à plus de mille ans. Les elfes d'aujourd'hui lui semblaient alors décevants, alors même qu'il en faisait partie sans avoir vécu ni chez les Dalatiens, ni chez les elfes des bas-cloîtres.
- La magie elfique est différente de la magie des humains ? demanda la jeune femme, déviant légèrement le sujet.
- Oui et non, dit l'elfe en fronçant les sourcils. Quel que soit son praticien, la magie reste la magie. Mais on peut l'utiliser de différentes manières. La magie dalatienne est plus pratique et se passe de l'approbation chantriste. Mais elle voit aussi la magie du sang d'un mauvais œil. Par superstition. Elle est plus subtile en général. Un héritage de l'époque où les elfes étaient immortels.
- L'immortalité elfique, murmura Lédara qui en avait vaguement entendu parler dans les légendes dalatiennes. Est-ce qu'ils utilisaient la magie pour accroître leur durée de vie ?
- Non, c'était simplement dans leur nature elfique, répondit naturellement Solas. La beauté subtile de leur magie était la conséquence, et non la cause de leur nature. Certains sorts se lançaient sur des années. Leurs effets s'étendaient sur des siècles, se mêlant à la nouvelle magie dans une harmonie symphonique. Cela devait être magnifique.
Lédara avait peine à imaginer ce que lui racontait Solas, d'une part car elle ne pratiquait pas elle-même la magie et ne savait donc pas ce que pouvait ressentir un mage pratiquant son art, et d'autre part parce que cela différait beaucoup de l'enseignement chantriste que recevait tout un chacun dans Thédas.
- Vous disiez que la magie du sang était mal vue plus par superstition qu'autre chose, reprit-elle en réfléchissant.
- Oui, confirma Solas. Heureusement que Cassandra ne nous écoute pas. La plupart des cultures modernes ont banni la magie du sang. Même Tévinter s'est prononcé contre… officiellement. Mais comme je disais, la magie reste la magie. Ce qui compte, c'est ce que l'on en fait.
- Ce serait donc un outil comme un autre.
- Certes, soupira l'elfe, l'ennui, c'est que la Chantrie l'interdit. La magie du sang reste donc l'apanage des criminels. Et à Tévinter, les magisters sont en compétition entre eux, au lieu de surveiller leurs collègues à risque. Ils ont toujours atteint leurs buts par le pouvoir. Ils n'ont donc jamais emprunté d'autre voie.
Solas semblait à la fois ennuyé et triste de cette conversation, comme si cela soulevait de douloureux souvenirs en lui. Lédara n'alla pas plus loin dans son questionnement, même si beaucoup de choses l'intriguaient encore. Elle décida de revenir sur un sujet qui concernait l'Inquisition :
- Que pensez-vous que cherche Corypheus dans les ruines elfiques qu'il fait fouiller aux Venatori ?
- Un autre artefact elfique, un pouvoir lui permettant de faire ce qu'il n'a pas pu faire avec l'orbe, répondit Solas en haussant les épaules.
- Mais pourquoi ne réutilise-t-il pas l'orbe ? demanda encore Lédara.
- Parce que cela doit demander beaucoup d'énergie et un rituel particulier, qu'il ne peut reproduire pour l'instant, je suppose.
- Nous devons donc trouver ce qu'il cherche avant lui, conclut Lédara en regardant une dernière fois les flammes crépitantes du feu de camp.
- En effet, et le plus tôt sera le mieux, murmura Solas.
Les deux compagnons se levèrent d'un seul mouvement et rejoignirent silencieusement leur tente. Lédara partageait sa tente avec Cassandra et fut étonnée de voir son amie encore éveillée à une heure si tardive. Quand elle passa discrètement les pans de tissus, la Chercheuse était allongée sur le côté, dos à la sortie, et semblait lire un livre à la lueur d'une bougie.
- Bon bouquin ? lui demanda Lédara avec le sourire en s'asseyant à ses côtés pour enlever ses chausses.
Cassandra sursauta dans sa couche et referma d'un coup sec le livre qu'elle était en train de lire, le cachant prestement sous ses couvertures.
- Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, dit-elle précipitamment, l'air faussement calme.
- Comme si j'étais aveugle, la taquina Lédara.
- Oh, ça ? C'est juste… des rapports. Du Commandant Cullen.
- Je devrais les lire aussi alors, enchaîna son amie en faisant mine de vouloir prendre ce que Cassandra avait caché.
- Non ! s'écria la Chercheuse, ses joues s'enflammant soudain.
- Vous êtes une piètre menteuse, Cassandra, fit joyeusement Lédara.
La guerrière poussa un profond soupir, démasquée.
- Cela ne va pas vous intéresser, j'en suis sûre, dit-elle en sortant le livre de sous les couvertures. C'est un livre.
- Je vois cela.
- C'est… un des titres de Varric, Le Glaive et la Tulipe, le dernier épisode.
- « Le dernier épisode » ? Vous les avez tous lus ? demanda Lédara.
- Pas ces derniers temps, répondit Cassandra avec une certaine gêne, on a été occupés.
Lédara observa son amie avec douceur et insistance, lui signifiant qu'elle voulait en savoir plus maintenant qu'elle avait commencé à lui en parler.
- C'est de la littérature, décrivit-elle en rougissant encore, de la littérature… salace. Surtout, ne le dites pas à Varric !
- Je devrais peut-être m'y mettre moi aussi, répondit Lédara intéressée et amusée.
- Vous ? non ! s'écria Cassandra au comble de la gêne.
- Pourquoi donc ?
- Vous êtes l'Inquisitrice…
- Oh, je vois, répondit Lédara en éclatant de rire.
Cassandra baissa les yeux, se rendant compte de la bêtise qu'elle venait de dire.
- Ils sont minables, soupira la Chercheuse, et magnifiques… Et celui-ci nous tient en haleine jusqu'à la dernière ligne. J'espère que Varric travaille sur le prochain, c'est obligé ! Vous pourriez lui demander de le terminer, lui ordonner de…
Cassandra s'arrêta soudain. Ses yeux s'étaient mis à pétiller d'ivresse et de malice, mais cela ne dura qu'un bref instant, la seconde d'après son visage se refermait.
- Faites comme si vous n'aviez rien vu, finit-elle par dire en glissant le livre dans son sac et tournant le dos à son amie afin de dormir.
Lédara poussa un léger soupir en enlevant son manteau avant de se faufiler sous les couvertures, un petit sourire ne quittant pas ses lèvres jusqu'à ce qu'elle s'endorme tout à fait.
Au petit matin, alors que la brume nocturne peinait à s'estomper, l'Inquisition se remit en route pour les ruines elfiques. Ils longèrent le cours de la rivière, admirant les hauts flancs des gorges que des rais de lumière perçant l'épaisse brume venaient révéler la beauté granitique striée de gris et de rouge. Leur marche dura plus d'une heure, s'enfonçant dans les méandres de la gorge jusqu'à arriver dans une vaste plaine arborisée et luxuriante. Une faune plus rare vivait dans cette sorte d'alcôve naturelle : des oiseaux de grande envergure, les plumes colorées, planaient majestueusement d'arbre en arbre, alors que de petits cochards au pelage noir, sorte de croisement entre le lapin et le cochon, couraient çà et là dans les fourrés.
Le contingent d'expédition descendit la pente douce dans l'herbe grasse et la roche claire qui constituaient le sol, continuant à longer la rivière qui rétrécissait à vue d'œil sa source ne devait pas se trouver bien loin. Le groupe quitta ensuite le lit de la rivière afin de continuer à descendre en direction d'une cuvette où, parmi les arbres et la végétation, on pouvait distinguer d'anciennes constructions de pierre. Tous pressèrent le pas afin d'aller à la rencontre des dalatiens qui avaient déjà commencé à fouiller le site pour leur propre compte.
Malheureusement, l'Inquisition ne trouva que le petit campement d'haravels désert, les corps morts des dalatiens gisant au sol. Iron Bull et Cassandra inspectèrent les lieux pendant que Solas et Lédara observaient, anéantis, le massacre.
- La plupart n'étaient pas armés, confia Bull en revenant de son inspection, certains n'ont même pas l'air de s'être défendus. Ils ont été pris par surprise.
- Il devrait y avoir des éclaireurs de l'Inquisition ici, murmura Lédara qui ne voyait aucun corps portant l'insigne.
- Ils se sont peut-être réfugiés dans les ruines plus avant, avec le reste des dalatiens du camp, suggéra Cassandra avec espoir.
- Allons inspecter ces ruines, fit Lédara en faisant signe aux soldats de rester dehors et d'établir une position forte.
En effet, une cavité dans les pierres laissait apercevoir des marches descendant dans l'obscurité. L'Inquisitrice et ses compagnons empruntèrent l'étroit passage qui déboucha rapidement sur une vaste cour en ruines, ornées de quelques statues à l'allure elfique. Une volée d'escaliers sur la gauche semblait donner accès à une cour supérieure, devant laquelle gisaient les cadavres des éclaireurs de l'Inquisition.
- Ce sont nos hommes ! s'écria Cassandra en se précipitant vers les trois corps inertes.
Lédara vint à ses côtés et examina les corps avec tristesse :
- Du lyrium rouge, sur leurs vêtements. Les Venatori ainsi que des templiers rouges doivent nous avoir devancés.
- Soyons sur nos gardes, annonça la Chercheuse au reste de l'équipe.
Ils se remirent à avancer et prirent les escaliers pour arriver dans une nouvelle cour à moitié effondrée. De là, on pouvait voir le bâtiment auquel appartenaient ces cours extérieures, sortes de parvis envahis par la végétation. Celui-ci semblait sortir de la forêt même tant la nature avait pris le pas sur l'architecture. La pierre, vieille de plusieurs siècles, changeait de couleur selon que le soleil venait l'éclairer ou non de ses rayons : tantôt elle prenait des accents ocre jaune, tantôt elle semblait d'un gris froid striée de veinures rougeâtres. Les compagnons montèrent non sans peine, les effondrements et les racines obstruant le chemin jusqu'à l'entrée principale encadrée de hautes colonnes de pierre sur lesquelles les rayons du soleil venaient s'écraser, rehaussant la couleur ocre de la roche taillée. Une fois la haute colonnade passée, l'équipe se retrouva dans une sorte de vestibule où deux grandes statues de guerriers elfes trônaient contre un haut mur sans issue. L'une représentait une majestueuse femme elfe vêtue d'une armure fine soulignant ses courbes naturelles dont une large cape voltigeait sur son côté gauche et elle tenait une orbe de sa main droite. La deuxième était un elfe de haute stature, vêtu de la même armure et tenait entre ses mains jointes devant lui une épée courbe, pointe sur le socle de pierre. A gauche et à droite des deux statues, deux petits couloirs d'où provenait une faible lumière indiquaient la route à suivre.
D'un signe de tête, l'Inquisitrice indiqua le couloir de droite et tous le longèrent silencieusement, appréhendant ce qui pouvait les attendre à l'intérieur du temple. Arrivés au bout du couloir qui faisait un angle, ils découvrirent un grand hall où de grands escaliers descendaient. Une allée à petites colonnades faisait le tour complet de la pièce, donnant une vue plongeante sur le bas de la salle où de nombreuses portes devaient se trouver. La volée d'escaliers de droite était effondrée et seule celle de gauche était encore fragile mais intacte. Des trous dans le toit laissaient entrer la lumière du soleil, clairsemant le hall de taches blanches qui contrastaient avec l'obscurité des lieux.
- Dorian et Iron Bull, murmura Lédara dont l'écho de la voix résonna malgré ses précautions, vous explorez les hauteurs avec nos soldats.
- Bien chef, acquiesça le Qunari.
- Cassandra et Solas, vous descendez avec moi, continua l'Inquisitrice.
Le groupe se scinda en deux en suivant les instructions. Cassandra descendit la première les marches, testant leur résistance. Une fois qu'elle fut passée, ce fut au tour de Solas et Lédara. Arrivés au bas des escaliers, ils découvrirent une série de couloirs qui partaient dans différentes directions deux d'entre eux étaient impraticables parce qu'effondrés.
Lédara en choisit un, celui qui lui paraissait le moins accidenté, et fut suivie par ses deux compagnons. Pendant près d'une demi-heure, ils parcoururent un dédale de couloirs, évitant les parties fragiles et n'entendant que le sifflement du vent entre les pierres et quelquefois des éboulis lointains. Se retrouvant une nouvelle fois devant une impasse, ils allaient rebrousser chemin quand des bruits inhabituels se firent entendre en écho. Le sol trembla légèrement, les parsemant de poussière de la tête aux pieds. Les bruits se firent plus forts, comme si l'on entrechoquait des masses lourdes les unes contre les autres. L'Inquisitrice rebroussa chemin et les trois compagnons revinrent sur leurs pas au plus vite, suivant l'origine des sons qu'ils percevaient. Ils arrivaient enfin dans l'étroit couloir qui ramenait au grand hall quand ils entendirent le cri de guerre d'Iron Bull et aperçurent un torrent de flammes projeté dans la grande salle, suivi d'un choc plus puissant que les premiers le sol se mit à trembler dangereusement, les murs s'écroulant sur le passage des trois équipiers. Ils ne purent faire autrement que s'éloigner de la sortie jusqu'à une petite antichambre qu'ils avaient repéré plus tôt. L'effondrement terminé, l'obscurité se fit totale dans la petite salle où ils s'étaient réfugiés et un vaste nuage de poussière se faisait sentir, empêchant quiconque d'évaluer l'ampleur des dégâts.
- Pas de blessés ? entendit-on Solas demander, toussotant légèrement.
- Tout va bien, répondit Cassandra aux côtés de Lédara.
Lédara tenta de distinguer le couloir qui leur permettrait de sortir, mais l'obscurité dans lauqelle ils étaient plongés lui cacha toute vision. A ce moment, Solas illumina son bâton d'une flamme verte crépitante qui leur permit de constater que l'issue avait été entièrement détruite.
- Moi ça va, dit alors Lédara, mais nous avons un souci.
Solas et Cassandra observèrent également le reste du temple derrière eux tout s'était écroulé autour d'eux, les piégeant dans la petite antichambre où ils s'étaient réfugiés.
Lédara écarta précautionneusement quelques pierres et écouta le silence qui était revenu de l'autre côté, avant de se mettre à crier :
- Dorian ! Bull !
Au loin, on entendit des roulements de pierre.
- Chef ! répondit le Qunari de sa voix tonitruante.
- Que s'est-il passé ? lui demanda alors Cassandra.
- Un groupe de Venatori accompagnés d'un géant de lyrium nous est tombé dessus. Ils semblaient sortir du temple. Deux blessés, mais pas de morts de notre côté. Nous avons d'ailleurs retrouvé trois elfes du camp dalatien, ils avaient été fait prisonniers par les Venatori.
- Je comprends mieux les flammes que j'ai aperçues tout à l'heure, fit Lédara soulagée de savoir ses compagnons sains et saufs, ainsi que quelques Dalatiens qu'ils étaient venus voir. Nous sommes bloqués dans les décombres, continua-t-elle à l'adresse de Bull et Dorian, pas d'issues.
Un court silence s'ensuivit.
- Ne bougez pas ! s'écria alors le Qunari, on va vous dégager un passage avec les gars !
Lédara entendit le bruit des pierres qu'on entrechoquait, et se mit également à se frayer un passage avec l'aide de Cassandra et Solas. Cependant, les trois compagnons durent s'arrêter après plusieurs heures de labeur, la fatigue et l'air se raréfiant subrepticement. Ils firent donc une pause, vérifièrent leurs vivres et leur gourdes, et s'aperçurent qu'ils ne pourraient tenir longtemps avec le peu d'eau qu'il leur restait. Ils décidèrent d'économiser leurs forces, laissant au Qunari le soin de continuer à déblayer le couloir effondré. Les trois compagnons se mirent à observer le feu de couleur verte qui crépitait joyeusement sans combustible.
- Je me demandais : comment est-ce que vous saviez comment nous rejoindre, Solas ? demanda tout à coup Cassandra. La Brèche s'est ouverte, on se précipitait en ayant à peine eu le temps de réfléchir… et vous êtes apparu.
- Je suis allé voir la Brèche par moi-même, répondit tout naturellement Solas, je ne savais pas que vous y seriez.
- Vous ne deviez pas vous trouver très loin, ajouta la Chercheuse d'un ton légèrement suspicieux.
- Non, admit Solas avec calme, j'étais venu pour entendre parler du Conclave, mais je ne voulais pas m'en approcher.
- Hum, tant mieux pour vous, alors, fit Cassandra presque dédaigneuse.
Lédara observa ses deux comparses, dubitative.
- Votre Inquisition a bien grandit, Chercheuse, reprit Solas avec la même véhémence qu'avait utilisé Cassandra à son encontre.
- Cela n'a jamais été « la mienne », Solas.
- La tâche violente et ingrate de mettre la machine en marche vous a incombé, continua l'elfe. N'avez-vous eu aucun regret d'avoir dû transmettre ce pouvoir à quelqu'un d'autre ?
Lédara observa ses deux équipiers, le regard interrogateur.
- J'ai fait ma part, répondit Cassandra avec un calme olympien, mais le pouvoir dont vous parlez ne m'a jamais incombé. Je me connais et je sais que je n'aurais jamais pu être le chef dont nous avons besoin. Je n'ai donc aucun regret.
- Vous ne cessez de me surprendre, Chercheuse, répondit Solas presque soulagé.
- Vous devez avoir une bien mauvaise opinion de moi, si je vous surprends autant, fit Cassandra en haussant un sourcil.
- Elle n'est pas mauvaise, elle est réaliste, enchaîna Solas. Rares sont ceux capables de renoncer à un pouvoir qu'ils ont acquis, aussi honorables soient-ils.
Le silence se rétablit à nouveau, Lédara n'osant intervenir dans cette discussion plutôt curieuse qui ne devait apparemment ne pas s'arrêter là :
- Solas, vous avez toujours vécu seul ? Dans la nature, en apostat ? continua la Chercheuse.
- La plupart du temps, oui, répondit l'elfe.
- Ce n'est pas horriblement éprouvant, ce genre de vie ?
- Les gens peuvent être éprouvants, surtout les humains.
- C'est… Oui, vous avez raison, admit Cassandra.
- Celle-ci esquissa un sourire. Les deux compagnons semblaient se tester mutuellement d'une manière que Lédara ne comprenait pas.
- Vous avez des capacités remarquables, Chercheuse, reprit Solas dont le ton oscillait entre la fascination et l'ironie. C'est fascinant de voir comme vous et les templiers réfutez la magie.
- Vous n'avez jamais rencontré de templiers ? lui demanda Cassandra sceptique.
- De loin, seulement. Après tout, je suis un apostat.
- Et ils ne vous ont jamais rattrapé, ne serait-ce qu'une fois ? s'étonna encore la Chercheuse.
- Je suis un apostat très prudent, répondit-il malicieux.
- Mais, savez-vous ce que cela fait quand des templiers annulent la magie ? insista Cassandra.
- Oui, c'est comme si vous extrayiez l'essence du monde qui nous entoure. Les mages puisent l'essence de l'Immatériel et l'utilisent pour donner forme à la réalité.
- Et nos pouvoirs la repoussent, pour que ce monde soit plus difficile à affecter ?
- D'une certaine manière, répondit l'elfe amusé. Vous renforcez la réalité pour la rendre moins altérable. L'Immatériel ne peut s'implanter nulle part et la magie se disperse.
- Personne ne m'avait jamais accusée de « renforcer la réalité » ! s'exclaffa la Chercheuse.
- Pourtant, vous êtes une Chercheuse de la Vérité.
- C'est intéressant d'avoir le point de vue d'un mage sur nos capacités, admit Cassandra.
- Je suis ravi que cela vous plaise.
- Je sais que mes capacités ne me viennent pas du Créateur, comme je le croyais autrefois…
- Vos capacités déclarent que ce monde est réel, l'interrompit Solas avec sérieux. Qui d'autre que le Créateur de ce monde pourrait vous offrir un tel don ?
- Vous croyez au Créateur ? s'exclama Lédara intriguée.
- Je suis toujours ouvert à de nouvelles idées, répondit l'elfe.
Un nouveau silence s'installa entre les trois compagnons.
- Comment vous sentez-vous Cassandra, après les révélations sur vos Chercheurs ? demanda Solas, comme s'il reprenait leur joute verbale.
- A votre avis ? se renfrogna Cassandra. J'ai consacré une grande partie de ma vie à l'Ordre. En son nom, j'ai fait tant de choses que j'estimais justes.
- Maintenant que vous le savez corrompu, vous devez décider quelles parts de vous-même vous rejetez et lesquelles vous gardez.
- Vous avez des conseils à me donner, je suppose ? répondit-elle sur la défensive.
- Je ne me le permettrais pas. Au cours de nos périples, votre honnêteté m'a impressionné… tout comme votre foi. C'est un chemin semé d'embûches, Chercheuse, mais si quelqu'un peut le suivre honorablement, c'est bien vous.
- J'ai remarqué que vous n'avez pas semblé être surpris par ce que j'ai découvert sur les Chercheurs, lui reprocha alors Cassandra pour toute réponse.
- Non, affirma l'elfe, il s'agit d'une organisation.
- Vous pensez que les organisations sont intrinsèquement corrompues ?
- Si on leur laisse assez de temps, oui. Pour survivre, une organisation doit consacrer des ressources à sa propre maintenance. Inévitablement, ces ressources s'accumulent jusqu'à ce que l'objectif de départ, aussi pur soit-il, se perde complètement.
- Vous faites passer l'organisation des Chercheurs pour un monstre sans cervelle, lança Cassandra outrée.
- Un monstre, avec ou sans cervelle, continua Solas imperturbable, finit par mourir et laisser place à un successeur. En revanche, une organisation est éternelle. Il y a toujours des hommes corrompus qui amassent du pouvoir pour servir leurs propres intérêts…
- J'espère que ce n'est pas ce que vous pensez de l'Inquisition, l'interrompit Lédara le regard triste.
- … Et il y a toujours des hommes honorables qui amassent du pouvoir pour les combattre, termina Solas avec conviction.
Lédara ne se doutait point qu'il existait une telle animosité entre la Chercheuse et l'elfe. Ou en tout cas, une suspicion entre les deux compagnons qui rendaient leurs rapports tendus.
- Maintenant que les mages rebelles se sont rendus à l'Inquisition, reprit Cassandra, ils vont probablement perdre à nouveau certaines de leurs libertés.
- C'est effectivement ce qu'il risque d'arriver, oui, répondit Solas d'un air serein.
- Est-ce que cela vous inquiète ?
- Si vous deviez m'enchaîner, vous l'auriez déjà fait. A défaut d'être votre ami, je suis un atout pour vous. Je ne suis pas toujours d'accord avec les choix de l'Inquisition, mais ces inquiétudes sont insignifiantes face à la menace que nous affrontons.
- Solas, intervint alors Lédara, le sort des mages n'est pas scellé. Je ne veux pas retourner au système qui existait avant, mais essayer d'améliorer la situation…
- Vos intentions sont honorables, Inquisitrice, la salua Solas, Quel que soit le responsable, le conflit entre les templiers et les mages a aidé Corypheus à prendre le pouvoir. Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser des conflits internes nous détourner de notre devoir.
- Tout a fait d'accord, lança Cassandra en hochant la tête, quand tout cela sera terminé, je vous promets que votre contribution ne sera pas oubliée.
- Merci, Chercheuse, je crois, répondit Solas, hésitant.
La tension qui prédominait à leurs premiers échanges sembla s'estomper. On entendit un petit éboulement de pierre de l'autre côté du couloir, et un juron étouffé d'Iron Bull, puis son travail continua.
- Le dragon qui obéit à Corypheus, vous pensez que c'est vraiment un archidémon ? demanda alors Cassandra dont le ton avait changé.
- Si c'était le cas, nous aurions affaire à un Enclin, infirma Solas.
- Alors qu'est-ce que c'est ? Un dragon corrompu, une autre engeance, tout simplement ?
- Il est lié à Corypheus, réfléchit Solas. Une telle relation va au-delà du simple contrôle, c'est un lien.
- On se demande alors si ce n'est pas ce que sont tous les archidémons : les animaux de compagnie d'êtres qui n'existent plus, intervint Lédara sur le ton de la plaisanterie.
- Je n'extrapolerais pas autant, sourit Solas, ce dragon est une réplique générée par une créature qui aspire à la grandeur, rien de plus.
Lédara haussa un sourcil à la formulation que venait d'utiliser Solas : « une réplique générée par une créature » ? C'était une hypothèse que l'Inquisition n'avait pas encore explorée, ce qui la plongea dans une réflexion perplexe.
Soudain, des rais de lumière apparurent du côté du couloir effondré. Puis se fut une large main que Lédara reconnut comme celle d'Iron Bull. Tous trois se précipitèrent sur les dernières pierres afin de les dégager, et furent momentanément aveuglé par l'abondance de clarté qui les baignait à l'instant. Ils empruntèrent le passage déblayé par Bull et les soldats de l'Inquisition, qui avaient dû construire de nombreux piliers de soutien afin de ne pas recommencer de zéro leur labeur à chaque petite avancée. Arrivés dans le grand hall, Lédara se rendit compte que l'abondance de lumière provenait du soleil couchant qui venait taper directement dans le petit couloir par un trou du plafond et des murs. Elle ne sut alors dire combien de temps ils étaient restés coincés dans les ruines.
Avant de reprendre la route pour les gorges afin de retourner à Fort Céleste, l'équipage s'était installé dans la forêt, à une distance raisonnable des ruines pour rester discret s'il devait y avoir de nouveaux Venatori et leurs templiers dans les parages, et pouvoir les surveiller si besoin. Mais ce qui intéressait l'Inquisitrice était les trois elfes dalatiens libérés de l'ennemi. Ils portaient tous les trois la tenue des chasseurs elfes, en peaux de bélier ou de loup, souple et élancée comme le paraissaient les armures des deux elfes de pierre à l'entrée du temple. Seule l'un deux portait une sorte de tunique resserrée par une large ceinture et les épaules couvertes d'une fine fourrure, ses jambes recouvertes d'un fin tissu jusqu'à la base de ses orteils. Il arborait un haut bâton de marche avec un cristal à son sommet, indiquant qu'il maîtrisait la magie tout comme Solas. Il semblait d'ailleurs être le chef parmi ses deux compagnons, les deux chasseurs le regardant toujours avant de faire quoi que ce soit. Lédara se souvint alors de la missive que lui avait envoyé le chef du clan dalatien, dont « son apprenti archiviste était parti à la recherche de ruines, et dont il n'avait plus de nouvelles ». Ce devait être sûrement lui dont parlait le chef.
- Qu'étiez-vous venus chercher dans ces ruines ? demanda Lédara aux trois elfes.
- Notre Histoire, répondit le plus jeune chasseur, celle-ci est fragmentée entre les différents clans et le nôtre a toujours été à la recherche de vestiges qui puissent nous rappeler notre Histoire, ce que nous étions avant d'être décimé par l'arrivée des humains.
- Tais-toi, Dal'en ! l'interrompit l'apprenti archiviste. Tu ne vois pas qu'il y a un Tévintide ?
Dorian haussa un sourcil, se sentant visé :
- Je pose problème ? On vous a sauvé la vie, quand même.
L'elfe qui avait interrompu son acolyte le toisa comme s'il n'était pas digne d'entendre l'Histoire de son peuple.
- Si cela peut vous rassurer, intervint l'Inquisitrice, Dorian est une personne intègre qui ne ressemble en rien à l'idée que l'on se fait des habitants de Tévinter.
- Si vous le dites, grogna Iron Bull dont la haine naturelle des qunari envers les Tévintides refaisait surface.
Lédara jeta un regard froid à Bull pour le sommer de se taire puis se tourna à nouveau vers les trois elfes.
- Je serais honorée d'être instruite de vos coutumes et traditions, dit-elle avec diplomatie et intérêt.
L'apprenti archiviste l'observa quelques secondes avant de pousser un léger soupir et de relâcher la tension qui l'avait raidi depuis sa rencontre avec Dorian. Il plongea alors son regard dans les flammes du feu de camp, sa posture se faisant plus souple et majestueuse tout à coup.
- Du temps où les ères ne portaient ni nom, ni chiffre, commença-t-il de sa voix mystique, notre peuple était glorieux, éternel, inaltérable. Comme le grand chêne, ils manifestaient constance dans leurs traditions, force dans leurs racines et un essor perpétuel vers les cieux.
« La précipitation n'a pas lieu d'être lorsqu'on a l'éternité devant soi. Leurs cérémonies de culte duraient des mois. Toute décision nécessitait des décennies de débats. Une initiation pouvait durer des années. De temps à autre, nos ancêtres sombraient dans un sommeil de plusieurs siècles, sans mourir pour autant, car nous savions qu'ils arpentaient l'Immatériel en songe. En ces temps, notre peuple appelait la contrée Elvhenan, soit « les terres de notre peuple » dans l'ancien langage par extension, ils utilisaient aussi ce terme pour se désigner. Au centre du monde, l'immense cité d'Arlathann, lieu de savoir et de débat où les plus sages des anciens elfes se retrouvaient pour partager leurs connaissances, retrouver de vieux amis et résoudre des désaccords qui duraient depuis des millénaires.
« Mais alors que nos ancêtres étaient pris dans le cycle éternel des ères, d'une vie qui, à nos yeux, se déroulait avec une lenteur insoutenable, le monde au-delà des forêts luxuriantes et des arbres immémoriaux était en plein changement. Les humains, d'abord, arrivèrent de Par Vollen au nord. Appelés shemlens, « êtres vifs », par les anciens, c'étaient de bien pitoyables créatures à la vie éphémère. Lorsqu'ils rencontrèrent les elfes pour la première fois, les humains étaient bravaches et belliqueux, prompts à s'emporter et plus encore à dégainer, trop impatients pour l'allure sereine de la diplomatie elfe. Mais les humains apportèrent avec eux pire que la guerre : nos ancêtres se révélèrent vulnérables aux maladies humaines. Pour la première fois de notre Histoire, des elfes mouraient de causes naturelles. En outre, ceux qui s'étaient employés à marchander et négocier avec les humains s'aperçurent qu'ils vieillissaient, affectés par leur vie impulsive et effrénée. Beaucoup crurent que leurs dieux les avaient jugés indignes de leur longue vie et leur avaient fait partager le sort des shemlens. Nos ancêtres en vinrent à considérer les humains comme des parasites, tout comme les humains considèrent aujourd'hui les nôtres qui vivent parmi eux. Les anciens elfes entreprirent immédiatement de fermer Elvhenan aux humains, de crainte que cette accélération de leur métabolisme ne marquât la fin de leur civilisation. »
L'apprenti archiviste marqua une pause dans son récit. Tous les compagnons l'écoutaient silencieusement dans les lueurs du feu qui dansaient sur les visages et les murs du temple. On entendit un souffle provenant d'un couloir, le vent qui s'engouffrait dans les ruines, puis le silence paisible de la nuit revint.
Lédara jeta un œil sur Solas, le récit de l'elfe confirmant ce que lui avait raconté son compagnon avant qu'ils n'entrent dans les ruines. Cependant, elle vit que le récit de l'apprenti ne semblait pas le satisfaire, comme si certaines choses demeuraient erronées, néanmoins Solas n'intervenait pas pour rétablir une vérité perdue depuis des siècles.
- Qu'est-il advenu d'Arlathann ? demanda alors Dorian, brisant le silence vaporeux.
- Le monde humain changeait alors même que les elfes sommeillaient, reprit alors l'apprenti, de clans et tribus épars était né le puissant Empire tévintide qui, pour une raison inconnue, partit à la conquête d'Elvhenan. Quand ils envahirent la grande Arlathann, notre peuple, redoutant la maladie et la perte de son immortalité, décida de fuir plutôt que de prendre les armes. Fort de sa magie, de ses démons et même de ses dragons, l'Empire tévintide marcha sur Arlathann sans rencontrer de résistance, détruisant demeures, galeries et amphithéâtres millénaires. Les nôtres furent parqués comme des esclaves et la promiscuité avec les humains accéléra leur métabolisme jusqu'à tant que chaque captif devînt mortel. Les elfes invoquèrent leurs dieux, mais en vain.
« Ce silence s'explique ainsi : Fen'Harel, le grand loup, seigneur des duperies, approcha les dieux du bien et du mal pour leur proposer une trêve. Les dieux du bien acceptaient de s'isoler dans les cieux, ceux du mal de s'exiler dans l'abîme, pour ne jamais plus pénétrer en terre adverse. Mais les dieux ne savaient pas que Fen'Harel comptait les trahir lorsqu'ils s'aperçurent de son stratagème, ils étaient confinés dans leur royaume, incapables d'interagir avec le monde des mortels. »
Solas ne put réprimer un toussotement agacé. Lédara l'interrogea du regard, mais il resta muet, détournant ses yeux de ceux de l'Inquisitrice.
- Toujours est-il qu'Arlathann était tombée devant ces mêmes humains qui n'étaient que vulgaires nuisibles aux yeux de nos ancêtres, reprit l'apprenti en ne faisant pas cas de l'interruption de Solas. Il est dit que les magisters tévintides usèrent de leur immense pouvoir destructeur pour forcer le sol à engloutir Arlathann tout entière, au mépris d'éternités de connaissances, de culture et d'art. Tout le savoir des elfes n'était plus que souvenirs.
- C'est pour cela que vous parcourez les ruines, dit Lédara fascinée, pour reconstruire ce savoir perdu.
- Oui, du moins, ce qu'il en reste.
- Je vous remercie de m'avoir raconté votre Histoire, le salua l'Inquisitrice d'un signe de tête amical.
L'elfe lui rendit son salut, la remerciant pour son écoute. Il fit ensuite signe à ses deux comparses qu'il était l'heure de dormir, et l'Inquisitrice l'imita en se levant pour regagner sa couche, Cassandra sur ses talons. Tous semblaient méditer sur l'histoire que leur avait contée l'apprenti archiviste et s'endormirent d'un sommeil empli de rêves mystiques.
Trois soldats sortirent du bureau du Commandant, laissant ce dernier seul dans la pièce éclairée par le feu des torches qui parsemaient les murs. Cullen s'assit dans son fauteuil, exténué, et sortit d'une poche intérieure de son veston un petit médaillon rougeoyant. Il l'observa avec attention, logé entre ses doigts : celui-ci brillait d'une légère clarté, de petits reflets rouges transparaissant au travers du verre. Elle allait bien, le phylactère qu'il détenait ne pouvait lui mentir.
L'ancien templier soupira à la fois de fatigue et de soulagement tout en rangeant le petit médaillon dans son veston avant de se lever et de sortir de la pièce surchauffée. Il se dirigea alors du côté de la taverne qui s'était lentement vidée en cette fin de soirée. Il ne restait que quelques groupes de soldats et d'éclaireurs finissant une partie de Grâce Perfide ou bavardant tranquillement devant une dernière chope de bière. Au comptoir, Cullen aperçut Blackwall aux côtés duquel il s'assit avec joie. Le Commandant devait justement lui soumettre une requête avant le retour de l'Inquisitrice.
- Bonsoir Blackwall, dit-il en faisant signe au tavernier de leur servir une nouvelle chope, celle du Garde étant vide.
- Commandant, fit Blackwall d'une voix morne.
- Je vous ai déjà dit qu'à la taverne, pas de grades.
- C'est vrai.
- Comment s'est passé l'entraînement, aujourd'hui ? demanda Cullen avec bonhommie.
- Bien, comme les autres jours. L'armée s'agrandit encore.
- Bien.
Un silence plana au-dessus des deux hommes attablés au comptoir. Leur bière arrivée, ils trinquèrent silencieusement et burent une longue gorgée, comme pour faire passer leur journée.
- J'aurais un service à vous demander, reprit Cullen.
Blackwall garda le silence.
- Je risque de devoir m'absenter pour une bonne semaine, et j'aurai besoin de vous pour superviser deux-trois choses en mon absence.
- Vous me faites une telle confiance, marmonna Blackwall dans sa barbe.
- Eh bien, vous m'avez prouvé que je pouvais avoir confiance en vous, donc oui : je vous fais suffisamment confiance pour vous confier ce type de tâche. Je me trompe ?
Le Garde des Ombres soupira longuement. Il semblait perdu dans de sombres pensées qui ne cessaient de tournoyer dans son esprit depuis quelques temps déjà.
- Quand j'étais petit, raconta soudain Blackwall, il y avait des petits morveux qui traînaient près de chez mon père. Un jour, ils ont trouvé un chien une pauvre bête qui voulait juste manger. Ils l'ont attrapé, lui ont mis une corde au cou et l'ont pendu. Vous savez ce que j'ai fait ?
Cullen le regarda en silence, fit un signe d'ignorance de la tête, puis attendit la suite.
- Je n'ai rien fait, fit Blackwall d'une voix brisée, rien du tout. Je pleurais, je le voyais se débattre, se tordre dans tous les sens… Et je me suis retourné, je suis rentré et j'ai fermé la porte. J'aurais pu le dire à mon père ou prévenir quelqu'un, mais non. J'ai fait comme si de rien n'était.
- Vous n'étiez qu'un enfant, lui répondit alors Cullen, et personne d'autre ne s'est interposé non plus.
- Ça n'excuse pas ce que j'ai fait, reprit le Garde en colère contre lui-même. Je suis presque aussi responsable que ces morveux. On peut tous agir pour rendre le monde meilleur. C'est juste plus facile de fermer les yeux.
- Vous ne semblez pas avoir gardé les yeux fermés, Blackwall, répondit sagement Cullen. Toute l'aide que vous apportez ici peut bien compenser la mort de ce chien, ne pensez-vous pas ?
- Vous allez me dire de passer à autre chose ?
- Non…
- Avec vous, et avec l'Inquisitrice surtout, le coupa Blackwall, on a l'impression que sauvez le monde, c'est facile. Mais pour nous autres, ça tient du rêve.
- C'est loin d'être facile, rétorqua calmement Cullen.
- Vous ne comprenez pas, ce n'est pas seulement ce qui s'est passé à l'époque. Il y a toujours un chien quelque part, un pauvre bâtard qui traîne là où il ne faut pas.
- Vous devriez aller dormir, Blackwall. Demain est un autre jour.
Un nouveau silence passa avant que le Garde ne réponde :
- Vous avez sans doute raison.
Puis il se leva et quitta le comptoir pour s'en retourner dans l'étable où il avait élu domicile. Cullen était resté un peu perplexe de cette discussion, mais savait que tous les hommes et femmes travaillant pour l'Inquisition étaient à fleur de peau quelquefois. Lui-même avait ses propres démons du passé à combattre et son sevrage du lyrium ne se passait pas forcément comme il l'avait souhaité. Il n'avait toujours rien repris depuis son recrutement par Cassandra à Kirkwall et les cauchemars se faisaient de plus en plus fréquents et d'une violence certaine. Parfois, il avait l'impression qu'il ne comprenait plus les raisons qui le poussaient à se battre et à continuer. Mais il continuait, parce qu'il le fallait, parce que s'il sombrait… En fait, il ne voulait pas y penser.
