Chapitre 28 Révélations
A leur arrivée, le Commandant et l'Inquisitrice remarquèrent qu'une agitation emplie de nervosité animait Fort Céleste. Des soldats stationnaient aux postes de gardes, plus nombreux qu'à l'habitude, et les patrouilles semblaient avoir doublé. Les habitants du fort, eux, affichaient une mine soucieuse. Cullen, qui n'avait pas aperçu Blackwall aux terrains d'entrainement, fila dans son bureau afin de se renseigner sur cette étrange atmosphère qui régnait dans la forteresse, alors que Lédara se dirigeait vers le bâtiment principal pour se rendre en salle de Commandement. Quand elle arriva dans le bureau de l'Ambassadrice, cette dernière sauta de son siège et se précipita vers l'Inquisitrice :
- Enfin, vous voilà ! s'écria-t-elle, oscillant entre inquiétude et soulagement.
- N'avez-vous pas reçu mon message ? demanda alors Lédara qui était persuadée d'avoir été suffisamment rassurante dans sa dernière lettre pour ses deux conseillères.
- Oui bien sûr, mais ce qui est arrrivé… je n'ose y rrrepenser sans en trrrembler encore.
- Que s'est-il passé, Joséphine ?
Lédara la saisit par les épaules, se voulant rassurante en voyant son Ambassadrice trembler comme une feuille devant elle.
- Des… des assassins de la Maison du Repos se sont intrrroduits dans le fort et… Heurrreusement que vous aviez mis une garde dans mon bureau sinon… je serais sûrrrement morte à l'heurrre qu'il est !
- Joséphine… murmura Lédara, saisissant toute l'inquiétude qui bouleversait tant sa conseillère.
- J'avais beaucoup avancé dans notrrre affaire, reprit Joséphine, la comtesse Dionne va soutenir l'adoubement des Du Paraquette et j'ai acquis les documents d'un juge de Val Royeaux ! il ne nous manque plus que la rrratification par un ministrrre de la cour rrroyale…
- Vous êtes sûre de ne pas vouloir demander à Léliana de se charger de cette affaire ? lui demanda l'Inquisitrice, inquiète.
- Non ! s'écria Joséphine avec détermination. Je lui ai interdit d'intervenir. Je ne veux pas fairrre cela dans l'ombrrre…
- Très bien, se résolut Lédara, je vous accompagnerai moi-même à Val Royeaux pour faire ratifier vos documents.
- Oh, merci Inquisitrrrice !
Joséphine ne put s'empêcher de lui sauter au cou, enserrant Lédara d'une forte étreinte, avant de la relâcher aussi soudainement qu'était venu son accès de sympathie. Au même moment, Cullen déboula dans le bureau de l'Ambassadrice :
- Joséphine, vous allez bien ? s'enquit-il immédiatement.
L'Ambassadrice acquiesça, la mine rassurante.
- Bien, reprit le Commandant, je me charge d'organiser personnellement votre garde dorénavant. Vous n'aurez rien à craindre.
- Merci, Commandant.
- L… Inquisitrice, continua-t-il, j'ai une autre nouvelle, assez surprenante.
Lédara le regarda fixement, redoutant ce que pouvait être cette fameuse nouvelle.
- Il semblerait que Blackwall ait définitivement quitté Fort Céleste, acheva Cullen désemparé, on ne sait pour quelle raison.
- Quoi ?
La surprise fut de taille pour la jeune femme. Elle se tourna vers Joséphine qui lui confirma la nouvelle d'un signe de tête, puis elle sortit en trombe du bureau de l'Ambassadrice pour se diriger vers les écuries. Cullen la suivit d'un pas alerte, n'y comprenant pas plus à la situation que l'Inquisitrice. Les habitants et les soldats s'écartèrent de leur chemin, devinant que les deux dirigeants venaient d'être mis au courant des derniers événements survenus à la forteresse. Arrivés dans l'étable où avait élu domicile le Garde des Ombres, ils trouvèrent deux soldats qui se mirent immédiatement au garde-à-vous en les apercevant :
- La Maître-espionne nous a missionné pour fouiller l'endroit, Inquisitrice, lança le premier soldat.
- Avez-vous trouvé quelque chose ? Un indice ? lui demanda alors la jeune femme en balayant l'ancien lieu de vie du Garde.
Le deuxième soldat sortit un bout de papier un peu chiffonné de sa poche et le tendit à l'Inquisitrice :
Inquisitrice,
Vous êtes une amie et une source d'inspiration. Vous m'avez appris à distinguer le mal du bien et, plus important encore, vous m'avez donné le courage de faire respecter ce dernier.
Ce fut un honneur de vous servir.
Lédara ne pouvait quitter le petit mot des yeux, ne comprenant pas ce qui avait bien pu pousser le Garde à partir.
- Quand a-t-il disparu ? demanda-t-elle aux soldats.
- Deux jours, Inquisitrice.
La jeune femme finit par tendre le billet au Commandant qui le lut aussitôt.
- Avant que vous ne reveniez des Tombes Emeraudes, dit lentement Cullen, j'ai eu une étrange discussion avec Blackwall… Cela me revient.
- Qu'a-t-il dit ? demanda précipitamment Lédara.
- Il m'a raconté une histoire de son enfance où il n'avait pas sauvé un chien de la mort, des canailles de son quartier l'ayant étranglé, je crois… Il me semblait bouleversé et en colère, mais je ne pense pas que ce soit en rapport avec ce souvenir.
- Retrouvez-le, ordonna l'Inquisitrice, nous avons besoin de lui.
Les deux soldats étaient restés silencieux, observant les deux dirigeants, jusqu'à ce que le second ose enfin les interrompre :
- Inquisitrice, Commandant… nous avons également trouvé ceci tout à l'heure, caché dans les bottes de foin.
- Cela aurait dû être dans les rapports de la semaine dernière, ajouta le premier soldat.
Lédara saisit le rapport froissé et le lut à mi-voix :
- Il était adressé à sœur Léliana : « Le lieutenant Cyril Mornay, l'un des soldats responsables du massacre de Callier en 9:37, a été capturé à Lydes. A l'instar de ses confrères arrêtés pour leur implication dans ces événements, Mornay jure qu'il ignorait l'identité de la victime et qu'il ne faisait que suivre les ordres de son capitaine. Le capitaine en question, Thom Rainier, est toujours introuvable. Mornay doit être exécuté cette semaine à Val Royeaux. »
- Allez voir Léliana, je veux des explications, ordonna l'Inquisitrice au Commandant en lui tendant le rapport. Moi, je pars immédiatement pour Val Royeaux avec Joséphine.
- Je vous prépare cela, répondit Cullen en partant derechef.
L'après-midi même, une escorte de huit soldats et deux éclaireurs accompagnaient l'Inquisitrice et Joséphine pour la capitale orlésienne. Iron Bull avait également été mandaté pour cette mission à la demande de Lédara qui avait une entière confiance en son compagnon de voyage. Cassandra s'était également proposée de les accompagner, mais l'Inquisitrice lui avait demandé de s'occuper de quelques affaires en son absence, affaires qu'elle avait juste eu le temps d'apercevoir en salle de Commandement avant de reprendre la route.
Exceptionnellement, un convoi constitué d'un carrosse et de chevaux les attendaient au pied des Dorsales de Givre afin d'éviter une pause inutile et de gagner du temps sur leur voyage qui prendrait cinq jours avec un bon rythme. Joséphine, qui n'était pas à l'aise sur le dos d'un cheval et dont la protection primait avant toute chose pour Lédara, fut ravie de voir le petit carrosse attelé pour elle et demanda à l'Inquisitrice de l'y accompagner.
Le cinquième jour de voyage touchait à sa fin, et, par excès de prudence, Lédara n'avait cessé de regarder par les voiles de la fenêtre, guettant le moindre danger qui pourrait survenir à tout moment. Joséphine, elle, avait pris du travail avec elle et avait conversé avec l'Inquisitrice sur certaines affaires récentes de diplomatie qui l'occupaient. Quand elle faisait une pause et s'arrêtait de gratter ses parchemins, elle lançait des regards discrets sur l'Inquisitrice qui balayait l'horizon des yeux.
- Que s'est-il passé ? demanda soudain l'Ambassadrice, brisant le silence.
- Que voulez-vous dire ? répondit distraitement Lédara en continuant d'observer l'extérieur.
- Vous le savez bien… continua Joséphine, une lueur de malice dans ses yeux.
- Vous avez l'air de le savoir aussi, dit Lédara qui ne put réprimer un petit sourire en ne quittant pas la campagne des yeux.
Joséphine se mit à glousser avant de lancer triomphalement :
- Je le savais !
Lédara la regarda alors enfin avec un léger soupir :
- C'était évident depuis longtemps, non ?
- Eh bien… j'avais des doutes, mais c'est quand Varric a lancé les parrris que…
- Varric a parié ? l'interrompit la Marchéenne.
- En fait, bredouilla alors Joséphine, nous avons tous participé… Bull, Blackwall, Séra, Léliana, même Vivienne…
- Je vois, murmura Lédara à moitié étonnée de ce fait. Et d'autres sont dans la confidence ?
- Aucune rrrumeur sérrrieuse n'a filtrrré en dehors de cette sphère-là, qui vous est la plus prrroche finalement. Ou bien elle se perdrrra parmi le flot de rrrumeurs qui peuvent courrrir sur vous, vous êtes si connue à prrrésent…
Lédara soupira de soulagement cette fois-ci, les potins ne la séduisant guère, d'autant plus quand ils la concernaient.
- On arrive à destination, Chef, dit soudain Bull au travers des rideaux.
Lédara jeta à nouveau un œil sur l'horizon et aperçut la cité orlésienne de Val Royeaux qui s'étendait en face du convoi, triste et morne en cette journée pluvieuse. De sombres nuages se profilant au loin présageaient qu'il allait pleuvoir encore plusieurs jours avant qu'on ne retrouve les journées ensoleillées de ces dernières semaines.
A nouveau, les deux dirigeantes de l'Inquisition et leur escorte furent logées dans les appartements de l'Empereur Gaspard de Chalons qui devait revenir de campagne sous peu. Ils étaient non loin de la place du Bazar royal et de la Grande Cathédrale, au centre de la cité. Le Qunari, à l'aide des soldats, inspecta une à une les chambres avant l'installation des membres de l'Inquisition, redoutant la présence de la Maison du Repos dont le siège de la guilde se trouvait dans cette même ville. Cinq soldats furent d'ailleurs affectés à la surveillance unique des appartements de Joséphine, les deux éclaireurs ayant pour mission de rôder discrètement dans les rues de Val Royeaux à l'écoute de tout ce qui se passait à la capitale, accompagné des trois soldats restants. Lédara avait refusé toute escorte, la présence du Qunari à elle seule suffisant à dissuader toute personne de l'approcher effrontément.
Les deux jours qui suivirent furent consacrés uniquement à la recherche d'un ministre de la cour impériale orlésienne par Joséphine pour la ratification de l'anoblissement des Du Paraquette. L'Ambassadrice, sans quitter ses appartements, envoyait des messages aux différents ministres qui pourraient être favorables à une telle entreprise, recevant ou non des réponses évasives ou négatives. Pendant ce temps, Lédara s'était secrètement renseignée sur les exécutions prévue dans la semaine afin de ne pas manquer celle qui l'intéressait : celle de Cyril Mornay dont le rapport retrouvé dans l'étable où logeait Blackwall faisait mention. Elle espérait y trouver le Garde des Ombres. Cette dernière exécution avait effectivement lieu le dimanche qui suivait, il ne lui restait alors qu'une journée d'attente fébrile dans sa fastueuse chambre que lui réservait personnellement l'Empereur. Dans cette attente, Lédara faisait les cent pas, puis s'arrêtait tout à coup à la haute fenêtre, observait la cour et la place du Bazar royal qu'on apercevait au-delà de l'enceinte de la demeure, tout plongé dans une morne grisaille rythmée par la pluie drue qui tombait sans arrêt depuis leur arrivée.
L'exécution avait lieu tôt le lendemain matin sur la place du Bazar royal, aux yeux de tous. C'était l'animation de la journée, aussi fascinante que sanglante pour les nobles et les commerçants royelais. Lédara se leva aux aurores, sortit de son bagage de vieux vêtements de voyage et une large cape sombre qu'elle avait emportée à dessein, lui rappelant subrepticement son ancienne vie d'errance avant l'explosion du Conclave. Elle les revêtit rapidement, s'emmitoufla dans sa cape et sortit seule discrètement de la grande demeure de l'Empereur. La pluie n'avait toujours pas cessé de tomber et la jeune femme longea les murs telle une ombre inconnue jusqu'au Bazar royal, passant inaperçue parmi les nombreuses gens qui s'abritaient comme ils le pouvaient du temps maussade.
La place du Bazar royal n'avait plus du tout l'aspect que Lédara lui connaissait : les monuments à l'effigie des Empereurs et Impératrices d'Orlaïs qui trônaient au centre semblaient pleurer toutes les larmes du royaume, leur peau d'or ternie et fade du ruissèlement incessant la verdure et les fleurs d'habitude si chatoyantes sous le soleil s'étaient affaissées sur le sol, les gouttes alourdissant chaque tige et chaque brin d'herbe et détruisant les beaux pétales multicolores. Les marchands avaient rangés leurs étals, ce qui laissait la place vide, le pavé inondé. Seul au fond de la place siégeait, morbide, l'estrade et la potence. Deux soldats orlésiens se tenaient, impassibles, aux deux extrémités devant les escaliers. Sur l'estrade, le bourreau, debout sur le côté, laissant pendre trois cordes nouées au-devant des spectateurs qui commençaient à s'amasser devant cette scène du théâtre de la mort.
Personne ne fit attention à cette étrange voyageuse qui se mêlait à la foule. Tous les curieux étaient emmitouflés dans leur pèlerine ou leur manteau, le visage enfoui dans leur col de fourrure ou de soie. Lédara observa les gens autour d'elle, des petits nobliaux pour la plupart, ainsi que des marchands. A quelques mètres de l'estrade se tenaient quelques sœurs chantristes priant silencieusement pour les condamnés du jour. De nombreuses femmes ne s'étaient pas aventurées jusqu'à la place mais assistaient au spectacle depuis leur balcon et les coursives des maisons environnantes. Aucun visage n'était familier à la jeune Marchéenne.
Soudain, une petite troupe de soldats orlésiens encadrant trois détenus s'avancèrent parmi la foule qui s'écarta de leur chemin au-devant de l'estrade. Les trois prisonniers semblaient d'une grande faiblesse et grelotaient dans leurs haillons, de lourdes chaînes à leurs poignets les maintenant attachés les uns derrière les autres. Le soldat à la tête de la troupe monta sur l'estrade d'un pas militaire et sortit de son plastron un rouleau de parchemin qu'il déroula d'une main alerte et franche :
- Edward Creep, pour vos crimes contre l'Empire d'Orlaïs, pour le vol d'une somme d'écus considérable à la couronne, vous avez été condamné à mort par pendaison.
L'un des soldats de la troupe détacha la chaîne du premier prisonnier qui monta sur l'estrade, la peur figeant son regard.
- Quelque chose à dire pour votre défense ? continua le soldat au parchemin.
Le prisonnier garda la tête baissée. L'annonceur s'écarta d'un pas, le bourreau passa la corde autour du cou d'Edward Creep, puis, dans un craquement, la trappe s'ouvrit sous ses pieds et la foule avide regarda l'homme mourir. Le cou de celui-ci ne s'était pas brisé sous le choc, et l'on dut attendre que sa mort survienne par asphyxie. Une fois la mort arrivée, le cadavre fut décroché et la trappe relevée. Comme si rien de tout cela ne s'était passé, le premier soldat reprit sa lecture de sa voix railleuse :
- Craven McNiel, pour vos crimes contre l'Empire d'Orlaïs, pour votre fuite de la bataille de Jader et votre désertion de l'armée impériale, vous avez été condamné à mort par pendaison.
La scène se répéta une deuxième fois pour le second prisonnier. Cependant, alors qu'on lui retirait sa chaîne, Craven McNiel tenta une fuite désespérée dans la foule qui s'écarta comme si cet homme avait eu la peste. A peine chaussé, il glissa dans une flaque d'eau de pluie et s'étala de tout son long contre le pavé, la peur au ventre.
- Non, je ne veux pas mourir, sanglota-t-il dans son désespoir. J'ai une femme, deux filles… Je ne veux pas !
Deux soldats orlésiens dont le masque cachait leur expression le ramassèrent fermement et le conduisirent sur l'estrade où le bourreau put exécuter sa tâche sans remords.
Lédara fut dégoûtée par ce qu'elle venait de voir. Pourtant, il fallait qu'elle reste jusqu'à la fin des exécutions puisqu'elle était venue pour le dénommé Cyril Mornay. Elle ne savait toujours pas quel était le lien entre l'exécution de cet homme et Blackwall, et se réjouissait d'en avoir le fin mot et d'en terminer avec ce spectacle morbide. L'annonceur reprit de sa voix criarde :
- Cyril Mornay, pour vos crimes contre l'Empire d'Orlaïs, pour les meurtres du général Vincent Callier, de dame Lorette Callier, de leurs quatre enfants et de leurs domestiques…
La foule se mit à frémir sous l'énumération de ces crimes, un murmure grandissant ponctué d'exclamations scandalisées parcourant toute la place.
- … Vous avez été condamné à mort par pendaison. Quelque chose à dire pour votre défense ?
Le prisonnier avait été amené sur l'estrade son visage était d'une pâleur extrême, ses orbites creusées par la fatigue et le manque de nourriture et de soin. Quelques cicatrices striaient son visage d'ancien soldat. A la question de l'annonceur, il garda le silence. Il semblait déjà parti.
- Très bien, conclut le soldat en rangeant le rouleau de parchemin dans son plastron.
Le bourreau passa la corde au cou de Cyril Mornay. Lédara fixait l'homme désespérément, ne comprenant toujours pas le lien qu'il pouvait y avoir avec le Garde des Ombres. Cela lui sembla alors une perte de temps et un massacre inutile. Le bourreau s'était approché du levier qui actionnait la trappe il le saisit de ses deux mains bourrues, et au moment de l'abaisser, une voix forte retentit dans la foule :
- Non !
Tout le monde fut pris par surprise, se regardant mutuellement pour savoir qui était intervenu ainsi. Lédara fit de même, avide de voir la personne qui avait prononcé ce simple mot, car elle en avait reconnu la voix : ce n'était autre que Blackwall. Il s'était avancé au-devant de l'estrade, désarmé, vêtu d'un simple paletot par-dessus ses vêtements de voyages. Pas d'armure ni de bouclier. Le Garde se mit à monter les quelques marches de l'estrade, passant devant les soldats orlésiens hébétés.
- Qui êtes-vous ? l'interrogea l'annonceur sur un ton menaçant.
Cet homme est innocent des crimes dont il est accusé, répondit simplement Blackwall de sa voix grave et légèrement éraillée.
- Expliquez-vous ! reprit le soldat agacé.
Lédara regardait la scène sans en perdre une miette, elle-même figée par la surprise de cette apparition.
- Il a reçu des ordres, lança fortement le Garde des Ombres, et il les a suivis en bon soldat. Il ne devrait pas mourir pour ça !
- Si cela est vrai, répondit le soldat orlésien, alors trouvez l'homme qui a donné cet ordre.
Blackwall ne put répondre immédiatement. Il baissa la tête, le regard perdu.
- Vous, après tout ce temps… murmura le prisonnier Mornay.
Lédara n'en crut pas ses yeux. Elle fixait Blackwall d'un regard empli de tristesse et d'incompréhension, ses lèvres ne pouvant que murmurer son nom. Il ne l'avait pas reconnue dans la foule, il ne savait pas qu'elle était présente. Il ne s'y attendait sans doute pas.
- Ça suffit, reprit Blackwall la voix brisée, je ne me cache plus. C'est moi qui ai donné cet ordre. C'est mon crime. Je suis Thom Rainier.
La foule eut un sursaut de surprise, ce rebondissement alimentant les murmures et les ragots. Tous chuchotaient, extrapolaient, jugeaient. Seule Lédara était restée silencieuse, anéantie par la nouvelle. Deux soldats vinrent alors s'emparer du Garde qui se laissa faire, lui mettant les chaînes aux poignets tel un vulgaire prisonnier. Ils le firent redescendre de l'estrade ainsi que Mornay, le bourreau remballant tranquillement son matériel. La troupe de soldats orlésiens fit s'écarter la foule qui se dispersait déjà, mais quand Blackwall passa près de cette jeune voyageuse inconnue, il ne put réprimer un mouvement d'horreur. Il l'avait reconnue sous sa large cape et son sombre capuchon trempé : sa compagne de voyage, l'Inquisitrice, était face à lui. Elle posa sa main sur son bras alors qu'il allait repartir avec ses geôliers :
- Blackwall…
- Non, je ne suis pas Blackwall, dit-il les yeux baignés de larmes et de pluie. Je ne l'ai jamais été.
Puis il s'éloigna en direction de la prison d'Orlaïs, laissant la jeune Marchéenne seule sur la place balayée par la pluie battante.
Quand l'Inquisitrice arriva enfin près de ses appartements dans la demeure de l'empereur Gaspard, elle fut immédiatement assaillie par le Qunari :
- Hé Chef ! Mais où étiez-vous passée ?
Lédara s'arrêta nette devant le colosse qui lui barrait la route dans le couloir qui menait à sa chambre.
- Bull, je…
- Je me suis fait un sang d'encre ! l'interrompit Iron Bull, je ne vous trouvais nulle part, l'empereur Gaspard est de retour à Val Royeaux et Joséphine voulait vous voir.
- Pas maintenant…
- Qu'est-ce qui se passe, Chef ? Vous semblez…
Le Qunari posa alors sa large main sur l'épaule de la jeune femme et la sentit tremblante.
- Venez, fit Iron Bull en ouvrant la porte des appartements de l'Inquisitrice.
Lédara s'assit sur un divan en face de la fenêtre que la pluie martelait dru et enleva sa large cape trempée qu'elle déposa sur une petite table à côté d'elle. Elle enfouit ensuite son visage perlé de pluie dans ses mains. Tout ce qu'il s'était passé sur la place du Bazar royal lui semblait être irréel, et pourtant… Enfin, elle se mit à tout raconter au Qunari qui s'était assis sur une chaise en face de la jeune femme. Il garda le silence, son visage impassible, plongé dans une réflexion profonde jusqu'à la fin du récit. Une fois qu'elle eut fini, Lédara observa son compagnon et attendit sa réaction qui tarda à venir.
- Vous ne semblez pas étonné, dit-elle perplexe.
- En effet, répondit Bull.
- Ne me dites pas que vous étiez au courant ! s'emporta Lédara en se levant brusquement de son siège.
- Calmez-vous ! lui lança le Qunari. Non, je n'en savais rien, seulement… Il m'a toujours paru louche, ce type, quel que soit son nom maintenant.
Lédara se laissa retomber dans le divan. Un long silence s'installa dans l'immense chambre surchargée de décorations et de tentures magnifiques contrastant avec le temps maussade de l'extérieur.
- Bull, fit l'Inquisitrice qui avait repris toute sa contenance, vous enverrez l'éclaireur Carver se renseigner sur la prison de Val Royeaux et de la suite pour Black… Rainier, peu importe.
- Bien, Chef.
- Joséphine voulait me voir ?
- Oui, confirma le Qunari, à propos de son affaire de famille, mais également à propos de l'Empereur. Il risque de vouloir vous… accaparer votre temps.
- Manquait plus que lui, grinça des dents Lédara.
L'Inquisitrice se leva du divan et se dirigea vers la grande coiffeuse derrière un auvent de soie beige où une robe neuve l'attendait. Elle commença à retirer ses vêtements toujours trempés de son escapade et le Qunari prit congé. Elle réfléchissait à toute vitesse et se demandait ce qu'il fallait faire : le sortir de là, le laisser être jugé selon son choix ? Non… Elle devait avant tout savoir ce qu'il s'était réellement passé. Et pourquoi Blackwall n'en avait jamais parlé ? Pourtant, il savait qu'il pouvait avoir confiance en elle, ou en Cullen. Cullen ! Elle devait impérativement lui écrire. Elle avait à peine revêtu son jupon et son corset qu'elle se dirigea vers le secrétaire, sortit à la volée un parchemin vierge, ouvrit le bouchon de la petite bouteille d'encre et se mit à écrire avec la large plume de paon mise à sa disposition. Elle décrivit en détails tout ce qu'elle avait appris et vu et lui demanda son aide. Peut-être avait-il appris quelque chose de son côté ? Qu'il en saurait plus qu'elle ? De toutes les manières, cela la rassurait d'être en contact avec lui.
Elle entendit un léger bruit à la porte, puis celle-ci s'ouvrir et se refermer. Lédara ne prit pas la peine de se retourner, pensant que Joséphine venait lui faire part des dernières nouvelles sur son affaire. Cependant, quand elle entendit un toussotement masculin derrière elle, elle ne put réprimer un sursaut de surprise : l'empereur Gaspard était là, dans sa tenue d'apparat militaire.
- Ne pouviez-vous pas attendre que je vous autorise à entrer ? s'insurgea la jeune femme en retournant derrière l'auvent pour finir de se vêtir.
- Veuillez m'en excuser, ma Dame, mais vous ne répondiez pas.
Il marquait un point : elle avait été si absorbée par la rédaction de sa lettre qu'elle n'avait pas entendu les coups répétés à sa porte. Elle se dépêcha de finir sa toilette, mais elle n'arrivait pas à lacer correctement le bustier de sa nouvelle robe. La jeune Marchéenne se mit à pester à mi-voix, cette situation l'embarrassant au plus haut point.
- Voulez-vous que je vous aide ? se proposa Gaspard qui observait sa silhouette derrière l'auvent avec délectation.
C'était le comble pour Lédara. Jamais elle n'aurait souhaité se trouver dans cette situation et voilà qu'elle y était plongée jusqu'au cou. Elle essaya une dernière fois de se débrouiller seule, en vain, et dut accepter la proposition de l'Empereur. Au signe de celle-ci, Gaspard s'approcha et passa derrière l'auvent : la jeune femme se tenait de dos, une large jupe de soie beige la recouvrant jusqu'à ses pieds encore nus et un bustier à manches se lassant dans le dos et qu'elle retenait de ses mains sur sa poitrine et son ventre. Gaspard saisit délicatement les ficelles de soie et entreprit de lacer avec une extrême lenteur le morceau de tissu, appréciant chaque effleurement de la peau de la jeune femme ainsi que la vue sur son décolleté dont il bénéficiait à ce moment précis, faisant une bonne tête de plus qu'elle. Une fois qu'il eut fini, il profita encore de la situation en passant sa main dans les cheveux de l'Inquisitrice pour les rabattre dans son dos, caressant volontairement sa nuque et ses épaules. Un frisson parcourut Lédara, qu'elle réprima avec dégoût en s'éloignant le plus possible de l'Empereur pour revêtir le long manteau de soie rouge et sa ceinture de cuivre finement ciselée. Elle attacha ensuite rapidement ses cheveux en un chignon tressé, lui donnant un air austère.
- Bien, que vouliez-vous me dire ? dit-elle d'un ton tranchant.
- Oh, je souhaitais simplement vous accueillir en personne dans ma demeure, répondit-il avec un sourire satisfait, ainsi que vous inviter à ma table ce soir.
- Nous serons présentes, dame Montilyet et moi-même, répondit-elle sèchement.
Gaspard sembla contrarié, son invitation ne concernant apparemment que l'Inquisitrice. Cependant, il n'émit aucune remarque, sentant qu'il avait déjà largement pu profiter de la situation pour son plus grand plaisir. Il prit congé avec une petite révérence et sortit de la chambre d'un pas conquérant, croisant au passage l'Ambassadrice.
- Inquisitrrrice ! dit celle-ci en entrant dans la chambre et refermant la porte derrière elle. Iron Bull m'a annoncé que vous étiez dans vos apparrrtements. Je vois que vous avez déjà eu une entrrrevue avec l'emperrreur Gaspard.
- Je le hais, grinça des dents la Marchéenne.
- Que s'est-il passé ? demanda alors Joséphine dans tous ses états.
Lédara soupira d'agacement, puis ferma les yeux quelques secondes afin de reprendre une contenance calme avant de répondre :
- Ce n'est rien, il nous invite seulement à dîner ce soir.
- Ah, bien.
- Dites-moi où en est votre affaire, Joséphine, changea de sujet l'Inquisitrice en invitant l'Ambassadrice à s'asseoir sur le divan.
- Oh, Inquisitrrrice, dit Joséphine la voix brisée, je n'ai trrrouvé aucun ministrrre de la cour impérrriale qui soit d'accord d'adouber les Du Paraquette. J'ai pourtant écrrrit à tous ceux qui étaient en mesure d'accepter cette demande, mais personne ne veut affrrranchir une famille de paysan, c'est évident.
- Aucun, vous êtes certaine ?
- Je suis sincèrement désolée, Inquisitrrrice, se lamenta Joséphine.
Lédara vint alors s'asseoir aux côtés de son Ambassadrice.
- Ce n'est pas votre faute, Joséphine, et calmez-vous. Nous allons trouver une solution. Il y a toujours la proposition de Léliana, je suis sûre que cela ne la dérangera pas de mettre son plan en œuvre.
- Je rrrefuse ! fit Joséphine catégorique.
Les deux femmes restèrent ainsi quelques minutes jusqu'à ce que Lédara brise le silence :
- Leur avez-vous dit que l'Inquisitrice en personne était prête à les rencontrer ?
- Oh non, je ne me serais pas perrrmise…
- Faites-le, conclut Lédara. Ils seront sûrement plus enclin à signer vos papiers si l'Inquisition leur fournit quelque chose en retour, d'autant plus avec moi comme interlocuteur…
- Mais…
- Pas de mais, Joséphine.
Joséphine se leva contrite et allait repartir dans ses appartements quand elle se retourna soudain vers l'Inquisitrice :
- Où étiez-vous ce matin ?
- Je vous raconterai tout plus tard, Joséphine, répondit simplement Lédara dans un soupir. Allez d'abord rédiger vos lettres.
L'Ambassadrice hocha la tête et sortit promptement, Bull l'attendant dans le couloir pour la raccompagner.
Lédara poussa un profond soupir avant de s'enfoncer dans le moelleux des coussins du divan, exténuée. La vie lui avait parue tellement plus simple et agréable dans les Marches Solitaires avec Cullen… Même le soir où son secret avait été révélé à la famille de paysans qui les avait accueillis, Gréta, la matriarche de la ferme, ne l'avait pas traitée autrement qu'elle ne l'avait fait depuis leur rencontre.
Cette nuit-là, après avoir refermé la faille, le calme était revenu dans la petite plaine qui abritait la ferme de Gréta. Toute la famille se tenait dans l'embrasure de la porte, observant sans bruit les deux membres de l'Inquisition. Cullen avait posé sa main sur l'épaule de l'Inquisitrice, apaisant du même mouvement la magie de la marque qui tiraillait la main de la jeune femme. Elle s'était retournée vers lui, souriante mais le regard triste.
- Nous partirons à l'aube, avait-elle murmuré.
Lédara avait su à ce moment que sa folle vie inquisitoriale allait reprendre, qu'on ne la regarderait plus comme la jeune éclaireuse inconnue qu'elle avait encore été une heure plus tôt.
- Bien, lui avait répondu Cullen, mais pas sans avoir dit au revoir convenablement.
Le Commandant lui avait alors souri, un sourire sincère et encourageant. Lédara l'avait suivi jusqu'à l'entrée de la ferme. Gréta avait fait rentrer ses enfants et sa belle-fille et avait sorti de la mansarde tout un plat de fruits des bois.
- Nous n'avons pas encore pris de dessert, avait-elle dit le regard pétillant.
Lédara, gênée par la situation, avait tout de suite relevé la tête, une expression d'extrême reconnaissance dans les yeux.
Le lendemain, à l'aube, toute la famille leur avait souhaité un bon retour et Gréta avait demandé à la jeune Marchéenne de transmettre quelques bons produits à son mari qui travaillait à Fort Céleste. Brénan, qui s'était senti penaud toute la soirée et encore ce matin-là, n'avait plus su où se mettre et s'était caché derrière son frère Georges. L'Inquisitrice s'était alors approchée de lui, ce gamin rougissant de timidité et de honte, et lui avait tendu son insigne de l'Inquisition :
- Prend-la, Brénan, avait-elle dit en souriant. Et rappelle-toi que la prudence est aussi importante que le courage !
Brénan avait saisi l'insigne usée par le temps de ses mains tremblantes et ne put dire autre chose qu'un merci timide et reconnaissant. Les deux dirigeants étaient alors repartis en direction des Dorsales de Givre, côte à côte, renforcés d'une expérience qu'ils n'oublieraient jamais.
En repensant à tout cela, Lédara eut un sentiment de nostalgie et de tristesse. Cullen lui manquait horriblement, sa présence, sa chaleur, sa voix… Elle avait dû le quitter si vite une fois arrivé à Fort Céleste. Elle rouvrit alors les yeux, se leva et se dirigea vers le secrétaire où sa lettre était restée inachevée. Elle la conclut rapidement puis la cacheta de son sceau officiel avant de la confier à un soldat de l'Inquisition qui patrouillait dans le couloir.
Les jours qui suivirent ne furent qu'attente Joséphine n'espérait pas de nouvelles de ses différents courriers avant plusieurs jours, et Lédara avait appris que le procès de Blackwall aurait lieu à la fin de la semaine, le vendredi. Il ne lui restait donc plus que trois jours pour trouver une solution avant qu'il ne soit condamné à mort par la cour orlésienne. Elle avait tenté de pénétrer la prison sous anonymat, mais on lui en avait refusé l'accès, elle n'avait donc pas le choix et devait se présenter sous son titre d'Inquisitrice. Elle espérait ainsi avoir une entrevue avec Blackwall pour qu'il puisse s'expliquer sur les faits dont il était accusé.
Le mercredi, elle s'était donc présentée à la prison d'Orlaïs accompagnée de deux soldats de l'Inquisition, à la demande de Joséphine et d'Iron Bull. Son arrivée dans les locaux provoqua quelques murmures d'admiration et d'interrogation, mais elle n'eut aucun mal à obtenir ce qu'elle désirait. L'Inquisitrice demanda à voir le dénommé Thom Rainier au directeur de la prison, puis un soldat orlésien, masqué comme à leur habitude, la conduisit jusqu'à la cellule où Blackwall était assis contre le mur, attendant son heure. Lorsqu'il vit Lédara de l'autre côté de ses barreaux, il ne fit aucun geste, ne bougea pas de là où il était. Il semblait s'attendre à cette visite depuis qu'il l'avait reconnue dans la foule le dimanche de l'exécution. Lédara garda le silence, ne sachant plus quoi dire maintenant qu'elle se retrouvait face au Garde qui avait été son compagnon d'armes depuis plusieurs mois. Ce fut le prisonnier qui brisa le silence :
- Le Garde Blackwall est mort… depuis des années. J'ai pris son identité, lâchement, pour dissimuler qui je suis vraiment.
Lédara ne sut quoi répondre, comme si elle attendait plus d'explications, alors que la voix du Garde qui résonnait dans la geôle lui martelait la tête douloureusement.
- Je n'ai pas pris la vie de Blackwall, j'ai échangé sa mort, continua-t-il de sa voix rauque. Il voulait que je rejoigne la Garde, mais il y a eu une embuscade. Des engeances. Il est mort. J'ai pris son nom pour empêcher le monde de perdre un grand homme. Mais un grand homme, un homme comme lui, n'aurait pas laissé quelqu'un d'autre mourir à sa place.
Le silence envahit à nouveau la geôle. Lédara s'approcha de la cellule et s'appuya contre les barreaux. Des sentiments contradictoires la parcouraient : colère, trahison, tristesse, compassion. Elle cherchait toujours à comprendre.
- Et vous croyez que votre mort redorera votre blason ? lui demanda-t-elle enfin.
- C'est un début, répondit Blackwall sans lui jeter un seul regard.
- Enfin, il leva la tête et fixa l'Inquisitrice des yeux, d'un air de défi.
- Qu'est-ce que vous faites là ?
- Cela dépend de vous, répondit Lédara dans un murmure.
- Vous ne comprenez pas ? lança Blackwall avec colère en se levant de toute sa hauteur et en saisissant les barreaux son visage n'était qu'à quelques centimètres de celui de Lédara. J'ai donné l'ordre de tuer le seigneur Callier et les siens, et j'ai menti à mes hommes sur leur mission ! Et quand ils l'ont appris, j'ai fui. Ces hommes, mes hommes, ont payé le prix de ma trahison alors que je prétendais être un homme meilleur !
Lédara ne put réprimer un mouvement de recul.
- Voilà ce que je suis ! continua-t-il la voix brisée, un meurtrier, un traître… un monstre.
Il fallut quelques minutes à la jeune femme pour se reprendre. Blackwall s'était agenouillé au sol, désemparé et détruit. Elle s'approcha à nouveau et dit dans un murmure :
- Un monstre ne se serait pas dénoncé. Au fil du temps, vous avez arrêté de faire semblant. Vous avez participé activement à l'Inquisition, vous avez sauvé bon nombre de vies… Blackwall, ajouta-t-elle avec insistance en s'agenouillant à hauteur de celui-ci, j'ai besoin de détails sur ce que vous avez fait pour vous aider, qui vous avez tué, et pourquoi.
Le Garde des Ombres leva les yeux sur la jeune femme qui voulait encore l'aider, malgré ce qu'il venait de lui avouer. Il poussa un léger soupir, ne sachant pas s'il méritait tant de considération.
- J'ai trahi l'Empire et assassiné un général. Pour de l'or. Le général Vincent Callier. Sur commande d'un berruier, Robert Chapuis. Ser Robert pensait que le Grand Duc Gaspard était le dirigeant légitime d'Orlaïs et finirait par conquérir le trône. Il croyait qu'en éliminant l'un des fidèles partisans de Célène, il pourrait s'attirer les faveurs de l'empereur en puissance. Je ne savais pas si les plans de Robert pourraient voir le jour, et je m'en fichais. On me proposait une jolie somme, j'ai accepté. Quand les agissements de ser Robert ont été découverts, j'étais déjà loin. Bien sûr, le Grand Duc nia avoir jamais eu connaissance de l'affaire, et la condamna publiquement. Robert se suicida. Du poison dans son vin. Encore une victime de ce Noble Jeu.
- Qu'aviez-vous dit à vos hommes ? le questionna Lédara.
- Ils ne savaient pas qui ils attaquaient. Je leur ai dit que c'était une mission importante. Ils me faisaient confiance. Comme les vôtres vous font confiance.
Sa voix se brisa un peu plus, il ne pouvait réprimer quelques larmes qui coulèrent le long de ses joues creuses et qui se perdirent dans sa barbe drue.
- J'ai cru comprendre que Callier était avec sa famille quand…
- Je ne savais pas que Callier voyagerait avec sa famille, l'interrompit Blackwall sa voix tremblante. Je m'attendais à des soldats, des hommes armés. Mes hommes avaient reçu l'ordre d'éliminer tout le monde. Ils avaient vu la guerre, ils pensaient défendre leur pays. Personne ne regarde ça en face, mais ce sont les noms qui détiennent le pouvoir dans ce monde. Les lignées, les héritiers. Célène et Gaspard vous font croire ce qu'ils veulent, mais c'est comme ça que les vraies guerres sont menées.
Le Garde se calma peu à peu, puis il reprit avec une sombre détermination :
- J'ai conscience de ce que j'ai fait, et je mérite d'être ici.
- Il n'osait plus regarder la jeune femme en face. Il garda la tête baissée, ses souvenirs tournoyant dans son esprit.
- Et ce Blackwall, dit Lédara sans formuler sa question.
- On s'est rencontrés dans une taverne quand j'étais en cavale, lui répondit-il spontanément, je n'étais rien, un déchet… mais il voulait me recruter. On est partis à Val Chevin pour l'Union, mais Blackwall a insisté pour faire une escale en chemin. Une vieille ruine datant des premiers Enclins. D'après lui, elle menait aux Tréfonds. Je devais m'y aventurer seul, trouver une engeance et remplir une fiole de son sang. A mon retour, j'ai trouvé le Garde pris au piège, attaqué par plusieurs de ces créatures. Il a voulu me protéger et est tombé. Il n'aurait pas dû mourir. Ça aurait dû être moi.
- Ce Blackwall vous en croyait manifestement digne, murmura Lédara plus à elle-même qu'au prisonnier en face d'elle.
- Personne n'aurait dû mourir pour moi, se lamenta le Garde déchu. Il… Il aurait voulu que je continue jusqu'à Val Chevin, j'en suis sûr. Mais sans Blackwall, rien ne prouvait qu'il m'avait recruté, que je ne l'avais pas tué. Je ne pouvais pas aller voir les Gardes, et je ne pouvais pas non plus m'enfuir. Alors, Rainier est mort, et Blackwall a survécu.
- Thom Rainier… Qui est-il ? demanda Lédara.
- J'étais capitaine dans l'armée orlésienne, répondit le Garde avec dégoût. Estimé, respecté, mais ça ne suffisait pas. Une erreur, une seule erreur, et tout ce que j'avais construit s'est effondré.
- Et l'homme sur la potence : Mornay, reprit Lédara, c'était l'un de vos hommes ?
- C'était mon commandant en second, un brave homme. Quand j'ai su qu'il avait été capturé, j'étais déterminé à empêcher son exécution. Je ne pouvais pas laisser quelqu'un d'autre mourir à cause de mon erreur.
Le silence revint encore, plus lourd qu'avant. L'on entendait l'eau suinter de la pierre humide et froide du cachot et des souris couiner dans les recoins sombres. Blackwall, ou plutôt Thom Rainier, avait délivré tout ce qui lui pesait depuis tant d'années et était prêt à en subir les conséquences même si cela devait le conduire à la mort.
Lédara se releva lentement ainsi que le prisonnier, toujours la tête baissée, honteux. Le soldat orlésien qui avait accompagné l'Inquisitrice fit irruption dans le couloir, au garde-à-vous :
- Votre temps de visite est terminé, Votre Grâce.
- Je vous suis, répondit-elle en jetant un dernier regard sur le Garde enchaîné.
Quand elle sortit de la prison, elle fut éblouie par la lumière claire de l'extérieur, même si le soleil n'était toujours pas reparu depuis leur arrivée. Il avait cessé de pleuvoir et les nuages passaient lentement dans le ciel en le masquant entièrement.
Le trajet jusqu'à la demeure de l'empereur Gaspard se fit dans le silence le plus complet et Lédara n'en eut même pas le souvenir tellement elle était plongée dans ses pensées, la longue discussion qu'elle venait d'avoir avec Blackwall l'ayant ébranlée au plus haut point. Arrivée dans le large vestibule, elle défit sa longue cape brodée qui ne ressemblait en rien à celle qu'elle avait revêtue pour filer incognito dans les rues de Val Royeaux, puis se dirigea vers ses appartements où elle devait retrouver Joséphine pour lui raconter les dernières nouvelles qu'elle avait pu obtenir de cette visite en prison. Alors qu'elle marchait d'un pas rapide dans les couloirs en priant de ne pas tomber « par hasard » sur l'empereur Gaspard, elle ne remarqua pas les quelques soldats de l'Inquisition qui s'étaient ajoutés dans les tours de gardes. Elle ouvrit d'un air absent la porte de son immense chambre et entra, le regard embrumé, puis referma la porte derrière elle. Là, elle vit Joséphine assise dans un fauteuil qui faisait face à l'entrée qui semblait discuter avec un homme assis de dos dans le divan. En l'entendant arriver, l'homme se leva immédiatement et Lédara ne put réprimer un mouvement de joie et de soulagement.
Cullen la saisit dans ses bras, la serrant étroitement comme s'ils ne se retrouvaient qu'après des années d'une longue séparation. Le Commandant portait encore son manteau de voyage et devait être arrivé à Val Royeaux depuis moins d'une heure. Joséphine les regarda avec joie, émoustillée par ce couple attendrissant.
- Je suis si soulagée que vous soyez là, murmura Lédara au Commandant qui la relâcha pour l'inviter à s'asseoir à ses côtés.
- Quand j'ai eu votre lettre ainsi que ce que j'ai appris de Léliana, répondit-il, je n'ai pu me résoudre à rester sans rien faire. J'avais autant confiance en Blackwall que vous… J'ai amené avec moi les rapports de Léliana sur Thom Rainier.
Cullen sortit de son veston une liasse de parchemin soigneusement pliés.
- Je… Il vient de tout m'avouer, dit l'Inquisitrice en prenant les parchemins entre ses mains.
Lédara parcourut rapidement les rapports des yeux et remarqua les dates de ceux-ci : tous avaient été rédigé avant la fuite de Darse.
Léliana avait ces rapports depuis le début, murmura-t-elle une pointe de déception dans la voix.
- N'importe qui aurait eu du mal à faire le lien entre Blackwall et Rainier, soupira le Commandant, même Léliana n'a pas toujours les yeux bien ouverts quand il s'agit des Gardes des Ombres.
- Et maintenant, intervint Joséphine, que faisons-nous ?
- Black… Rainier a accepté son destin, réfléchit Cullen en s'adressant à l'Inquisitrice, mais rien ne vous y oblige, vous. Nous avons des ressources. Nous pourrions faire en sorte de le sortir de là et de le rapatrier à Fort Céleste où vous pourrez le juger vous-même…
- Comment juger un ami ? demanda Lédara avec désespoir. En même temps, je ne veux pas le laisser dans cette situation… Je ne sais pas… Cullen, si cela dépendait de vous, que décideriez-vous ?
- Ce qu'il a fait à ses hommes est inacceptable, soupira encore Cullen. Il a trahi leur confiance, et la nôtre. Pour cela, il a perdu mon estime. D'un autre côté, il a défendu les couleurs de la Garde, il a rejoint l'Inquisition… Il a versé son sang pour notre cause. Et à peine s'est-il défait de son passé sulfureux qu'il décide de revenir l'assumer. Pourquoi ?
- Vous avez l'air impressionné par ce qu'il a fait, je me trompe ? demanda Lédara.
- Sauver Mornay comme il l'a fait, répondit Cullen, cela demandait du courage, certes. Mais je ne saurais vous dire quoi faire…
L'Inquisitrice baissa les yeux. Evidemment, elle restait la seule à pouvoir prendre une décision.
- D'un point de vue purrrement diplomatique et strrratégique, intervint Joséphine, avoir Blackwall dans l'Inquisition est un atout majeur. Surtout aprrrès ce qu'il s'est passé aux Portes du Ponant avec la Garde des Ombrrres… Il est porteur d'espoir.
- Mais il s'avère qu'il n'a jamais pu intégrer la Garde, fit remarquer Lédara. Aurait-il toujours autant de rayonnement ?
- Il s'est fait respecter par tous nos soldats grâce à ses actes et sa force, ajouta Cullen.
Le silence s'installa entre les trois dirigeants de l'Inquisition, jusqu'à ce que Lédara reprenne la parole :
- Comment feriez-vous pour le faire sortir de la prison de Val Royeaux ?
- Léliana propose d'intervertir Thom Rainier avec un homme déjà condamné, qui lui ressemble. Nous le ferions passer pour lui, il serait condamné à sa place et le monde croirait que Rainier a payé. Ou bien, nous pouvons attaquer la prison avec une petite équipe et prendre Rainier sous notre garde.
- Vous n'y pensez pas, Commandant ! s'exclama Joséphine. L'emperrreur Gaspard connaît parfaitement nos liens avec Blackwall, et comme lui-même avait condamné cette affaire, il ne pourrra décemment pas nous laisser fairre, car on sait que les rrrumeurs vont courrrir sur nous ! Non, c'est impossible de prrrocéder ainsi.
- Alors comment ? insista Lédara.
- Si nous organisons sa fuite, cela desservirrra les rrrelations diplomatiques entrrre Orlaïs et l'Inquisition, ainsi que la rrréputation même de notrrre organisation.
- Que suggérez-vous alors ? demanda à son tour le Commandant.
- Eh bien, fit Joséphine un peu gênée, l'Inquisitrrrice est en bons termes avec l'Emperrreur, et… Il lui serait facile de lui demander une faveur… sous forme d'une dispense spéciale à la courrronne orlésienne, qui permettrrrait à Black… à Thom Rainier d'êtrrre trrransféré sous la garde de l'Inquisition.
- Les faveurs ne sont jamais gratuites, Joséphine, lui fit remarquer Lédara.
- Je le sais bien, reprit l'Ambassadrice avec embarras, mais venant de vous, peut-êtrrre que…
- Joséphine, ne me demandez pas cela…
- S'il y avait une autrrre solution, je vous la prrroposerais ! s'écria Joséphine désespérée.
Lédara poussa un profond soupir et serra étroitement la main du Commandant dans les siennes comme si elle cherchait à s'y raccrocher.
- Je ne peux pas accepter cela, finit par murmurer la jeune femme désemparée.
- Que s'est-il passé ? s'inquiéta Cullen en lui caressant la joue.
Lédara hésita alors à lui raconter ce qu'il s'était passé à l'arrivée de Gaspard dans sa demeure. Elle avait peur que le Commandant ne s'emporte et ne cause un incident diplomatique ou pire, qu'il ne la juge comme décevante. Mais son regard était si doux et encourageant qu'elle ne put tenir plus longtemps et raconta la scène dans tous ses détails, lui soutirant encore à ce moment-là un frisson d'angoisse. A la fin de son récit, Cullen se leva avec une fureur qu'il tentait de réprimer de toutes ses forces. Il marcha quelques instants dans la pièce, sa respiration haletante.
- Commandant, rrrestez calme surtout, fit Joséphine qui craignait sa réaction.
Au bout de quelques minutes, Cullen avait repris sa contenance habituelle, calme et concentrée. Il revint s'asseoir aux côtés de l'Inquisitrice, la prit dans ses bras et lui dit tout en caressant ses cheveux :
- Jamais on ne vous demandera de faire une chose pareille, je vous le jure.
- Merci, murmura Lédara son visage enfoui dans son épaule.
La soirée fut morose, l'Empereur avait sciemment donné une chambre au Commandant de l'Inquisition qui se trouvait à l'exact opposé de celle de l'Inquisitrice et une nouvelle invitation à dîner de l'Empereur avait été reportée au lendemain soir car celui-ci avait une réunion d'Etat. Lédara ne put trouver le sommeil et resta allongée, inerte dans son lit à fixer le baldaquin surchargé de broderies rouge et or. La journée du lendemain allait s'avérer importante puisque Joséphine avait obtenu un rendez-vous d'un ministre de la cour impériale et que le soir, elle aurait sûrement à séduire l'Empereur pour obtenir la libération de Thom Rainier car aucune autre solution n'avait été trouvée jusque là.
A midi tapante, l'Inquisitrice et son Ambassadrice, accompagnées du Qunari et de quelques soldats, arrivèrent à la porte de la demeure du Comte de la Dragne. Elle ressemblait à toutes les autres demeures orlésiennes, d'inspiration elfique avec des ornements et des décorations à foison, que ce soit dans les moulures, les meubles et les draperies. Un domestique guindé les accompagna jusqu'au « petit salon » qui devait faire deux fois la taille du jardin de l'entrée où ils furent invités à s'asseoir en attendant le Comte. A peine assis, une ribambelle de domestiques défilèrent devant eux pour apporter du thé, des gâteaux et d'autres boissons cependant, l'on voyait que c'était plus la curiosité qui amenait tant de petites gens que le besoin de bien servir, le nom de l'Inquisitrice étant sur toutes les lèvres depuis qu'elle avait passé les portes de la demeure.
Après une demi-heure d'attente, le Comte de la Dragne se présenta enfin devant les membres de l'Inquisition : son air pincé et observateur dénotait une volonté d'apprécier l'effet de son arrivée tardive sur ses invités, alors qu'il n'avait eu aucune autre obligation qui aurait pu le retenir. Il salua l'Inquisitrice d'une petite révérence coincée ainsi que l'Ambassadrice, mais n'accorda qu'un regard hautain au Qunari qui restait debout à l'affût du moindre geste suspect.
- Bien, dit-il d'une voix éteinte, il me semble que vous soyez en détresse devant une affaire épineuse, d'après ce que j'ai compris de votre courrier, dame Montilyet.
- A vrrrai dirrre, répondit Joséphine, nous aurrrions effectivement besoin d'une aide dont vous pourrriez nous faire bénéficier afin de rrrégler ladite affaire.
- Oui, oui, fit le Comte content de l'importance que l'Inquisition pouvait lui donner. Cependant, comprenez que votre demande ne soit pas facile à réaliser… les Du Paraquette sont, me semble-t-il, des paysans. Et la noblesse orlésienne n'a nul besoin de s'investir encore de gens crotté dans leurs rangs.
Lédara haussa les sourcils mais n'interrompit pas le dialogue entre le Comte et son Ambassadrice.
- Je comprrrends parfaitement cet état de fait, Monseigneur de la Dragne, répliqua Joséphine avec toute la patience dont elle était capable. Pourtant, les Du Paraquette faisaient bel et bien parrrtie de la noblesse, il y a de cela soixante ans. Ce ne serait que chose due de leur rrredonner leurs lettrrres de noblesse.
- Oui, oui, fit une nouvelle fois le Comte. Mais comprenez toujours que cette affaire pourrait me discréditer auprès de mes compères… Il serait donc normal que je reçoive une compensation à la hauteur de ce que je pourrais perdre.
- Figurez-vous que l'Inquisitrrrice elle-même s'est intérrressée à cette affaire, et qu'elle est toute disposée à vous faire une prrroposition.
Joséphine se tourna alors vers Lédara en lui faisant signe d'aborder la question qu'elles avaient toutes deux préparée avant cet entretien.
- En effet, reprit l'Inquisitrice en s'éclaircissant doucement la gorge. L'Inquisition possède, comme vous le savez peut-être, nombre de ressources qui pourraient vous intéresser.
- Telles que… ? demanda le Comte qui faisait mine de s'y intéresser qu'à moitié.
- J'imagine que, côté relations diplomatiques, vous avez largement ce qu'il vous faut, continua Lédara d'un air à la fois sérieux et aguicheur. Non, je pensais plutôt à des informations d'ordre plus… discret, qui vous apporteraient un avantage certain sur quelques-uns de vos concurrents.
- Je vois, réfléchit le Comte soudain fortement intrigué. Il est vrai que votre Maître-espionne est reconnue dans tout le royaume d'Orlaïs pour la qualité de ses informations…
- Je pourrais vous mettre directement en contact avec Sœur Léliana qui se fera un plaisir de vous livrer ces quelques secrets qui pourraient potentiellement vous intéresser.
- Oui, oui, dit encore le Comte en caressant frénétiquement sa barbichette. Exceptionnellement, et j'insiste là-dessus, pour vos bonnes grâces, j'accepte de ratifier les documents pour l'anoblissement des Du Paraquette.
- Et nous vous en rrremercions grrrandement, cher Comte, fit Joséphine avec un grand sourire.
Il ne fallut que quelques secondes pour que le Comte ratifie les papiers qu'avait amenés Joséphine, puis ce furent des salutations cordiales avant qu'on les raccompagne à l'entrée de la demeure du Comte.
- Tout cela pour en arriver à une petite signature, dénigra Lédara à l'abri des oreilles indiscrètes.
- Absurde et dégradant, grinça des dents Bull dont les regards hautains et dégoûtés du Comte avaient irrité l'humeur. On aurait dit qu'il avait un balai dans le cul.
- Ne me le faites pas dire, renchérit la Marchéenne en souriant.
Les deux compagnons se mirent à rire, Joséphine ne partageant pas leur hilarité. Ils rentrèrent rapidement chez l'Empereur où une affaire encore plus délicate les attendait.
Lédara n'avait toujours pas trouvé de solution pour faire libérer Blackwall de la prison de Val Royeaux et il devait être jugé et condamné le lendemain. Il ne lui restait alors plus que quelques heures pour agir, quelle que soit la manière choisie en définitive. Joséphine, une fois les documents d'anoblissement soigneusement rangés dans ses affaires, avait immédiatement envoyé les derniers documents d'annulation du contrat aux Du Paraquette afin de clôturer définitivement l'affaire qui empêchait sa famille de commercer en Orlaïs depuis plusieurs décennies. Ensuite, elle se pencha sur l'affaire Blackwall avec le plus grand intérêt, cherchant une faille diplomatique à exploiter, mais rien ne lui vint à l'esprit.
L'heure du dîner avec l'Empereur approchait et Joséphine se mit à aider l'Inquisitrice à se préparer, lui suggérant à nouveau de jouer de son charme avec Gaspard. Lédara commençait à s'y résoudre, ne trouvant aucune autre solution, mais redoutait grandement ce que l'Empereur pourrait exiger d'elle à la suite de cette demande. Sans même frapper, Cullen entra à grand pas en refermant vivement la porte derrière lui, l'air triomphal :
- J'ai votre solution !
Lédara se tourna vers lui, un regain d'espoir lui réchauffant le cœur. Cullen avait dans sa main une petite liasse de parchemin finement roulés qu'il présenta à l'Inquisitrice :
- Léliana a déjà pensé à tout, continua-t-il avec un grand sourire. Ses contacts dans la pègre pourraient nous aider à sortir Rainier de prison. Elle a glissé dans mes affaires une liste de noms de factions qui se disputent nos faveurs depuis un certain temps. L'avantage de cette solution, c'est que l'Inquisition ne paraîtra pas impliquée.
- Mais l'Emperrreur Gaspard saurrra tout de suite que… commença Joséphine, nerveuse.
- Il le saura peut-être, mais n'en aura aucune preuve ! l'interrompit le Commandant. Léliana pense à tout dans ce genre de situation.
Lédara observa la liste des factions et le mot de sa Maître-espionne : « Une offre murmurée dans les bons cercles. Une douzaine de factions qui se disputent nos faveurs. Nous verrons qui les désire le plus. »
- Il faut faire passer le message le plus vite possible, fit alors l'Inquisitrice en rendant le parchemin à Cullen.
Celui-ci acquiesça d'un signe de tête et sortit de la chambre aussi vite qu'il était entré. Tout allait donc se jouer cette nuit. Cullen allait s'occuper de l'affaire et chargerait Iron Bull de superviser la récupération de Rainier en dehors des murs de Val Royeaux, alors que les trois dirigeants resteraient cette nuit encore dans la demeure de l'Empereur afin de n'éveiller aucun soupçon. Tout était orchestré.
Le lendemain, l'affaire était réglée : un groupuscule d'hommes inconnus s'était introduit dans la prison de Val Royeaux et avait libéré plusieurs prisonniers, dont Thom Rainier qui fut récupéré par Iron Bull à quelques kilomètres hors des murs de la cité. Les trois dirigeants pouvaient donc enfin repartir de la capitale.
Lédara terminait de rassembler ses quelques affaires lorsqu'on frappa à la porte de sa chambre.
- Entrez, dit-elle en refermant son sac qui était posé sur le grand lit à baldaquin.
La porte s'ouvrit puis se referma et un léger cliquetis retentit. Lédara se retourna vivement sur son visiteur.
- Inquisitrice, la salua l'Empereur.
Lédara se précipita vers la porte et tenta de l'ouvrir en vain.
- Nous avons à parler en privé d'une certaine affaire, dit Gaspard d'un air amusé.
La jeune femme s'était adossée à la porte, bloquée par l'empereur qui s'était approché tout près d'elle.
- Ouvrez cette porte, dit-elle avec colère.
- Quand nous aurons abordé le sujet qui m'intéresse, Inquisitrice, lui répondit-il lentement.
Lédara se dégagea de son emprise en le bousculant de son épaule et se réfugia auprès de la fenêtre. Il n'existait aucune autre sortie, elle était prise au piège.
- Cette nuit, la prison de Val Royeaux a essuyé un assaut, commença Gaspard, permettant la fuite de plusieurs prisonniers… dont Thom Rainier, que vous connaissez sous le nom de Blackwall.
- Je ne vois pas en quoi cela me concerne, répondit-elle sur la défensive.
- Tss… Vous le savez fort bien, vous lui avez rendu une petite visite en prison.
Gaspard s'était approché à pas lent de l'Inquisitrice, ses yeux intensément bleus fixés sur la jeune femme.
- Si cela venait à se savoir, l'Inquisition perdrait de sa crédibilité, et vous aussi par la même occasion. Vous pourriez même être accusée de corruption… Cela serait très fâcheux pour vous.
- Pour cela, il vous faudrait des preuves, rétorqua Lédara d'un ton acerbe.
Gaspard eut un petit rire alors qu'il était arrivé à hauteur de la jeune femme. Il déganta sa main droite et caressa du bout de ses doigts la joue de l'Inquisitrice qui le regardait avec haine. Discrètement, elle saisit sa petite lame qu'elle gardait toujours à portée de main.
- Figurez-vous que j'en ai, répondit-il simplement.
Le regard de l'Inquisitrice changea du tout au tout, une lueur de panique traversant ses yeux clairs.
- L'un de mes domestiques a surpris votre conversation hier soir, avant notre dîner, expliqua alors Gaspard avec délectation. J'ai donc fait suivre votre éclaireur, observé la scène et j'ai réquisitionné un témoin de la faction responsable de l'assaut…
Lédara était prise au piège, l'Empereur en était parfaitement conscient et se délectait d'avoir enfin le dessus sur elle. Elle tenait toujours fermement son poignard dans son dos.
- Que désirez-vous en échange ? demanda-t-elle, sa voix tremblante de colère.
Gaspard ne répondit pas. Tout à coup, il saisit sa main qui détenait le couteau, de son autre main il enserra sa gorge et la plaqua tout contre son corps raide de militaire. Le visage de l'empereur n'était alors qu'à quelques centimètre du sien et il afficha un sourire triomphal tout en savourant cet instant celle qui avait jusque-là un certain pouvoir sur lui était dorénavant à sa merci. Depuis son accession au trône, le Grand Duc avait cherché un moyen de renverser les rôles car il n'avait jamais supporté le fait d'être débiteur d'un service. C'était un homme qui aimait par-dessus tout avoir le contrôle sur ses ennemis, et d'autant plus sur ses alliés.
Gaspard serra fortement le poignet de la jeune femme jusqu'à ce qu'elle lâche enfin la petite lame puis, avec grande délectation, parcourut sa peau de ses lèvres du creux de son épaule jusqu'à son oreille.
- J'aime les femmes comme vous, lui susurra-t-il à l'oreille, ses lèvres effleurant sa peau à chaque parole. Sauvage et indomptée…
L'Empereur resserra encore un peu plus son étreinte, extirpant un gémissement de douleur à la jeune femme.
- Ce genre de femmes a besoin d'être soumise comme il se doit, continua-t-il, et je me ferais un plaisir de le faire… Je ne supporte pas devoir un service à quelqu'un, j'aime contrôler les gens qui me côtoient, et ce d'autant plus lorsqu'ils me résistent…
L'empereur la relâcha enfin et recula pour se diriger lentement vers la porte de la chambre, puis s'arrêta un instant avant de la déverrouiller.
- Je ne poursuivrai pas Thom Rainier, dit-il enfin. Mais… je vous ferai savoir ce que je désire en échange en temps voulu.
Un cliquetis retentit à nouveau et l'empereur passa la porte, laissant l'Inquisitrice seule dans les appartements royaux. Elle se laissa tomber sur le lit, sonnée par ce qu'il venait de se passer. Elle tremblait légèrement et son poignet était endolori. Elle reprit lentement ses esprits et décida que personne ne devait être au courant de cette affaire, pas même ses conseillers, et surtout pas Cullen.
Le retour à Fort Céleste fut un soulagement pour l'Inquisitrice et ses conseillers. La vie quotidienne allait bientôt pouvoir reprendre son train, moyennant cependant une sérieuse discussion avec le dénommé Thom Rainier dont le sort était maintenant entre les mains de Lédara. La neige avait également fait son grand retour dans la forteresse, recouvrant tout le peu de verdure qui s'était développé à cette altitude, ainsi que le jardin étonnamment luxuriant de Fort Céleste.
L'Inquisitrice observait la neige tomber depuis la petite baignoire où elle finissait de se laver, Dila aux petits soins pour elle depuis qu'elle était revenue. On apercevait à peine les sommets enneigés qui entouraient la forteresse tellement les giboulées étaient conséquentes et une couche de neige s'amoncelait sur la balustrade des deux balcons. La chambre de l'Inquisitrice était, elle, illuminée par les torches et le feu dans l'âtre qui crépitait joyeusement, surchauffant presque l'atmosphère tapissée de la pièce.
C'était ce jour-là que Lédara devait voir Blackwall pour rendre son verdict, mais ce n'était pas chose facile pour elle de se retrouver à nouveau en face de l'homme qui l'avait accompagnée tant de fois au combat ou dans de longs voyages éprouvants, et qui lui avait menti sur son identité même. Lédara se leva enfin de son bain, prit la serviette que lui tendait Dila et se sécha lentement, voulant presque retarder cette confrontation inéluctable. Elle revêtit les habits que lui tendait la jeune elfe, perdue dans ses pensées, puis, fin prête, dut se résoudre à quitter la chaleur de ses appartements. Elle se drapa d'une large cape de fourrure d'un gris nacré et descendit de sa tour pour arriver dans le grand hall principal, puis se dirigea vers la rotonde afin de rejoindre le bureau du Commandant où devait avoir lieu la rencontre avec Blackwall en toute discrétion. Mais à peine arriva-t-elle à la rotonde qu'une voix l'appela dans l'escalier menant à la bibliothèque :
- Inquisitrice ! Je vous cherchais.
C'était Morrigan, l'ancienne consultante en arts occultes de l'Impératrice Célène. Lédara la croisait très rarement dans Fort Céleste, ne sachant exactement quelle était la nature de ses recherches magiques, et où elle les effectuait, car quand elle passait du temps à la bibliothèque avec Dorian, jamais elle ne l'y avait vue.
- Morrigan, répondit l'Inquisitrice en continuant sa route, pouvons-nous nous avoir un peu plus tard ?
- Eh bien je pensais que ce que j'ai à vous dire vous intéresserait, fit Morrigan les yeux pétillants de mystère. C'est à propos de Corypheus…
Lédara s'arrêta net et se tourna vers la mage, l'affaire Blackwall se volatilisant d'un seul coup de son esprit.
- … Je sais ce qu'il recherche.
