Chapitre 29 De l'autre côté du miroir

- Comment cela… Vous savez ce que cherche Corypheus ? balbutia l'Inquisitrice abasourdie. Qu'est-ce que c'est ?

- Eh bien, je crois que le mieux est que je vous le montre, lui répondit Morrigan sur un ton plein de mystères.

A cet instant, Lédara avait complètement oublié le rendez-vous auquel elle allait et suivit la mage en dehors de la bibliothèque. Elle la conduisit le long de couloirs et traversa le jardin intérieur pour enfin arriver devant une petite porte que l'Inquisitrice n'avait encore jamais remarquée auparavant et qui semblait passer inaperçu pour l'ensemble des habitants de Fort Céleste. Morrigan poussa la petite porte qui grinça sur ses gonds et les deux femmes pénétrèrent dans une salle uniquement éclairée par une haute fenêtre située dans le mur en face de l'entrée. S'habituant lentement à la demi-obscurité, Lédara observa l'intérieur de cette mystérieuse pièce qui semblait de prime abord vide : pas de tables, pas de lits, aucun mobilier ne venait l'habiller, pas même des tapisseries ne venaient recouvrir les murs de pierre froids. Seul un grand miroir siégeait au fond de la salle.

Morrigan s'en était approchée et invita l'Inquisitrice à en faire de même.

- C'est ce que vous vouliez me montrer ? un miroir ? l'interrogea Lédara d'un air perplexe.

- Ce n'est pas un miroir, Inquisitrice.

Lédara vint à hauteur de la mage et examina de plus près la surface terne de l'objet. En effet, ce que Lédara avait pris pour un miroir ne reflétait en fait absolument rien.

- C'est ce qu'on appelle un éluvian, continua Morrigan, un artefact elfique antérieur à l'époque où l'avidité des humains a causé la perte de leur empire. J'ai restauré celui-ci à grand frais.

- C'est donc cela que vous faisiez tout ce temps, remarqua Lédara. On ne vous voyait que rarement dans la forteresse, certains pensaient même que vous aviez quitté Fort Céleste.

- Oui, cela ne m'étonne pas, ricana Morrigan. J'ai trouvé celui-ci il y a de nombreuses années, mais je sais qu'il en existe d'autres partout à Thédas. Enfin, c'est ce que dit la légende… Beaucoup ont été détruits ou perdus dans des ruines et des forêts profondes. Je pense que c'est ce que Corypheus cherche dans les ruines elfiques qu'il saccage depuis des mois.

- D'accord, mais à quoi cela sert-il, au juste ? demanda Lédara un peu déboussolée devant ce miroir sans reflets.

Morrigan jeta un regard mystérieux sur l'Inquisitrice avant de faire à nouveau face à l'éluvian. Elle éleva ses paumes vers la surface lisse, puis effectua un geste comme si elle voulait venir frapper le verre sans toutefois le toucher. A ce moment, toute la surface se mit à miroiter violemment et une lumière bleutée et vive en émana, éblouissant la jeune Marchéenne. Celle-ci recula d'un pas en s'abritant le visage de sa manche machinalement. Quand elle posa à nouveau ses yeux sur l'éluvian, sa surface semblait bouger comme des vaguelettes sur une étendue d'eau, sereine et silencieuse.

- La véritable question, dit Morrigan, c'est plutôt : où mène-t-il ?

Sur ce, la mage marcha droit sur le miroir et le traversa, disparaissant de la pièce. Lédara s'approcha de la surface où Morrigan avait disparu et l'effleura du bout des doigts le miroir avait la consistance d'une eau froide sans que celle-ci ne mouille sa peau. Inquiète mais déterminée à savoir ce que cachait cet éluvian, elle marcha d'un pas décidé au travers de la surface et la traversa également.

Ce fut comme traverser un mince rideau d'eau froide. Arrivée de l'autre côté, Lédara vit qu'elle avait atterri dans une immense cour en ruine à ciel ouvert. On pouvait distinguer quelques bâtiments lointains, des arches en ruines et des arbres morts parsemant la cour. Une brume épaisse recouvrait tout ce paysage, empêchant d'observer en détails l'architecture. Il n'y avait ni soleil, ni lune, ni étoiles la lumière diffuse semblait provenir de nulle part et de partout à la fois.

Les deux femmes s'avancèrent quelque peu dans cette cour déserte, leurs pas résonnant dans le vide silencieux ou pas un animal, pas un oiseau, pas même le vent ne se faisaient entendre.

- Si cet endroit avait autrefois un nom, il a été oublié depuis bien longtemps, fit remarquer Morrigan dont l'écho de la voix se perdait déjà dans l'immensité du lieu.

- Comment avez-vous découvert l'existence de cet endroit ?

- Mes voyages m'ont menée vers bien d'étranges destinations, Inquisitrice. Un jour, je suis arrivée ici et j'ai appelé cet endroit la Croisée des chemins.

- Pourquoi cela ? demanda Lédara en se retournant vers elle.

- Regardez, fit la mage en désignant plusieurs formes dans la brume, d'autres éluvians sont présents. Cela semble être un endroit où tous les éluvians se connectent, où qu'ils soient…

- Les éluvians se trouvant dans Thédas ?

- Oui, ou ceux d'une région en particulier, précisa Morrigan. Je ne suis pas allée très loin dans ce monde pour dire si cela relie tous les éluvians existants.

- Utile, remarqua Lédara en haussant un sourcil.

- Pour qui sait s'en servir, certainement, confirma Morrigan. Les elfes de jadis n'ont pas laissé de chemin en Thédas, juste des ruines cachées. C'est comme cela qu'ils devaient se déplacer entre ces lieux. Pour moi, cela a été comme un sanctuaire pendant de nombreuses années.

- Un sanctuaire ?

- Tous les miroirs ne renvoient pas dans notre monde, répondit Morrigan énigmatique, les anciens étaient vraiment… ingénieux.

- S'ils ne mènent pas chez nous, l'interrogea l'Inquisitrice de plus en plus désorientée, alors où mènent-ils ?

- Dans des lieux intermédiaires, comme celui-ci. Je ne sais pas comment l'expliquer autrement. Ici, j'ai pu élever mon fils en paix, mais cela n'a pas duré. On ne peut rester éternellement dans l'entre-deux.

Les deux femmes s'approchèrent d'un autre éluvian et Lédara remarqua que celui-ci était opaque et fissuré. En observant autour d'elle, elle put constater que c'était le cas de beaucoup d'entre eux, celui d'où elles provenaient brillant légèrement dans une lente ondulation.

- Comme vous pouvez le voir, reprit Morrigan, la plupart des miroirs sont opaques, inutilisables. Ils ont été brisés ou corrompus. Pour les autres… certains peuvent être ouverts de ce côté, mais pas tous.

- Comment cela ?

- Certains éluvians sont restés déverrouillés, comme des portes laissées entrouvertes par accident, expliqua la mage. Tous les autres sont fermés. On ne peut les ouvrir que depuis l'autre côté.

- Comment les ouvre-t-on ? fit Lédara en continuant d'observer l'éluvian devant elle.

- Avec une clef, répondit simplement Morrigan.

Lédara se retourna vers la mage, interrogative :

- J'imagine que vous en possédez une si vous avez pu ouvrir l'éluvian par lequel nous sommes passés.

- La clef peut prendre de nombreuses formes, précisa Morrigan. Chaque éluvian est unique. Je possède la connaissance et le pouvoir. En général, c'est suffisant.

Lédara prit une minute pour réfléchir, observant ces étranges miroirs qui parsemaient la cour embrumée. Elle voulait maintenant savoir pourquoi ces éluvians intéressaient tant Corypheus, mis à part leur côté pratique de chemin de traverse.

- S'ils sont cassés ou verrouillés pour la plupart, à quoi servent-ils ? demanda-t-elle alors.

- Ce n'est pas l'Immatériel, répondit Morrigan qui avait saisi le sens profond de sa question, mais les deux plans sont très proches. Quelqu'un avec un grand pouvoir pourrait détruire les anciennes barrières…

- … Et pénétrer physiquement dans l'Immatériel, acheva l'Inquisitrice. C'est ce que voulait faire Corypheus avec l'Ancre.

Lédara leva la paume de sa main où nichait la marque légèrement crépitante, fronçant les sourcils. Ce qu'avait découvert Morrigan pouvait tout à fait coïncider avec les recherches de Corypheus, puisque le désir le plus cher de celui-ci était de franchir la barrière qui sépare le monde réel de l'Immatériel. Cependant, le champ de recherche restait vaste puisque toute ruine elfique pouvait ainsi abriter un éluvian, il faudrait alors déployer des troupes dans la forêt de Bréciliane en Férelden ainsi que dans toute la région de la Dalatie en Orlaïs. Cela faisait un territoire gigantesque à couvrir… L'Inquisition n'aurait pas assez de troupes pour devancer l'Ancien qui cherchait de son côté depuis longtemps. Elle se devait de réunir son conseil au plus vite afin de trouver la meilleure stratégie à adopter pour rattraper son retard.

- Ce n'est pas normal qu'elle soit autant en retard, dit Cullen en faisant les cent pas dans son bureau.

Blackwall était assis sur un petit siège derrière le bureau du Commandant. Aucun liens ni aucun fers ne venaient le retenir, l'affaire qui le concernait n'ayant pas été ébruitée, mais sa posture était celle d'un condamné qui attendait le couperet. Léliana était également présente, appuyée contre le bureau et observant son collègue marcher de long en large.

- Envoyez un de nos hommes quérir ce qu'elle fait, répondit la Maître-espionne qui cachait son impatience derrière un masque d'indifférence.

Le Commandant acquiesça silencieusement, ouvrit la porte de son bureau, aboya un ordre à l'un des deux soldats qui restaient toujours disponibles pour les courses de dernière minute, puis referma la porte avant d'aller s'asseoir lourdement dans son fauteuil aux côtés de Blackwall qui n'osa lever le regard sur lui.

Cela faisait presque une heure que les deux conseillers attendaient avec le Garde dans ce bureau et l'Inquisitrice n'était toujours pas venue au rendez-vous. Elle devait décider du sort de Blackwall et lui annoncer s'il pouvait oui ou non réintégrer ses fonctions au sein de l'Inquisition. Avoir quelques minutes de retard ne lui était pas étranger, mais une heure entière... ce devait être la première fois que l'Inquisitrice faisait autant attendre l'un de ses conseillers.

Le soldat revint dans le bureau du Commandant à peine quelques minutes plus tard faire son rapport :

- Il y a une heure, sa Grâce se dirigeait vers votre bureau, Commandant, quand dame Morrigan l'a abordée. Elles sont reparties ensemble et on ne les a plus revues depuis.

- Quoi ? s'emporta alors Léliana au grand étonnement de Blackwall et de Cullen. Où Morrigan l'a-t-elle emmenée ? Dites, vite !

La Maître-espionne avait fait un bond sur place quand elle avait entendu le nom de la mage de la cour impériale et s'était approchée du soldat d'un air noir et menaçant.

- Je, balbutia le soldat intimidé, elles se sont dirigées vers le jardin intérieur, Sœur Rossignol. Je n'en sais pas plus…

- Calmez-vous, lui dit le Commandant en posant une main sur l'épaule de Léliana.

Le soldat se coula comme une ombre vers la sortie lorsque le Commandant le lui permit, parcouru de sueurs froides.

- Me calmer ? s'emporta encore Léliana excédée, me calmer ? l'Inquisitrice a suivi aveuglément et seule la pire mage apostate que je connaisse, cette fourbe… Quelle inconscience ! Il faut qu'on la retrouve, et vite !

- Votre réaction me paraît exagérée, Léliana, reprit encore Cullen d'une voix apaisante.

- Exagérée ! Vous ne la connaissez pas comme je la connais !

Sur ce, la Maître-espionne partit en trombe du bureau, suivie de près par le Commandant et le Garde dont l'affaire avait été tacitement suspendue. Ils se dirigèrent vers les jardins, les gens se retournant brièvement sur leur passage, intrigués par leurs mines sombres. Une fois sur place, Léliana entreprit de fouiller toutes les salles adjacentes elle-même à la recherche de l'Inquisitrice. Ce fut quand elle s'arrêta net que Cullen et Blackwall la rejoignirent, comprenant qu'elle avait trouvé quelque chose. Les trois entrèrent dans la petite pièce allongée éclairée par l'immense miroir dont l'éclat bleuté se réverbérait sur les murs comme une grande étendue d'eau.

- Blackwall, fit Léliana d'un souffle, allez chercher quelques soldats.

Le Garde des Ombres acquiesça d'un bref signe de tête avant de se détourner de cette étrange lueur qui émanait du miroir et de disparaître derrière la porte de la salle.

- Vous savez ce que c'est ? demanda Cullen à sa collègue.

- Pas la moindre idée, mais connaissant Morrigan… Je ne suis pas sûre que cela soit de bon augure.

- Qu'a-t-elle fait pour que vous soyez si méfiante ? lui demanda alors le Commandant.

- Vous savez que j'étais présente aux côtés de Tessala Tabris quand elle tua l'Archidémon, il y a dix ans…

- Oui, votre renommée vous précède, confirma Cullen.

- …Qu'elle en est morte, sacrifiant sa vie pour mettre un terme à l'Enclin…

- Oui, tout bon Féreldien connaît cette histoire.

- Ce que personne ne sait, finit Léliana, c'est que sa dépouille a subi une sorte de… profanation. Et je suis quasiment certaine que c'est l'œuvre de Morrigan.

- Comment… qu'est-ce qui vous fait penser cela ? murmura Cullen interloqué.

- Elle nous accompagnait aussi, elle a également aidé Tessala dans sa mission. Mais le combat contre l'Archidémon approchant… je sais qu'elles se sont brouillées toutes les deux peu avant, et Morrigan a disparu sans laisser aucune trace presque immédiatement après la chute de l'Enclin. C'est suspect à mes yeux.

Soudain, la surface du miroir se mit à trembler comme des ondes sur la surface d'un lac les deux conseillers se mirent sur leur garde, le Commandant dégainant son épée, prêt à toute éventualité. Mais ce fut un soulagement quand il aperçut Lédara traverser le miroir, saine et sauve, suivie de la mage apostate. Il rangea son épée dans son fourreau avec un soupir alors que l'Inquisitrice se dirigeait vers lui et la Maître-espionne.

- Morrigan a fait une découverte, dit Lédara d'un air grave, il faut que nous en discutions avec Joséphine.

A ce moment, Blackwall arriva avec les soldats requis par Léliana.

- Pourquoi… commença Lédara ne comprenant pas toute cette agitation.

- Vous aviez disparu, Inquisitrice, l'interrompit froidement Léliana qui fixait intensément la mage apostate.

- Je… oui, Blackwall, c'est vrai, s'excusa l'Inquisitrice confuse. Quand Morrigan m'a dit avoir trouvé ce que cherchait Corypheus, je n'ai plus eu que cela en tête. Allons à la salle de commandement, nous y réglerons tout cela.

Sur ces mots, Lédara sortit de la petite pièce, congédiant les soldats avec ses excuses, suivie du Commandant et de Blackwall. Morrigan s'était tournée vers l'éluvian et l'avait refermé d'un geste de la main. Sa surface était devenue à nouveau terne et sans reflet. Ceci fait, elle se dirigea elle aussi vers la sortie quand Léliana l'arrêta net.

- Je vous ai à l'œil, Morrigan, murmura la Maître-espionne, menaçante. Quoi que vous prépariez, je vous empêcherai de faire du mal à quiconque.

La mage se mit à rire doucement.

- Je vois que vous vous méfiez toujours de moi, ma chère Sœur Léliana. Mais qui vous dit que je n'aide pas à nouveau les humains à sauver ce monde ?

Léliana ne répondit rien, la fixant des yeux comme si elle tentait de percer son âme, en vain. Un léger sourire narquois se dessina sur les lèvres de Morrigan qui sortit d'un pas élégant, presque triomphal. Restée seule, Léliana poussa un soupir d'exaspération. Cette femme l'horripilait au plus haut point, mais rien ne pouvait lui garantir ce qu'elle soupçonnait, et c'était ce qui l'irritait le plus. La Maître-espionne, dans sa jeunesse, avait été si proche de [l'Héroïne de Férelden] que son sacrifice pour tuer l'archidémon l'avait anéantie. De plus, à peine deux jours après ses funérailles, sa tombe avait été profanée, et grossièrement remise en place. Aucun témoin, aucun indice. Léliana en avait cultivé une colère sourde toutes ces années, sans pouvoir prouver un seul instant ses hypothèses, et la mage avait depuis longtemps disparu dans la nature.

En salle de commandement, l'Inquisitrice partagea la découverte de Morrigan avec ses trois conseillers. Malgré la haute suspicion de Léliana envers la mage, elle ne dénigra pas la piste proposée et lui donna même du crédit : en effet, plusieurs rapports de ses éclaireurs faisaient mention de légendes et de rumeurs à propos de ces mystérieux miroirs elfiques. Il fut décidé que le Commandant et la Maître-espionne se chargeraient des recherches en Férelden et Orlaïs, de même que cette information ne devait pas filtrer au-dehors des officiers de l'Inquisition, et notamment ne pas parvenir aux oreilles de l'Empereur Gaspard pour l'instant.

Quand il fut question de Blackwall, Lédara le fit entrer dans la salle de commandement. C'était la première fois que le Garde des Ombres pénétrait dans ce lieu et il fut d'autant plus intimidé par l'Inquisitrice avec qui pourtant il avait voyagé et combattu maintes fois. Elle avait une autre prestance dans cette pièce au haut plafond, éclairée par les immenses vitraux restaurés. La table de la largeur d'une souche d'arbre vieux de plusieurs siècles soutenait toutes les décisions et les stratégies de ces quatre personnes qui se tenaient maintenant devant lui : l'Ambassadrice et la Maître-espionne à la gauche de l'Inquisitrice, le Commandant à sa droite. Blackwall tenait depuis longtemps la Marchéenne en haute estime, mais cette vision d'elle dans ce lieu exclusivement réservé à quelques personnes qui possédaient maintenant un pouvoir à la fois politique et militaire sur tout Thédas l'émerveillait et l'intimidait à la fois. Autant la jeune femme était libre et sauvage dans leurs voyages et sur les champs de bataille, autant ici elle dégageait une aura noble et puissante.

- Inquisitrrrice, dit solennellement Joséphine pour officialiser la réunion, je vous prrrésente pour jugement le capitaine Thom Rainier, autrrrefois connu sous le nom de Garde Blackwall. Vous connaissez ses crrrimes. Son sort est maintenant entrrre vos mains.

Lédara ne l'avait pas quitté des yeux tandis que l'Ambassadrice parlait, mais dès que le Garde croisa son regard, elle ne put que baisser les yeux, se souvenant de l'instant où il se dévoila sur l'échafaud à Val Royeaux.

- Je savais que cela ne serait pas facile, dit-elle enfin, mais c'est bien plus dur que je ne l'imaginais.

- Encore une chose à regretter, murmura Blackwall qui baissa la tête. Qu'avez-vous fait pour me libérer ? Personne n'a l'air d'être au courant de ce qui s'est passé.

- En effet, Léliana a fait jouer quelques relations en dehors de l'Inquisition, murmura Lédara d'un souffle, toujours décidée à cacher la vérité.

- Entachant ainsi le moins possible l'Inquisition… c'est bien joué, fit Blackwall dans un ricanement éteint. Mais le monde saura tôt ou tard que vous avez joué de votre influence et pensera que l'Inquisition est corrompue.

- Il n'est pour l'instant pas question de ce qu'il se dira plus tard, trancha l'Inquisitrice. J'agis maintenant, et, en accord avec mes conseillers, j'ai pris la décision de vous libérer.

- J'avais accepté mon châtiment, fit le Garde avec une soudaine vigueur, j'étais prêt pour la fin. Pourquoi être intervenue ? Qu'est-ce qu'il va m'arriver maintenant ?

- Vous êtes libre, répondit simplement Lédara.

- Ça ne peut pas être aussi simple que ça, dit le Garde en hochant la tête.

- C'est vrai, acquiesça-t-elle alors, vous êtes libre de vous racheter tel que vous êtes, et non comme le traître que vous étiez ou le Garde que vous prétendiez être.

- L'homme que je suis ? Je le connais à peine. Mais il a… J'ai beaucoup à me faire pardonner.

Un silence se fit dans la salle, Blackwall sembla méditer quelques instants, le menton sur sa poitrine. Lédara resta droite face à lui, le laissant réfléchir à sa nouvelle condition.

- Si mon avenir m'appartient, dit-il enfin, alors je le consacrerai à l'Inquisition.

Blackwall mit un genou à terre comme pour prêter serment.

- Mon épée est vôtre.

Cullen s'avança alors devant lui et lui tendit son bras. Le Garde releva la tête, saisit cette main qui l'accueillait à nouveau et se redressa, un sentiment de soulagement l'envahissant soudainement. La tension qui s'était instaurée durant la réunion se volatilisa d'un seul coup, comme si les dirigeants que Blackwall avait devant lui redevenaient ses compagnons.

- Si j'en avais moins dit, lança-t-il alors sur un ton soulagé, est-ce qu'une flèche de la colonie des corbeaux m'aurait soufflé comme une bougie ?

- Prenez votre poste, Thom Rainier, répondit simplement Lédara le sourire aux lèvres.

Pendant que l'Inquisitrice était occupée dans la forteresse, Dila et ses petites mains s'affairaient discrètement dans les appartements inquisitoriaux et le quartier des invités, regardant que personne ne manque de rien et que tout soit parfait et sans dérangement.

Alors que Dila savait Lédara dans la salle de commandement, elle en profita pour préparer ses appartements personnels avec l'aide de Shanna. Cette dernière était devenue très efficace et secondait souvent la jeune elfe dans ses tâches. Mais les événements qui avaient suivi la campagne de l'Inébranlable avaient grandement secoué la jeune fille : voir l'Inquisitrice dans un état aussi désespéré l'avait fait réfléchir sur ce qu'elle était réellement, à savoir une simple femme que le pouvoir écrasait.

Dila avait eu suffisamment confiance en Shanna pour s'occuper de l'Inquisitrice dans ce moment de faiblesse. L'elfe lui avait cependant fait jurer de n'en parler à personne, ce qu'elle avait fait malgré l'insistance de ses camarades pour qu'elle raconte tout ce qu'elle voyait et entendait autour d'elle.

Comme tous les jours, il n'y avait pas grand-chose à faire dans la chambre de l'Inquisitrice : celle-ci s'arrangeait toujours pour arranger ses draps au lever, ranger soigneusement son plateau de déjeuner, sa garde-robe était toujours parfaitement tenue et seul son bureau s'avérait être un vrai capharnaüm de paperasses, de notes, de billets et de livres ouverts, mais les deux jeune femmes n'y touchaient jamais car cela concernait les affaires de l'Inquisition. Dila entreprit de changer les draps après avoir ouvert grand les fenêtres des deux balcons. Un air frais mais printanier s'engouffrait dans l'immense pièce chauffée par la cheminée que la jeune Shanna nettoya en enlevant les cendres en surplus. La jeune elfe, pleine d'entrain, n'arrêtait pas de papoter et de papillonner dans la chambre en effectuant ses tâches, entraînée par le renouveau du printemps après un si long hiver. Cependant, voyant son apprentie si silencieuse, elle l'interpela gentiment :

- Que t'arrive-t-il, Shanna ? Toi qui ne manque jamais une occasion de parler, je te trouve bien silencieuse depuis quelques temps.

La jeune fille ne répondit pas tout de suite, comme perdue dans ses pensées, puis elle tomba lourdement dans le divan :

- Puis-je vous parler franchement, Maîtresse Dila ?

- Bien sûr, répondit l'elfe intriguée.

- Je… je pensais l'Inquisitrice au-dessus de tout, inflexible, mais… depuis ce qui s'est passé à son retour des Portes du Ponant…

- Shanna, l'interrompit Dila en s'asseyant à ses côtés, l'Inquisitrice a beau avoir été choisie par Andrasté, elle a beau porter sa marque, elle n'en est pas moins une humaine. Elle a des sentiments tout comme nous. Il ne faut pas l'oublier, et je sais que tu peux le comprendre.

La jeune fille soupira. Il était vrai que c'était une chose que beaucoup avait tendance à oublier, elle-même l'avait mise sur un piédestal si haut que la chute de son idole lui fut presque plus dure pour elle que pour l'Inquisitrice.

- Mais elle va réussir, n'est-ce pas ? A battre l'Ancien ? demanda-t-elle en levant les yeux vers la jeune elfe.

- Elle fait tout ce qui est en son pouvoir, Shanna.

Sur ce, Dila se releva et reprit sa tâche, suivie de son apprentie. Une fois terminé, elles redescendirent dans le quartier des cuisines et l'elfe accorda son congé à Shanna pour qu'elle puisse voir sa petite sœur et ses amis.

Le jour déclinait lentement et Shanna se dirigea vers l'armurerie où Anton devait ranger son équipement après l'entraînement. Il avait en effet fini de retirer l'armure qu'il avait gagnée après une longue et harassante préparation et faisait dorénavant partie du corps d'armée de l'Inquisition. Anton avait également gagné en maturité de corps et d'esprit : sa musculature s'était fortement développée, son visage avait perdu les traits poupons du jeune garçon pour devenir ceux d'un homme et il laissait pousser ses cheveux blonds qu'il retenait en un élégant catogan.

- Bonsoir Shanna, lança le jeune homme en l'apercevant.

Elle répondit par un bref signe de tête, toujours préoccupée. Elle lui tendit une serviette sèche qu'elle avait pris l'habitude de lui apporter après chaque entraînement avec laquelle il s'essuya le visage trempé de sueur.

- Toujours dans tes pensées, toi, lança-t-il à nouveau en jetant quelques coups d'œil sur son amie. Vas-tu finir par me dire ce qui te tracasse ainsi ?

- Je te l'ai dit, Anton, je ne peux pas en parler, répondit-elle avec agacement.

- Ça concerne ton travail ?

- Non, pas vraiment…

- Tu ne vas pas te faire virer au moins ? s'inquiéta-t-il.

- Non, non…

Tous deux sortirent de l'armurerie sans un mot de plus et ils marchèrent ensemble dans la cour inférieure jusqu'à un renfoncement dans la muraille qui était devenu leur point de ralliement avec leurs autres camarades. C'était un endroit discret que peu de gens connaissaient, et le peu qui l'avait remarqué n'y allait pas car sans intérêt. Cela garantissait alors une tranquillité au groupe d'enfants qui s'y réunissait.

- Et toi, comment se passe ton entraînement ? demanda Shanna après s'être installée sur une pierre plate.

- De plus en plus éreintant, répondit Anton, j'ai l'impression qu'ils en demandent plus chaque jour.

- C'est parce que tu t'en sors bien qu'ils t'en demandent plus.

- Possible.

Un court silence passa entre eux.

- Je vais être probablement promu sergent dans peu de temps, ajouta soudain Anton.

- Tu ne voulais pas intégrer les templiers ?

- Si, mais le Commandant m'en a personnellement dissuadé.

- Il est venu te parler ? s'anima Shanna. Il t'a dit quoi ?

- C'est moi qui suis allé le voir, répondit Anton, je voulais qu'il me transfère chez les templiers pour apprendre et débuter leur entraînement. Il m'a regardé, j'ai eu l'impression qu'il pouvait… comme lire en moi, c'était flippant. Puis il m'a dit que ce n'était pas une décision à prendre à la légère, que cela n'était pas réversible d'un claquement de doigts… Je ne comprends pas, lui-même est un templier, pourquoi dénigrer sa propre appartenance ?

- Il paraît qu'il n'appartient plus à l'ordre depuis qu'il a rejoint l'Inquisition, fit remarquer sagement Shanna.

- C'est vrai, mais je ne comprends pas pourquoi il prend autant de distance avec l'ordre. Les templiers sont des guerriers efficaces et ils ont des pouvoirs spéciaux contre la magie. Ce n'est pas négligeable, tactiquement parlant.

- Tu devrais peut-être l'écouter, fit Shanna. S'il te parle ainsi, c'est sûrement en connaissance de cause.

- Ouais, tu as peut-être raison.

Un nouveau silence s'installa entre les deux jeunes gens.

- Tu étais à l'Inébranlable, n'est-ce pas ? lui demanda soudain Shanna.

- Oui, pourquoi ?

- Pour… parce que depuis que l'Inquisitrice en est revenue, j'ai… Elle a… Enfin…

Anton l'observa intensément avec un regard calme qui suggérait qu'elle pouvait avoir confiance en lui. Elle prit une profonde inspiration avant de parler à nouveau :

- Je l'ai vue s'effondrer de peur et de désespoir… c'était… terrifiant.

Un long silence suivit cet aveu.

- Maîtresse Dila, qui la côtoie depuis longtemps, dit que c'est normal, enchaîna Shanna, elle reste humaine. Mais de voir l'Inquisitrice aussi fragile, j'ai eu soudain le doute qu'elle réussisse sa mission…

- Ne dis pas ça, Shanna, l'interrompit Anton d'une voix grave. Oui, elle reste humaine, elle doit avoir ses problèmes personnels comme nous tous. Mais c'est la seule personne qui se soit dressée face à l'Ancien et qui en a réchappé, je te le rappelle. Dans le feu de l'action, elle ne bronche pas, elle fait ce qu'i faire, c'est presque à en faire peur. Nous autres soldats pétons de trouille quand on voit le dragon de l'Ancien s'abattre sur nous elle, elle fait face au danger et l'affronte sans même se poser de questions. Alors, crise de peur ou pas, je ne m'inquiète pas, je sais que l'Inquisitrice ira jusqu'au bout de la mission qui lui a été confiée, quitte à en mourir…

Shanna avait observé le jeune homme pendant qu'il parlait, fascinée. Elle ne l'avait pas encore abordé sous cet angle, mais elle savait qu'Anton avait raison. Les deux amis n'avaient jusque là pas parlé de ce qu'il s'était passé à l'Inébranlable, et le jeune homme restait discret sur la question. Il n'avait pas été sur place au centre de la forteresse, mais avait combattu sur les remparts extérieurs. Les démons ainsi que les Gardes des Ombres possédés avaient été redoutables, et rien n'aurait pu préparer un soldat à combattre cela. Puis, lorsqu'il avait aperçu le dragon de Corypheus, il avait eu la peur de sa vie, se rappelant la catastrophe de Darse. C'est alors qu'il avait entrevu l'Inquisitrice que le dragon avait l'air de poursuivre sur les remparts intérieurs. Elle courait après un Garde des Ombres, le Commandeur-Garde Clarel, et le Vicomte de Virante, responsable du massacre des Gardes. Il l'avait vue face au dragon, puis tomber des remparts qui s'effondraient… pour revenir ensuite une nouvelle fois de l'Immatériel.

Ce fut à ce moment qu'Anton comprit l'importance de leur combat et cette simple image suffisait pour lui donner entière confiance en l'Inquisitrice, crise de panique ou pas. Dans les moments critiques, il savait qu'elle agirait quoi qu'il arrive.

- Iron Bull n'est plus le même depuis que nous sommes rentrés de l'Inébranlable, reprit Anton en sortant de ses pensées.

- Ni Maître Téthras… ni toi non plus, tu n'es plus le même depuis, ajouta Shanna.

- Cela nous a tous changé, je crois.

A ce moment, une petite fille courut à leur rencontre dans leur petite alcôve.

- Atala ! s'écria Shanna en prenant sa sœur dans ses bras. Holà, tu grandis de plus en plus vite ma parole ! Que tu es lourde !

La petite rit aux éclats, heureuse de revoir son aînée. Shanna l'installa à ses côtés, l'observant sous toutes les coutures.

- Ils te nourrissent bien, les mages ? Tu n'as pas froid là où tu dors ? Et ils sont toujours aussi gentils avec toi ?

- Arrête de l'assommer de questions, l'interrompit Anton.

La petite rigola encore, de plus en plus charmée par le jeune homme. Ses joues devinrent toutes rouges et elle enfouit son visage dans les jupes de sa sœur.

- Où est passé ton doudou ? demanda encore Shanna sur le ton de l'exaspération.

- J'en ai plus besoin ! répondit Atala avec fierté, c'est Cole qui m'a aidée.

La fillette s'assombrit soudainement en pensant à l'étrange jeune homme. Depuis les événements de l'Inébranlable, elle le trouvait inquiet, presque apeuré parfois, et elle ne pouvait rien faire pour aider son nouvel ami.

Cole, qui normalement ne manquait jamais une occasion de sortir au grand air et d'aider tous ceux qui pouvaient l'être, se renfermait de plus en plus il pouvait disparaître plusieurs jours sans laisser de traces, puis réapparaissait un peu plus anxieux à chaque fois. Atala passait beaucoup de temps avec lui, et dès qu'il réapparaissait, elle ne le lâchait plus d'une semelle, quitte à se faire discrète et à le suivre à son insu.

Un jour, elle l'avait suivi car elle espérait trouver ce qui l'angoissait autant et elle avait surpris une étrange conversation entre lui et Solas dont elle n'avait pas compris grand-chose :

- Aidez-moi, s'il vous plaît, avait supplié Cole.

- Je ne peux pas faire cela, Cole, avait répondu l'elfe avec désolement. Vous êtes unique, faire ce que vous me demandez serait vous dénaturer.

- Mais j'ai peur ! je ne veux pas que l'un d'eux me possède, je ne veux pas faire du mal autour de moi.

- Je comprends, avait fait Solas, mais je ne peux pas répondre à votre requête. Jamais je ne possèderai un esprit, même pour vous protéger des Venatori. Cependant, j'ai peut-être une amulette qui pourrait faire office de protection.

- Alors, essayons ! s'était empressé Cole, je ne veux pas finir comme tous ces démons…

Solas avait emmené Cole dans la Rotonde et Atala les avait suivi discrètement, se cachant dans les escaliers d'où elle pouvait suivre leur conversation. Solas avait fouillé un tiroir de son bureau et en avait sorti une petite amulette rattachée à une chaîne d'argent. Elle ressemblait à un hexagone creux orné de filaments doré en son centre. Il l'avait donnée au jeune homme qui l'avait mise à son cou.

- Comment marche-t-elle ? avait demandé Cole, ses yeux brillants.

- C'est simple, avait répondu Solas, vous la mettez, je l'imprègne de magie, et vous devriez être protégé.

L'elfe avait alors tendu sa main droite en direction de l'amulette, sa paume l'effleurant presque, puis il avait fermé les yeux de concentration. Une vapeur bleutée avait entouré sa main et semblait pénétrer le bijou dans de petites volutes tourbillonnantes, quand soudain l'amulette se brisa en deux. Cole avait poussé un cri et reculé d'effroi, l'amulette en morceaux dans ses mains.

- C'était quoi, ça ?

Solas et Cole s'étaient retournés sur Varric qui était entré dans la Rotonde à ce moment précis, intrigué par le cri du jeune homme.

- Ah, bon sang… Qu'est-ce que vous faites au petit ? avait lancé le nain en s'approchant de Cole.

- Il essaie d'empêcher les mages du sang de me contrôler, avait expliqué Cole, comme les démons de l'Inébranlable. Mais cela n'a pas marché.

Le jeune homme avait montré l'amulette brisée à Varric comme preuve.

- Il y a quelque chose qui bloque le sort, ajouta Solas qui essayait de comprendre le disfonctionnement.

Varric avait observé l'amulette dans la main de Cole, puis lancé un regard de défiance à l'elfe :

- Comme le fait que Cole ne soit pas un démon, par exemple ? Il est possible que cela ne fonctionne pas parce qu'il est trop... humain.

- Même si le cas de Cole est particulier, cela reste un esprit, avait répondu Solas.

- Oui, avait répliqué Varric, un esprit qui ressemble étrangement à une personne.

- Je ne suis pas important ! s'était soudain écrié Cole, vous n'avez qu'à enfermer les parties de moi que quelqu'un pourrait essayer de contrôler.

- Concentrez-vous sur l'amulette, lui avait alors dit Solas. Dites-moi ce que vous ressentez.

Cole n'avait pas répondu tout de suite, il avait serré dans sa main les débris de l'amulette, cherchant à ressentir ses propres sentiments comme il le ferait pour les sentiments des autres quand il cherchait à aider autrui.

- Une chaleur, avait-il dit soudain, une couverture douce, mais elle s'accroche, s'arrache, je n'ai pas la bonne forme, il y a quelque chose… là-bas, dans cette direction.

Le jeune homme s'était tourné d'un côté et avait désigné le mur de son index. Solas et Varric s'étaient regardé, intrigués par ce geste.

- Petit, lui avait dit Varric, viens travailler avec moi sur une carte dans mon bureau pour retrouver l'origine du problème.

- Vous viendrez avec moi ? avait demandé Cole avec candeur.

- Bien sûr, avait répondu Varric en le dirigeant vers son bureau.

- Quand Cole se fut un peu éloigné, Varric s'était retourné vers Solas :

- C'est bon, j'ai compris, vous aimez les esprits. Mais il est venu dans ce monde pour être une personne. Respectez cela.

- Cela n'a rien d'une histoire farfelue, fils de la Pierre, lui avait répondu Solas, nous ne pouvons pas changer notre nature aussi facilement.

- Ah oui ?

- Il faut simplement régler le problème, avait rétorqué l'elfe, et pour se faire, nous devons retrouver ce qui bloque le sort.

Varric s'était détourné de Solas et s'était dirigé vers les escaliers pour rejoindre Cole et Atala était montée avec précipitation à l'étage de la bibliothèque d'où elle pouvait rejoindre les quartiers des mages sans éveiller les soupçons.

- Que t'arrive-t-il ? demanda Anton à la petite fille qui s'était perdue dans ses pensées.

Atala releva soudain la tête, presque surprise de se retrouver avec sa sœur et son camarade. Elle rougit à nouveau et enfouit son visage dans le bras de Shanna.

- Quelle timide tu fais ! fit sa sœur aînée en rigolant.

- Salut tout le monde ! lança Daron.

- Tu as pu te libérer ? fit Anton en saluant son copain d'une poignée de main.

- Pas longtemps, Maître Dennet veut encore que je m'occupe des chevaux du dernier groupe d'éclaireurs cette nuit…

- Ça fait tard, ça ! dit Shanna avec compassion.

- Oui, mais ça ne me dérange pas, répondit Daron en haussant les épaules et s'asseyant à même le sol. Alors quoi de neuf ?

Anton, Shanna et Atala partagèrent les derniers potins du jour, riant aux tours que jouait toujours Séra aux invités et aux conseillers de l'Inquisitrice et devenant plus sérieux sur les dernières nouvelles des avancées de l'Inquisition, les mouvements de troupes et les nouvelles de l'extérieur de Fort Céleste. Enfin, Daron lança la conversation sur un sujet trouble :

- Dis Anton, tu as remarqué l'absence de Blackwall ?

- Bien sûr, répondit Anton, il était en mission, non ?

- Sûrement… mais il y a des rumeurs qui disent qu'il se serait fait arrêté par les gardes de Val Royeaux.

- Pourquoi ? intervint Shanna interloquée. Qu'aurait-il fait ?

- Je ne sais pas, répondit Daron.

- Mais il est revenu depuis trois jours, fit remarquer Anton, et il a repris ses fonctions comme d'habitude.

- Ouais, je sais. Il faut que j'y retourne.

Daron se leva et salua ses amis, mais l'aplomb d'Anton à propos de Blackwall ne l'avait pas convaincu. Travaillant aux écuries, il le voyait quasiment tous les jours et il avait remarqué son changement d'humeur depuis quelques temps déjà. Il s'était renfermé et buvait beaucoup plus que d'habitude, des bouteilles de vin et de bière s'étaient amoncelées dans la paille à l'étage. Quelque chose le rongeait, mais cela dépassait complètement le jeune elfe.

Arrivé aux écuries, Daron reprit sa fourche et se remit au travail, s'occupant des litières des chevaux qui devraient arriver dans la nuit. Après avoir mis de la paille dans les boxes, il fallait aller chercher de l'eau fraîche dans le puits, puis il faudrait s'occuper du foin. Entretemps, Maître Dennet lui donna encore plusieurs tâches à accomplir, ralentissant son avancée pour l'arrivée des chevaux.

Daron ne vit pas la nuit tomber, ni les palefreniers rentrer dans leurs baraquements. Il se retrouva quasiment seul dans le fond des écuries, et il ne s'en rendit compte qu'en levant enfin la tête après avoir terminé sa dernière tâche donnée par le Maître Dennet, qui lui aussi était allé faire une pause dans la cour inférieure, fumant sa pipe. Le jeune elfe entendit alors les lourdes portes de la forteresse s'ouvrir, signe que la dernière équipe arrivait enfin de sa ronde. Il se précipita à l'entrée de la grange pour accueillir les quatre chevaux dont il prit les brides. Il fallait d'abord les desseller, puis les brosser et vérifier leurs sabots. Il commença sa besogne, un cheval après l'autre.

Il devait être passé minuit quand il termina avec la quatrième bête, un rôdeur marchéen blanc et beige, une race petite et élancée, très aisée à manipuler dans les roches des Dorsales de Givre. Daron l'emmena dans son box, s'essuya le front, la fatigue le gagnant peu à peu, puis, en passant devant le box d'Orkaan, s'arrêta et caressa la tête du cheval qui lui souffla amicalement sur le visage. L'elfe saisit un quartier de pomme qui lui restait dans une de ses poches et le mit dans la bouche de la bête qui la mâcha avec reconnaissance.

- Je vois qu'Orkaan est entre de bonnes mains…

Daron sursauta et se retourna vivement pour voir qui traînait encore dans les écuries à cette heure. Lorsqu'il vit l'Inquisitrice qui se tenait là, face à lui, il ne sut plus quoi faire et encore moins quoi dire.

- Ton nom est Daron, n'est-ce pas ? Blackwall m'a parlé de toi, continua Lédara en s'avançant elle aussi vers le cheval qui hennit gentiment à son contact.

Daron hocha la tête, ne retrouvant toujours pas sa langue.

- Maître Dennet te fait travailler très tard, je lui en toucherai un mot, dit l'Inquisitrice avec bienveillance.

- Non ! s'écria tout à coup le jeune elfe. Je veux dire… j'aime ce que je fais ici, ça ne me dérange pas, Ma dame Inquisitrice…

- D'accord, mais malgré tout, tu ne devrais pas avoir à travailler aussi tard pour ton âge. Tu as du temps libre avec tes amis au moins ?

- Oui, Ma dame.

Daron s'était un peu calmé son cœur, qui avait fait des bonds quelques secondes auparavant, avait ralenti et le jeune elfe, en continuant de caresser le cheval, reprenait un peu d'assurance. Il avait souvent imaginé sa rencontre avec l'Inquisitrice, mais maintenant qu'elle était face à lui, cela ne se passait absolument pas comme il avait pu l'imaginer. Elle était aussi normale que l'était sa mère ou lui-même. Calme, la voix posée et les yeux pétillants devant Orkaan.

Lédara s'éloigna du box du cheval et monta sur la rambarde en face, s'asseyant comme une paysanne sur une clôture de pâturage malgré sa robe de soie bleu nuit dont elle n'avait pas l'air de faire cas. Elle observa le gamin, fatiguée de sa journée comme celui-ci pouvait l'être de la sienne.

- Comment te sens-tu à Fort Céleste ? lui demanda-t-elle soudain.

- Bien ! répondit Daron, c'est très vivant, on se fait facilement des amis, et surtout, on a l'impression qu'on fait tous quelque chose d'utile, ici.

Un court silence s'installa, un silence sans gêne et apaisant. Daron se sentait étrangement bien en compagnie de l'Inquisitrice, une fois la surprise passée, elle dégageait un sentiment de tranquillité et de proximité auquel il ne s'attendait pas.

- Ma dame, puis-je vous poser une question ? demanda-t-il alors, sa timidité disparue.

- Bien sûr.

- Blackwall a disparu pendant plusieurs semaines, je le sais parce qu'il loge au-dessus des écuries…

- En effet.

- Il… il était en mission ? suggéra Daron.

Lédara baissa légèrement la tête, un sourire triste se dessinant sur ses lèvres.

- Je vais te répondre par une autre question : que penserais-tu si tu apprenais qu'un ou plusieurs membres haut placés de l'Inquisition avaient un passé impardonnable ? Ou bien si tu apprenais que, pour réussir dans la mission qui m'a été confiée, j'avais dû prendre des décisions… répréhensibles ?

Daron fixa du regard l'Inquisitrice sans réellement comprendre où elle voulait en venir. Cependant, les deux questions qu'elle venait de lui poser le fit réfléchir :

- Pour moi, ce sont les actions faites aujourd'hui qui comptent, et non le passé… si la personne fait le bien maintenant, pourquoi la condamner pour ce qu'elle était avant ?

L'Inquisitrice sourit à l'innocence de cette réponse.

- Et pour vous, continua Daron, vous êtes la seule qui ait fait quelque chose pour fermer la Brèche, et qui poursuivez Corypheus. Comment pourrions-nous reprocher quelque chose à ça ?

Lédara fixa Orkaan des yeux, ressassant les paroles du jeune garçon.

- Si seulement tous pouvaient penser comme cela… murmura-t-elle. Si seulement…