Chapitre 30 Funèbres retrouvailles

Le soleil se levait à peine, illuminant lentement les vitraux colorés de la salle de commandement ce qui donnait une étrange couleur à la longue chevelure de l'Inquisitrice. Elle était assise sur un coin de la grande table de chêne et parcourait les derniers rapports de ses conseillers et intendants. Parmi les feuillets, Lédara aperçut une capsule non encore ouverte, signe que le rapport était frais et qu'il provenait directement d'un éclaireur de la Maître-espionne. L'Inquisitrice lui donna priorité en ouvrant la capsule et en déroulant le message qui y était logé :

Groupuscule localisé. Quinze mages. Les matériaux suggèrent qu'ils fabriquent des explosifs similaires à ceux utilisés à Kirkwall. Cibles inconnues.

Lédara retourna le petit parchemin, rien d'autre n'y était écrit. Ce devait sûrement être une erreur d'aiguillage. Elle déposa le message sur la pile destinée au Commandant avant de prendre un nouveau feuillet :

Inquisitrice,

Les marchands alliés de la monarchie antivane nous ont demandé s'ils pouvaient nous être utiles en quoi que ce soit. Ils peuvent nous fournir les meilleurs produits de Thédas, ce qui améliorerait notre prestige, et étendrait notre influence vers le nord. Les princes marchands vont aussi essayer de nous piéger dans des contrats tellement alambiqués que nous y serons liés éternellement.

Si cela nous intéresse, nous devons envoyer nos négociateurs les plus compétents. Nos diplomates sont respectés, et je pense que nous pourrons passer un accord avantageux si nous sommes prêts à nous investir.

Ambassadrice Montilyet

Le message était suivi d'une petite note de Joséphine :

J'ai choisi quelques dizaines de diplomates pour s'occuper des princes marchands. Bien sûr, je vérifierai moi-même tout ce que nous devrons signer.

L'Inquisitrice saisit sa plume, ratifia le message et le déposa sur la pile destinée à l'Ambassadrice. Elle reprit un nouveau feuillet :

La rébellion des mages appartient maintenant au passé, mais celui qui en est à l'origine, celui qui a détruit la Chantrie de Kirkwall et assassiné la Grande prêtresse Elthina et des dizaines de fidèles innocents, est encore en liberté. Anders le fanatique doit répondre de ses actes devant la justice. Il a peut-être fui la cité mais nous savons qu'elle abrite encore nombre de ses partisans. Je suis donc résolu à envahir Kirkwall pour localiser le criminel, mais l'annexion de cette cité rebelle par Osterburg ne se déroule pas comme prévu. Un mouvement de résistance s'oppose à mes troupes. Ils semblent oublier que je fais tout cela pour le bien de Kirkwall et de toutes les Marches Libres. En tant qu'allié dévoué de l'Inquisition, je sollicite officiellement votre aide. Aidez-moi à pacifier Kirkwall avant que d'autres innocents ne soient blessés.

Sébastian Vaël

Aucune note de ses conseillers ne venait éclairer le message.

- Je ne peux pas en décider seule, marmonna l'Inquisitrice, je convoquerai Varric aussi puisqu'il connaît personnellement Anders et la situation de Kirkwall.

Elle déposa le feuillet sur une quatrième pile qu'elle avait créée, celle des affaires qu'il fallait discuter de vive voix avec ses conseillers. Un troisième feuillet retint son attention, l'écriture était celle de Joséphine :

La question de Thom Rainier a été réglée, mais sa duperie a de lourdes conséquences. Qu'il ne fasse pas partie de la Garde des Ombres n'a pas été caché dans l'intérêt de l'Inquisition, mais si nous n'avions pas utilisé les traités de la Garde des Ombres, nous ne serions peut-être pas dans une position aussi délicate. En l'état actuel des choses, je reçois quotidiennement des lettres venant de toutes parts dont les auteurs exigent réparations. Nous devons faire quelque chose.

Un message était griffonné en dessous, signé de la main de Cullen, à l'évidence à l'adresse de l'Ambassadrice :

Excusez-moi, avons-nous embarrassé une duchesse à une soirée en marchant sur sa robe, ou le ciel s'est-il déchiré et Darse a-t-il été attaqué par un vieux magister des engeances ? Nous avions besoin de cet or. Nous avions besoin de ces hommes. Vous auriez convaincu quelqu'un de nous les fournir, avec ou sans les traités. Nous ne ferons aucune réparation, car nous avons accompli notre devoir, ce que personne d'autre n'aurait pu faire. N'oubliez pas que nous sommes désormais alliés aux Gardes. Si nous n'avions pas l'autorité nécessaire pour conscrire des soldats auparavant, désormais, nous l'avons.

- C'est vrai, les Traités… murmura encore Lédara en soupirant.

Encore un problème qui surgissait. Elle le réglerait plus tard, avec celui de Kirkwall. L'Inquisitrice déposa le feuillet sur la quatrième pile des affaires non résolues.

Lédara lut encore plusieurs rapports, les triant les uns après les autres de plus en plus de revendications apparaissaient à l'encontre de l'Inquisition depuis sa montée en puissance. La Marchéenne n'en faisait pas encore cas, les mettant de côté ou laissant Joséphine s'en occuper pour l'instant. La priorité était à la neutralisation de l'Ancien avant tout.

Arrivée à la fin des rapports de cette nuit, elle se rendit compte que cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas lu de rapport des Ben Hassrath qu'Iron Bull faisait normalement parvenir à Léliana. La jeune femme farfouilla parmi les rapports des jours précédents, observa les annotations sur les deux immenses cartes, puis se rendit compte que cela faisait depuis leur retour de l'Inébranlable qu'elle n'avait plus reçu de rapports de la part de Bull.

Le soleil s'était levé et Lédara décida de descendre sur les terrains d'entraînement où devait sûrement se trouver Bull si elle ne l'apercevait pas à la taverne. Elle sortit de la salle de commandement, salua Joséphine qui avait rejoint son bureau et discutait avec deux de ses diplomates revenus de mission et se dirigea dans ses appartements pour se changer.

- Dame Inquisitrice, fit Dila en la voyant entrer, voici votre petit-déjeuner : petit pain aux raisins, miel des Anderfels et votre thé à la camomille.

- Merci Dila, mais je dois aller m'entraîner, répondit Lédara en attrapant un pantalon, un bustier souple et une chemise de lin vierge.

- Je suis désolée de vous dire cela, continua Dila sur un ton maternel, mais vous n'irez nulle part sans avoir avalé quelque chose !

Lédara s'arrêta pour regarder la petite elfe avec tendresse.

- Si c'est vous qui me l'ordonnez, répondit-elle avec un grand sourire.

L'Inquisitrice s'assit dans le divan devant la petite table basse où son plateau l'attendait et dégusta rapidement le pain et le thé chaud tout en s'habillant. Une fois son petit-déjeuner terminé, Dila lui tendit son manteau de voyage ainsi que sa ceinture où la Marchéenne attachait ses dagues et ses sacoches.

Fin prête, Lédara salua avec convivialité la jeune elfe et repartit aussi vite qu'elle était venue, descendant avec souplesse les escaliers jusqu'au grand hall. Elle sortit dans la cour supérieure, finissant d'attacher ses cheveux en une longue tresse, et se dirigea vers la taverne. Arrivée au comptoir, le tavernier l'observa un court instant avant de lui demander :

- Vous cherchez ?

- Iron Bull, répondit l'Inquisitrice.

- Sorti.

- Merci.

Lédara quitta le comptoir sans un mot de plus et sortit de la forteresse pour rejoindre les terrains d'entraînement.

Ceux-ci avaient beaucoup évolués depuis leurs débuts à Fort Céleste : en plus de l'agrandissement des terrains des archers et des épéistes, des baraquements avaient été installés pour les nouveaux arrivants qui affluaient encore maintenant pour rejoindre l'Inquisition. Un vrai petit village s'était créé aux abords de la forteresse, avec des artisans et des marchands se réunissant sur une place du marché improvisée au centre des habitations de fortune faites de bois et de peaux de bêtes.

Alors que l'Inquisitrice traversait le pont et les baraquements situés proches de l'entrée, tout ceux l'apercevant et la reconnaissant la saluaient ou murmuraient à son passage les soldats se mettaient au garde-à-vous puis reprenaient leur activité, maintenant habitués à la voir sur les champs de bataille. A peine arrivée près de l'arène où Blackwall entraînait une dizaine de soldats au maniement du bouclier, Lédara aperçut le Qunari assis contre un arbre au bord du terrain des épéistes, observant sombrement les mannequins d'entraînement.

La Marchéenne s'approcha d'abord de l'arène Blackwall arrêta sa leçon pour s'avancer vers elle, suggérant une courte pause à ses recrues qui s'étaient toutes figées à la vue de l'Inquisitrice, la saluant maladroitement.

- Vous venez vous entraîner ou inspecter les troupes ? demanda Blackwall en saisissant le chiffon qui lui servait de serviette laissé sur le rebord de la clôture.

- Ni l'un ni l'autre, répondit Lédara. Je viens voir Bull… Comment le trouvez-vous, ces derniers temps ?

- Il ne cause pas beaucoup, et on l'aperçoit moins faire la fête à la taverne. Pourquoi ?

- Je me soucie de mes compagnons, vous devriez le savoir maintenant, non ? répondit Lédara.

- Ouais, je sais, répliqua Blackwall en souriant dans sa barbe noire. Faites attention avec Bull, il est très sombre depuis quelques temps.

- Ne vous inquiétez pas pour moi, fit l'Inquisitrice en donnant une tape sur l'épaule du Garde pour lui signifier de reprendre sa tâche.

Lédara s'éloigna de l'arène pour se diriger vers le Qunari absorbé dans sa méditation. En s'approchant de lui, elle remarqua que ses doigts jouaient avec une petite dague que la jeune femme n'avait encore jamais vue. Elle vint s'asseoir à ses côtés, mais Bull ne lui accorda pas même un regard.

- J'ai remarqué que vous ne transmettiez plus vos rapports des Ben Hassrath à Léliana, commença Lédara après un moment de silence.

Le Qunari répondit par un grognement incompréhensible.

- Y a-t-il une raison ? demanda-t-elle.

Bull poussa un grognement bref mais agressif.

- Que vous arrive-t-il ? demanda alors la jeune femme.

Il garda cette fois-ci le silence, ses yeux fixés sur la petite dague. Lédara observa également l'objet : elle était courte, une lame droite avec un manche en os orné d'un symbole que la Marchéenne ne voyait que rarement et savait originaire du Qun.

Iron Bull rangea soudain la dague à sa ceinture et fixa à nouveau les mannequins d'entraînement. Lédara, voyant qu'elle ne pourrait rien tirer de lui, décida d'agir comme il l'avait fait pour elle à Darse : le provoquer au combat. Elle se leva subitement et avec de petits coups de pied dans les jambes, elle le harcela :

- Alors, on abandonne ? On se laisse aller ? Venez vous battre !

Bull se laissa d'abord faire, ne réagissant pas aux harangues de l'Inquisitrice, puis, celle-ci devenant plus véhémente, il se leva d'un bond ce qui la fit sursauter.

- C'est ça ! dit-elle avec fougue, défendez-vous, montrez-moi que vous n'êtes pas une mauviette !

Le Qunari n'y tint plus : du revers de la main, il projeta la jeune femme à terre, qui continua de le provoquer. Les soldats qui s'entraînaient alentours se tournèrent brusquement de leur côté pour les observer, l'air un peu ahuri.

- C'est tout ce dont vous êtes capable ? dit Lédara en se relevant.

Bull se mit alors à lui envoyer des coups de poing que la jeune femme esquiva, attisant l'agressivité de son adversaire. Il s'échauffait de plus en plus, excédé par les paroles de la jeune femme et son petit manège. Alors que celle-ci avait fait un bond en arrière pour éviter un nouveau coup, le Qunari, à bout, se mit en position comme pour charger la Marchéenne avec ses cornes. D'une impulsion du pied, il se propulsa tel un taureau en furie. Lédara, qui ne s'attendait pas à une telle attaque, bondit sur le côté en faisant une roulade à terre afin de se relever le plus rapidement possible, car Bull, sa cible manquée, revenait à la charge.

Ce manège avait éveillé la curiosité et l'inquiétude sur les terrains d'entraînement et beaucoup s'arrêtèrent pour les observer ou s'écarter de leur chemin. Interpelé par le vacarme de la bagarre et la vue de soldats en inactivité, Blackwall chercha du regard d'où pouvait provenir la dispute. Lorsqu'il vit le Qunari agresser l'Inquisitrice, il se précipita à son secours.

- Non ! s'écria Lédara en apercevant le Garde accourir, n'intervenez surtout pas !

Bull tenta de saisir la jeune femme comme un prédateur pourchasserait sa proie, mais cette dernière esquivait avec agilité tout en contre-attaquant à main nue, s'essoufflant néanmoins un peu plus à chaque assaut. Cependant, elle ne s'arrêtait pas pour autant et continua de provoquer le Qunari. Iron Bull se défoulait maintenant, il était entré dans le jeu de l'Inquisitrice et se donnait entièrement dans cette bagarre. Sa poursuite était éreintante, mais plusieurs fois il avait réussi à la mettre à terre. La jeune femme se relevait à chaque fois, endolorie mais n'abandonnant pas. Il chargea une nouvelle fois et atteignit cette fois-ci sa cible : elle ne put que s'agripper à ses cornes afin de ne pas se faire empaler. Bull leva la tête, soulevant la Marchéenne comme si ce fut un fétu de paille et la projeta contre la clôture de l'arène. Voyant que le Qunari s'approchait à grand pas pour lui assener un coup, Lédara balaya du regard ce qui l'entourait et saisit un fouet qui traînait là. Elle roula sur l'avant pour éviter l'attaque d'Iron Bull et se retrouver dans son dos et déploya le fouet sur le bras de son assaillant, l'immobilisant quelques secondes.

Cette fois-ci, tout le monde s'était arrêté pour observer le combat entre les deux compagnons : certains avec intérêt, d'autres commentant les mouvements et esquives, et beaucoup avec inquiétude pour la jeune femme. Personne n'osait se mesurer en temps normal au Qunari parce qu'il faisait trois têtes de plus que le plus grand des hommes et que sa force était surhumaine. De plus, il était rompu au combat de par son expérience de mercenaire et de Ben Hassrath. Blackwall se retenait d'agir sur ordre de l'Inquisitrice, à contrecœur.

Bull fut surpris par cette immobilisation, mais sa surprise ne fut que de courte durée d'un mouvement brusque, il tira sur le lien qui lui retenait le bras, traînant la jeune femme à terre. Lédara fit lâcher la prise à son fouet et se releva prestement. Bull se retourna face à elle, et se mit en position pour la charger une nouvelle fois. Lédara se campa sur sa position contrairement à ce qu'elle avait fait jusque-là. La foule autour d'eux retint son souffle, tous les soldats avaient compris qu'elle n'allait pas chercher à éviter l'attaque. Iron Bull s'élança contre la jeune femme. Certains se cachèrent le visage, ne voulant pas voir ce qui allait suivre. Au dernier instant, Lédara sauta en l'air, lança son fouet en direction des cornes, et atterrit sur le dos du Qunari. Elle s'accrocha à ses cornes à l'aide du fouet et appuya de tout son poids sur les reins de son adversaire, le faisant cambrer en arrière, ce qui eut pour effet de l'arrêter net dans sa course. Iron Bull tomba de tout son long sur le sol, achevé, mais tenta un dernier geste : il saisit de ses deux mains l'Inquisitrice postée sur son dos et avec l'élan de sa chute la propulsa en avant. Lédara tomba avec un bruit sourd sur le dos.

Les deux compagnons cessèrent de bouger, essoufflés et rompus. Bull, à plat ventre sur le sol, se mit à rire. Il rit à gorge déployée, un rire franc et libéré. La jeune femme le suivit dans sa jovialité, riant également, mais plutôt de soulagement.

- Merci, Chef, dit Iron Bull après s'être calmé.

- De rien, répondit simplement Lédara en souriant.

Bull se mit en position assise et aida l'Inquisitrice à en faire de même. Les deux compagnons s'adossèrent alors à la clôture de l'arène l'un à côté de l'autre. Ils entendirent Blackwall ordonner à tous de se disperser et de se remettre au travail, les laissant tranquilles au milieu des entraînements qui reprirent. Lédara apostropha un soldat et lui demanda de leur apporter de la bière, mais Bull objecta :

- Non, petit, va plutôt chercher une bouteille de whisky et deux verres.

Le Qunari glissa quelques pièces dans la main du soldat aux cheveux châtain.

- Tout de suite ! répondit le jeune Anton qui avait assisté à toute la scène.

Le nouveau sergent partit rapidement en direction du marché. Lédara garda le silence pour se reposer de leur bagarre en fermant les yeux.

- Pour les rapports, je vous dois une explication, fit Bull après un moment.

La jeune femme rouvrit les yeux et tourna la tête dans sa direction pour l'observer, mais ne répondit rien, laissant le Qunari continuer :

- Je suis un Tal'Vashoff dorénavant, j'ai été banni du Qun.

- Pourquoi ? s'exclama Lédara en fronçant les sourcils.

Anton les interrompit en rapportant le whisky et les verres et repartit à ses nouvelles obligations de sergent. Iron Bull servit le breuvage dans les deux petits verres et en tendit un à l'Inquisitrice qui le but d'un trait. Bull en fit autant et les resservit derechef avant de répondre :

- Quand nous avons été dans l'Immatériel à l'Inébranlable, l'Arishak a vu ça comme une hérésie. Pour lui, j'ai trahi le Qun. J'ai donc été banni, et il m'a envoyé deux assassins pour me tuer.

- Quoi ? s'exclama encore Lédara. Et vous me dites cela seulement maintenant ?

- Ça servait à rien de vous alarmer pour si peu, Chef, répondit Bull. C'était deux gringalets, jamais ils n'auraient pu me tuer. Ce n'était qu'un avertissement officiel…

- Je suis désolée, Bull, soupira Lédara. Je sais que vous étiez attaché à votre patrie…

La jeune femme se sentit coupable : c'est elle qui avait ouvert cette faille et qui avait emmené le Qunari dans l'Immatériel.

- C'est pas votre faute, Chef, dit Bull en interrompant ses pensées. Nos croyances font que tout ce qui est lié à l'Immatériel est hérétique. Et nous ne pouvions pas faire autrement à ce moment-là. Je ne regrette pas de vous avoir accompagnée, même si cela signifie me retrouver seul dorénavant.

- Bull, fit Lédara en tendant à nouveau son verre vide, sachez que vous n'êtes pas seul. Vous ne le serez jamais.

Le Qunari regarda enfin la jeune femme dans les yeux et un sourire sincère se dessina sur son visage. Il resservit encore les deux verres de whisky, puis les deux compagnons trinquèrent.

- Merci, Chef.

- Et puis, continua Lédara, vous avez la Charge. Vos hommes comptent sur vous.

- C'est vrai, répondit Bull, Krem s'en sortirait pas sans moi !

Les deux compagnons rirent ensemble, buvant le whisky sans modération. Lédara sentit enfin sont arcade sourcilière picoter elle avait dû se cogner contre la clôture, et ses membres devenaient douloureux à mesure que les minutes passaient. Mais derrière son rire et sa bonne humeur, elle était sincèrement triste qu'Iron Bull ait dû sacrifier son lien avec sa patrie pour rester dans l'Inquisition et elle savait maintenant que cela devait lui peser même s'il ne le montrait plus.

- Je vous trouve enfin !

Lédara se retourna vivement et aperçut Cullen qui semblait la chercher depuis un moment déjà. Elle se releva en même temps que Bull qui lui fit une tape sur l'épaule avant d'emporter la bouteille de whisky à la forteresse, certainement pour la terminer avec ses compagnons de la Charge du Taureau.

- Je vous cherchais, j'ai une nouvelle importante... Que s'est-il passé ? Qu'est-ce que vous… ?

Le regard du Commandant s'était attardé sur la blessure de la jeune femme.

- Ce n'est rien, répondit-elle en essuyant le petit filet de sang séché qui s'en était écoulé. Un entraînement un peu musclé. Dites-moi plutôt ce qui est aussi important.

- Nous avons trouvé les templiers rouges de Samson : ils escortaient une caravane de matériel vers un lieu secret en pleine nature. Il pourrait s'agir de son quartier général. J'attends un rapport d'ici une heure, mais j'ai déjà commencé à préparer un escadron de soldats pour nous y accompagner.

- Samson, le général de Corypheus ! s'exclama Lédara.

- Oui, nous le tenons enfin ! nous avons trouvé son repaire.

- Je réunis mon équipe et nous partons dès que vous aurez reçu confirmation, répondit Lédara en partant en direction de l'intérieur de la forteresse, suivie par Cullen.

- Je pars avec vous, lança celui-ci à brûle pourpoint.

- Avec Bull et Cassandra…

- Je refuse de rester ici sachant que vous affronterez Samson, l'interrompit Cullen. Je le connais mieux que quiconque, je dois vous accompagner.

- D'accord, admit Lédara. Préparez-vous également dans ce cas.

Arrivés dans la cour inférieure, l'Inquisitrice et le Commandant se séparèrent afin d'être prêt à partir dès réception du rapport des éclaireurs sur place.

Il était près de minuit, quatre jours après le départ de Fort Céleste, quand l'escouade accompagnant l'Inquisitrice et le Commandant arriva dans une clairière de la forêt où le quartier général de Samson avait été localisé. C'était le point de rendez-vous donné par le groupe d'éclaireur qui avait confirmé la présence des templiers rouges dans les ruines d'un ancien temple tévintide, à l'est du royaume d'Orlaïs.

La nuit était douce et l'on n'entendait qu'une légère brise dans le feuillage des arbres et le ronron de quelques grillons des forêts dans la petite clairière illuminée par la pleine lune. Malgré cette sérénité, personne ne sommeillait encore car tous étaient réunis sous une grande tente éclairée par le feu de camp à son entrée. Assis autour d'une vieille souche faisant office de table, Cullen, Lédara, Iron Bull et Cassandra méditaient devant une carte établie par les éclaireurs de la Maître-espionne, ceux-ci sur place depuis ces quatre jours à observer et espionner les moindres faits et gestes des templiers rouges.

- Carter dit n'avoir jamais aperçu Samson depuis qu'il est en poste ici, dit Cassandra.

- Mais il faut nous attendre à ce qu'il soit là, ajouta Cullen avec pragmatisme, mieux vaut être trop prudent que pas assez.

- Pour une attaque surprise, cela va être dur, fit remarquer Iron Bull, il n'y a qu'une entrée et elle est complètement à découvert.

- Il y aurait bien ce passage, dit Cullen en pointant un endroit sur le parchemin, mais ce serait trop long de défricher les tunnels.

- Et de nuit ? suggéra la Chercheuse.

- L'entrée principale est éclairée de jour comme de nuit par deux séries de torches, répondit le Commandant, on nous verrait arriver malgré l'obscurité de la nuit. De plus, nous sommes en période de pleine lune, ce n'est pas à notre avantage.

- Et si nous attaquions de front, en plein jour ? fit soudain Lédara.

Tous la regardèrent en silence, perplexes.

- Carter a dit que les templiers s'étaient soudain activés plus que lors des premiers jours, continua l'Inquisitrice, ils soupçonnent peut-être notre arrivée. Alors pourquoi ne pas se présenter de front, brutalement ?

- Elle n'a pas tort, renchérit le Qunari. De ce qu'ont rapporté vos éclaireurs, ils semblent déménager. Cependant, je ne pense pas qu'ils savent quand nous arriveront, encore moins que nous sommes déjà là. Autant utiliser cet avantage-là pour les coincer dans les ruines.

On entendit soudain le feu crépiter, puis des bruits de casserole et de couverts en bois.

- Alors, votre plan est prêt ? lança Varric qui était assis près du feu, parce que le repas, lui, il l'est.

- Et on a faim, renchérit Séra qui était couchée dans l'herbe un peu plus loin.

Celle-ci se leva d'un bond et s'approcha des quatre compagnons qui tergiversaient sur la carte.

- On a qu'à se pointer à l'aube demain et on verra bien sur place, continua l'elfe avec désinvolture.

- Bien sûr Séra, fit Cassandra, on sait que tous vos plans sont infaillibles. Faisons ainsi !

- Du calme vous deux, intervint Lédara.

- Moi je suis d'accord avec l'elfe, ajouta alors Dorian qui était adossé à un arbre non loin du feu. De toute manière, nos plans ne fonctionnent jamais comme on l'avait prévu, n'est-ce pas, Inquisitrice ?

- Ce n'est pas faux, murmura Lédara en souriant.

- C'est même vrai, renchérit le Qunari, vous vous souvenez de la fois dans les ruines…

- Bull ! s'exclama la Marchéenne pour l'interrompre.

- Désolé, Chef.

- De quoi parlez-vous ? demanda Cullen intrigué et inquiet.

- Oh, rien d'extraordinaire, Commandant, reprit Cassandra d'un ton apaisant. Nous avions été pris au piège dans un éboulement… c'est tout.

- Un éboulement… Comment cela ? s'écria Cullen de plus en plus désorienté.

- Bon, on va manger ? lança Lédara en se levant et se dirigeant vers le feu, les joues rougissantes.

L'Inquisitrice avait pris l'habitude de ne pas tout raconter en détail ce qui pouvait se passer lors de ses expéditions. Elle et ses compagnons de voyage s'entendaient maintenant si bien qu'ils s'arrangeaient entre eux pour les imprévus pouvant surgir, seule la mission pouvant importer lors de la rédaction des rapports.

Lors de leur voyage jusqu'au point de rendez-vous devant les ruines tévintides, le Commandant découvrit l'entente et l'amitié qui s'était largement développée entre Lédara et ses compagnons et il les envia de passer autant de temps avec elle alors que lui-même restait à Fort Céleste la plupart du temps. Il lui venait même parfois à l'esprit qu'il pouvait se passer bien des choses dans les campements où elle séjournait… Le plus souvent, Cullen balayait ces pensées-là de son esprit, toutefois il ne pouvait s'empêcher de se poser la question, la jalousie le taraudant sans qu'il ne s'en rende compte.

Cela faisait une petite heure que tout le monde était parti se coucher sous sa tente, mais Cullen ne réussissait pas à trouver le sommeil. Il resta allongé sur sa paillasse improvisée, torse nu, les bras en croix derrière sa tête et le regard fixé sur le tissu beige de sa tente tout en ressassant ses sombres pensées. Il fut soudain sorti de sa transe lorsqu'il vit les pans de tissu bouger légèrement et une silhouette s'approcher discrètement de lui.

- C'est moi, chuchota-t-elle dans la pénombre.

Cullen s'était relevé sur ses coudes et cherchait à tâtons sa lame jusqu'à ce qu'une main fine et chaleureuse se pose sur la sienne.

- Qu'est-ce que… bredouilla-t-il en reconnaissant Lédara.

- Cassandra dort à point fermé, dit la jeune femme, ainsi que tous les autres d'ailleurs.

Lédara se glissa sous la couverture et vint s'allonger tout contre lui. Presque automatiquement, Cullen la prit dans ses bras. Toutefois, ses pensées ne le quittèrent point.

- J'ai souvent rêvé de ce moment pendant mes expéditions, lui murmura-t-elle à l'oreille, et voilà que vous m'accompagnez enfin…

Elle caressa ses épaules, son torse, puis déposa un baiser sur ses lèvres avant de passer une jambe par-dessus les siennes et de le chevaucher. Son corps était d'une douce légèreté, ne portant que sa fine chemise de lin qui retombait sur l'une de ses épaules. Il caressa ses pieds nus, remonta le long de ses jambes puis agrippa ses cuisses fermement. Cependant, ce qu'il avait pu imaginer un peu plus tôt le turlupinait encore, l'empêchant de se laisser aller à son désir qu'elle provoquait pourtant avec délice.

- L'avez-vous déjà fait lors d'autres expéditions ? dit-il soudain, n'y tenant plus. Je veux dire, avec…

- Pardon ?

Lédara s'arrêta net et fronça les sourcils.

- En vous voyant tout à l'heure, vous paraissez si proche des autres que… tenta d'expliquer Cullen avec gêne, une pointe de reproche dans la voix.

- Vous plaisantez ? le coupa-t-elle abasourdie. Je n'ai jamais… C'est ce que vous croyez ?

Elle s'était retirée pour s'asseoir à côté de lui, ses genoux recroquevillés contre elle.

- Non ! Enfin… cela m'a traversé l'esprit…

- Donc vous ne me faites pas confiance, souffla Lédara partagée entre la déception et l'exaspération.

La jeune femme remonta le pan de sa chemise sur son épaule avant de se lever et de quitter la tente, déçue.

- Attendez ! chuchota Cullen en se levant à sa suite.

- Laissez-moi, lui répondit-elle en récupérant quelques-unes de ses affaires sous sa tente et en se dirigeant vers la petite rivière en contrebas du campement.

Cullen ne put que la regarder s'éloigner tout en regrettant amèrement ce qu'il avait pu imaginer l'instant d'avant. Il fit alors mine de la suivre lorsqu'une voix familière l'arrêta :

- N'y allez pas, idiot.

- Dorian… soupira Cullen en se retournant.

Le mage semblait revenir du petit coin, ses cheveux noirs en bataille tandis qu'il remontait la braguette de son pantalon.

- Je vous ai entendu malgré sa parfaite discrétion pour vous rejoindre, reprit Dorian. Elle voulait vraiment passer un bon moment avec vous… Comment pouvez-vous ne pas avoir confiance en elle ?

Le mage paraissait agacé au plus haut point. Cullen ne répondit pas et se dirigea malgré tout vers la rivière. Il entendit Dorian pousser un dernier soupir derrière lui puis il s'enfonça dans le bois en suivant le bruissement de l'eau qui s'écoulait doucement. L'ancien templier la trouva assise au bord de la rivière, adossée à un arbre et son regard perdu sur les pierres visibles au fond de l'eau. Il s'approcha silencieusement et vint s'asseoir sur un petit rocher non loin d'elle.

- Je ne voulais pas vous blesser, commença Cullen à mi-voix.

La jeune femme garda le silence, son regard rivé sur les miroitements de l'eau. Cullen ne sut quoi ajouter, conscient qu'il l'avait déçue, et posa ses yeux sur ses mains qu'il tortillait avec tension.

- Je pourrais très bien me poser la même question sur vous, dit-elle soudain. Je suis la plupart du temps loin de Fort Céleste, vous côtoyez plusieurs femmes tous les jours, Joséphine, Léliana, et j'en passe… ou même peut-être que vous avez l'occasion de vous détendre à la taverne.

Cullen releva vivement la tête, stupéfait de la remarque de la jeune femme, mais elle ne lui laissa pas le temps de répondre :

- Mais moi, j'ai suffisamment confiance en vous pour ne pas m'inquiéter de cela. Je ne me suis même jamais posé la question jusqu'à maintenant, d'ailleurs…

- Pardonnez-moi, dit-il désolé.

Lédara poussa un soupir.

- Ne le soyez pas… dit-elle enfin.

Cullen l'observa sans comprendre. La colère de Lédara sembla se muer en culpabilité, les traits de son visage s'attristant soudain.

- Vous êtes en droit de vous poser la question, c'est normal après tout, ajouta-t-elle en posant ses yeux clairs sur l'ancien templier. Il l'observa plus attentivement et vit qu'elle hésitait à lui dire quelque chose qui semblait à présent la tracasser. Lédara détourna alors son regard, gênée.

- Je… une fois, nous nous sommes embrassés, Bull et moi…

Cullen se leva d'un bond alors qu'une colère jalouse le prit violemment :

- Quoi ? Vous…

- C'était juste après que vous m'avez rejetée ! s'empressa d'ajouter Lédara. Cela m'avait anéantie, je ne parvenais plus à penser à autre chose… J'étais en colère contre vous, mais je n'arrivais pas à me détacher du souvenir de votre baiser sur la muraille…

Cullen se calma peu à peu, jusqu'à se rasseoir lentement sur le rocher, la respiration encore haletante.

Lédara l'observa un instant et réprima un sourire. Le voir ainsi jaloux lui plut davantage qu'elle ne l'aurait pensé.

- Rassurez-vous, ajouta-t-elle pour l'apaiser, c'est lui qui m'a repoussée lorsqu'il a vu que je ne pouvais vous oublier.

Elle posa sa main sur la sienne.

- C'est un ami, pour nous deux.

Cullen serra sa main dans la sienne, tout à fait calmé. Toutefois, la remarque de la jeune femme sur ses possibles conquêtes à la forteresse l'avait intrigué :

- Et donc… Vous n'avez jamais eu aucun doute à mon sujet ? lui demanda-t-il en ne pouvant réprimer un léger sourire.

- Non, répondit Lédara un peu trop abruptement.

- Jamais ? insista Cullen dont le sourire s'élargissait devant la mine renfrognée de Lédara.

La jeune femme se referma un peu plus, tandis qu'elle adoptait une moue boudeuse qui acheva de séduire l'ancien templier. Il s'assit alors à ses côtés, ses doigts effleurant son bras avec douceur.

- Même pas cette éclaireuse, Ritts, qui travaille pour moi ? lui susurra-t-il à l'oreille pour la faire réagir. Ni même celle qui travaille pour Dila ? Quel est son nom déjà… Shanna ?

- Arrêtez, répondit Lédara en rougissant.

- Je n'ai d'yeux que pour vous, murmura-t-il alors, son souffle tout contre sa joue et ses lèvres caressant sa nuque.

Elle tourna la tête pour plonger son regard dans le sien, déposa un baiser sur ses lèvres, puis elle fut saisie à bras le corps par l'ancien templier et tous deux terminèrent ce qu'ils avaient entamé sous la tente.

Peu après l'aube, l'Inquisitrice et tous ses compagnons ainsi que l'escouade de soldats étaient aux portes des ruines. Du moins, ce qu'il restait des portes : le seul accès aux ruines se faisaient par un large sentier dans la forêt qui débouchait sur une haute arcade de pierres envahies par la mousse et le lierre. Celle-ci donnait sur une immense cour à ciel ouvert, complètement dégagée. Sur les côtés, des gradins ponctués de statues à moitié détruites d'hommes et de femmes en robe longue. En face, une large volée d'escaliers menant à une lourde porte de bois renforcée de barres en fer. Le bâtiment auquel donnait accès cette porte était encadré de hautes colonnes carrées, des arbres et des plantes grimpantes cachant la moitié de l'édifice. On pouvait distinguer ici et là des drapeaux à l'effigie des templiers, une épée brandie auréolée de flammes, mais aussi des charrettes à l'abandon jonchaient la cour, celles-ci emplies de caisses et de matériaux divers.

A peine la grande arcade passée, le petit groupe de l'Inquisition se fit attaquer par une vague de templiers rouges. Ceux-ci étaient peu nombreux cependant : une quinzaine de templiers au total se ruèrent sur eux, vite éliminés par les flammes de Dorian et la lame des soldats inquisitoriaux. Arrivés devant la haute porte, le Commandant donna ses ordres à l'escouade qui se scinda en deux groupes dont un resterait pour monter la garde et l'autre accompagnerait l'Inquisitrice à l'intérieur des ruines. Une fois la porte passée, une nouvelle vague de templiers se jeta sur le groupe escortant la Marchéenne, à nouveau rapidement mis hors d'état de nuire. Lédara put avancer sans encombre dans le temple, observant avec prudence autour d'elle.

- Pas de traces de Samson, grommela Lédara.

- Il s'est enfui, ou a été prévenu de notre présence et n'est pas revenu dans son quartier général, suggéra Cassandra.

- Fouillons les lieux, nous trouverons peut-être des choses intéressantes, intervint Cullen avec un peu de dépit en effet, il aurait préféré se débarrasser du général de Corypheus tout de suite plutôt que de se retrouver dans une nouvelle impasse.

- Un temple dédié à Tiamat, commenta Dorian en reconnaissant une statue moins abimée que les autres. Un lieu idéal pour une engeance qui se dit être un ancien magister.

- Peut-être, mais j'imagine que cela ne devait pas ressembler à cela hier, fit remarquer Iron Bull.

Tout semblait avoir été balayé par le feu et détruit volontairement et les lieux paraissaient avoir été déserté à la hâte.

- Samson a dû ordonner la mise à sac de son quartier général pour que nous ne puissions pas le faire nous-mêmes, dit sombrement Cullen.

- On dirait bien qu'il a préféré « limiter la casse » et s'enfuir, murmura Lédara qui observait toujours les ruines à la recherche de quelque chose d'intact.

Des cristaux de lyrium rouge s'étalaient dans certains coins, sur des pierres, dans des restes de carcasses humaines, projetant une atmosphère rougeoyante et sombre. Les compagnons descendirent une volée d'escaliers, traversèrent des débris se consumant encore en braises chaudes. Des foyers de flammes persistaient ici et là ce qui ajoutait une chaleur de fournaise à l'endroit. Au fond de l'immense hall qu'ils parcoururent se trouvait une autre porte, moins imposante, qui devait donner sur l'ancien lieu sacré du temple auquel seuls les prêtres avaient accès. Iron Bull en poussa les battants et ouvrit le passage à l'Inquisitrice et au Commandant qui pénétrèrent lentement dans la vaste pièce tout aussi rougeoyante et calorifère que le grand hall. Les deux dirigeants aperçurent immédiatement sur le côté droit la silhouette d'un homme avachi contre une table de pierre. Ils accoururent prudemment vers l'homme gisant à terre il était vêtu d'une simple robe noire aux larges manches et arborait sur le front un soleil aux rayons onduleux au-dessus de ses yeux mi-clos, le signe des Apaisés.

- Bonjour, Inquisitrice, dit celui-ci d'une voix faible et monocorde.

Lédara s'agenouilla à ses côtés et l'examina avec précaution.

- C'est Maddox, l'Apaisé de Samson, murmura Cullen qui avait suivi le mouvement de la jeune femme. Faites venir le soldat Monk, il est guérisseur ! lança-t-il à l'adresse de Cassandra qui était restée en arrière.

- C'est inutile, Chevalier-sous-capitaine Rutherford, dit calmement Maddox. J'ai bu tout mon stock d'essence de cloque-de-rouille. Cela ne devrait plus être très long.

Maddox tourna la tête vers l'Inquisitrice, ses yeux vides d'expression :

- Samson m'a parlé de vous. Vous lui avez donné du souci. J'ai mis le feu au camp. C'était la meilleure chose à faire. Notre mort laissait à Samson le temps de s'échapper.

- Samson était là ? s'exclama Cullen. Vous avez sacrifié votre vie pour… pour lui ? Pourquoi ?

- Il m'a sauvé avant même d'avoir besoin de moi, répondit Maddox, sa voix s'affaiblissant. Il m'a redonné un but. J'ai… voulu l'aider…

L'Apaisé s'affaissa sur lui-même, mort.

- Lui donner le temps de s'échapper, murmura Lédara qui fronça soudain les sourcils. Un piège… C'est un piège !

A ce moment, des bruits de combat se firent entendre dans le grand hall. Cullen se releva prestement et dégaina son épée alors que Lédara arma son arc d'une flèche. Ils coururent tous deux vers la porte et aperçurent leurs compagnons aux prises avec trois gigantesques Béhémots, ces êtres de lyrium rouge pur qui causaient tant de morts dans les rangs de l'Inquisition. Le groupe de soldats à l'entrée du temple avait été décimé et Varric aidait Séra à se relever pour se mettre à l'abri. L'elfe avait dû être sévèrement blessée. Cassandra menait de front deux des monstres de lyrium, les tenant à distance de son bouclier afin de laisser à Dorian le temps de lancer un sort de feu contre eux. Cullen se lança dans la bataille, chargeant le troisième Béhémot qui menaçait le mage tévintide. Lédara allait elle aussi s'élancer dans le combat mais son élan fut coupé net par un templier rouge qui semblait l'avoir attendue silencieusement dans la pénombre d'un pilier. Celui-ci la força à repartir dans la pièce où se trouvait le corps de Maddox afin de la piéger en la séparant de ses compagnons trop occupés à combattre les trois géants rouges.

Le templier qui combattait l'Inquisitrice était grand, vêtu de son armure dans sa totalité, son heaume cachant les traits de son visage. Il tenait un large bouclier orné du symbole de l'Ordre des templiers de sa main gauche et une épée lourde de sa main droite. Il semblait parfaitement aguerri et sûr de lui comme si ce moment lui avait été dicté depuis longtemps. Il s'approcha à pas lourd de la jeune femme tout en levant son épée pour l'abattre contre sa victime. Lédara qui avait reculé jusqu'au mur du fond en espérant trouver une issue, l'esquiva de justesse. Une autre frappe évitée lui fit néanmoins perdre l'équilibre. Le templier rouge avançait contre elle inexorablement jusqu'à la coincer dans un coin de la pièce. Lédara passa son arc sur son épaule et dégaina ses dagues, prête à riposter. Après une nouvelle esquive, elle tenta une attaque, infructueuse : le templier lui asséna un coup de pommeau dans le dos, la faisant tomber lourdement à terre. La jeune femme se releva rapidement et se remit en position de défense juste à temps pour contrer un nouvel assaut. Cependant, la force du templier était telle qu'il la fit s'écrouler au sol. Lédara perdit l'une de ses dagues qui lui glissa de la main sous la force du coup elle s'élança pour la rattraper mais le templier fit glisser la lame d'un coup de pied hors de sa portée. Il était maintenant juste au-dessus d'elle et dirigeait la pointe de son épée vers l'emplacement de son cœur. Sans réfléchir, l'Inquisitrice planta sa deuxième dague dans l'interstice de la botte de son assaillant qui posa un genou à terre sous le coup. Elle en profita pour s'éloigner de lui et récupérer sa dague. Quand elle se tourna à nouveau du côté du templier, elle vit celui-ci retirer lentement son heaume.

Son sang se figea dans ses veines. Ses membres ne répondaient plus et son esprit s'était soudain embrumé. Cela ne se pouvait pas… pas encore… Lédara se trouvait face à son frère, Dénan, son visage défiguré par les veinures rougeâtres du lyrium, ses traits durcis par une colère immense, mais ses yeux, eux, semblaient vides d'expression. Cette vision était encore plus effrayante que dans ses pires cauchemars. Il se releva lentement en laissant tomber son casque sur le sol, empoigna fortement son épée et se dirigea d'un pas lourd vers sa sœur. Lédara recula en titubant.

- Dénan, c'est moi… murmura-t-elle désespérée.

Il ne semblait pas entendre sa voix et continuait son avancée vers elle, levant encore sa lame pour frapper. Lédara réussit à l'éviter et planta machinalement sa lame dans le dos de son adversaire. Des larmes giclèrent des yeux de la jeune Marchéenne qui lui brouillèrent la vue. Elle retira sa dague ensanglantée. D'instinct, elle avait visé le cœur et semblait l'avoir atteint. Son frère se retourna, ses mouvements maintenant ralentis. Il avait lâché son bouclier comme s'il avait perdu l'usage de son bras gauche. Il la fixa droit dans les yeux : Lédara y décela alors une hésitation. Dénan la saisit fermement par le bras puis tomba à genoux, l'entraînant dans sa chute. Elle l'attrapa par les épaules, ne quittant pas son regard des yeux. Le sang s'écoulait de la blessure du templier et tapissait de pourpre le sol autour d'eux. Toujours accroché à elle, il s'écroula sur le côté en continuant de la fixer intensément. Lédara se laissa aller, l'accompagnant dans le moindre de ses mouvements. Ils étaient maintenant tous les deux allongés sur le sol l'un en face de l'autre, baignant dans le sang répandu plus aucun son ne leur parvenait d'au dehors, ils étaient comme isolés hors du temps et de l'espace.

- Lédara… bredouilla soudain le templier.

- Je suis là, murmura-t-elle, des tremblements dans sa voix.

- N'hésite pas, fais-le, maintenant, dit-il dans un éclair de lucidité.

Lédara savait pertinemment ce que voulait dire le templier rouge. Elle empoigna l'une de ses dagues de sa main gauche et après une grande inspiration, elle l'enfonça dans la poitrine de son frère. Seul ce sentiment de délivrance qu'elle voyait chez son frère lui permit de faire un tel geste.

- Il faut… que tu l'arrêtes… Promets… moi…

Sa bouche s'était emplie de sang.

- Je te le promets, fit Lédara les larmes aux yeux.

Le templier rouge s'éteignit avec une lueur apaisée dans le regard.

- Lédara !

Plusieurs cris et exclamations parvinrent à la jeune femme, ses compagnons avaient réussi à se sortirent du piège vivants. Cullen et Cassandra furent les premiers à trouver l'Inquisitrice étendue aux côtés du templier rouge, baignée de sang. Leur peur fut immense devant cette vision. Ils se jetèrent à ses côtés afin de vérifier qu'elle était en vie, et lorsqu'ils la virent respirer lentement, les larmes coulant le long de ses joues, une vague de soulagement les submergea tous deux.

- Chef ! Est-ce qu'elle est… ? s'écria Bull en se décomposant lui aussi devant cette image morbide.

- Elle est vivante, le rassura Cassandra.

Cullen avait posé ses mains sur la jeune femme, voulant l'éloigner du cadavre du templier, mais Cassandra l'arrêta soudain. Les deux guerriers se regardèrent, Cassandra hochant la tête pour l'inciter à la laisser. Cullen comprit tout de suite ce qu'avait pressenti la Chercheuse : il relâcha Lédara, la laissant prendre le temps dont elle avait besoin face à son frère.

Les secondes défilèrent, puis les minutes, interminables pour tous les compagnons de l'Inquisitrice. Tous avaient gardé le silence, figés sur place. Varric et Dorian avaient sortis Séra des ruines pour la raccompagner au campement avec les quelques soldats qu'il restait. Soudain, Lédara lâcha le manche de sa dague qu'elle avait serrée si fort pendant tout ce temps que ses doigts en tremblaient, puis passa sa main sur le visage de son frère mort pour refermer ses paupières. Elle se leva enfin, ne croisa le regard d'aucun de ses compagnons et sortit de la pièce en silence. Tous la regardèrent sans bouger. Devant la porte ouverte face au grand hall, elle s'arrêta :

- Fouillez le camp, dit-elle d'une voix rauque, Maddox a peut-être oublié quelque chose.

La nuit était tombée depuis une heure environ sur le campement de l'Inquisition, dans la petite clairière aux abords de la forêt, et les arbres portaient leurs ombres mouvantes sur les tentes de peaux.

Lédara s'était entièrement lavée à la rivière afin de faire disparaître toute trace de sang sur elle et sur ses vêtements de voyage. Malgré cela, elle savait qu'une fois rentrés à Fort Céleste, elle ferait changer sa tenue de voyage pour une nouvelle car elle ne pouvait supporter l'idée de porter celle qui avait trempé dans le sang de son frère qu'elle avait elle-même fait verser.

Le campement était alors silencieux : Varric préparait le repas du soir avec l'aide d'Iron Bull et de deux soldats, Dorian était resté auprès de Séra qui se remettait lentement de sa blessure. L'elfe avait reçu un coup d'épée dans la cuisse fort heureusement elle n'en perdrait pas l'usage mais ne pourrait marcher pendant plusieurs jours au moins. Cullen et Cassandra se tenaient auprès de Lédara, un peu à l'écart du camp. Les deux guerriers l'avaient rejoint assez vite afin d'éviter qu'elle broie à nouveau du noir avec ce qui était arrivé le matin même.

- Je ne m'attendais pas à le voir, dit enfin Lédara après des heures d'un silence inquiétant. J'avais réussi à me dire que je ne le reverrai plus, qu'il était mort…

- Il n'était plus lui-même depuis longtemps, la raisonna Cullen.

Celui-ci lui tenait la main dans les siennes, des mains chaudes et réconfortantes.

- Il l'était, le contredit Lédara, à la fin… Il m'a lui-même demandé de l'achever. J'ai vu sa souffrance dans ses yeux…

- Vous avez fait ce qu'il fallait, fit Cassandra d'un ton apaisant.

- Je sais, répondit brièvement Lédara en baissant les yeux.

- Vous pourrez enfin faire votre deuil, ajouta Cassandra avec sagesse.

- Hmm… répondit Lédara.

Non, elle ne le pourrait pas. Il le lui serait impossible tant que Corypheus et Samson seraient vivants et continueraient leurs abominations en ce monde, ou dans tout autre d'ailleurs. Une haine nouvelle et profonde était née chez la jeune femme, entièrement dirigée vers Samson, car c'était lui qui avait transformé son frère en templier rouge. Au fond d'elle-même, elle savait que le général de Corypheus était conscient que Dénan avait été son frère et il l'avait gardé près de lui pour le jour où elle-même l'affronterait. C'était son arme secrète contre l'Inquisitrice. Pour cela, elle était prête à tuer Samson dès qu'il croiserait sa route.

- Avez-vous trouvé quelque chose dans le quartier de Samson ? demanda Lédara à ses deux compagnons.

- Samson a laissé un message, dit Cullen en sortant un parchemin d'une de ses poches. Pour moi.

- Que dit-il ?

- « Buvez assez de lyrium, et sa Chanson vous révélera la vérité. La Chantrie nous a utilisés, vous vous trompez de combat » lut Cullen, avec dégoût.

- Quels autres souvenirs avez-vous de Samson, de l'homme qu'il était ? demanda Cassandra au Commandant.

- Quelle importance ? lâcha Lédara avec un mouvement de révulsion. Ce qui nous aiderait, c'est quelque chose qui puisse nous mener à lui.

- Nous avons trouvé plusieurs choses malgré tout dans son campement, fit Cassandra. Des fioles de lyrium vidées jusqu'à la dernière goutte. Cela démontre une exceptionnelle résistance de la part de Samson, ce qui en fait un adversaire vraiment dangereux.

- Nous avons également trouvé des instruments pour travailler le lyrium, ajouta Cullen, de très haute qualité. Intacts, ils vaudraient une fortune. Les Apaisés confectionnent souvent leurs propres outils. Dagna devrait pouvoir nous renseigner : si Maddox a utilisé ces instruments pour construire l'armure de Samson, elle pourrait s'en servir pour la détruire.

- Une bonne nouvelle alors, dit Lédara en relevant la tête.

- Oui, nous le tenons, affirma Cassandra en souriant.

L'Inquisitrice poussa un soupir. Peut-être que leur expédition n'avait pas été veine si Dagna réussissait à faire quelque chose de ces outils. Elle l'espérait très fortement en tout cas.

- Rentrons au plus vite à Fort Céleste, conclut l'Inquisitrice.

A son retour à Fort Céleste, l'Inquisitrice reprit ses occupation comme si rien ne s'était passé, au plus grand désespoir de Cassandra. La Chercheuse s'inquiétait facilement pour son amie depuis ce qu'il s'était passé à la suite des événements de l'Inébranlable. Elle lui rendit donc visite dans ses appartements pour être sûre d'avoir une parfaite intimité, un matin où les giboulées de neige recouvrait à nouveau la forteresse.

La guerrière frappa avec douceur à la porte de la chambre de l'Inquisitrice après être montée au sommet de la tour, et entendant l'invitation à entrer de son amie, ouvrit la porte et la referma juste derrière elle sans bruit. C'était la première fois qu'elle entrait dans les appartements de Lédara et ne fut pas surprise de voir une certaine simplicité dans le faste qu'on essayait d'imposer à la jeune femme. La chambre était plutôt bien rangée, le feu crépitait doucement dans l'âtre de la cheminée et l'on voyait au travers des portes-fenêtres la neige tomber à gros flocons et recouvrir la balustrade de pierre.

Lédara était assise à son bureau qui était recouvert de paperasse qu'elle ramenait de la salle de commandement et de feuillets qui lui arrivaient directement : invitations, demandes en mariage, reconnaissances de dettes, tout y était représenté. La bibliothèque qui faisait l'angle derrière son bureau s'était considérablement fournie en ouvrages spécialisés sur les régions de Thédas, les stratégies guerrières, les us et coutumes de peuples divers et variés, les runes naines, les artefacts elfiques, et plein d'autres sujets pouvant concerner l'Inquisition de près ou de loin.

L'Inquisitrice leva le nez d'un ouvrage sur les utilisations du lyrium par la Chantrie rédigé par Frère Génitivi, un grand chercheur et philosophe de son temps.

- Cassandra, tout va bien ? demanda Lédara un peu surprise par la visite de son amie.

- Pour moi, oui, répondit la Chercheuse. Et vous ?

- Bien, bien.

- Est-ce vraiment sûr ? insista Cassandra.

Lédara la fixa du regard, sachant pertinemment où elle voulait en venir.

- Prenez un siège, je vous en prie, répondit-elle en refermant le livre devant elle.

Cassandra prit une chaise rembourrée qui se trouvait près de la table basse et du divan et s'assit en face de la Marchéenne. Elle sortit d'une sacoche qu'elle portait au côté des petites madeleines qu'elle déposa sur le seul coin du bureau qui n'était pas recouvert de parchemin.

- Vos préférées, dit la Chercheuse en souriant.

- Je sais que vous les aimez beaucoup aussi, car à chaque fois que je passe en cuisine pour en prendre, il n'y en a plus, la taquina Lédara.

- Ce n'est pas faux, rit Cassandra en en prenant une.

Toutes deux mangèrent une madeleine en silence.

- J'avais aussi un frère, raconta soudain Cassandra. Anthony était mon aîné, un chasseur de dragons qui m'a montré ce qu'un Pentaghast pouvait vraiment être. C'était mon idole. Je voulais chasser les dragons avec lui, mais mon oncle me l'interdisait. Anthony m'avait promis de me former en secret pour qu'un jour, on puisse chasser ensemble ces bêtes formidables. Et il est mort.

Lédara garda le silence, se remémorant la seule fois où la Chercheuse avait mentionné l'existence de son frère, à Darse. A cette époque-là, la jeune femme n'avait pas cherché à en savoir plus car elle avait senti une grande douleur chez son amie quand elle avait abordé le sujet.

- Je n'en parle que rarement, répondit la Chercheuse. Un groupe d'apostats qui voulait du sang de dragon a demandé à Anthony de lui en procurer. Il refusa et ils le tuèrent. Devant moi. Je priai alors la Chantrie de me laisser intégrer les templiers. Mais à la place, on m'envoya chez les Chercheurs. Il m'a fallu de nombreuses années pour oublier ma soif de vengeance.

- Je comprends ce que vous avez ressenti, murmura Lédara.

- Parfois, la rage m'empêchait de respirer et j'étouffais presque. Il arrive que je me demande à quoi ressemblerait ma vie si Anthony était encore là. Est-ce que je serais une chasseuse de dragons ? Ou mariée à un crétin de noble et mère de trois enfants ? Qui sait. Je me réconforte en me disant que le Créateur a un plan, mais… Il n'est pas toujours clément.

Les deux femmes baissèrent les yeux, parcourues toutes les deux du même sentiment de frustration.

- Vous n'avez pas l'air de beaucoup aimer votre patrie, le Névarra, fit remarquer Lédara.

- Ma famille l'a polluée, répondit Cassandra avec un air de dégoût. Ce que j'ai vu de mon pays, je l'ai vu à travers les barreaux d'une cage dorée. Mon oncle me traitait comme une poupée de porcelaine qu'il aurait rangée sur une étagère et qu'il dépoussiérerait de temps à autre. Et donc je n'ai découvert le Névarra, le vrai Névarra, que beaucoup plus tard. C'est alors que je me suis rendu compte que je n'en connaissais rien.

- Votre oncle ? Et vos parents ? l'interrogea tout haut la Marchéenne.

- Mes parents ont eu la mauvaise idée de choisir le mauvais camp lors de la deuxième tentative de coup d'état contre le roi Markus, répondit sobrement Cassandra. Le roi les a fait exécuter, mais nous a épargnés, mon frère et moi. Nous étions que des enfants, et de sa famille de surcroît. C'est donc mon oncle qui nous a élevés. Un mortalitasi qui préférait la compagnie de ses cadavres à celle des vivants.

- Votre oncle était un… mortalitasi ?

- Un mage de la mort, expliqua-t-elle. Il l'est toujours, d'ailleurs. Chez nous, on ne brûle pas les morts, on les enterre dans des caveaux spéciaux. Les mortalitasi supervisent ces cryptes, comme des prêtres. Oncle Vestalus est responsable de la Grande nécropole. Les Névarrans passent plus de temps à honorer leurs parents morts qu'à s'occuper des vivants. C'est tellement étrange d'être à ce point fasciné par la mort et ses attributs. Je n'ai jamais réussi à comprendre.

Lédara fut à la fois surprise et sensible à ce que venait de raconter Cassandra sur sa famille. La Chercheuse ne parlait jamais d'elle et elle devait avoir une grande confiance en la Marchéenne pour se confier ainsi.

- Je veux vous rassurer, Cassandra, dit alors Lédara, je vais bien. La seule chose qui me tracasse réellement, c'est… que je me dois d'avertir ma famille. Et je ne sais pas comment leur annoncer que leur unique fils est mort par ma main…

- Lédara, ne vous dites surtout pas cela. Vous avez fait ce qu'il fallait, vous n'aviez pas le choix !

- Je le sais bien, mais il n'empêche que cela me hantera jusqu'à la fin de mes jours, dit tristement l'Inquisitrice. A chaque fois que je prends la plume pour écrire à mes parents et ma sœur, ma main tremble…

La Marchéenne montra un petit monticule de parchemins froissés où l'on distinguait une écriture presque illisible.

- Laissez-moi être votre main, proposa la Chercheuse.

Lédara la regarda à la fois avec tristesse et reconnaissance.

- Merci, Cassandra.

La guerrière prit un parchemin vierge, son amie lui tendit sa plume et son encrier et, tel un scribe, Cassandra attendit les paroles qu'elle devait transcrire. Lédara commença d'une voix calme, posée, mais un léger tremblement vint la troubler quand il fut question d'aborder les circonstances de la mort de son frère. Son amie l'aida alors à formuler le mieux possible ses phrases, la jeune Marchéenne ne voulant pas heurter la sensibilité de sa mère et de sa sœur. Elle réussit à conclure, la lettre avait des allures très solennelles pour un courrier personnel. La Chercheuse, après avoir relu la missive, la plia soigneusement et mit à faire fondre le bâtonnet de cire. Elle saisit le cachet de l'Inquisition posé à côté de l'encrier, mais Lédara l'arrêta d'un geste de la main.

- Non, pas celui-ci, dit-elle simplement.

L'Inquisitrice ouvrit un tiroir de son bureau et en sortit une petite chevalière aux armoiries des Trevelyan : un écusson pourpre où trois épis de blé et trois sabres or s'alternent en cercle, surmonté d'un cheval ruant cerné de flammes. Elle la tendit à la Chercheuse qui fit couler la cire sur le pli et le cacheta avec la petite bague en or massif avant de la rendre à sa propriétaire.

- Je ne vous ai jamais vue la porter, dit Cassandra en laissant sécher la cire.

- C'est parce que je ne l'ai jamais portée, en effet. C'est la seule chose que j'ai gardé de ma famille… c'est ce qui m'avait permis de participer au Conclave de la Divine Justinia.

Lédara observa un instant la petite bague avant de la ranger dans son tiroir, à l'abri.

- Je vous remercie, Cassandra.

- Vous savez que vous pouvez compter sur moi, lui répondit la Chercheuse d'une voix apaisante.

Les deux femmes se sourirent dans une compréhension mutuelle, Cassandra se leva et prit congé, enfin rassurée sur l'état de son amie.

La visite de la Chercheuse avait fait un grand bien à la jeune Marchéenne qui put remettre sa lettre à Joséphine pour qu'elle l'envoie en corbeau privé. En effet, elle n'avait aucune envie que Léliana ne lise son pli dans ses vérifications de tous les courriers entrant et sortant de la forteresse. L'Ambassadrice lui promit la plus grande discrétion pour l'envoi, mais aussi pour la réception d'une éventuelle réponse, ce pour quoi Lédara lui fut grandement reconnaissante.

Le reste de la journée se déroula comme à son habitude, les affaires importantes avançant lentement mais sûrement : Léliana recherchait activement les éluvians à travers toutes les régions dalatienne et féreldienne, Dagna avait reçu les outils de Maddox, Joséphine continuait à étendre l'influence de l'Inquisition et leur armée n'avait jamais été aussi grande et préparée au combat.

Il était déjà tard quand l'Inquisitrice quitta la salle de commandement, ayant donné ses dernières autorisations par écrit à ses conseillers pour le lendemain. Elle salua son Ambassadrice qui éteignait sa bougie de bureau pour aller se coucher et sortit dans le grand hall presque vide à cette heure. Lédara aperçut un peu de lumière à l'étage près du bureau de Varric qui devait gérer son entreprise familiale et ses problèmes d'argent la rotonde n'était éclairée que par le puits de lumière, Solas devait vagabonder dans l'Immatériel par son esprit. Lédara passa les hautes portes du hall, descendit les marches jusque dans la cour supérieure. L'armurerie était silencieuse, tous les soldats avaient rangé leur matériel et Cassandra devait déjà être endormie à l'étage. La taverne, elle, était encore animée : on entendait quelques chants populaires de contrées différentes, des bruits de verre qu'on entrechoque, des rires. Le moral était plutôt bon chez les soldats. L'Inquisitrice se dirigea vers les remparts, prit un raccourci et se retrouva à leur sommet. De là elle apercevait les rondes des soldats qui tenaient leurs torches et avançaient lentement. Fort Céleste semblait paisible malgré la vie qui continuait à grouiller ici et là, au ralenti. Lédara se retourna du côté des hautes montagnes des Dorsales de Givre. Les sommets étaient recouverts de leur éternel manteau blanc, la lune décroissait, cachée par des nuages qui passaient lentement devant elle. La jeune femme s'accouda à un créneau, ferma les yeux et sentit le vent s'engouffrer dans ses cheveux et sur son visage. Tous les bruits étaient étouffés, seule la nature se faisait entendre. Cela lui rappela Darse lorsqu'elle s'isolait vers la vieille tour de garde en ruine et qu'elle s'y endormait avec la musique de la nuit. Ce temps qu'elle retrouvait à cet instant lui sembla soudain être très lointain. Adossée à la tour, écoutant la nuit, jamais elle n'aurait imaginé se retrouver contre ces remparts avec tant de chemin parcouru, tant d'épreuves passées. Quand est-ce que tout cela s'arrêtera ? Elle déposa son visage entre ses mains en soupirant.

- Votre Grâce, firent deux soldats à l'unisson en exécutant un salut militaire.

L'Inquisitrice se redressa, brutalement sortie de ses pensées.

- Soldats, les salua-t-elle avec un signe de tête.

Les deux hommes, à peine sortis de l'enfance, reprirent leur ronde en chuchotant. Lédara les regarda s'éloigner, puis se dirigea vers le bureau du Commandant.

La porte était encore ouverte, la lumière des torches illuminant le sol de pierre des remparts. L'Inquisitrice s'avança lentement et entendit cette voix grave et autoritaire donner ses derniers ordres à ses lieutenants. La jeune femme entra sans bruit et s'adossa au mur au fond de la pièce, dans une semi-pénombre, de petites lueurs dansant sur son visage et sa robe d'un vert sombre. Tous les lieutenants lui tournaient le dos et se trouvaient face à leur Commandant qui était debout, penché sur son bureau et indiquait des lieux sur plusieurs cartes étalées devant lui.

- Vos hommes surveilleront la situation, dit Cullen à l'un de ses lieutenants.

- Très bien, Commandant, répondit celui-ci.

Un autre lui tendit un rapport qu'il prit et parcourut rapidement.

- Pendant ce temps, nous enverrons des soldats pour prêter assistance, fit Cullen en ratifiant le rapport qu'il tenait dans ses mains et qu'il rendit au soldat.

Alors que le soldat reprenait le parchemin, le regard du Commandant s'attarda sur le fond de la pièce, là où se trouvait l'Inquisitrice. Leurs regards se croisèrent. Un léger sourire se dessina sur les lèvres de la jeune femme. Cullen continua de donner ses ordres, ne la quittant plus des yeux.

- Très bien, ce sera tout pour ce soir, conclut enfin le Commandant.

Tous les lieutenants le saluèrent et se dirigèrent vers la sortie sans remarquer la présence de l'Inquisitrice. Cullen les suivit jusqu'à la porte et la referma derrière eux.

- Il y a toujours quelque chose à régler, n'est-ce pas ? dit-il en soupirant.

- Dure journée ? demanda Lédara d'une voix douce.

- J'ai connu pire, répondit-il en revenant à son bureau pour rouler les cartes et les ranger. Les gisements de lyrium rouge seront bientôt détruits, ajouta-t-il en faisant référence à leur dernière expédition, et nous avons tout de même porté un coup décisif aux templiers rouges qui sont maintenant sans quartier général. Samson se retrouve avec une armée dispersée et une armure enchantée qu'il ne peut plus entretenir avec la mort de Maddox.

- C'est grâce à vous, dit Lédara en s'approchant de son bureau. Mais je me réjouirai seulement une fois que Samson aura payé pour ses crimes…

- Je comprends, murmura Cullen. Les nouvelles recrues affluent encore, dont un certain nombre d'anciens templiers. Ils devaient s'être cachés ne sachant quoi faire. Notre expédition semble avoir porté un coup dur à Corypheus et son armée de templiers, et nous redonnons par-là espoir aux gens.

Lédara était restée silencieuse, fixant des yeux la paperasse sur le large bureau.

- C'est une vraie victoire, la rassura Cullen. Et Dagna pense pouvoir contrer l'armure de lyrium de Samson avec ce que nous avons rapporté.

- C'est bien, répondit simplement Lédara.

Cullen s'arrêta dans ses rangements et contourna son bureau pour se retrouver face à la jeune femme. Il lui prit les mains dans les siennes d'un geste rassurant et posa son front tout contre le sien.

- Cette guerre ne durera pas éternellement, murmura-t-il, quand elle a commencé, je pensais uniquement à notre survie. Mais les choses ont évolué…

- Où voulez-vous en venir ? lui demanda gentiment Lédara en plongeant son regard dans le sien.

- Je me suis demandé ce qu'il se passerait après, quand tout cela serait terminé… et vous ?

- Pour l'instant, répondit Lédara, je me suis seulement demandée si tout cela s'arrêterait un jour…

- Pour ma part, ajouta Cullen, je sais une seule chose : je n'aurai pas envie de continuer… pas sans vous.

- Moi non plus, murmura Lédara en passant ses doigts légers sur la joue du Commandant.

Cullen s'était tellement rapproché d'elle qu'elle avait dû s'adosser au bureau. De son autre main, la jeune femme s'appuya alors à tâtons sur le bois de chêne et fit malencontreusement glisser une bouteille de verre qui s'y trouvait. Celle-ci se fracassa au sol dans un tintement de verre, répandant un liquide rouge foncé sur le sol. Lédara en sursauta, se plaquant contre le torse de Cullen.

- Je suis désolée, bredouilla-t-elle en regardant le verre brisé par terre.

L'ancien templier y jeta un œil, puis d'une impulsion puissante écarta la jeune femme du bureau pour la serrer contre lui, de son autre bras il renversa à terre tout ce qui se trouvait sur le plateau de chêne puis, la saisissant par la taille, la fit s'asseoir sur le rebord. Il l'embrassa avec fougue en caressant son corps par-dessus sa robe de soie et de lin. Lédara fut emportée par l'ardeur du templier et se mit à retirer le manteau qu'il portait, puis sa chemise de lin. Elle passa ses bras autour de son cou, lui rendant ses baisers passionnés. Cullen, à demi-nu, coucha la jeune femme sur son bureau et entreprit de la déshabiller avec empressement, délassant son corset, remontant ses jupes et d'un coup de reins la pénétrant avec une tendre fermeté.

Les premières lueurs de l'aube filtraient dans la chambre du Commandant, juste au-dessus de son bureau. Les deux amants étaient allongés dans un large lit, recouverts d'un drap et de peaux de loup gris des montagnes. Lédara était lovée dans les bras de Cullen et tous deux observaient les lumières changeantes de l'aube.

- Je préfère largement votre chambre à la mienne, dit la jeune femme, mis à part le trou dans le plafond…

- Vous avez froid ? s'inquiéta Cullen en remontant les couvertures sur les épaules de sa bien-aimée.

- Comment avoir froid avec vous, plaisanta-t-elle en déposant un baiser sur son torse.

Cullen lui sourit tendrement, fermant à demi les yeux pour profiter pleinement de cet instant. Puis il fronça soudain les sourcils.

- A quoi pensez-vous ? lui demanda alors Lédara.

- Votre frère, soupira Cullen. Samson a tout pris aux templiers. Il a corrompu leur âme, les changeant en tout ce envers quoi ils se battaient, tout ce qu'ils haïssaient.

Lédara garda le silence ses paroles traduisaient bien ce qu'elle ressentait au fond d'elle-même.

- Il les a transformé, profondément, continua Cullen. Cependant, le lyrium rouge ne semble pas atteindre Samson comme les autres templiers. Il sait donc ce qu'il leur inflige… et nous l'arrêterons.

Cullen avait parfaitement percé à jour la colère profonde qu'avait développée la jeune femme envers le général de Corypheus, ce qui la soulagea car elle n'avait rien eu à dire.

- Des templiers rouges que nous avons combattus, j'en connaissais, reprit-il, et j'arrive à me dire que, si les choses avaient été différentes, j'aurais pu être l'un d'entre eux… Avez-vous déjà pensé à ce qu'il serait arrivé si vous n'aviez pas été au Conclave ? Si vous n'aviez pas reçu cette marque ?

- Les choses auraient été beaucoup plus simples pour moi, murmura Lédara dans un léger soupir.

Cependant, elle prit le temps d'y songer un instant.

- Je pense que j'aurais malgré tout rejoint l'armée de l'Inquisition, réfléchit-elle. Peut-être me serais-je mise au service de Léliana en tant qu'éclaireuse. Tout ce dont je suis sûre, c'est que je n'aurais pas pu rester les bras croisés à attendre que cela se passe…

- Je m'en doutais bien, sourit Cullen, cela ne vous ressemble pas de ne rien faire.

- Cependant… je ne regrette pas vraiment que les choses se soient passées telles qu'elles se sont déroulées, continua Lédara, car nous ne nous serions peut-être jamais rencontrés…

- Une si jolie éclaireuse ? détrompez-vous, plaisanta Cullen.

La remarque de la jeune femme fit cependant mouche, il en était profondément touché. Il la serra tout contre lui, plongeant son visage dans sa chevelure rougeoyante, respirant son parfum. S'il pouvait arrêter le temps, ce serait exactement à cet instant qu'il le ferait.

Ce matin-là, les deux dirigeants rejoignirent ensemble la salle de commandement, une discrète complicité les faisant sourire tous les deux. Passés les lourdes portes, ils furent surpris d'y trouver Léliana et Joséphine en pleine conversation avec Morrigan dont la présence dans la salle de commandement était pour le moins inhabituelle :

- Enfin, vous voilà ! s'exclama la Maître-espionne. Nous avons trouvé l'emplacement d'un éluvian actif.

- Le problème, c'est que Corypheus l'a trouvé aussi, ajouta Morrigan, et que son armée se dirige déjà dans sa direction.

- Quoi ? s'exclama l'Inquisitrice avec inquiétude.

- Il ne l'a pas encore atteint d'après mes sources, expliqua Léliana, mais l'Ancien a une longueur d'avance sur nous, et ce…

- Quelle que soit la vitesse de notre armée, finit Cullen en s'approchant des deux immenses cartes.

Léliana avait indiqué l'emplacement de l'éluvian dans les Terres sauvages d'Arbor, dans les profondeurs de la Dalatie, au sud du royaume orlésien.

- Nous devrions rassembler nos alliés avant de nous mettre en route, suggéra fortement Joséphine.

- Pouvons-nous nous permettre de les attendre ? s'emporta Léliana, il faudrait envoyer nos espions aux Terres sauvages d'Arbor avant tout, à l'endroit précis où se trouverait l'éluvian.

- Sans l'appui des soldats ? s'étonna Cullen, vous en perdriez la moitié !

- Alors que devons-nous fairrre ? demanda Joséphine agacée.

- Vous surmontez la menace, les interrompit Lédara avec autorité, vous trois, ensemble. Joséphine, que nos alliés envoient des éclaireurs à notre rencontre dans les Terres sauvages. Léliana, votre agent le plus rapide se joindra à eux. Tous ensemble, nous aurons assez d'espions pour ralentir l'armée de Corypheus jusqu'à l'arrivée des soldats de Cullen.

- Ah ! s'exclama Morrigan avec ironie, quelle confiance ! mais les Terres d'Arbor sont hostiles aux étrangers. Ces bois regorgent de magie elfique…

- Ne pas prrrofiter de vos connaissances serait une grrrossière errreur, dame Morrigan, fit Joséphine avec diplomatie. Nous sommes toutes ouïes.

- C'est pour cela que je suis ici, répondit Morrigan avec un air hautain, mais cela fait toujours plaisir d'être reconnu à sa juste valeur.

- Vos instructions, Inquisitrice, les coupa Cullen en tournant son regard vers la Marchéenne.

Lédara observa ses trois conseillers. La nouvelle de l'avancée de Corypheus était décisive dans le but que c'était fixé l'Inquisition, elle le savait, et les événements qui allaient suivre seraient d'une importance capitale. Il fallait arrêter l'Ancien, au plus vite.

- L'Inquisition a démarré avec une poignée de soldats, dit-elle soudainement inspirée, grâce à vous elle est devenue une force capable de renverser un dieu autoproclamé. Je n'aurais pas pu bénéficier de meilleurs conseillers.

Les trois dirigeants se regardèrent, puis Cullen prit la parole :

- Je pense pouvoir prendre la parole au nom de nous tous : nous n'aurions pu rêver d'une meilleure cause à défendre.

- Nous arrêterons Corypheus dans les Terres sauvages d'Arbor avant qu'il ne trouve les ruines dans lesquelles se trouve l'éluvian, ajouta Léliana la tête haute.

- Bien, conclut Lédara les yeux brillants, au travail maintenant !