Chapitre 32 La Source des lamentations
L'Inquisitrice et ses compagnons étaient cernés de toutes parts par les étranges elfes qui gardaient les ruines du temple de Mythal. Face à eux, leur chef, se dressant sur le promontoire de pierre, la corde de son arc tendue et prêt à décocher sa flèche sur Lédara. Iron Bull, Séra et Blackwall avaient levé leurs armes en position d'attaque, prêts à charger au moindre signe de l'Inquisitrice celle-ci n'en fit rien, au contraire, elle leur signifia de baisser leur garde. Il ne servait à rien d'engager le combat dans cette situation.
- Je ne m'attendais pas à cela, glissa Morrigan à l'Inquisitrice.
- Venavis, lança l'elfe qui pointait son arc sur Lédara.
La jeune femme regarda autour d'elle, cherchant le regard de Solas qui ne lui accorda aucune attention, comme muré dans une réflexion intense.
- Vous… n'êtes pas comme les autres envahisseurs, reprit l'étrange elfe dans la langue commune. Vous vous présentez ici avec l'un des nôtre à vos côtés, et vous portez la marque d'une magie… familière.
Lédara jeta un œil sur sa main gauche qui portait l'Ancre, cachée par le gant de cuir épais. Cela pourrait-il les sortir de ce pétrin ?
- Comment est-ce possible ? reprit l'elfe. Quel est votre lien avec ceux qui ont déjà troublé notre sommeil ?
- Leur sommeil ? murmura tout bas Séra, susceptibles, ces elfes…
- Ce sont mes ennemis, répondit avec assurance Lédara, et les vôtres. Et… vous êtes ?
L'elfe avait abaissé son arc et observait avec grande attention le groupe hétéroclite, puis fronça les sourcils.
- On m'appelle Abelas, répondit-il avec un air hautain. Nous sommes des sentinelles, chargées de repousser ceux qui viennent souiller notre terre sacrée. Nous ne nous réveillons que pour combattre, pour protéger cet endroit.
- Vos effectifs doivent diminuer à chaque invasion, fit remarquer Iron Bull.
Un court silence s'ensuivit.
- Je sais ce que vous cherchez, reprit Abelas. Comme nombre d'autres avant vous, vous souhaitez boire au vir'abelasan.
- « Le lieu de la voie des lamentations », traduisit Morrigan, il parle de la Source !
- Elle n'est pas pour vous, l'interrompit l'elfe avec sévérité. Elle n'est pour aucun d'entre vous.
Lédara réfléchissait à toute vitesse. Elle devait avancer le plus vite possible, rattraper Samson avant qu'il n'atteigne son objectif, quel qu'il soit. Pour cela, gagner la confiance des elfes pouvait s'avérer être un atout de poids.
- Si vous étiez en sommeil… vous êtes alors des elfes de jadis ? demanda-t-elle en jouant la carte du savoir. Des elfes d'avant la destruction d'Arlathann par Tévinter ?
- Les shemlens n'ont pas détruit Arlathann, rétorqua Abelas. Les elvhen ont cédé à la discorde, et quand les portes de ce sanctuaire se sont refermées, c'était trop tard pour nous. Nous ne nous réveillons que lorsqu'on nous appelle, et à chaque fois, nous trouvons le monde un peu plus étranger.
Abelas sembla soupirer.
- C'est insensé, reprit-il, nous subissons. C'est pourquoi nous devons préserver le vir'abelasan.
- Nous ne sommes pas venus pour vous combattre, répondit Lédara avec tout le calme dont elle était capable à ce moment-là, ni pour vous voler votre temple.
L'elfe la jaugea quelques secondes avant de répondre :
- Je vous crois. Vous vous êtes introduits ici sans permission, mais vous avez suivi nos rites et respecté Mythal. Si ces autres sont vos ennemis, nous vous aiderons à les éliminer.
Intérieurement, Lédara remercia son instinct pour avoir écouté les conseils de Morrigan et Solas.
- Une fois cette mission terminée, continua-t-il, vous pourrez partir… définitivement.
- Nous avons donc un but commun, sourit l'Inquisitrice avec soulagement.
Cependant, Morrigan sembla ne plus pouvoir se tenir :
- Réfléchissez bien. Vous devez arrêter Corypheus, certes, mais il se peut que vous ayez besoin de la Source pour vous y aider.
Lédara feignit de l'ignorer et s'adressa à Abelas :
- J'accepte votre offre. Aidez-nous, et nous partirons aussitôt après.
- Dans ce cas, nous allons vous guider jusqu'à ceux que vous cherchez. Quant au vir'abelasan, vous n'y toucherez pas, même si je dois le détruire moi-même.
Abelas se détourna de l'équipe inquisitoriale pour se retirer, comme s'il voulait exécuter ses dernières paroles.
- Non ! s'écria alors Morrigan.
- Morrigan ! tenta de la rattraper Lédara, mais c'était trop tard.
La mage s'était littéralement volatilisée, métamorphosée en une grande corneille aux ailes noires qui se déployèrent largement. L'oiseau se mit à suivre l'elfe qui avait déjà disparu par l'entrebâillement d'une grande porte. Lédara pria pour que cet acte ne les condamne pas tous, mais les autres elfes se contentèrent de se lancer à la poursuite de la corneille et tous disparurent à une vitesse vertigineuse. Seul un elfe d'un certain âge était resté, faisant signe au groupe de l'Inquisition de le suivre. C'était leur guide.
- Mythal enasté, dit l'elfe en ouvrant une porte derrière lui.
Celle-ci donnait sur un couloir, puis des escaliers. Très vite, les membres de l'Inquisition se rendirent compte qu'ils s'enfonçaient dans les profondeurs du temple, passant d'innombrables portes, longeant des couloirs, aboutissant dans des pièces plus ou moins grandes mais toujours aussi somptueusement décorées. La végétation y était moins présente dans certaines d'entre elles, alors que d'autres ressemblaient plus à un jardin à l'abandon qu'à la salle d'un temple.
C'est en arrivant devant un large escalier en colimaçon qui devait amener à l'étage le plus bas du temple que le groupe de l'Inquisition entendit des bruits de combats. Une fois en bas, le guide elfe leur fit passer une haute porte qui donnait sur un immense jardin. Celui-ci semblait se trouver en dehors du temps et de l'espace, dans une pièce qui paraissait à ciel ouvert, même si on ne percevait pas la même lumière qu'à l'extérieur du temple. Il devait d'ailleurs être impossible d'accéder de l'extérieur à ce jardin, même pour un oiseau. Cependant, une multitude d'espèces vivait là : de magnifiques rapaces, des paons majestueux, de petits animaux comme des rongeurs et des renards.
Ceux-ci avaient pourtant fui dans la végétation alentour car une bataille faisait rage au pied d'un arbre gigantesque qui semblait être le centre de ce jardin. Des elfes tentaient de retenir les templiers rouges qui étaient en surnombre. Lédara se mit à courir, suivie de ses compagnons, pour se mêler au combat. Parmi ses ennemis, Samson était là qui achevait un elfe en lui tranchant la gorge, sa tête dans la main, avant de le rejeter à terre avec violence. Il arborait un sourire morbide, ses cheveux noirs et gras encadrant son visage blafard et anguleux. Ses yeux, d'un brun foncé, pétillaient de jubilation à voir ce massacre autour de lui : des elfes par dizaines jonchaient le sol, noyant le petit lit d'un cours d'eau de leur sang.
Lédara s'élança dans sa direction et poussa un cri de guerre qui retentit dans toute la clairière. Ce fut le cri de départ pour tous ses autres compagnons qui la suivirent avec rage, chacun courant vers sa cible la plus proche. Cassandra et Blackwall avaient tous deux happé plusieurs templiers rouges, encaissant les coups et les rendant avec plus de force que leurs adversaires. Iron Bull s'était jeté dans la mêlée avec sa lourde hache : d'un seul mouvement il mit à terre trois templiers. Séra et Varric gardèrent leurs distances et se mirent à tirer à la volée sur les ennemis encore nombreux, tandis que Solas et Dorian usaient de leur magie, illuminant la clairière de couleurs vertes et violettes à chaque impact.
L'Inquisitrice encocha une flèche et banda la corde de son arc de son pouce, elle activa la rune de Dagna. A ce moment, sa flèche s'emplit d'une magie rougeoyante, des filandrins de vapeur s'insinuant dans le bois de la flèche, puis dans sa pointe en fer. Lédara se concentra pour viser l'armure du général, comme le lui avait conseillé l'Arcaniste. Elle décocha sa flèche qui vint s'y planter, la fissurant largement dans le torse. Une nouvelle flèche runique le frappa de plein fouet, finissant de briser son armure de lyrium rouge. L'Inquisitrice se fraya alors un chemin jusqu'au général Samson qui l'attendait, désorienté. Lorsqu'il aperçut l'Inquisitrice, il se mit à sourire comme si la perte de son armure ne l'avait pas affecté. Il essuya son épée sur le cadavre d'un elfe, serra le poing sur la lanière de son bouclier puis sourit largement. La jeune femme n'était plus qu'à quelques mètres du général elle courut droit sur lui, dagues aux poings. Elle ne distinguait plus rien autour d'elle, seul Samson existait à cet instant précis en face d'elle et qui ricanait avec vulgarité. Elle leva haut ses lames pour les abattre sur lui, poussant un nouveau cri de rage. Ce dernier la para d'un coup de bouclier, la repoussant avec violence au sol. La jeune femme fit une roulade sur le côté et se releva prestement pour riposter avec plus d'acharnement : le général parait ses coups un à un de son épée ou de son bouclier, avec une facilité telle que cela mit l'Inquisitrice hors d'elle. Elle était devenue une véritable furie face à ce templier qui semblait s'amuser avec sa proie.
Dans la mêlée, personne ne faisait attention à eux : les compagnons de l'Inquisitrice avaient bien trop à faire avec les templiers rouges pour observer ce qu'il se passait autour d'eux. Lédara se débattait donc seule face à ce monstre qu'elle voulait éradiquer. Samson, toujours amusé, semblait toutefois faire preuve de fatigue. Ses parades étaient plus molles et ses coups moins rudes. La Marchéenne sentit cette faiblesse et redoubla d'efforts : elle semblait animée d'une force herculéenne, infatigable, qui la poussait dans ses retranchements. Elle n'avait plus qu'une seule pensée à l'esprit : tuer celui qui avait transformé son frère en monstre.
Samson perdit l'avantage, submergé par les coups répétés de l'Inquisitrice. Cependant, il ne perdit pas son sourire qui restait figé sur ses lèvres en un rictus abominable. Lédara l'avait désarmé et mis à terre le général, dans un dernier effort, réussit à lui faire lâcher ses dagues qu'il repoussa un peu plus loin. Cela n'arrêta pas la jeune femme : elle continua à lui asséner des coups à main nue, martelant le visage livide et toujours souriant de Samson. Des larmes commencèrent à couler le long des joues de l'Inquisitrice qui l'aveuglèrent, mais elle continuait inlassablement, passant toute sa colère et sa tristesse dans cet exutoire à peine humain.
Autour d'eux, les compagnons de l'Inquisitrice avaient pris l'avantage : Varric et Séra soutenaient les mages dans leurs attaques alors que les guerriers s'étaient retrouvés chacun en duel contre leurs adversaires. Cassandra, voyant soudain que son amie s'acharnait sur le général, repoussa d'un grand coup le templier rouge qu'elle combattait et se précipita sur l'Inquisitrice. D'une main elle saisit le bras de la jeune femme :
- Lédara, arrêtez ! Il nous sera plus utile vivant que mort !
- Laissez-moi ! hurla Lédara en se débattant.
Cassandra eut peine à la retenir et fit signe aux autres de l'aider. Iron Bull les rejoignit en courant et saisit la jeune femme à bras le corps, la soulevant presque pour l'éloigner de ce qu'il restait de Samson.
Celui-ci ne bougeait plus, seul un tremblement le parcourait, preuve qu'il était encore vivant. Son visage était couvert de sang, on ne distinguait plus ses yeux sous ses paupières enflées et l'on pouvait apercevoir des dents cassées au travers de son éternel sourire diabolique. Le général, voyant la débâcle et qu'on allait le faire prisonnier, se mit à rire, un rire dément, frénétique, qui mit l'Inquisitrice dans une rage folle :
- Laissez-moi ! Il rit ! Le monstre, il rit encore ! Lâchez-moi !
Iron Bull tenait la jeune femme fermement contre lui alors qu'elle se débattait pour se libérer de son étreinte. Cassandra s'approcha de l'Inquisitrice pour la raisonner :
- Lédara, je sais ce que vous ressentez, mais vivant il pourrait nous être utile ! Nous pourrions lui soutirer des informations importantes sur Corypheus. On ne peut pas se permettre de laisser passer cette chance…
- Il a tué des milliers de gens, s'écria encore Lédara, il a tué mon frère…
La jeune femme cessa de se débattre. Elle avait perdu son sang-froid, elle le savait, et devait se reprendre au plus vite. Les paroles de Cassandra étaient parfaitement sensées, mais il lui était si pénible de laisser la vie à ce meurtrier.
Voyant que l'Inquisitrice s'était à peu près calmée, Bull relâcha son étreinte tout en restant sur le qui-vive. Lédara s'éloigna du corps du général Samson que Blackwall avait commencé à ficeler pour qu'il ne puisse s'échapper. Tous les templiers rouges avaient été vaincus par les membres de l'Inquisition, Samson avait perdu sur toute la ligne. Cassandra s'approcha de lui afin de l'interroger :
- Que faisiez-vous ici ?
Samson eut un soubresaut, ricana doucement, et répondit :
- Je suis ses ordres. Corypheus m'a choisi par deux fois. D'abord pour être son général, et maintenant pour être l'hôte de la Source des Lamentations.
Il s'arrêta un instant et leva la tête en direction de Lédara qui lui tournait le dos, sa vue lui étant insupportable.
- Vous savez au moins ce que contient la Source, Inquisitrice ? lui lança-t-il sur un ton de moquerie. La sagesse. Le genre de sagesse qui peut purger le monde. Grâce à elle, Corypheus va pouvoir entrer dans l'Immatériel sans votre précieuse Ancre.
- Comment cela, « un hôte » ? l'interrogea rudement la Chercheuse. Que deviez-vous faire ?
- Vider la Source de son pouvoir et l'apporter à Corypheus, grâce à l'armure que vous avez détruite. Elle devait être une forteresse vivante, de corps et d'esprit. J'ai peut-être échoué, mais mon Maître vient prendre son dû… Corypheus sera invincible !
Au loin, on entendit un bruit sourd, suivi de légers tremblements dans les murs de pierre. Les quelques elfes qui avaient survécus se précipitèrent au dehors du jardin, laissant l'Inquisitrice et ses compagnons seuls devant l'immense arbre.
Lédara se retourna face à l'arbre millénaire : au sommet de son large tronc, à la naissance de ses branches, l'on pouvait deviner une plateforme naturelle suffisamment grande pour contenir une habitation entière. Il en émanait d'ailleurs d'étranges reflets bleutés, comme si une étendue d'eau s'y trouvait, reposant paisiblement au creux de l'arbre gardien. En y prêtant plus attention, la jeune femme put apercevoir Abelas, l'elfe qui les avait accueillis et que Morrigan avait poursuivi, transformée en corneille. Elle était là elle aussi, voltigeant et croassant autour de l'arbre.
- Il nous faut monter ! se décida l'Inquisitrice en faisant signe à ses compagnons de la suivre. Il ne faut pas que Corypheus mette la main sur ce pouvoir.
- Vous ne faites pas le poids contre Lui ! ricana de plus belle Samson, que Blackwall fit se relever avec brutalité. Même en buvant la Source, vous n'en maîtriserez jamais la sagesse comme Lui.
En contournant l'arbre, les membres de l'Inquisition trouvèrent un escalier de branches et de lianes qu'ils purent emprunter pour arriver au sommet. Là, ils virent Abelas qui faisait face à Morrigan qui avait repris sa forme humaine, prêts tous deux à se lancer un sort. L'arrivée du groupe de compagnons déstabilisa l'elfe qui se sentit pris au piège. Morrigan parut soulagée.
- Vous avez entendu ses derniers mots, Inquisitrice, dit-elle gravement. L'elfe veut détruire la Source des lamentations !
- Le sanctuaire a été mis à sac, s'énerva Abelas, si je la détruis, c'est pour qu'elle ne tombe pas entre vos mains avides ! plutôt la détruire que de la laisser à des êtres indignes…
- Pauvre idiot ! s'exclama Morrigan, vous laisseriez le patrimoine de votre peuple croupir dans l'ombre !
- Corypheus avait besoin de Samson pour utiliser la Source, fit remarquer Solas, je doute qu'il ne puisse lui-même s'en emparer. Sinon, il l'aurait fait depuis longtemps.
- Peut-être bien, lui répondit Morrigan, mais dès que nous serons parti, il enverra des renforts pour faire garder la Source afin de trouver un nouveau Samson. Cette Source renferme un immense pouvoir, Inquisitrice…
La voix de la mage s'était faite à la fois douce, désespérée et pleine de convoitise.
- Si ce pouvoir peut être exploité contre Corypheus, continua-t-elle en s'adressant à Lédara, pouvez-vous vraiment l'ignorer ?
- Avez-vous conscience de ce que vous lui demandez ? l'interrompit Abelas en hochant la tête. Quand les serviteurs de Mythal sentaient leur fin approcher, ils transmettaient leur savoir par là.
L'elfe désigna la Source : un grand bassin d'eau peu profonde qui miroitait paisiblement. Un miroir siégeait de l'autre côté du bassin, identique à celui que Morrigan avait restauré à Fort Céleste.
- Toute notre existence, continua l'elfe, tout notre savoir, tout serait perdu à jamais.
- Vous préférez que votre savoir reste dans la Source, sans jamais être transmis ? l'interrogea Cassandra dubitative. Vous préférez l'anéantir ?
- Notre devoir, c'est tout ce qu'il nous reste, répondit Abelas. Ceux qui ont bu au vir'abelasan en ont payé le prix. Ils servent Mythal pour l'éternité.
- Vous insinuez que Mythal était vraiment une déesse ? demanda Blackwall qui tenait fermement son prisonnier titubant.
- En ce qui vous concerne, cela ne fait aucune différence, répondit amèrement l'elfe.
- Il existe d'autres lieux, l'ami, intervint soudain Solas, d'autres devoirs. Votre peuple attend.
- Vous parlez des elvhen, comme vous ?
- Oui, répondit Solas, comme moi.
- Vous avez fait preuve de respect envers Mythal, réfléchit-il, et il y a, en vous, une incontestable part de vertu.
Il s'était tourné vers l'Inquisitrice qui s'était quelque peu apaisée.
- Nous ne prendrons pas la Source sans votre autorisation, dit enfin Lédara après un long silence.
- On n'obtient pas l'autorisation, répondit Abelas, on obtient le droit. Le vir'abelasan dépasse l'entendement des mortels. Empruntez son chemin si telle est votre volonté, mais soyez prévenu : vous deviendrez le serviteur de Mythal pour l'éternité.
- « Le serviteur » ? lança Morrigan avec ironie. D'une déesse qui n'existe plus, si tant est qu'elle ait existé un jour ?
- Le serviteur, confirma Abelas calmement, tout comme nous. Le choix vous appartient.
- Vous insinuez que Mythal existe toujours ? intervint Cassandra.
- Tout est possible, répondit simplement Abelas.
- D'après une légende elfique, expliqua Morrigan d'un air hautain, Fen'Harel aurait piégé Mythal pour la bannir dans l'Au-delà.
- Votre légende « elfique » se trompe, rétorqua l'elfe. Le loup implacable n'a rien à voir avec son meurtre.
- Son meurtre ? s'offusqua la mage impériale, je n'ai jamais parlé de…
- Elle a été assassinée, l'interrompit Abelas, s'il est possible d'assassiner une déesse. Trahie par ceux qui ont détruit ce temple.
De nouveaux tremblements accompagnés de bruits sourds se firent ressentir, plus proches que les premiers.
- Merci pour ce don, Abelas, dit Solas d'une voix calme mais d'autorité. Mais nous devons nous hâter avant que Corypheus et ses troupes n'arrivent jusqu'à nous.
- Ne me remerciez pas maintenant, elhven.
- Malas amelin ne Malam, Abelas, fit Solas avec un geste de la main.
L'elfe le salua d'un bref signe de tête et partit en silence.
- Vous lui avez dit quoi ? demanda Séra à brûle pourpoint.
- Abelas, son nom, répondit Solas, signifie « regrets ». Je lui ai souhaité de se trouver un nouveau nom.
Tous s'étaient à nouveau tournés vers la Source maintenant libre, et Morrigan la première. A la lumière des explications d'Abelas, son nom prenait tout son sens l'endroit s'était alourdi d'une signification puissante et l'arrivée des templiers rouges ainsi que de Corypheus pour profaner cet endroit attristait la plupart des compagnons de l'Inquisitrice. Cependant, il n'y avait plus de temps à perdre.
- Vous noterez que l'éluvian est indemne, dit Morrigan à l'adresse de l'Inquisitrice. Au moins, je ne me suis pas trompée de ce côté-là.
Le miroir de l'autre côté du bassin était terne et sans reflet, tout comme l'éluvian qu'avait restauré la mage à Fort Céleste.
- S'il est actif, il représente encore un risque, répondit Lédara en fixant le miroir éteint.
- Rappelez-vous, quand je vous ai fait passer par mon éluvian, la contredit Morrigan. Je ne vous ai pas dit qu'ils avaient tous besoin d'une clef ? La Source, c'est la clef. Prenez son pouvoir et l'éluvian de Mythal sera aussi utile à Corypheus qu'un simple miroir.
Morrigan fixa intensément l'eau du bassin pendant quelques secondes, puis se retourna vers l'Inquisitrice.
- Je suis prête à payer le prix exigé par la Source, dit-elle déterminée. C'est moi la mieux placée pour mettre son savoir à votre service.
- Ou au service de vos propres idéaux, répliqua Solas, acerbe.
- Que savez-vous de mes « idéaux » au juste, l'elfe ? rétorqua Morrigan sur le même ton.
- Vous êtes une ogresse qui salive devant un grand banquet ! On ne peut pas vous faire confiance.
- Oh, vous n'allez pas recommencer, vous deux ! s'énerva Lédara.
Les deux mages se regardèrent en chiens de faïence.
- De tous ceux qui sont ici, reprit Morrigan, moi seule ai la formation pour utiliser la Source. Laissez-moi boire, Inquisitrice.
Lédara poussa un soupir d'exaspération.
- Solas ? demanda-t-elle juste.
- Je me refuse à y toucher, répondit l'elfe, catégorique.
- Bien, Morrigan, à vous l'honneur, conclut l'Inquisitrice.
Morrigan la remercia profondément, une mine de soulagement traversant son visage. Elle s'approcha alors du bassin puis, lentement, y pénétra. Il n'était profond que de quelques marches, et arrivée en son centre, l'eau ne la recouvrait que jusqu'à la taille. La mage balaya la surface de l'eau de la paume de ses mains des murmures montèrent lentement des profondeurs, puis, après une lente inspiration, Morrigan s'immergea totalement sous l'eau pure. A ce moment, la surface se mit à tournoyer autour de Morrigan, comme si celle-ci aspirait une grande quantité d'eau d'un seul coup. Toutefois, le liquide ne semblait plus du tout constitué de matière, s'évaporant en une brume multicolore et imprégnant le corps de la mage maintenant allongée dans le bassin.
La Source s'était vidée d'un seul coup et Morrigan gisait inconsciente au fond du plateau. Lédara se précipita vers la mage, tout à coup inquiète.
- Morrigan, vous allez bien ? Morrigan !
Les autres compagnons s'approchèrent également tandis que des bruits de plus en plus sonores résonnaient au-dessus d'eux. La mage ouvrit péniblement les yeux, éblouie par la lumière ambiante, et s'assit avec l'aide de l'Inquisitrice. Sa tête semblait lui tourner et elle n'avait l'air de ne se souvenir de rien à cet instant-là.
Soudain, un grand fracas retentit derrière eux : la porte du jardin venait de céder.
- Morrigan, il faut vous reprendre ! s'écria Lédara en saisissant la mage par les épaules.
- Ma velan ab'aralen, murmura Morrigan son esprit encore embrouillé.
En regardant en direction d'où ils étaient arrivés, Lédara aperçut la silhouette de l'engeance accompagnée d'une trentaine de templiers rouges parmi eux, des archers, des combattants et plusieurs béhémoths. Le cœur de l'Inquisitrice se mit à battre à tout rompre. Ses compagnons dégainèrent leurs armes, sans grande conviction toutefois.
- Morrigan ! la supplia Lédara.
Cette dernière secoua la tête, semblant enfin se remémorer les événements récents, puis se leva d'un bond pour se diriger vers l'éluvian. Au même moment, l'Ancien, hors de lui lorsqu'il aperçut l'Inquisitrice et son équipe auprès de la Source, s'éleva dans les airs en lévitant avec une facilité déconcertante.
- Suivez Morrigan ! hurla Lédara à ses compagnons.
Aucun ne se fit prier et tous coururent auprès du haut miroir, alors qu'une pluie de flèches commençait à s'abattre sur eux. Morrigan, d'un geste sec de la main, activa l'artefact elfique qui se mit à miroiter, sa surface ondulant vigoureusement. Tour à tour, les membres de l'équipe passèrent le portail avec pour guide la mage impériale. L'Inquisitrice fermait la marche aux côtés de Cassandra quand soudain elle entendit cette dernière pousser un grognement rauque. En se retournant, Lédara vit son amie à terre, une flèche plantée dans sa cuisse droite. Elle accourut auprès d'elle afin de l'aider à se relever. Derrière elles, Corypheus s'approchait à une vitesse inhumaine, voltigeant dans les airs et poussant des cris de rage qui se répercutaient dans tout le vaste jardin. Ce dernier saisit l'orbe elfique de sa main décharnée et la fit vivement briller, son regard noir foudroyant l'Inquisitrice.
Cassandra appuyée sur son épaule, Lédara avançait le plus vite possible jusqu'à l'éluvian jusqu'à ce que sa marque s'emballe suite à l'activation de l'orbe. Elle poussa un grognement de douleur mais continua sa route, il ne lui restait qu'un mètre à parcourir. Corypheus amplifia la magie de l'orbe pour la stopper net. A l'approche de la Marchéenne, l'éluvian se mit à crépiter étrangement, comme si le passage allait se refermer avant que les deux femmes n'aient eu le temps de traverser. Dans un ultime effort, elles traversèrent le miroir.
Arrivées de l'autre côté, Cassandra s'effondra au sol tandis que Lédara brisait le miroir d'un violent coup de coude derrière elle. La surface bleutée vola en éclats et s'éteignit par la même occasion.
Tout devint soudain très calme. Plongées dans la pénombre, les deux femmes se cherchèrent à tâtons pour être sûres que toutes deux allaient bien. La Chercheuse resta allongée un moment, une douleur lancinante lui martelant la cuisse. Lédara, agenouillée à ses côtés, essoufflée par l'effort qu'elle venait de fournir, releva enfin la tête afin d'apercevoir le reste de son équipe.
- Où sont les autres ? demanda Cassandra, la voix rauque.
- Je… je ne sais pas, balbutia Lédara, soudain prise de panique.
Aucun de leurs compagnons n'étaient à leurs côtés, les deux femmes étaient seules dans un lieu qui leur était totalement inconnu.
- Léliana ! Retirez vos éclaireurs de là ! s'écria le Commandant en faisant un signe à la Maître-espionne.
L'arrivée du dragon de l'Ancien avait semé le chaos dans les troupes de l'Inquisition tout comme dans celles de l'ennemi. Cullen rallia rapidement ses hommes, leur enjoignant à la cohésion, et fit front commun face aux troupes des templiers rouges en déroute. L'immense créature arrosait la grande esplanade de ses flammes dévastatrices, brûlant tout sur son passage. Sa présence bloqua définitivement l'accès au temple de Mythal. La rage bouillonnait dans la poitrine du Commandant qui savait qu'il ne pourrait rejoindre l'Inquisitrice tant que ce monstre serait au-dessus de leurs têtes. Il n'y avait rien à faire mis à part sauver le plus de vies possible.
Il ordonna le repli des troupes dans les ruines afin d'éloigner ses hommes des foyers d'incendie causés par les jets de flammes du dragon, puis fit un rapide compte de ce qu'il restait des troupes de l'Inquisition ainsi que des ennemis qui filaient pour la plupart dans le grand hall du temple. En apercevant à nouveau la Maître-espionne qui était suivie de près par l'Empereur Gaspard, il lui fit signe de le rejoindre afin de regrouper leurs forces.
- Combien sont-ils ? demanda de but en blanc l'Empereur.
- Une centaine s'est regroupée devant l'arche, répondit Cullen, et une bonne cinquantaine est entrée dans le grand hall. Dans la forêt, ils doivent être encore nombreux, mais ils sont en déroute depuis l'arrivée du dragon.
- Il nous faut les retenir le plus longtemps possible, lança la Maître-espionne qui tenait son arc prêt à tirer. Il faut laisser le temps à l'Inquisitrice de détruire l'éluvian.
- Elle va se retrouver piégée dans le temple avec Corypheus à ses trousses ! s'insurgea-le Commandant.
- Pas si elle passe l'éluvian avant de le détruire ! lui rétorqua Léliana. Ne vous en faites pas pour elle, elle s'en sortira. C'est pour nous qu'il faut nous faire du souci…
Elle décocha une flèche sur un templier rouge qui les avait repérés.
- Rassemblons nos hommes et maintenons un barrage, suggéra Gaspard, nous irons à la poursuite de l'Engeance dans le temple s'il le faut.
Le Commandant acquiesça, puis repartit auprès de ses hommes qui s'étaient réfugiés dans les ruines de la forêt sous son ordre. Il dépêcha deux éclaireurs au campement principal afin de faire amener les trébuchets à portée de tir, puis il conduisit ses soldats au front afin de barrer la route aux templiers rouges aux côtés des valeureux barruiers d'Orlaïs.
Le combat fut long et rude, mais l'Inquisition et ses alliés parvinrent à retenir les forces de l'Ancien hors des ruines. Toutefois, pour ceux qui avaient pénétré le temple, ils ne pouvaient rien y faire à part prier pour que l'Inquisitrice et ses compagnons réussissent leur mission.
Au loin, le soleil se couchait et ni Cullen ni la Maître-espionne ne voyaient l'issue de cette bataille. Combattre de nuit allait être d'autant plus dangereux et leurs troupes fatiguées se clairsemaient inéluctablement. Le Commandant avait ordonné le retrait de l'Ambassadrice suite à la déroute partielle des templiers rouges. L'Empereur Gaspard, lui, était resté au front tel un véritable militaire. Sur ce point, Cullen ne pouvait rien lui reprocher et en était même grandement soulagé. Le Grand Duc ainsi que ses berruiers se battaient avec acharnement, formant un barrage inébranlable devant les ruines elfiques. Cependant, personne n'eut à se battre cette nuit-là : sans comprendre ni comment ni pourquoi, un hurlement rauque et sombre se fit entendre du plus profond des ruines et remonta de la terre jusqu'au ciel. Le dragon s'arrêta soudain à ce son provenu des profondeurs et lui fit écho : il poussa un rugissement sonore qui fit trembler la terre et toute la forêt. À cet instant, tous les templiers rouges s'arrêtèrent net, le nez en l'air, puis d'un mouvement commun, ils prirent la fuite dans les bois. Tous ceux qui étaient entrés dans le temple de Mythal se mirent également à sortir en courant, ignorant presque les soldats de l'Inquisition ainsi que les berruiers sur leur passage. Puis, dans une bourrasque noire, Corypheus lui-même surgit du temple, enragé. Son dragon piqua au sol dans sa direction, tous les membres de l'Inquisition durent se jeter contre terre de peur d'être emporté par le monstre gigantesque. Ce dernier se posa lourdement au sol, baissant sa large tête afin que son maître puisse monter sur son dos. La bête prit son envol et partit du champ de bataille en battant largement de ses ailes décharnées.
Les soldats de l'Inquisition ainsi que leurs alliés se retrouvèrent seuls dans les ruines, ahuris par ce qu'il venait de se produire. Derechef, le Commandant somma ses troupes de l'accompagner à l'intérieur du temple. Il fallait qu'il sache ce qui était advenu de l'Inquisitrice. Ils parcoururent les longs couloirs et les hautes salles elfiques au pas de course, observant le moindre recoin à la dérobée afin de localiser la Messagère et ses compagnons. Arrivés dans l'immense jardin, ils n'aperçurent aucun signe de vie, ni des elfes, ni des membres de l'Inquisition. Cullen se dirigea jusque devant le bassin au creux de l'arbre millénaire. Celui-ci était vide et le miroir qui lui faisait face avait été brisé en mille morceaux. Il n'y avait aucune trace de Lédara ou de ses compagnons d'armes. Il traversa lentement le bassin, s'approchant de l'éluvian brisé, puis déposa sa main sur les brisures de verre. Il s'entailla légèrement la paume de la main sur l'arête des bris de glace acérées. Cullen referma le poing sur sa coupure alors qu'un soldat venait faire son rapport :
- Pas la moindre trace d'eux, Commandant.
Cullen garda le silence tout en observant les petites gouttelettes de sang perler de son poing serré.
- Que faisons-nous, Commandant ? demanda le soldat désemparé par ce silence.
L'ancien templier resta quelques instants ainsi, figé, son sang tombant goutte après goutte sur le sol. Soudain, il sortit de l'une de ses poches un petit médaillon orné d'une pierre rouge sang. Il l'observa intensément, puis le serra dans son poing qui ruisselait à présent de sang tout en fermant les yeux de concentration. Elle est vivante.
- Où sommes-nous ? demanda Cassandra en réprimant un grognement de douleur.
- Aucune idée, répondit Lédara, désemparée.
L'Inquisitrice s'agenouilla aux côtés de la Chercheuse et l'aida à s'asseoir contre un mur de pierre froide. A tâtons, elle examina la blessure de son amie : la flèche traversait de part en part la cuisse de la guerrière, la pointe ressortant à peine de la chair.
- Je n'y vois pas grand-chose, pesta la Marchéenne qui fouilla dans l'une de ses sacoches et en sortit deux petits silex.
Elle réunit plusieurs brindilles et petits bouts de bois qu'elle trouva dans les environs, puis les arrangea pour en faire un petit foyer auprès de son amie. Elle fit craquer les deux silex l'un contre l'autre, quelques étincelles jaillirent et enflammèrent avec peine le bois humide.
A la lueur du petit feu, Lédara réexamina la blessure de la Chercheuse :
- Enlever la flèche créerait une forte hémorragie, commenta Lédara en soulevant les tissus du pantalon afin de mieux observer l'ampleur des dégâts.
- J'imagine bien, grogna Cassandra.
Lédara se contenta de casser l'extrémité de la flèche afin que son amie puisse s'asseoir plus confortablement, même si cela restait très douloureux. Elle fit ensuite un garrot afin de limiter l'afflux sanguin dans la jambe de la blessée, puis nettoya la plaie avec le peu d'eau qui lui restait dans sa gourde. Ceci fait, elle s'appuya contre le mur aux côtés de Cassandra, soupirant profondément comme si elle n'avait pas respiré depuis le début des combats dans le jardin du temple de Mythal.
Le petit foyer crépitant à leurs pieds créait des ombres gigantesques sur les murs de la petite salle où elles se trouvaient. Celle-ci était vide mis à part le miroir brisé qui leur faisait face. A leur droite se présentait le début d'un couloir de pierre, effondré depuis longtemps car les racines d'un arbre venaient s'entrelacer dans les gravats mousseux. A leur gauche, un autre couloir, libre celui-ci, mais dont le plafond et le sol semblaient en tout point instables. Dans le silence ponctué des crépitements des flammes, l'on pouvait distinguer en écho de petits éboulis lointains, de subtils grattements de rongeurs parcourant la terre et confectionnant leurs galeries, des ruissèlements d'eau dus aux infiltrations souterraines, mais nulle trace de leurs compagnons qui avaient traversé l'éluvian avant elles.
Lédara soupira une nouvelle fois, puis se leva prestement. Elle fit quelques pas dans la pièce pour examiner les murs froids et s'avança vers le miroir d'où elles étaient arrivées. Elle toucha les briques de verre du bout des doigts, réfléchissant à ce qui avait pu arriver. Elle regarda ensuite le creux de sa main gauche où crépitait sa marque : ses cicatrices avaient rougi comme si on y avait apposé un fer rouge. Cela lui rappela sa première rencontre avec Corypheus à Darse : à l'aide de l'orbe, il avait tenté de lui retirer l'Ancre mais n'avait réussi qu'à gravement la blesser.
- En traversant, l'Ancre a dû perturber le passage créé par l'éluvian, dit-elle tout haut. Corypheus avait l'orbe en main, un trop grand afflux de magie, et… Ce serait possible ? demanda-t-elle alors à la Chercheuse.
- Je ne connais pas la magie des artefacts elfiques, répondit Cassandra un peu plus calme, mais oui, je suppose. Toutefois la question reste toujours la même : où sommes-nous, si nous n'avons pas atteint la destination originelle ?
- Je n'en ai aucune idée, admit Lédara. La seule chose dont je sois sûre, c'est que nous ne sommes pas dans cet entre-deux mondes que Morrigan m'avait montré.
En effet, rien n'y ressemblait, ni l'atmosphère, ni l'aspect des ruines. Elle se souvint qu'à la Croisée des chemins, une brume constante les avaient enveloppées, persistant et alourdissant leur esprit. Ici, il n'en était rien. L'atmosphère était chargée d'humidité mais celle-ci n'était aucunement magique comme elle l'avait ressenti lors de sa première expérience avec Morrigan.
- Morrigan avait dit qu'il existait plusieurs de ces éluvians partout dans Thédas, se remémora Cassandra. Cela voudrait dire que nous avons pu atterrir dans n'importe quelle région aléatoirement ?
- Je ne pense pas, répondit Lédara, du moins je ne l'espère pas. J'imaginerais plutôt que nous avons « intercepté » un autre passage proche du nôtre. Nous sommes peut-être toujours dans les Terres sauvages d'Arbor…
- Espérons, en effet, grogna Cassandra que sa jambe faisait de plus en plus souffrir. Parce que moi, je n'irai pas très loin dans cet état…
Lédara se dirigea vers le couloir de gauche, testant précautionneusement chacune des dalles sur lesquelles elle posait le pied avant d'aller plus avant. Voyant que le passage était praticable, elle explora un peu les lieux à la recherche d'une sortie ou d'indices qui lui indiqueraient leur position. Toutefois, elle parcourut plusieurs couloirs et traversa plusieurs salles sans distinguer aucune issue. Elle retourna auprès de son amie qui somnolait devant le maigre feu de camp.
Une fois le petit brasier ravivé, Lédara se rassit aux côtés de Cassandra et la serra contre elle afin de la réchauffer quelque peu. L'humidité et le manque de lumière rendait l'endroit froid et sombre, n'aidant pas l'Inquisitrice à réfléchir clairement à une solution. Elles s'endormirent toutes les deux l'une contre l'autre, la fatigue de tous les événements récents l'emportant sur leur angoisse sourde.
- Cassandra, réveillez-vous, dit doucement Lédara en la secouant lentement.
- Qu'est-ce que…
La Chercheuse jeta un œil autour d'elle, puis se souvint de leur situation incertaine.
Essayez de vous lever, continua Lédara en la soutenant fermement. J'ai trouvé un endroit d'où nous pourrons tenter de remonter à la surface, mais je ne veux pas vous laisser seule ici pendant que je dégagerai la voie.
Cassandra hocha la tête et se souleva avec l'aide de la jeune femme, s'appuyant sur sa jambe valide. Lédara l'accompagna lentement le long du couloir qu'elle avait parcouru plusieurs heures plus tôt, puis elle lui fit traverser deux petites salles à moitié effondrées, avant d'arriver dans un nouveau couloir plus étroit mais dont une part du plafond laissait entr'apercevoir une issue. La Messagère la fit se rasseoir contre un pan de mur en face d'un feu de camp plus conséquent que le premier. Elle n'avait pas chômé pendant que la Chercheuse se reposait. Une fois installée, Cassandra observa plus attentivement l'endroit : l'étroitesse des lieux s'expliquait par l'éboulement du plafond, ne laissant que cette partie du couloir libre. Cependant, c'était cet éboulement qui avait permis à l'Inquisitrice d'y apercevoir une issue possible : en effet, en se débarrassant d'une partie des pierres, l'on pourrait savoir ce qui se trouvait au-dessus d'elles. De plus, c'était plutôt encourageant car l'on pouvait distinguer quelques rais de lumière se réverbérer sur les pierres du fond si l'on observait par les interstices de l'éboulement.
- Je m'y mets tout de suite, lança Lédara d'une voix fatiguée, après avoir installé la Chercheuse le plus confortablement possible.
- Vous devriez vous reposer un peu, lui répondit sagement Cassandra.
- Vous avez raison, mais je ne peux pas. Dès que j'essaie de me reposer, tout tourne dans ma tête…
Lédara avait commencé à débarrasser les premières pierres tout en parlant.
- Je n'arrête pas de me demander si les autres ont survécu, continua la Marchéenne en déplaçant les pierres une à une, si notre armée se bat toujours, où est Corypheus en ce moment, ce qu'il fait… Si on va s'en sortir…
- Malgré cela, vous vous battez, murmura Cassandra.
Lédara s'arrêta un instant, figée devant le tas de pierre.
- C'est vrai, répondit-elle lentement. Je crois que… j'ai un espoir, j'ai toujours un espoir qui surgit quand je ne m'y attends pas. Tout devrait m'amener à abandonner mais je ne peux pas faire cela. Même si l'envie ne m'en manque pas...
Elle reprit sa besogne avec lenteur mais détermination. La Chercheuse l'observa sans pouvoir l'aider, mais l'admirait secrètement. Où trouvait-elle cette force ? Elle-même aurait abandonné depuis qu'elles avaient traversé l'éluvian. Mais avec l'Inquisitrice à ses côtés, elle ne pouvait que lutter pour rester en vie. Elle lui devait bien cela, finalement.
Cassandra ne sut pas combien de temps son amie passa à déblayer les pierres de l'effondrement, mais elle savait que cela faisait bien plus longtemps qu'elle n'en avait l'impression le froid la faisait somnoler et elle se réveillait la bouche pâteuse et les membres engourdis. Seule la douleur de sa jambe lui garantissait qu'elle était toujours en vie, ainsi que son amie qui de temps en temps venait la réchauffer en ravivant le feu. Lédara l'avait même enveloppée de ses deux écharpes et de son manteau, abandonnant les renforts de son équipement et se retrouvant seulement avec sa chemise de lin et son corset. Une fine chaînette pendait autour de son cou, libre, avec une petite pièce de monnaie à son extrémité. Régulièrement, la Marchéenne la serrait dans sa main puis la relâchait pour continuer son labeur. Malgré le froid, elle transpirait à grosses gouttes, ne s'arrêtant que pour reprendre son souffle ou pour vérifier que la Chercheuse n'avait besoin de rien.
Tout à coup, alors que Lédara déplaçait un lourd rocher, une secousse se fit ressentir. Elle se précipita sur Cassandra, la couvrant de ses bras, tandis qu'une pluie de cailloux s'abattit sur elles. Sentant que la chute ne s'arrêtait pas et qu'elle était centralisée sur l'emplacement libre du couloir, Lédara porta à bout de bras son amie et la mit à couvert dans l'ouverture qu'elle avait réussi à créer. La secousse terminée, l'Inquisitrice constata les dégâts : le couloir d'où elles étaient arrivées n'était plus accessible, elles étaient prises au piège dans la cavité que la jeune femme avait constituée.
- Laissez-moi là et continuez sans moi, murmura Cassandra, affaiblie.
- Hors de question, rétorqua Lédara, si j'avance, c'est avec vous !
Lédara fit de son mieux pour installer son amie contre la paroi la plus stable, puis dégagea quelques pierres de son pied pour pouvoir continuer à déblayer par le plafond. Cependant, toute la structure semblait avoir été fragilisée. Lorsque la Marchéenne retira une nouvelle pierre, un éboulis de fins cailloux descendit sur les deux femmes. Elle s'arrêta net, retenant les petites pierres dans ses mains pour qu'elles n'atteignent pas la Chercheuse juste au-dessous d'elle.
- C'est pas vrai, grogna Lédara à bout de nerf.
Les effets du froid se firent vivement ressentir dans les membres de la jeune femme, ses mains couvertes d'écorchures tremblèrent, l'empêchant de continuer sa besogne. Elle s'affala face contre les rochers, le désespoir la gagnant inexorablement. Le silence régna dans la petite cavité, plus rien ne se faisait entendre, ni les ruissèlements d'eau, ni les petits éboulis, ni les petits rongeurs. Cassandra déposa mollement sa main sur l'épaule de son amie.
Soudain, des murmures lointains parvinrent en écho étouffé jusqu'aux deux femmes Lédara releva la tête, regardant en direction du ciel de roches. Elle resta ainsi, l'oreille tendue, à l'écoute de ce qu'elle pensait être une hallucination auditive. Puis elle l'entendit à nouveau, des bruits de pioche et des haussements de voix, une voix familière, si familière…
- Ohé ! On est là ! cria-t-elle soudain, faisant sursauter la Chercheuse.
Les murmures s'arrêtèrent net.
- On est là ! Aidez-nous ! cria-t-elle encore, sa voix s'éraillant par le manque d'eau.
Les coups de pioche reprirent de plus belle, ainsi qu'un brouhaha plus dense. Des rais de lumière filtrèrent lentement et éblouirent les deux femmes qui observaient l'amas de rochers. Mais alors que les coups répétés se rapprochaient, une nouvelle secousse fit tout s'effondrer sur les deux femmes prisonnières. Lédara protégea à nouveau Cassandra de son corps, recevant les pierres à sa place, puis hurla dans une courte accalmie :
- Arrêtez ! Arrêtez ! On se fait ensevelir !
Les coups de pioche s'arrêtèrent à nouveau, puis des éclats de voix retentirent.
- Inquisitrice ! entendit celle-ci crier, décrivez-nous l'endroit où vous vous trouvez.
C'était la voix de Léliana.
- Nous étions dans un couloir, d'anciennes ruines, mais tout s'est effondré, tenta d'expliquer Lédara dont la voix portait peu d'où elle était.
- On est allé chercher du matériel pour vous hisser hors de là, lui répondit la Maître-espionne d'une voix étonnamment rassurante.
- Cassandra est blessée, ajouta l'Inquisitrice, il faut la sortir de là en premier.
- Très bien, on s'en occupera.
Cassandra eut un faible sourire de remerciement pour son amie. Du sang avait commencé à s'écouler de sa plaie et son teint devint livide.
- Où sont les autres ? demanda Lédara.
- A Fort Céleste, lui répondit Léliana, ils sont rentrés par l'éluvian. Nous avons reçu un corbeau hier matin.
- Bien, bien, murmura Lédara à elle-même, soulagée.
- Lédara ! entendit-elle soudain.
- Cullen ! s'écria celle-ci avec soulagement.
- Ne bougez pas, on va vous sortir de là ! lança-t-il, haletant.
On entendit des grincements, du bois qui s'entrechoque, puis des roulis de pierre. Les rais de lumière se firent de plus en plus nombreux jusqu'à ce que les deux femmes puissent apercevoir la haute cime des arbres environnants au sommet du tunnel. Elles aperçurent alors les visages familiers des deux conseillers, puis des soldats qui s'affairaient tout autour d'eux. Cullen leur jeta une corde munie d'un harnais que Lédara saisit au vol. Elle en harnacha la Chercheuse, la sécurisant du mieux qu'elle pouvait, puis fit signe au Commandant qu'il pouvait la remonter. Lentement, la guerrière fut hissée hors de la petite cavité qui s'effondra un peu plus sur elle-même. La Marchéenne se retint comme elle put, mais il semblait que les pierres fussent aspirées par le fond, l'entraînant avec elles. Une fois Cassandra hors de danger, Cullen relança la corde à Lédara. Celle-ci eut plus de peine à la saisir, se retenant d'une main afin de ne pas s'écrouler avec le reste qui glissait par à-coups dans les soubassements des ruines. Elle passa son bras et sa tête dans le harnais puis se maintint à la corde du peu de forces qui lui restaient. On la hissa à son tour, mais le mouvement de son corps fit s'effondrer l'une des parois sur elle. La corde resta bloquée sous deux grosses pierres. Cullen hurla des ordres à ses soldats, ceux-ci se précipitèrent sur l'engin de fortune qu'ils avaient mis en place pour retirer les rochers, puis ils s'acharnèrent à déplacer les deux pierres qui séparaient l'Inquisitrice de la surface. Sentant que la corde se détendait soudain, Lédara s'y agrippa et se mit à escalader les parois. On la hissa fortement, puis elle toucha enfin terre. Cullen la saisit à bras le corps, la tirant hors de l'étroit tunnel qui s'effondra définitivement.
Lédara resta figée dans les bras du Commandant, le serrant de toutes ses faibles forces. Ce dernier ne la relâchait plus, si soulagé de la voir saine et sauve après tout ce qu'il s'était passé ces derniers jours. Il tenait encore au creux de sa main le petit médaillon rouge-sang qui lui avait permis de la retrouver.
Le retour à Fort Céleste prit huit jours, l'Inquisitrice insistant pour rester aux côtés de Cassandra qu'on rapatriait en charrette. Des guérisseurs s'étaient occupés de sa blessure : ils avaient retiré la flèche et avaient évité l'hémorragie grâce à leurs potions et un petit coup de pouce magique. Cependant, la Chercheuse ne devait pas marcher durant une bonne semaine afin de ne pas rouvrir la plaie.
L'Inquisitrice ne perdit pas de temps : l'après-midi même de son arrivée à la forteresse, elle convoqua le conseil de guerre dans la haute salle de commandement. Néanmoins, une fois sûre que son amie était entre de bonnes mains, elle avait pris le temps d'un bain chaud et de s'habiller, d'avaler quelques bouchées que lui présentait Dila avec insistance malgré son incapacité à manger quoi que ce soit dès qu'elle repensait aux événements du temple de Mythal.
- Au rapport, ouvrit l'Inquisitrice en regardant ses trois conseillers, ainsi que Morrigan qu'elle avait exceptionnellement convoqué pour cette séance.
- Des pertes conséquentes dans le camp de Corypheus, commença le Commandant. Cependant, une partie de notre armée a été largement dispersée après la bataille.
- Corypheus et son dragon ont fui le champ de bataille de manière très soudaine après votre entrée dans le temple, ajouta Léliana, nous en avons déduit que vous aviez réussi votre mission.
- Je peux vous annoncer que nous avons rrremporté la bataille, Inquisitrice, lança vivement Joséphine.
Lédara se mit à rire nerveusement suite à la réplique de son Ambassadrice.
- Détrompez-vous, Joséphine, finit-elle par dire en massant ses bras encore endoloris de son séjour aux Terres sauvages.
- N'est-ce pas la fin pourrr Corypheus ? demanda Joséphine d'un air sincèrement innocent.
La Marchéenne n'avait pas encore eu le temps de raconter ce qu'il s'était passé dans le temple, notamment la renaissance monstrueuse de l'engeance dans le corps d'un Garde des Ombres. Après leur sauvetage dans les ruines inconnues où elles avaient atterries, les deux femmes ne s'étaient pas épandues sur le sujet : Cassandra, blessée, ne put faire son rapport habituel, et Lédara, dans un état de fatigue extrême, s'était réfugiée dans un mutisme, ressassant les événements sans cependant pouvoir réfléchir clairement à la situation. Puis elle avait décidé d'attendre d'être seule avec ses conseillers dans la salle de commandement pour faire part de ce qu'elle avait vu, évitant ainsi toute fuite due à des oreilles trop indiscrètes. L'Inquisitrice raconta enfin tout en détails à ses conseillers : la renaissance de Corypheus, leur fuite et leur poursuite de Samson, la Source des lamentations. Ces derniers restèrent cois, sans savoir que répondre.
- S'il est malin, dit enfin Léliana, il va aller se cacher et reprendre ses forces avant de lancer une nouvelle offensive.
- Il ne se cachera pas, intervint Morrigan qui avait gardé le silence jusque-là.
- Qu'est-ce qui vous fait dire cela ? lui demanda Cullen.
- C'est la Source, dit simplement la mage. Elle se manifeste sous forme de… voix. Elles me murmurent des choses.
- Que vous disent-elles ? demanda Lédara.
Morrigan se concentra un instant, comme si elle essayait de percevoir une conversation qui se tenait à l'autre bout de la pièce, sauf que celle-ci était parfaitement silencieuse.
- Le dragon de Corypheus n'est pas un Archidémon, commença-t-elle. C'est une créature dans laquelle l'Ancien a investi une partie de sa puissance. Tuez la bête, et il perdra momentanément son pouvoir de posséder les corps.
- Il peut être tué, murmura Lédara qui reprenait soudain espoir.
- C'est… loin d'être facile, dit Léliana avec hésitation. Corypheus est déjà fort sans son dragon…
- Je le sais parfaitement, rétorqua Lédara d'un ton abrupt. Mais nous avons une chance. Cullen, rassemblez nos troupes dispersées. Joséphine, faites savoir à nos alliés que la guerre n'est pas finie.
- Trrrès bien, Inquisitrrrice, répondit derechef l'Ambassadrice en notant les derniers éléments de la séance sur son parchemin avant de quitter la salle, suivie du Commandant.
- Léliana, essayez de savoir où a pu se replier Corypheus et son dragon, ajouta encore l'Inquisitrice.
- C'est déjà en cours, Inquisitrice, répondit la Maître-espionne.
- Parfait. Morrigan, tâchez de récolter le plus d'informations possible sur le moyen de vaincre ce dragon.
- Evidemment, fit la mage de son air naturellement hautain.
Tous quittèrent la salle de commandement avec un nouvel objectif et Lédara n'avait qu'une idée en tête à présent : retourner voir son amie qui devait maintenant se reposer dans ses quartiers.
Dans le grand hall, toutes les têtes se tournaient vers l'Inquisitrice : la rumeur de leur victoire dans les Terres sauvages d'Arbor s'était répandue comme une traînée de poudre et rien n'avait fui sur ce qui s'était passé dans le temple de Mythal. Lédara en fut très reconnaissante envers ses compagnons qui étaient arrivés à Fort Céleste bien avant elle. Elle aperçut d'ailleurs Varric qui lui fit signe de venir dans son bureau. Elle l'y rejoignit prestement.
- Varric, contente de vous voir sain et sauf ! dit-elle.
- Merci, vous aussi ! Quelle pagaille quand nous avons vu que vous nous aviez pas suivi dans l'éluvian… Vous auriez dû voir Iron Bull, il était pire que le dragon de Corypheus ! On aurait cru qu'il allait se mettre à cracher du feu.
- Je l'imagine très bien, rit Lédara.
- Donc, continua le nain, j'essaie encore de comprendre. On était dans cette ruine ancienne… Morrigan a consommé un breuvage elfique… puis on est tous entré dans un miroir sauf vous.
- Techniquement, intervint Lédara, je suis aussi entrée dans le miroir, mais nous n'avons pas atteint la même destination.
- Oui, bref, continua Varric, avant d'atterrir ici. On vous a déjà dit que c'était dingue, tout ce qui vous arrivait ?
- Vous venez de le faire, répondit Lédara.
- C'est pas faux… bon, tout ça pour vous demander : vous êtes libre pour une partie de Grâce Perfide ce soir ou demain soir ? Histoire de parler de choses… normales ?
Lédara réfléchit quelques instants : d'un côté, elle se disait qu'elle n'avait pas de temps à perdre à jouer aux cartes avec ce qu'ils savaient sur Corypheus. D'un autre côté, Varric n'avait pas tort de proposer des moments de détente à ses compagnons.
- Je suis disponible, répondit-elle alors, redites-moi simplement quel soir convient aux autres !
- Parfait ! je vais voir ça avec eux.
L'Inquisitrice prit congé du nain et se remit en route pour l'armurerie où Cassandra devait se reposer au calme dans ses appartements personnels. Lorsqu'elle arriva à l'étage, elle n'aperçut nulle part son amie. Elle alla jusque dans sa chambre qui était vide, les draps défaits.
Lédara ressortit aussitôt de l'armurerie et chercha du regard un soldat. Elle en hameçonna un qui la salua solennellement :
- Votre Grâce ? demanda-t-il légèrement tremblant.
- Savez-vous où peut se trouver la Chercheuse Pentaghast ? l'interrogea l'Inquisitrice.
- J'ai entendu qu'on l'avait aperçue sur les remparts nord, Votre Grâce.
- Merci soldat, dit-elle avec bienveillance.
Le soleil commençait à décliner à l'horizon et l'Inquisitrice trouva la Chercheuse appuyée contre un créneau, une canne à la main. Ses cheveux noirs voletaient autour de sa nuque et de son visage, une petite tresse fine battant son dos au gré du vent.
- Que faites-vous là ? lança Lédara une fois arrivée à ses côtés.
Le paysage était doux : les sommets enneigés brillaient de couleurs jaunes et blanches, le ciel d'un bleu pâle parsemé de gros nuages cotonneux éblouissait presque ceux qui le regardaient. En contre-bas, l'on distinguait de toutes petites silhouettes s'affairant dans les bois sombres de pins et de mélèzes.
- J'en avais marre de rester allongée, répondit Cassandra qui fixait toujours son regard sur l'horizon.
Lédara s'accouda au rempart, observant le fourmillement aux pieds de la forteresse.
- C'est une victoire pour l'Inquisition, pensa tout haut la Chercheuse. L'Archidémon avait beau être une réelle menace pour notre armée, il s'est enfui dès que le vent a tourné. Mais il n'est pas loin… je me demande ce que Corypheus a prévu, maintenant.
Le visage de Cassandra s'était assombri.
- Il a perdu une bonne partie de son armée, ainsi que son général, répondit Lédara. Nous savons même maintenant que son dragon n'est pas un Archidémon, et que cette engeance est vulnérable sans lui.
- Ne le sous-estimez pas, répliqua la Chercheuse d'une voix lente. Il est puissant et vous ne l'avez pas encore affronté à un contre un. Mais ce moment viendra… Il vous en donnera l'occasion.
- Je sais, et cela me fait peur de me retrouver seule face à lui…
- Il n'y a pas un seul être aux côtés de qui je voudrais me battre plus que vous, dit alors Cassandra en la fixant des yeux.
- Pas dans votre état, murmura Lédara, jamais je ne me permettrais de vous mettre en danger si vous n'avez pas une petite chance d'en sortir vivante…
- Ne vous en faites pas pour moi, j'ai la peau dure. Ma jambe est déjà en bonne voie de guérison grâce à vous.
L'Inquisitrice poussa un léger soupir. Elle savait qu'elle ne pourrait pas faire changer d'avis son amie.
- Tout cela était encore inimaginable il n'y a pas si longtemps, reprit Cassandra, perdue dans ses pensées. Vous, mon amie. La victoire à portée de main. L'heure est venue d'envisager la suite.
Lédara ferma les yeux, sentant la brise sur son visage. Elle savait où voulait en venir la Chercheuse : la nomination d'une nouvelle Divine, le retour à l'ordre, l'avenir de l'Inquisition... Elle s'était refusée à y penser jusqu'à présent, mais Cassandra avait raison. Il y aurait un jour où elle serait obligée de s'y confronter.
- Serez-vous à mes côtés ? murmura Lédara.
- Quoi qu'il advienne, répondit Cassandra.
A chaque nouvelle arrivée de soldats, Shanna accourait à la porte principale et tendait le cou à la recherche d'une tête blonde familière. Anton n'était toujours pas revenu des Terres sauvages d'Arbor et la jeune fille s'inquiétait de plus en plus pour son ami. Les autres lui avaient dit de ne pas s'en faire, qu'il arriverait d'un jour à l'autre, mais Shanna ne pouvait s'empêcher d'imaginer le pire.
A Fort Céleste, les informations sur les combats leur étaient parvenues au compte-goutte : quelques éclaireurs lâchaient parfois un mot, une phrase, qu'ils avaient vu dans les rapports les intendants, en dévoilant les commandes des officiers, participaient eux aussi à ce maigre apport d'informations. Toutefois, entre les rumeurs et les bruits de couloir ainsi que les renseignements véridiques, il pouvait y avoir un monde.
Shanna continuait cependant à faire son travail elle y avait d'ailleurs trouvé un refuge, acceptant toutes les tâches que Maîtresse Dila lui assignait, et même plus. Elle travaillait jusque tard le soir et était prête à reprendre dès le lendemain à l'aube. Cela lui avait d'ailleurs valu une promotion : elle était dorénavant cheffe des quartiers des invités et avait sous ses ordres quatre commis qu'elle menait à la baguette. Elle gagnait une jolie petite somme de souverains toutes les semaines, améliorant le quotidien de sa mère et de sa sœur, même si pour cette dernière, tout était gratuit au sein du Cercle inquisitorial. Néanmoins, son investissement dans son travail ne l'aidait pas à oublier son angoisse.
Lorsque l'on vit le retour des compagnons de l'Inquisitrice, mais sans trace de celle-ci ni de la Chercheuse, Fort Céleste fut plongée dans un grand émoi. De plus, aucun des rescapés du miroir ne voulut dire un mot de ce qu'il s'était passé alors qu'ils avaient emmenés avec eux le général de l'armée de l'Ancien, Samson en personne. Des rumeurs commencèrent à se répandre sur la mort de la Messagère d'Andrasté, que ce serait le général Samson qui l'aurait tuée de ses mains et que les membres de l'Inquisition seraient arrivés trop tard. L'on avait imaginé la scène : l'Inquisitrice, aux prises avec Samson, la Chercheuse Pentaghast s'interposant pour la secourir, mais en vain. Un coup de lame, la guerrière serait tombée, puis cela aurait été au tour de la Messagère, telle une martyr, qui aurait perdu la vie… Les corbeaux de la Maître-espionne avaient envahi le ciel pendant deux jours, jusqu'à ce qu'on apprenne qu'on avait retrouvé l'Inquisitrice et la Chercheuse au sud des Terres sauvages d'Arbor, non loin des forêts dalatiennes.
Depuis, Samson croupissait dans les geôles de Fort Céleste en attente de son jugement que tous escomptaient avec ardeur et les troupes rentraient à la forteresse par petits groupes de soldats et d'éclaireurs, l'armée s'étant apparemment dispersée lors des combats dans les Terres sauvages d'Arbor. Shanna guettait désespérément les nouveaux arrivants à la recherche de son bien-aimé. L'Inquisitrice était revenue elle aussi, puis la Maître-espionne et le Commandant, mais Anton restait cruellement absent.
Le lendemain du retour du Commandant Cullen, Shanna se décida à aller le voir dans son bureau pour lui demander des nouvelles des officiers et surtout d'Anton. Elle demanda à faire sa pause un peu plus tôt que d'habitude à Dila et celle-ci fut ravie de lui donner une heure de plus car cette dernière trouvait qu'elle en faisant trop ces derniers jours. Shanna pouvait donc profiter librement de son congé et ne perdit pas de temps pour se diriger vers le bureau du Commandant. Arrivée devant la porte qui était close, Shanna posa sa main sur la poignée quand elle entendit distinctement les voix de l'Inquisitrice et de l'ancien Chevalier-sous-capitaine :
- Je ne peux pas, dit l'Inquisitrice d'une voix presque suppliante.
- Vous le devez, il le faut, lui répondit le Commandant d'une voix douce, mais ferme.
- Je le sais, mais c'est au-dessus de mes forces… Si je le vois, soit je le tue, soit il me tue intérieurement. J'ai peur de ne pouvoir rester impassible face à lui.
- Ils attendent tous que vous le jugiez en personne, continua calmement le Commandant.
- Je ne suis pas sûre de pouvoir le faire…
Shanna n'entendit plus rien. Elle hésita encore, puis son inquiétude pour Anton l'emporta : elle ouvrit la porte plus brusquement qu'elle ne l'aurait voulu.
La jeune fille aperçut les deux dirigeants enlacés, le Commandant semblant apaiser de son étreinte la jeune Marchéenne. Tous deux se séparèrent à la vue de l'assistante de Dila, un peu gênés. Shanna les regarda sans mot dire, puis referma immédiatement la porte derrière elle.
- Je ne dirai rien, je vous le jure ! souffla Shanna.
Les deux dirigeants soupirèrent, Cullen passant rapidement ses doigts sur le visage de l'Inquisitrice, son regard ne la quittant pas.
- Merci Shanna, dit-il de sa voix posée avant de se tourner vers la jeune fille. Qu'est-ce qui t'amène ?
- Je… commença cette dernière, tremblant à la fois d'émotion et d'angoisse. J'aurai voulu savoir… l'un de vos sergents, Anton Forcart… il n'est toujours pas revenu des Terres sauvages… Est-il…
Le Commandant devina tout de suite l'interrogation de la jeune fille.
- Il va bien, la rassura-t-il, je l'ai promu pour ses actes de bravoure au combat. Il est resté en Dalatie pour superviser le rapatriement des troupes.
- Ah, fit Shanna à la fois grandement soulagée, mais aussi frustrée.
L'Inquisitrice perçut tout de suite sa déception.
- Quand doit-il revenir ? demanda encore timidement Shanna.
- Pas avant la fin de sa mission, répondit le Commandant arborant à nouveau son sérieux de dirigeant.
- Cullen, intervint l'Inquisitrice, vous devriez le faire revenir à Fort Céleste…
- Pourquoi ? l'interrogea-t-il perplexe.
L'Inquisitrice lui lança un regard insistant avant de désigner Shanna d'un mouvement de tête. Le visage du Commandant s'éclaira soudain.
- Vous avez raison ! Après ce qu'il a accompli, il le mérite, dit-il sur un ton tout à fait nouveau.
Il se mit à son bureau et rédigea un papier qu'il plia, puis qu'il roula en un petit rouleau étroit. Il sortit du bureau, siffla étrangement et un corbeau s'envola des volières et fendit l'air pour venir se poser sur son bras. Le Commandant glissa le petit rouleau dans l'étui attaché à la patte de l'animal qui s'envola prestement en direction de l'Ouest.
- Merci, Commandant, merci Inquisitrice, fit Shanna les joues en feu.
Elle allait enfin revoir Anton.
