Chapitre 33 Ce que l'orgueil avait forgé…

Au sommet de la haute tour de Fort Céleste, l'Inquisitrice faisait les cent pas dans ses appartements, Dila lui courant après pour parfaire sa tenue. Dès que la Messagère s'arrêtait quelques instants, la petite elfe en profitait pour défroisser un pli, ajuster le jupon ou accrocher les petits fermoirs d'ivoire encore ballants. Dila faisait le plus attention possible à cette robe qu'avaient confectionnée les couturières de la forteresse car elle savait ce que cette pièce d'étoffe signifiait pour elles : durant tout l'absence des dirigeants dans les Terres sauvages d'Arbor, alors qu'on ne savait pas ce qu'il s'y passait, qui avait l'avantage dans les combats, ni même si l'Inquisition en sortirait vainqueur, tous les ouvriers de Fort Céleste s'étaient donnés à corps perdu dans leurs tâches et les couturières avaient décidé de confectionner la tenue symbolique pour le jugement futur du général Samson, voire pour la mort de Corypheus même.

La robe se composait d'une sous-robe en soie ivoire corsetée, sans manches, puis d'une tunique bleu azur soutenue par un bustier entièrement décoré de petites pierres de nacre si petites qu'elles donnaient la sensation que le tissu était une rivière d'eau pure miroitant au soleil. Les plis du jupon, de la même couleur que la tunique, donnaient un fin volume, et un manteau de velours bleu nuit venait parfaire l'ensemble, habillant de broderies et de pierres précieuses cette tenue unique. Il était à col remonté autour de la nuque, se fermait à partir de la poitrine, à l'aide de petits fermoirs de nacre et d'ivoire, laissant entrevoir la naissance des seins. Une ceinture de velours entièrement brodées aux motifs du manteau terminait cette tenue, si l'Inquisitrice voulait bien rester un peu tranquille.

Mais la Marchéenne n'était pas tranquille en cet instant : le jugement de Samson était prévu pour l'après-midi même et elle redoutait ce moment plus que tout autre. Cullen lui avait promis d'être présent à ses côtés tout au long du procès et Joséphine lui avait déjà parlé des différentes possibilités qui s'offraient à elle pour juger l'ancien général de Corypheus. Cependant, Lédara avait la boule au ventre à l'idée de se retrouver à nouveau face à celui qu'elle tenait pour responsable de l'empoisonnement de son frère au lyrium rouge…

- Votre Grâce, je vous en prie, restez tranquille ! lança Dila qui commençait à s'impatienter.

- Pardon, Dila, marmonna Lédara qui s'immobilisa devant le miroir en pied.

Un court silence passa pendant lequel l'elfe finit d'ajuster la tenue de l'Inquisitrice avant de s'attaquer à ses cheveux.

- Asseyez-vous, fit Dila avec autorité.

La Marchéenne obéit sans mot dire, telle une enfant face à sa mère, ce qui fit rire les deux femmes.

- Je sais que cela vous angoisse, ce procès, commença Dila un peu plus détendue. Mais, vous savez, beaucoup de gens attendent avec impatience le moment où vous condamnerez le général Samson pour ses actes… Tellement d'entre nous y avons perdu des fils, des filles, des proches…

- Je m'en rends bien compte, Dila, répondit Lédara en soupirant.

La jeune elfe avait fini de donner un coup de peigne dans les longs cheveux ondulés de l'Inquisitrice et les relevait maintenant en un chignon élégant, sa bouche parsemée d'épingles. Après une bonne demi-heure, Dila avait enfin terminé son œuvre : l'Inquisitrice s'observa dans la glace, le regard perdu, avant de prendre une ample inspiration. La Marchéenne se leva de son siège, puis, enfin résolue, descendit de sa tour.

Toutefois, à peine fut-elle arrivée dans le grand hall où bon nombre de gens et de nobles se pressaient par la rumeur du jugement en approche qu'elle aperçut Léliana qui accourait vers elle, dans tous ses états :

- Inquisitrice ! Suivez-moi, vite !

- Que se passe-t-il, Léliana ? s'écria l'Inquisitrice déboussolée.

- C'est Morrigan, lui répondit la Maître-espionne, elle s'est lancée à la poursuite de son fils dans l'éluvian. Elle paraissait terrifiée !

- Je vous suis, lança Lédara avec fermeté.

Les deux femmes n'eurent pas besoin de se frayer un chemin au travers de la foule, celle-ci s'écartant sur le passage de l'Inquisitrice. Elles se dirigèrent dans les jardins intérieurs, puis dans la petite salle où se trouvait l'éluvian qu'avait réparé la mage de la cour impériale.

- Je n'avais jamais vu Morrigan dans un tel état, continua Léliana tout en marchant. On doit aller la chercher !

Arrivées devant le haut miroir, Lédara fit signe à la Maître-espionne de s'arrêter :

- Allez trouver de l'aide !

- Bien, Inquisitrice, répondit rapidement Léliana en rebroussant chemin.

Lédara observa un instant l'éluvian : sa surface semblait agitée, comme si le passage était difficile à être maintenu. Elle jeta un coup d'œil sur sa marque, celle-ci était calme dans le creux de sa main. La jeune femme prit une grande inspiration, puis traversa le miroir, espérant atterrir à la Croisée des chemins.

De l'autre côté, rien n'était pareil à son souvenir de la Croisée des chemins : pas de ruines, pas de brumes, pas d'arbres morts. Cependant, le lieu lui sembla familier. Un sol terreux, des monceaux de roches plus ou moins réguliers, mais surtout, des amas de pierres ressemblant étrangement à des parcelles de Fort Céleste. L'atmosphère semblait venteuse, mais la jeune femme ne ressentait aucunement le vent qui soulevait les grains de poussière et voltigeaient à l'horizon.

- L'Immatériel, murmura-t-elle abasourdie.

Lédara se retourna afin de vérifier que l'éluvian restait actif. Puis elle se mit à avancer prudemment dans les méandres rocheux. De sa main droite, elle saisit la petite lame qu'elle portait constamment sur elle, quelle que fut sa tenue à la forteresse, n'étant pas sûre de ce qu'elle pourrait croiser dans ce lieu qu'elle ne retrouvait qu'avec réticence.

Au détour d'un amas de roche, l'Inquisitrice aperçut enfin la mage disparue.

- Morrigan ! vous voilà ! s'exclama-t-elle avec soulagement.

La mage semblait être indemne, mais regardait tout autour d'elle avec empressement. Quand celle-ci entendit l'Inquisitrice, elle fit volte-face :

- Laissez-moi ! Je dois retrouver Kieran avant qu'il ne soit trop tard !

Son intonation était pleine d'émotions et de peur. Lédara ne l'avait jamais vue aussi désemparée qu'en cet instant-là. La Marchéenne la rejoignit en courant, soulevant ses jupons pour ne pas marcher sur sa robe.

- Pourquoi Kieran ferait-il une chose pareille ? s'inquiéta Morrigan, et d'ailleurs, comment ? Je ne comprends pas… Nous sommes dans l'Immatériel, il faudrait un pouvoir immense pour diriger l'éluvian ici. Si je l'ai perdu, après tout ce que j'ai sacrifié…

Sa voix se brisa sous le coup de l'angoisse.

- Nous allons le retrouver, la rassura Lédara, déposant une main réconfortante sur l'épaule de la mage.

- Tout ce qui lui arrive est ma faute, sanglota Morrigan, c'est moi qui l'ai entraîné dans cette voie.

Lédara saisit Morrigan par les épaules et la réconforta de son mieux tout en observant autour d'elle pour identifier les lieux. Les deux femmes s'étaient engouffrées dans un labyrinthe naturel sans s'en rendre compte. Toutefois, elles ne se découragèrent pas et se mirent à avancer de concert dans les méandres granitiques.

Après ce qui leur parut un temps infiniment long, Morrigan eut un sursaut partagé entre le soulagement et la peur.

- Kieran ! s'écria-t-elle vivement.

- Qui l'accompagne ? murmura Lédara en apercevant elle aussi l'enfant.

Celui-ci se tenait immobile au milieu d'une petite place enclavée, semblant écouter une vieille femme qui lui parlait doucement, agenouillée à sa hauteur. Le garçon maintenait entre ses mains une boule d'énergie et la faisait tournoyer lentement entre ses doigts, sous le regard presque maternel de la vieille femme.

- C'est… non… ce n'est pas possible... se lamenta Morrigan qui défaillit soudain.

Les deux femmes se précipitèrent auprès de Kieran et de l'inconnue. L'enfant, à leur approche, fit s'évaporer la magie qu'il manipulait puis se retourna vers sa mère en affichant un grand sourire :

- Mère !

Morrigan fixa du regard la vieille femme qui se relevait lentement, dévisageant elle aussi la mage. Elle semblait d'un âge avancé de par les nombreuses rides qui encadraient ses yeux et sa bouche. Une étrange coiffe venait lui ceindre la tête, telle une couronne de fins entrelacs d'argent finissant sur les côtés en deux longues cornes de dragon, ramenant ses cheveux blancs mi-longs en arrière. Toutefois il était difficile de lui donner un âge précis tant elle paraissait alerte et vive dans ses gestes. La vieille femme était étrangement vêtue d'un long manteau de cuir souple noir par-dessus un bustier identique, des plumes de corbeau décorant ses épaules. Un fin pantalon était caché par de hautes jambières du même cuir.

- Mère, finit par dire Morrigan d'une voix grave.

Lédara jeta un regard interrogateur sur la mage.

- Ça alors, pour une surprise ! répondit la vieille femme d'une voix légèrement éraillée par le temps.

- Est-ce… une réunion de famille ? osa demander l'Inquisitrice.

- La mère, la fille et le petit-fils, cela vous réchauffe le cœur, n'est-ce pas ? répondit la vieille femme.

- Kieran n'est pas ton petit-fils, rétorqua violemment Morrigan, laisse-le partir !

- Comme si je gardais l'enfant en otage, ricana la vieille femme. Elle a toujours été ingrate, vous voyez.

Elle s'était adressée à l'Inquisitrice avec familiarité.

- Ingrate ? s'insurgea la mage, je sais comment tu as prévu de prolonger ta vie, vieille sorcière ! Tu ne m'auras pas, et tu n'auras pas mon fils non plus !

Morrigan fit un large mouvement de ses bras de bas en haut et des volutes verdâtres tournoyèrent soudain autour de ses mains. La terre se mit à trembler légèrement sous leurs pieds, soulevant la poussière et les petits cailloux tout autour d'eux.

La vieille femme poussa un profond soupir avant d'élever sa main en direction de Morrigan. D'un seul petit mouvement, comme si elle voulait balayer une poussière devant elle, elle figea la mage dans son élan.

- Qu'est-ce que… murmura Morrigan, le regard hagard.

- Tu as bu à la Source, n'est-ce pas ?

- Tu… tu es Mythal, s'écria la mage estomaquée.

- Attendez, je ne comprends plus rien ! s'exclama Lédara.

- Libère-moi de ton emprise, vile sorcière ! cria Morrigan hors d'elle, sans prendre en considération l'interrogation de l'Inquisitrice.

- Cela ne dépend que de toi, ma chère fille, répondit avec mystère la vieille femme.

Les trois femmes s'observaient, un silence pesant faisant place à la dispute qui avait commencé. Ce fut Morrigan qui interrompit ce silence :

- Ma mère est Flémeth. Vous devriez connaître sa légende, Inquisitrice.

- La sorcière des Terres sauvages de Korcari ? s'étonna Lédara. C'est une vieille légende féreldienne… il y a bien longtemps, cette femme avait quitté son mari pour un autre homme. Son époux l'a piégée, il a tué son amant et l'a emprisonnée. Alors, un esprit est venu et lui a proposé de se venger… est-ce cela ?

- Et voilà qu'en une poignée de secondes, vous entendez quelqu'un résumer votre tragique existence, ironisa la vieille femme.

Morrigan fixa intensément du regard sa mère.

- Tu étais morte, Mère. Pourtant… je ne comprends pas…

La vieille femme sourit.

- Il fut un temps où je n'étais qu'une femme seule dans les ténèbres, qui réclamait la justice. Puis, elle est venue vers moi, ce petit brin d'être ancien, et m'a accordé tout ce que je voulais et même plus encore. Depuis, je porte Mythal à travers les âges, à la recherche de la justice qui lui a été refusée.

- Vous voulez dire que vous portez Mythal en vous ? résuma Lédara qui avait peur de ne toujours pas comprendre.

- Elle fait partie de moi comme votre cœur fait partie de votre poitrine.

- Elle dit la vérité, intervint Morrigan, les voix me le murmurent.

- Mais qu'était Mythal, au juste ? lui répondit la vieille femme, énigmatique. Une simple légende que l'on a prise pour une déesse, ou plus que cela ? la vérité n'est pas une fin, ce n'est qu'un début.

La vieille femme se tourna vers l'Inquisitrice :

- Une véritable Messagère. Vos paroles s'élèvent dans les cieux, annonçant une nouvelle ère. Quant à moi, j'ai porté bien des noms, mais vous pouvez m'appeler Flémeth.

- Pourquoi ne pas avoir révélé plus tôt que vous portiez Mythal en vous ? l'interrogea Lédara.

- Et à qui aurais-je dû m'adresser ? ironisa encore Flémeth.

- Eh bien, aux elfes ? à tout le monde ? proposa Lédara qui se rendit malgré tout compte de l'absurdité de sa question.

Flémeth se mit à rire.

- Je connaissais le cœur des hommes avant que Mythal ne vienne à moi, répondit-elle. C'est pour cela qu'elle m'a choisie, d'ailleurs. Ils ne veulent pas entendre la vérité, et… je ne suis qu'une ombre qui s'attarde au soleil.

- Mais pourquoi Mythal est-elle venue vers vous ? insista l'Inquisitrice.

- Pour régler ses comptes et faire trembler les cieux, dit la vieille femme, énigmatique.

- Et tu obéis à ses moindres caprices ? l'interrompit Morrigan. Sais-tu au moins ce qu'elle est réellement ?

- Tu cherches à préserver les anciens pouvoirs, mais dans quel but ? lui demanda alors sa mère. C'est parce que je te l'ai appris, ma fille, parce qu'il s'est passé des choses qui n'auraient jamais dû arriver. Elle a été trahie. Comme moi, comme le monde entier ! Mythal a lutté de toutes ses forces pour traverser les âges et arriver jusqu'à moi, et je veillerai à ce qu'elle soit vengée ! Hélas, tant qu'il y aura de la musique, nous danserons.

Lédara resta immobile devant les deux femmes, silencieuse, tout comme l'enfant en face d'elle. Seulement, celui-ci semblait être ravi que sa mère et sa grand-mère soient ensemble à ses côtés, alors que la Marchéenne était perdue devant cette réunion improbable. La mère de Morrigan était une sorcière des légendes féreldiennes et abritait l'esprit de Mythal de surcroît ! Morrigan ne semblait pas heureuse de ces retrouvailles, elle avait dû tenter de fuir sa mère, sûrement pour protéger son fils.

- Comment se fait-il que l'éluvian que nous venons d'emprunter nous aient mené dans l'Immatériel ? demanda soudain l'Inquisitrice.

- Kieran a simplement répondu à mon appel, dit doucement Flémeth, avec une pointe de fierté dans la voix.

- Il ne te suivra pas plus loin ! s'écria Morrigan en prenant son fils par les épaules et le plaquant tout contre elle.

- Que voulez-vous ? fit Lédara en voulant apaiser les tensions.

- Je ne veux qu'une seule chose, répondit Flémeth.

La vieille femme porta son regard sur l'enfant.

- Je dois y aller, Mère, dit Kieran en se dégageant doucement de l'étreinte de Morrigan.

- Non ! il en est hors de question ! fulmina la mage.

- Il porte un morceau de ce qui fut jadis, arraché aux mâchoires des ténèbres, dit Flémeth avec gravité. Tu le sais.

- Ce n'est pas un pion, Mère ! s'exclama Morrigan, je ne te laisserai pas l'utiliser !

- Et toi, tu ne l'as pas utilisé, peut-être ? lui rétorqua la vieille femme. N'était-ce pas la raison pour laquelle tu as accepté de le créer ?

- C'était avant, trembla Morrigan. Maintenant… c'est mon fils !

La voix de la mage se brisa sur ses dernières paroles. Flémeth haussa des sourcils, surprise par la réaction de sa fille.

- Flémeth a prolongé sa vie en s'emparant du corps de ses filles, Inquisitrice, expliqua soudain Morrigan d'une voix lente. C'était le destin qu'elle me réservait. J'ai déjoué son plan et maintenant, elle a l'intention de s'emparer de Kieran !

Lédara observait la vieille femme avec attention, fronçant les sourcils, car quelque chose qu'elle avait dit sur le jeune garçon avait retenu son attention :

- La manière dont vous parlez de Kieran… commença-t-elle.

- Je ne suis pas la seule à porter l'âme d'un Être que l'on croyait perdu depuis longtemps, répondit simplement Flémeth, toujours énigmatique.

- Il n'est pas que cela, Mère.

Lédara se retourna vers Morrigan celle-ci semblait être parfaitement au courant de ce secret qui entourait son fils, et Flémeth avait sous-entendu que sa fille en était l'instigatrice.

- Moi non plus, mais on ne m'entend pas me plaindre, lui répondit la vieille femme. On n'échappe pas si facilement à son destin, ma fille.

- Mère, fit Kieran d'une voix presque suppliante, je n'ai pas le choix.

- Tu ne lui appartiens pas, Kieran ! s'écria Morrigan avec désespoir. Et moi non plus !

- Si Kieran est si spécial, demanda lentement l'Inquisitrice à Flémeth, pourquoi avoir attendu jusqu'à maintenant pour venir le chercher ?

- Je ne savais pas où il se trouvait, répondit-elle simplement. Morrigan l'a bien caché… jusqu'à maintenant.

- La Source… murmura la mage.

- Oui, tu es maintenant liée à ta chère mère pour l'éternité, toi qui a tout fait pour la fuir ! ricana la vieille femme.

Lédara prit l'enfant par le bras avec douceur et fermeté, puis l'attira à elle pour l'écarter des deux femmes.

- Vous n'allez quand même pas prendre le corps d'un jeune garçon ? l'interrogea l'Inquisitrice avec quelques doutes.

- Si c'est ce que ma fille croit, cela doit être vrai.

L'Inquisitrice passa ses deux bras sur les épaules de Kieran, comme pour le protéger, en attendant que cette histoire soit éclaircie. Le garçon ne chercha pas à s'y soustraire, au contraire : il le sentit comme une protection neutre qui lui était donnée devant ces deux femmes.

Morrigan se tourna vers son fils et tomba à genoux, le regard brillant d'émotions :

- Kieran, je…

L'enfant observa sa mère, attristé de la voir dans cet état, puis tourna la tête vers sa grand-mère, comme lui priant d'accéder à sa requête.

Flémeth plongea son regard dans celui de Kieran, ferma les yeux et dit enfin :

- Comme tu voudras. Voilà ce que je te propose, ma fille. Laisse-moi l'enfant et je te libérerai de mon emprise pour toujours. Je ne me mêlerai plus jamais de ta vie et je ne te ferai plus aucun mal. Ou alors, tu gardes l'enfant et tu ne seras jamais à l'abri. Tôt ou tard, je récupérerai mon dû.

- Il rentre avec moi, répondit Morrigan d'un ton décidé.

- Tu te décides aussi vite ? s'étonna Flémeth.

- Fais ce que tu veux, lui asséna sa fille, empare-toi de mon corps s'il le faut, mais tu ne toucheras pas à Kieran. J'ai beaucoup de défauts, mais je ne serai pas la mère que tu as été.

La vieille femme resta silencieuse. Son regard avait changé, comme si elle avait été atteinte par les paroles que venait de lui dire sa fille. Elle observa encore Kieran, puis sa fille à nouveau. Quelque chose avait radicalement changé dans ses yeux. Flémeth se tourna une nouvelle fois vers Kieran qui était resté tout contre l'Inquisitrice, attendant la décision de sa grand-mère, puis elle s'agenouilla face à lui. Lédara serra son étreinte, sans pour autant empêcher le garçon de bouger. La vieille femme posa sa main droite sur la poitrine de Kieran, là où se trouvait son cœur, puis une lumière bleutée vint auréoler la main ridée de Flémeth. Elle la retira lentement, extirpant avec elle une flamme bleue luminescente. Kieran observa la flamme sortir de sa poitrine, à la fois intrigué et soulagé, puis la vit se fondre dans le corps de la vieille femme qui l'absorba, impassible. Flémeth lui sourit doucement une fois la flamme disparue.

- Plus de rêves ? demanda le garçon à sa grand-mère.

- Plus de rêves, confirma celle-ci avec bienveillance.

Kieran sourit à son tour, puis se dégagea doucement de l'étreinte de l'Inquisitrice pour rejoindre sa mère qui l'accueillit à bras ouverts.

- On ne peut pas accueillir une âme contre son gré, Morrigan, lui dit alors Flémeth. Tu n'as jamais rien eu à craindre de moi.

Flémeth se détourna des deux femmes et de son petit-fils et s'éloigna d'un pas gracieux et alerte.

- Attends ! s'écria Morrigan.

Mais la vieille femme ne se retourna pas, ne s'arrêta même pas à l'appel de sa fille. Elle disparut dans les méandres rocheux et la brume sûrement qu'elles ne la reverraient plus. Lédara, qui était restée silencieuse tout au long de cette résolution, s'en retourna elle aussi retrouver l'éluvian, invitant d'un geste de la main la mage et son fils à la suivre. Leur temps dans l'Immatériel était terminé, il leur fallait rentrer à Fort Céleste.

De l'autre côté de l'éluvian, l'Inquisitrice trouva Léliana qui semblait à peine arriver avec les renforts demandés.

- Vous êtes…

- Nous sommes de retour, confirma Lédara en devinant l'interrogation de la Maître-espionne. Avec Kieran.

- Mais vous êtes à peine partie ! s'écria Léliana déboussolée et méfiante.

- Le temps s'écoule différemment dans l'Immatériel, répondit Morrigan qui refermait l'éluvian derrière elle et son fils.

- L'Immatériel ? s'exclama Léliana, n'y comprenant plus rien.

- Je laisserai Morrigan vous faire un rapport de ce qu'il s'est passé, coupa l'Inquisitrice, de peur de passer une éternité à tout expliquer. Par contre, bouclez cette salle, personne ne doit y pénétrer dorénavant.

Lédara jeta un coup d'œil à la mage qui hocha de la tête en signe d'approbation. De plus, la Marchéenne voulait laisser Morrigan choisir ce qu'elle raconterait sur leur rencontre avec sa propre mère, jugeant cette affaire trop personnelle pour la dévoiler en son entier, même à ses conseillers.

- J'ai un jugement à prononcer, reprit l'Inquisitrice pour clore la discussion.

- Oui, Inquisitrice, répondit Léliana qui observait la mage avec sa méfiance habituelle.

Lédara sortit de la petite pièce et longea rapidement les jardins, sa robe miroitant sous les rayons du soleil. Arrivée dans le hall, elle n'eut aucune peine à se frayer un chemin jusqu'au trône qui l'attendait, malgré la foule qui s'était amassée dans la vaste salle illuminée par les vitraux et la grande porte restée ouverte. Le couloir central qu'emprunta la jeune femme était maintenu libre par des soldats de l'Inquisition. Elle se sentit à la fois épiée et admirée par des centaines d'yeux et le silence qui s'était abattu dès son apparition rendit sa marche vers le trône lourde d'un poids invisible. Seuls ses pas, aussi légers furent-ils, résonnaient en écho contre les murs de pierre.

L'Inquisitrice s'arrêta devant le trône, se retourna gracieusement et s'assit en repliant le tissu de son manteau et de sa jupe avec élégance. Elle déposa ses mains sur les accoudoirs, sa main gauche luisant faiblement par-dessus le velours rouge du siège. De là, l'immense foule immobile avait une vue parfaite sur la Messagère d'Andrasté. Les nobles invités se tenaient sur les côtés dans les premiers rangs parmi eux se trouvaient des Orlésiens aussi bien que des Féreldiens. Puis les habitants de la forteresse occupaient les rangées suivantes : des marchands antivans, des artisans du Riveïn, des paysans des Anderfels, des soldats en congé, d'autres venus en curieux, des elfes, quelques nains, toutes les classes et toutes les races étaient représentées. Dans les tribunes abandonnées, au-dessus du parterre, se trouvaient quelques gamins accroupis et accrochés à la balustrade de pierre. L'Ambassadrice se tenait aux côtés de l'Inquisitrice, debout, raidie à sa droite, rejointe par la Maître-espionne. Le Commandant n'était pas encore arrivé.

Remarquant l'absence de Cullen, le cœur de Lédara se mit à battre plus vite, l'angoisse la tenaillait plus fort qu'à son arrivée dans la salle. Enfin, au bout du couloir, dans la lumière aveuglante provenant de la porte d'entrée, apparut plusieurs silhouettes massives. Lédara distingua d'abord deux soldats qui ouvraient la marche, puis deux templiers qui maintenaient fermement un prisonnier, postés de chaque côté de celui-ci. Enfin, derrière eux, Cullen, le regard grave, fermait la marche. Tous les yeux s'étaient détournés de l'Inquisitrice pour se poser cette fois-ci sur le prisonnier : le général Samson.

Celui-ci n'était vêtu que d'un simple pantalon et d'une chemise en tissus, des bottes usées remontant au-dessus de ses genoux. Les mains entravées de chaînes, il avançait à la fois tiré par les templiers à ses côtés et poussé par la marche pressante du Commandant derrière lui. Samson semblait affaibli, le visage encore tuméfié de son combat avec l'Inquisitrice ses cheveux étaient relâchés, noirs et gras, lui cachant à demi son visage livide. Tout son corps semblait trembler légèrement, comme s'il était parcouru d'un frisson perpétuel.

Les deux soldats qui ouvraient la marche, arrivés devant le trône de l'Inquisitrice, se postèrent de chaque côté de l'allée, laissant place au prisonnier et à ses geôliers. Cullen devança les templiers qui retenaient fermement Samson et posa un genou à terre devant la Messagère d'Andrasté :

- Permettez-moi, Inquisitrice, dit-il d'une voix grave, de remplacer votre Ambassadrice pour la direction de ce procès.

Lédara acquiesça d'un bref signe de tête, soulagée de sa présence et de son initiative. Ayant reçu l'accord officiel de l'Inquisitrice, le Commandant se releva et ouvrit le procès :

- Chevalier-templier Samson, général de Corypheus, traître à l'Ordre. Le sang sur ses mains pourrait remplir des océans. Sa tête est trop précieuse pour qu'on la tranche. Kirkwall, Orlaïs… Beaucoup souhaitent qu'il souffre. Je ne vous cacherais pas que j'en fais moi-même partie.

- Soyez rassuré, Commandant, répondit l'Inquisitrice, je veillerai à ce qu'il réponde de ses crimes.

A ce moment, Samson se mit à ricaner, son rire se répercutant en écho sur les murs de pierre. La foule resta silencieuse, horrifiée devant ce rire frénétique. Lédara se mit à serrer si fort les accoudoirs de son fauteuil que ses ongles s'enfoncèrent dans le tissu pourpre.

- Le lyrium rouge vous privera de votre vengeance, dit le général déchu, vous en connaissez les effets. Corypheus n'a fait que retarder ma corruption.

- Êtes-vous toujours loyal envers ce chien ? répliqua Cullen dont le ton trahissait sa colère. Il a empoisonné l'Ordre des templiers, il l'a exploité pour assassiner des milliers de victimes !

- Les templiers se sont toujours fait exploiter, rétorqua Samson, véhément. Combien comme moi sont restés à croupir après que la Chantrie leur a consumé l'esprit ? Au diable ces conneries ! Je l'ai suivi pour que les templiers meurent au moins en pleine gloire !

Un murmure parcourut la foule. Lédara fulminait intérieurement, un désir de meurtre lui serrant la gorge à l'en étouffer. Cependant, elle resta impassible devant l'assemblée. Seuls ses yeux brillants de haine laissaient entrevoir ses pensées.

- Mêmes mensonges que la Chantrie, reprit Samson d'un ton plus calme. La seule différence, c'est que notre prophète n'est pas aussi charmant.

Un sourire narquois se dessina sur le visage du templier rouge qui plongea alors son regard dans celui de l'Inquisitrice. Sur ces paroles, Cullen frappa l'ancien général, le faisant chanceler. La foule s'était tue, à la fois terrifiée et fascinée par cet être abject qui avait osé poser les yeux sur leur Messagère divine.

Lorsque le calme fut revenu, Lédara entreprit de continuer le procès tel que le lui avait conseillé Joséphine :

- J'ai trouvé vos partisans. Ils croyaient en vous. Ils croyaient votre cause légitime.

- Cela ne vous regarde pas, Inquisitrice, répondit sèchement Samson.

- Votre ami Maddox était si loyal qu'il s'est suicidé, pour vous, insista Cullen avec force, voulant obliger Samson à répondre.

Samson fit une moue dégoûtée, ce sujet ne lui plaisant apparemment pas.

- Ils allaient mourir, de toute façon, finit par dire Samson. J'ai vu ce que faisait Corypheus, alors oui, je leur ai inspiré la foi plutôt que le désespoir. Je les ai poussés à croire que leur souffrance avait un but. Exactement comme le fait la Chantrie. Pas vrai, Commandant ?

Samson avait adopté un ton cynique, voulant renverser la vapeur. Cullen garda le silence cette fois-ci. Cependant, le templier rouge comprit qu'il n'avait pas de prise sur ses interlocuteurs et que gagner du temps lui était inutile dorénavant.

- Cela s'est terminé aussi bien que tout ce que j'ai accompli d'autre, finit-il par dire.

Le silence fut lentement comblé par des murmures de plus en plus assourdissants. Lédara bouillonnait intérieurement. Samson n'avait pas l'air de regretter ce qu'il avait fait. Il était temps pour elle de prononcer son jugement.

L'Inquisitrice leva lentement sa main droite et le silence se fit instantanément dans le grand hall. Tous étaient alors suspendus à ses lèvres, attendant le verdict.

- Très bien, dit-elle d'une voix rauque. Samson, vous servirez l'Inquisition jusqu'à ce que vous ayez dit tout ce que nous voulons savoir, puis vous serez mis à mort.

- Je m'occuperai personnellement de lui, Inquisitrice, ajouta Cullen en prenant à nouveau les devants.

- Le Commandant doit penser qu'il ne reste absolument rien de valable chez moi, siffla Samson tel un serpent.

- Vous n'avez pas tort, répliqua Cullen, mais vous avez déjà servi une cause supérieure. Il se peut que vous retrouviez certains réflexes.

Sur ce, le Commandant fit signe aux templiers et aux soldats de raccompagner Samson dans sa cellule. L'Inquisitrice se leva, quitta son siège et se dirigea vers la salle de commandement, disparaissant derrière la porte du bureau de l'Ambassadrice. La foule regarda le prisonnier sortir du grand hall, puis se mit à mugir soudainement afin de ressasser et commenter ce qui venait de se dérouler sous ses yeux tout en se dissipant lentement.

Cullen rejoignit Lédara en salle de commandement. Elle se tenait dos à l'entrée, face à l'immense table d'Etat-major et épluchait machinalement des parchemins entre ses mains. Ses cheveux rougeoyaient à la lumière ascendante des rayons du soleil qui filtraient au travers des vitraux colorés, sa robe paraissant soudain très sombre dans ce contre-jour. Le Commandant referma la porte derrière lui et s'approcha de la jeune femme, passant un bras autour de sa taille et un autre autour de ses épaules, la serrant ainsi tout contre lui. L'Inquisitrice se laissa aller à cette étreinte et s'appuya contre le torse de son compagnon en abandonnant les feuillets qu'elle tenait entre ses mains sur la table.

- C'est terminé, lui murmura-t-il à l'oreille au travers de ses cheveux dont il humait le parfum.

- Si seulement cela pouvait l'être, soupira Lédara en fermant les yeux et appuyant sa tête contre l'épaule du templier.

Toutefois, cette étreinte détendit la jeune femme. Le procès était passé même si Samson n'y avait pas tout de suite trouvé la mort qu'il méritait, il paierait pour les conséquences de ses actes dès qu'il n'aurait plus aucune utilité pour l'Inquisition.

Sans qu'elle ne s'en rende compte, Cullen avait détaché sa ceinture de velours et l'avait déposée sur les parchemins. Ses doigts, alertes, défaisaient maintenant les petits fermoirs d'ivoire qui maintenaient le lourd manteau de velours bleu nuit fermé.

- Que faites-vous ? murmura Lédara qui posa une main sur son bras qui entourait son cou et l'autre sur sa main qui dégrafait son manteau.

- Laissez-vous faire, lui susurra-t-il en détachant le dernier fermoir.

Il la retourna face à lui et fit glisser la lourde étoffe des épaules et des bras de la Marchéenne qui tomba dans un froissement étouffé au sol.

- Mais si quelqu'un venait... murmura encore Lédara qui frissonna sous les doigts caressant du templier qui effleurait ses bras, remontant jusqu'à ses épaules et qui caressait maintenant lentement la naissance de ses seins tout en détachant ses cheveux pour les laisser couler le long de son dos.

- Vous avez peur ? lui demanda-t-il d'un souffle à son oreille.

Une bouffée de chaleur avait envahi la jeune femme qui s'était surprise à déboutonner elle aussi le veston pourpre du templier, caressant son torse au travers de sa chemise de lin.

- Non, souffla-t-elle en cherchant sa bouche de la sienne.

Un sourire se dessina sur les lèvres du Commandant avant qu'il ne l'embrasse avec ivresse.

- Qu'avez-vous fait à vos cheveux ? s'était exclamée Dila au retour de l'Inquisitrice dans ses appartements.

A cela, Lédara n'avait répondu qu'avec un sourire béat.

Le soleil venait d'atteindre son zénith quand Shanna arriva avec un plateau garni de victuailles pour le repas de l'Inquisitrice. Cette dernière était dévêtue et se rafraîchissait rapidement à l'aide d'une petite serviette, humidifiant ses cheveux afin de mieux pouvoir les coiffer ensuite.

- Laquelle souhaitez-vous mettre ? demanda l'elfe qui avait ouvert grand l'armoire à la recherche d'une nouvelle tenue.

- La turquoise, ce sera très bien, répondit Lédara.

- Elle est en réparation, Votre Grâce, intervint Shanna qui déposait le plateau sur la petite table basse. J'y ai vu un trou dans le manteau hier.

- Ah… fit la Messagère un peu déçue. Eh bien, celle que tu voudras, Dila.

L'elfe farfouilla un moment parmi les étoffes, puis en sortit une noir et argent à la fois élégante et confortable. Lédara entreprit de se vêtir, se rappelant qu'elle l'avait portée lors d'une partie d'échec tout à fait agréable. Elle se coiffa elle-même, démêlant rapidement ses cheveux et en effectuant une tresse qu'elle laissa relâchée dans son dos. Elle jeta un œil à la paperasse qui recouvrait son bureau, survola quelques parchemins, puis s'arrêta sur l'un deux qui retint son attention. Shanna vit la bonne humeur de l'Inquisitrice se ternir lors de sa lecture, comme si une ombre était passée sur son visage. Cependant, l'ombre passa rapidement, la Marchéenne affichant à nouveau un large sourire lorsqu'elle croisa le regard de la jeune fille.

- Ton ami est-il bien arrivé à la forteresse ? demanda l'Inquisitrice à Shanna.

- Oh oui ! s'exclama la jeune fille ravie. Je vous remercie d'être intervenue…

- Ne me remercie pas, c'est normal, répondit Lédara avec un clin d'œil entendu.

Shanna sourit, l'ombre totalement oubliée.

Après avoir mangé un morceau, l'Inquisitrice redescendit de sa tour et se dirigea vers la Rotonde où elle voulait faire des recherches sur la déesse Mythal et la sorcière de Korcari, qui s'avéraient être la même personne suite à sa rencontre plus qu'étrange de ce matin-là.

Parvenue à la bibliothèque, elle commença à parcourir les rayons, ne sachant pas exactement où trouver ce qu'elle cherchait.

L'endroit était d'un calme auguste, seuls des murmures et des petits bruits de pages que l'on tourne se laissaient entendre. Beaucoup de mages travaillaient dans la bibliothèque qui s'était grandement étoffée depuis leur installation dans la forteresse. Certains érudits de Val Royeaux venaient d'ailleurs spécialement à Fort Céleste pour explorer les connaissances qui y avaient été concentrées, proposant même leurs services à l'Inquisition juste pour avoir accès à ce savoir amassé lors d'innombrables expéditions.

Lédara parcourut plusieurs étagères, plusieurs livres, les feuilletant puis les reposant à leur place, ne trouvant pas ce qu'elle cherchait. Soudain, un toussotement la fit sortir de son investigation :

- Vous êtes-vous perdue ? demanda Dorian avec son éternel sourire charmeur.

- Pourquoi, j'en ai l'air ? répliqua Lédara en souriant.

- A dire vrai, oui ! On ne vous voit que rarement ici… En général, vous avez une myriade de petits laquais qui est prête à aller chercher tout ce que vous voudrez, même si cela se trouve au fond d'un abyme gardé par un dragon…

Lédara se mit à rire, faisant se tourner tous ceux qui se trouvaient à proximité.

- Si je vous disais que j'ai rencontré Mythal ce matin, vous me croiriez ? dit Lédara au mage tévintide qui l'invita à s'asseoir dans une petite alcôve agencée pour la lecture.

- Mythal… la déesse elfique ?

- Vous ne me croyez pas, ce n'est pas grave, fit l'Inquisitrice en balayant l'air d'un geste de la main. Comment vont vos recherches ? lui demanda-t-elle alors pour changer de sujet.

- Avec Alexius ? Très bien, répondit Dorian qui observait la cour depuis une petite fenêtre.

- C'était autrefois votre mentor…

- C'était mon protecteur, corrigea Dorian. Il me présentait aux hautes sphères du Cercle des mages, et en échange, mes réussites étaient les siennes. Je réussissais beaucoup, bien sûr, ce qui ravissait Alexius. On se retrouvait souvent autour d'un verre de cognac, à parler de la corruption et des changements qu'on voudrait un jour apporter à l'Empire. Et un jour… il a abandonné. Il a arrêté d'essayer.

- Pourquoi ? demanda Lédara, intriguée.

- Lors d'un voyage à Hossberg, un raid d'engeances a tué sa femme et rendu son fils très malade. Je m'en souviens comme si c'était hier. Il n'était pas là, vous voyez. Alexius était persuadé qu'il aurait pu les protéger, et la culpabilité l'a rongé. Je l'ai aidé dans sa recherche pendant quelques temps, puis on s'est… éloignés.

- Vous ne pouviez pas y faire grand-chose, dit Lédara qui sentit le ton douloureux de son ami.

- Je lui ai dit de se reprendre, de continuer. Je croyais avoir toutes les réponses. Je n'ai regretté mes paroles hâtives que plus tard, et on ne s'est pas parlé jusqu'à ce qu'il revienne vers moi pour les Venatori. Trop de fierté, j'imagine. Et puis, j'étais trop occupé à boire. Chacun ses priorités…

- Cependant, vous l'avez suivi jusqu'ici, en Férelden, lui fit remarquer Lédara.

- C'est vrai cela, je ne sais pas ce qui m'a pris, on gèle ici ! plaisanta Dorian.

- Il était comme un père, pour vous… sous-entendit la jeune femme.

- Un peu, c'est vrai, admit-il en soupirant. Lui, au moins, acceptait… ma différence.

- Laquelle ? le taquina Lédara.

Dorian se mit à rire, mais sous ce rire une douleur se logeait en son cœur. Lédara le sentait, l'avait toujours senti. Toutefois, ils n'en avaient jamais parlé de vive voix.

- Comment l'a-t-il appris, votre père, que vous préfériez la compagnie des hommes ? lui demanda-t-elle alors.

- Il insistait tellement… que je le lui ai balancé à la figure telle une claque, répondit Dorian. Il ne l'a pas supporté, je suis parti.

Le mage resta silencieux un instant, puis se mit à rire doucement.

- Comment l'avez-vous su ? lui demanda-t-il intrigué.

- L'intuition… sourit Lédara.

- Cela dit, vous avez très bon goût en matière d'homme, la taquina-t-il.

Lédara se mit à rougir.

- Et qu'elle veine, tous les hommes intéressants de Thédas sont à vos pieds…

- Faites-y votre choix, camarade ! plaisanta-t-elle pour cacher sa gêne.

- Hmm, réfléchit Dorian, l'Empereur Gaspard n'est pas mal du tout… quoique un peu brute.

- Prenez-le ! Vous me débarrasseriez d'une belle épine du pied ! s'exclama la jeune femme.

Tous deux se mirent à rire de bon cœur, provoquant l'agacement de quelques lecteurs qui se trouvaient à quelques mètres d'eux.

- Les femmes ne vous ont donc jamais attiré ? lui demanda Lédara, curieuse.

- Soyez-en sûre, je trouve que les femmes sont de sublimes créatures. En particulier vous, d'ailleurs. Mais non, j'ai toujours senti que mon attention glissait sur les hommes… Je suis content que vous le preniez aussi bien.

- Votre vie amoureuse ne regarde que vous, lui répondit-t-elle, personne n'a à juger de qui vous aimez ou non.

- Si seulement tout le monde pouvait penser comme vous !

Les deux compagnons restèrent un moment silencieux, perdus dans leurs pensées.

- Avez-vous eu des nouvelles de vos parents depuis votre départ de Tévinter ? lui demanda soudain Lédara.

- Figurez-vous que oui, répondit Dorian.

Il sortit de son manteau un parchemin froissé puis replié. Il eut un rire qui sonna faux.

- Mon père aimerait que nous nous revoyions pour discuter. Il veut surtout que je rentre à la maison afin de me corriger de mes défauts !

Dorian fit une moue de dégoût.

- Vous devriez saisir cette occasion, Dorian, lui dit alors Lédara avec sérieux.

Le mage la regarda avec perplexité.

- Votre père vous laisse la possibilité de discuter avec lui, s'expliqua la jeune femme. Vous devriez saisir cette chance. Tout le monde ne l'a pas…

Lédara sortit elle-même le parchemin qui avait retenu son attention tout à l'heure dans ses appartements. Elle le tendit à Dorian qui le lut avec attention.

- C'est… je ne pensais pas votre père si buté, bredouilla-t-il en rendant le parchemin à Lédara. Vous obliger à honorer une promesse de mariage qu'il vous a imposée il y a de cela plus de dix ans… c'est cruel. Qu'allez-vous faire ?

- L'ignorer, répondit-elle simplement. De là où il est, il ne peut rien m'imposer. Mais si j'avais eu l'occasion que vous avez avec votre propre père, je n'hésiterais pas à discuter avec lui, ne serait-ce que pour lui dire en face ce que je pense, et lui démontrer qui je suis réellement…

Dorian garda le silence, ébranlé par les paroles de la jeune femme.

Ils se quittèrent tous deux plongés dans leurs réflexions. Lédara retourna dans ses appartements pour s'occuper des dernières affaires du jour. Elle s'assit à son bureau et éplucha les parchemins. Des rapports d'exploration, des doléances, des invitations, et l'éternelle lettre provenant de la Grande Cathédrale d'Orlaïs pour l'élection de la Divine, demandant le concours de Léliana et de Cassandra. Elle avait beaucoup réfléchi à la situation dans laquelle se trouvait la Chantrie, et aux discussions qu'elle avait eues avec ses deux compagnes respectives.

D'ailleurs, l'Inquisitrice avait depuis quelques temps pris sa décision à propos de cette affaire. Elle sortit d'un tiroir de son bureau une lettre cachetée de son sceau d'Inquisitrice. Elle l'observa quelques instants en silence, puis se leva lentement et descendit en direction du bureau de Joséphine. Elle l'y trouva penchée sur son écritoire, appliquée à terminer une lettre pour un noble des Anderfels.

- Inquisitrrrice, que puis-je fairrre pour vous ? demanda l'Ambassadrice avec prévenance.

- Tenez, dit Lédara en déposant la lettre sur son bureau. Cela concerne la Chantrie, faites le nécessaire.

- Bien, répondit Joséphine sans demander plus d'informations.

Lédara sortit aussitôt de la pièce, espérant ne pas regretter sa décision.

- Je répète ma question : que prévoit de faire Corypheus sans la Source ?

Cullen était assis sur une chaise retournée, accoudé à son dossier, une petite fiole de lyrium qu'il manipulait entre ses doigts. Samson était en face de lui, enchaîné dans sa cellule dont la porte à barreaux était grande ouverte.

Se trouvant proches des forges, les cachots de Fort Céleste respiraient une odeur d'acier et la chaleur y était éreintante en ce début de soirée, accentuée par les nombreuses torches qui venaient éclairer la sombre pièce.

Cela faisait plusieurs heures maintenant que le Commandant s'occupait d'interroger l'ancien général de Corypheus. La nuit était tombée depuis un moment et un léger vent frais provenant d'interstices entre les pierres se faisait enfin sentir dans l'espace exigu. Cependant, il était inutile pour les prisonniers de penser s'échapper par ces brèches car, tout comme la forge, un précipice bordait ce flanc de la forteresse et promettait une mort certaine à tous ceux qui s'y aventureraient.

Cullen passa une main dans ses cheveux moites de sueur, les plaquant en arrière et quelques mèches frivoles retombèrent sur le côté de son front. Il respira la mince fraîcheur qui venait de s'engouffrer dans la pièce. Il était en simple chemise de lin, humide de sueur elle aussi, son veston posé sur une table à l'autre bout de la salle. Il avait remonté ses manches au-dessus de ses coudes, dévoilant ses bras recouverts d'un fin duvet blond.

- Si je le savais, je ne suis pas sûr que je vous le dirais, marmonna Samson qui tremblait si fort qu'on entendait le cliquetis de ses chaînes résonner dans sa cellule.

- Toujours la même réponse, Samson, lui répondit Cullen. Il va bien falloir que l'on avance un peu, tu ne penses pas ?

- Qu'est-ce que tu vas faire, boire cette fiole devant moi ? lança Samson en ricanant faiblement.

- Non, fit Cullen avec calme. Figure-toi que je ne prends plus de lyrium depuis longtemps…

- Ah ? s'étonna le général. Et t'es toujours là ?

- Tu aurais préféré le contraire ? répliqua Cullen.

Samson se mit à rire faiblement.

- Te savoir mort dans d'atroces souffrances, ça m'aurait plus, en effet, répondit le templier rouge. Pour ce que tu as fait…

- Tu t'étais trahi tout seul, Samson, répondit Cullen d'un ton abrupt.

- C'est toi qui m'a arrêté et qui a amené Maddox se faire apaiser, grogna le prisonnier.

- Je t'avais laissé la possibilité de partir, de changer de Cercle, tu l'as refusé, tu ne t'en souviens pas ?

Samson poussa un grognement rauque.

- Partir sans Nathalie ? Jamais, répondit-il avec force. Mais tu ne pouvais pas comprendre, toi, ce qu'était l'amour… Le devoir avant tout, n'est-ce pas ?

Cullen se leva brusquement et tourna le dos au prisonnier, la fiole de lyrium serrée dans son poing. Il ferma les yeux quelques secondes, les souvenirs de Kirkwall remontant soudain comme un flot tumultueux, puis les rouvrit. Il jeta la fiole à Samson qui l'attrapa de ses mains entravées, l'ouvrit maladroitement en en renversant quelques gouttes, puis la but d'un trait. Le soulagement se fit tout de suite sentir : les tremblements disparurent en quelques instants. Samson s'appuya contre le mur de pierre, comme pris d'une extase subite.

- Je répète ma question : que prévoit de faire Corypheus sans la Source ? dit Cullen sans se retourner.

Samson se contenta de rire.

- Cassandra, fit Cullen à une silhouette sombre qui ne s'était pas faite remarquée depuis le début de l'interrogatoire.

- Avec plaisir, Commandant, répondit la Chercheuse.

Celle-ci, qui était restée adossée au mur, se redressa et s'approcha de la cellule en boitant légèrement, révélant son visage au prisonnier.

- Vous êtes qui vous ? lui lança Samson dans un grognement impétueux.

- Votre pire cauchemar, lui répondit Cassandra en esquissant un sourire.

Sans même faire un seul geste, elle vit Samson se tordre soudainement de douleur à ses pieds. Le prisonnier se mit à hurler, ses cris se répercutant en écho dans toute la prison. Samson se gratta les membres comme pour retirer le poison qui était dans ses veines, en vain. La Chercheuse, grâce à son don, faisait bouillir le lyrium ingéré par le templier rouge qui coulait maintenant dans son corps. Aussi soudainement que la douleur avait commencé, elle s'arrêta. Cullen s'avança vers Samson et s'agenouilla devant lui :

- Dois-je répéter une nouvelle fois ma question ?

Samson, tremblant, hocha de la tête en signe d'abdication.

Lorsque le Commandant et la Chercheuse remontèrent des cachots dans la cour inférieure, la nuit était bien avancée et Fort Céleste était endormie. On n'apercevait que les rondes des soldats sur les remparts et l'on n'entendait que quelques éclats de rire atténués provenant de la taverne.

- On en tirera peut-être un peu plus demain, dit Cullen en observant la lune qui poursuivait sa course dans le ciel nocturne.

- Il nous a déjà donné quelques informations utiles, positiva Cassandra. Voulez-vous que je rédige le rapport pour ce soir ?

- Laissez, je m'en occuperai, répondit-il. Allez-vous reposer.

- Vous aussi, Commandant, lui conseilla la Chercheuse avec bienveillance. Et ne vous torturez pas trop, ce n'était pas votre faute…

Cullen lui fit un bref signe de tête avant de la quitter pour rejoindre ses quartiers. C'était difficile pour lui de ne pas ressasser ces souvenirs qui avaient afflué lors de sa rencontre avec Samson. Toute sa culpabilité était remontée d'un seul coup il y avait tant de choses qu'il regrettait maintenant, des décisions, des actions qu'il aurait pu faire ou des ordres qu'il avait exécutés sans s'en indigner.

Il arriva sur les remparts et rejoignit son bureau dont il referma la porte restée entr'ouverte. Un amas de parchemins recouvrait le large plan de travail de son secrétaire, le décourageant un instant. Il n'avait plus la force, mais il lui fallait encore rédiger le compte-rendu de ce premier interrogatoire. Il s'assit dans son fauteuil, déblaya une place suffisante devant lui, saisit un parchemin vierge et sa plume d'oie qu'il trempa dans son petit encrier presque vide. Il prit une profonde inspiration, puis se mit à écrire d'une traite, comme s'il ne réfléchissait plus et que sa main survolait le papier automatiquement, couchant les mots les uns après les autres sur la surface blanche et lisse.

Son rapport terminé, il posa sa plume. Il déposerait le compte-rendu à Léliana le lendemain. La fatigue brouillait maintenant sa vue. Il passa sa main sur ses yeux, accoudé à son bureau. Il entrevit des rapports des Terres sauvages d'Arbor : l'armée s'était dissipée à cause du chaos des combats. Il faudrait encore du temps pour la rassembler totalement. Une partie des troupes était à Fort Céleste, mais beaucoup étaient encore en Orlaïs. Il y avait de nombreux blessés. Des morts aussi.

Cullen se leva lentement, exténué. Il s'en occuperait le lendemain. Une fois les torches de son bureau éteintes, il monta à l'étage, dans ce qui constituait sa chambre personnelle. Il ne prit pas la peine d'allumer une chandelle, ses yeux s'habituant à la pénombre. La lune éclairait de sa faible lueur les escaliers et sa table de chevet où se trouvaient une cruche d'eau fraîche et une bassine. Son lit était plongé dans la pénombre, couvert de peaux de bêtes. Il s'assit sur le rebord de son lit en retirant sa chemise, versa un peu d'eau dans la petite bassine et y trempa une serviette propre avec laquelle il s'épongea le visage et le torse. Il se déchaussa, puis retira son pantalon et se glissa rapidement sous les draps et les fourrures, les courants d'air refroidissant sa chambre.

Il fut surpris par la chaleur de son lit. Il s'adossa à un coussin et jeta un œil sur les fourrures à ses côtés : elles bougeaient subrepticement. Il distingua alors une longue chevelure rousse qui dépassait des couvertures. Délicatement, il caressa les cheveux de la jeune femme profondément endormie dans son lit. Il observa son visage tourné sur le côté, ses longs cils sombres reposant sur la naissance de sa joue et ses lèvres légèrement boudeuses. Sa main droite était recroquevillée près de son nez, ses doigts la chatouillant involontairement.

Lédara avait dû l'attendre ici, puis s'était endormie malgré elle étant donné l'heure tardive à laquelle il était rentré. Il se glissa dans son dos et l'entoura délicatement de son bras sans la réveiller, puis sombra lui-même dans le sommeil.

Le cauchemar reprit comme presque toutes les nuits. Cullen était dans la tour des mages de Férelden, jeune templier qu'il était en ce temps-là. Il croisait les mêmes visages à chaque fois, ceux des mages et des templiers qui moururent dans la catastrophe qui frappa le Cercle dix ans plus tôt. Il se retrouvait toujours quelques instants avant que la crise n'éclate dans le Cercle : il accompagnait un groupe d'enfants apprentis à leurs dortoirs après leur dernière leçon de magie du jour. Les enfants étaient sages avec lui, Cullen leur demandait toujours comment s'était passée leur journée. Mais ce jour-là, une explosion terrible avait retenti dans les étages supérieurs.

Le jeune templier s'arrêta brusquement, maintint les enfants près de lui et rebroussa chemin avec eux pour les emmener au rez-de-chaussée. Sur le chemin, il rencontra plusieurs mages apeurés, ne sachant pas ce qu'il se passait. Il leur ordonna de le suivre, d'autres templiers le rejoignirent et escortèrent les mages jusqu'au hall d'entrée de la tour.

- Ser Cullen, vous avez protégé les enfants ! s'écria une mage d'un certain âge.

- Wynne, prenez-les en charge, lui lança-t-il avec autorité.

La mage acquiesça et rassura les enfants d'une voix douce.

Cullen balaya du regard le hall : il manquait une cinquantaine de mages et de nombreux templiers à l'appel. Il prit alors l'initiative de retourner dans les étages pour voir ce qu'il s'y était passé.

A ce moment du cauchemar, les pires horreurs revenaient à l'esprit du templier : des abominations, mages dont le corps était possédé par un démon, affluaient par dizaines du sommet de la tour et massacraient quiconque se dressait sur leur passage. Ils arboraient tous un corps déformé et purulent selon le démon qui les avait pénétrés en certains Cullen reconnaissait des gens qu'il appréciait… les templiers eux se faisaient torturer à mort par ces mêmes abominations alors que d'autres succombaient à la tentation des démons. Des mages employaient la magie du sang, ses compagnons d'armes mouraient les uns après les autres sous ses yeux… Il arrivait enfin avec peine au sommet de la tour, au pied des escaliers qui menaient à la salle de la Confrontation. Là, Uldred, un mage de la tour responsable de ce chaos, l'emprisonnait dans une prison magique. Son corps était privé de tout mouvement et son esprit était en proie aux nombreux démons qui avaient traversé le Voile et avaient pris possession des mages du sang. Une douleur atroce parcourait tout son être alors qu'il luttait contre les tortures psychiques qu'on lui infligeait. Allongé dans son lit, Cullen était pris de légers spasmes dus à son cauchemar, son front perlant de sueurs froides.

Encore et encore les démons tentaient de le corrompre, lui proposant richesse, pouvoir et luxure. Il résistait tant qu'il le pouvait. A bout de forces, il s'évanouissait pour se retrouver dans le Cercle de Kirkwall, « la Potence ». Cullen parcourait un couloir quasiment désert, les seuls mages qu'il croisait baissaient le regard devant lui. Tout ce qu'il ressentait à ce moment de son cauchemar, c'était l'immense tension qui régnait à la Potence.

Ensuite, aussi soudainement, il se retrouvait sur la grande place qui donnait accès au Cercle de Kirkwall, le sol jonché de cadavres de mages et de templiers, ainsi que de quelques civils et marchands qui avaient eu le malheur de se trouver là. La Chantrie avait explosé, les templiers avaient commencé à massacrer tous les mages sur ordre du Chevalier-capitaine Mérédith. Sa folie les avaient menés à cet instant précis où tous ses principes, toutes ses valeurs avaient été bafouées. Cullen était au comble du désespoir. Il tremblait. Le besoin de lyrium ressurgit tout à coup, devenant une nécessité, comme si sa survie en dépendait. Mérédith se tenait au centre de la place, entourée des templiers et faisant face aux derniers mages résistants. La mêlée commença. Tout se brouillait, des coups d'épées tranchaient la chair, le sang giclait, des corps tombaient.

Soudain, Cullen aperçut une ombre. Une silhouette familière qu'il n'avait encore jamais vue dans ce cauchemar. Il se retourna en tentant de distinguer les gens autour de lui. Tout restait flou dans la cohue meurtrière. Seule cette silhouette se détachait, lointaine, furtive. Puis il l'aperçut distinctement, la silhouette de la jeune fille aux cheveux couleur de l'aube elle tentait de fuir les combats, apeurée. Lorsqu'elle croisa enfin son regard, elle tendit sa main dans sa direction avec désespoir et cria son nom. Toutefois, sa voix était lointaine, presque inaudible de par le fracas des armes tout autour d'eux. Cullen courut dans sa direction, mais son corps devint lourd, si bien qu'il eut l'impression qu'il ne pouvait plus bouger. La jeune fille réussit à fuir ses assaillants, mais elle était si frêle et si démunie dans sa fine robe de lin blanc retenue par un lacet bleuté tout autour de sa taille, telle qu'il s'en souvenait de cette époque-là. Elle se dirigea vers lui et l'atteignit enfin elle saisit son visage entre ses mains ses traits s'apaisant soudain devant lui.

- Tu es revenue… murmura-t-il haletant.

La Lédara jeune lui sourit. Il posa sa main sur la sienne. Le vacarme fulminait autour d'eux, puis s'éteignit brutalement. Lédara eut un sursaut, puis du sang s'écoula de ses lèvres. Cullen aperçut alors la pointe d'une épée sortir de son ventre, dégoulinante de son sang pourpre. Derrière la longue chevelure rousse, Samson, le regard brillant de lyrium rouge, avait transpercé la jeune fille de sa lame. Ce dernier huma le doux parfum de sa proie tout en caressant son visage devenu livide, puis un sourire immonde s'esquissa sur les lèvres gercées de Samson qui observait Cullen avec une folle lueur dans son regard.

- Non ! hurla Cullen en se réveillant brutalement et se redressant sur son séant.

Il était dans sa chambre plongée dans la pénombre et Lédara était à ses côtés dans son lit, le regard inquiet. Elle portait l'une de ses chemises en lin trop grande pour elle, découvrant son épaule gauche. Le templier posa rapidement sa main sur le ventre de la jeune femme comme pour vérifier si tout cela n'était qu'un rêve.

- Tu es vivante… Il t'avait… Tu étais… bredouilla Cullen encore en panique.

- Vous avez fait un cauchemar, murmura Lédara en passant sa main sur son visage en sueur.

Cullen ferma les yeux, se calmant peu à peu. Un cauchemar. Toujours le même. Mais cette fois-ci, la fin était bien pire. Il la prit tout à coup dans ses bras, la serrant fort contre lui comme pour ne jamais la laisser repartir. Il la relâcha enfin :

- Je ne voulais pas vous inquiéter, murmura-t-il confus.

- Laissez-moi m'inquiéter un peu pour vous, lui répondit-elle en souriant timidement.

Elle le retint contre elle, posant son front contre le sien.

- D'accord, soupira-t-il, rien qu'un peu alors.

Cullen se recoucha aux côtés de Lédara, le cœur encore battant de son cauchemar. La jeune femme l'entoura de ses bras, l'attirant à elle avec douceur et déposa un baiser sur ses lèvres.

- Je t'aime, tu le sais ? lui dit-elle dans un murmure.

- Moi aussi, je t'aime.

La journée du lendemain se déroula comme une journée habituelle à Fort Céleste. Tous avaient vaqué à leurs occupations respectives et les dernières neiges en basse altitude avaient terminé de fondre. Les pins bourgeonnaient aux abords de la forteresse, le soleil avait resplendi toute la matinée et le ciel avait été clair jusqu'à midi lorsque de lourds nuages pluvieux s'étaient étalés dans toute la région. Des hirondelles s'étaient installées dans les combles de l'écurie, annonçant définitivement le printemps.

Il se mit à pleuviner en milieu d'après-midi toutes les salles de Fort Céleste s'étaient soudainement assombries et les domestiques allumaient les torches une à une pour plus de confort. Lédara était assise à son bureau lorsqu'elle entendit la pluie marteler les carreaux des vitres de sa chambre. Elle leva les yeux de sa lecture, observant les gouttes glisser le long du verre transparent. La marque au creux de sa main la démangeait depuis ce matin-là, mais elle n'y avait guère prêté attention : les caprices de l'Ancre n'étaient pas sa priorité. Toutefois, un soubresaut l'a fit tressaillir. Lédara regarda vivement le creux de sa main gauche : des étincelles jaillirent des cicatrices, puis s'estompèrent lentement sous le poids d'une grande concentration de la part de sa porteuse.

A ce moment, Shanna entra discrètement dans les appartements de l'Inquisitrice, un billet à la main.

- Votre Grâce, dit-elle avec une petite révérence, un billet de la part de Léliana.

- Merci, Shanna, lui répondit l'Inquisitrice en cachant sa main dans les plis de sa robe.

La jeune fille sortit aussi vite qu'elle était entrée, des tâches l'attendant certainement dans le quartier des invités. Lédara ouvrit le petit parchemin replié et le parcourut rapidement des yeux. La Maître-espionne requérait une audience en salle de commandement avec ses autres conseillers et en la présence de Morrigan.

L'Inquisitrice laissa son ouvrage ouvert et descendit rapidement les étages jusqu'à atteindre le bureau de Joséphine, puis la salle de commandement où l'attendaient déjà ses trois conseillers et la mage impériale. La marque s'était calmée pour un moment et Lédara ne fit pas cas de ce qu'il s'était passé quelques minutes plus tôt.

- Des nouvelles ? demanda-t-elle alors avec intérêt.

- Si l'on peut dire, grogna Léliana qui toisait la mage avec méfiance.

Morrigan ignora le ton suspicieux de la Maître-espionne et s'adressa à l'Inquisitrice :

- Je pense avoir trouvé un moyen de combattre le dragon de Corypheus à armes égales.

- Vous avez trouvé cette information grâce à… la Source ? l'interrogea l'Inquisitrice intriguée.

- En effet, confirma Morrigan, j'en apprends de plus en plus à mesure que je découvre comment l'exploiter au mieux.

- Dites-nous tout, dans ce cas, la pressa Joséphine.

Mais alors que Morrigan commençait à exposer ce qu'elle avait découvert, un nouveau soubresaut de magie vint perturber l'Ancre. Lédara le comprima de toutes ses forces, ne voulant pas inquiéter ses conseillers. Personne ne remarqua le phénomène, et la jeune femme put se concentrer à nouveau sur la mage :

- … mais je ne pourrai le faire qu'une fois.

- Donc, tout ce qu'il nous rrreste à faire, c'est trrrouver Corpypheus avant qu'il ne vienne à nous, s'exclama Joséphine.

- On cherche sa base depuis que tout cela a commencé, en vain ! rétorqua Léliana. Au fait, vous avez fait des progrès, Commandant ?

- Je n'ai pas encore pu lui extorquer cette information, soupira Cullen. Mais son dragon doit bien aller et venir de quelque part…

- Les Trrréfonds, peut-êtrrre ? suggéra Joséphine. Nous pourrrions en parler à Orzammar et envoyer des messagers pour fouiller les envirrrons.

Tous se tournèrent vers Lédara en attente de son avis.

- Je… j'ai eu une absence, je ne vous ai pas entendue, dame Morrigan. Pourriez-vous répéter ? bredouilla-t-elle confuse.

- Je disais que j'étais une métamorphe, comme vous aviez pu le constater dans le temple de Mythal. Il me serait donc possible de prendre la forme d'un dragon afin de combattre celui de Corypheus. Une fois la créature détruite, vous pourrez…

Cette fois-ci, une douleur inouïe transperça la main de l'Inquisitrice qui ne put réprimer un cri déchirant. Elle saisit son bras gauche lancinant, ses muscles parcourus de tiraillements violents. La marque crépita et expulsa de petits éclairs de magie tout autour d'elle. La douleur aveugla la jeune femme, tous ses sens se brouillèrent.

Cullen s'était précipité à ses côtés, en panique, alors que Morrigan et ses autres conseillers s'étaient figés de stupeur, ne sachant quoi faire face à cet éclat soudain. Lédara, suivant son intuition, se rendit jusqu'à la haute fenêtre la plus proche et tâcha de l'ouvrir en grand et observa le ciel assombri.

Ce qu'elle vit l'horrifia. Les cicatrices de la Brèche se fendaient littéralement sous l'impulsion d'une onde de magie, tel celle qu'elle produisait quand elle refermait une faille.

- Corypheus, siffla-t-elle entre ses dents.

- Pourquoi faire cela ? s'écria Léliana qui s'était précipitée elle aussi à une fenêtre. Il sait qu'il ne pourra pas traverser le Voile sans l'Ancre !

Lédara se tourna face à ses conseillers et à Morrigan. Elle savait ce qu'attendait l'Ancien :

- Soit je ferme de nouveau la Brèche, soit elle engloutit le monde entier.

- C'est de la folie ! paniqua Joséphine. Cela va le tuer, lui aussi !

- Cullen, haleta Lédara qui souffrait le martyr, préparez-moi un cheval. Que toutes les troupes dont nous disposons m'accompagne. Prévenez aussi tous les autres, Blackwall, Iron Bull, Varric… tout le monde. Léliana, je compte sur vous aussi. Joséphine, restez à Fort Céleste, s'il arrive le pire… Vous devrez prendre la relève avec Cassandra.

- Nos armées sont encore dispersées, Inquisitrice ! répliqua Léliana avec véhémence.

- Il le sait, répondit la Marchéenne.

Lédara avait peu à peu repris l'ascendant sur l'Ancre, toutefois cela lui demandait une énergie considérable. Pourtant, il n'y avait plus une minute à perdre elle savait que c'était un piège que lui tendait Corypheus, mais elle n'avait pas le choix. Elle devait l'affronter, ce moment tant redouté était enfin arrivé.

- Vous ne pouvez pas faire ça ! s'écria Cullen, il vous tend un piège !

- Je le sais ! s'écria Lédara en haussant le ton. Je n'ai pas le choix ! Maintenant, faites ce que je dis !

Sur ses mots, Lédara sortit en trombe de la salle de commandement, les larmes aux yeux. Elle se refusait à y penser, mais elle savait que ce voyage pouvait être le dernier.