Troisième partie
Deux ans plus tard…
Chapitre 35 L'intrus
La nuit venait de tomber dans les Plaines sifflantes, au-delà de la Porte du Ponant. Un léger vent frais se leva enfin, balayant lentement la pesante chaleur qui avait étouffé la région durant toute la journée. On n'entendait alors plus qu'un doux sifflement qui traversait le canyon où se trouvait le campement ainsi que le sable virevolter et recouvrir subrepticement la toile des tentes de l'Inquisition.
Un soldat s'approcha d'un large pavillon et s'arrêta devant les pans de tissus refermés :
- Inquisitrice, lança-t-il avec assurance, il est l'heure, comme vous l'avez demandé.
Le soldat attendit quelques instants devant la tente, ne sachant s'il devait réitérer son annonce ou retourner à ses tâches, lorsqu'il entendit un bref acquiescement provenant de l'intérieur du pavillon. Il repartit rapidement à ses occupations alors que le campement semblait se réveiller d'un long sommeil.
Lédara resta allongée sur sa couche un instant elle n'avait pas réussi à fermer l'œil de la journée, ayant écouté les bruissements des petits animaux et souffert de la chaleur ardente au travers des tissus. Cela faisait plus d'un mois qu'elle avait quitté Fort Céleste pour gagner cette région reculée de Thédas où des failles avaient été recensées. Elle avait d'ailleurs passé ces deux dernières années à parcourir des milliers de kilomètres afin de réparer le Voile à l'aide de l'Ancre immuable et ce entre des jugements et des dîners dans les différentes cours orlésiennes et féreldiennes.
Elle tenait entre ses doigts une lettre reçue une semaine plus tôt et maintes fois lues, les rebords écornés et de petites stries longeaient les plis du parchemin.
Encore une fois, elle parcourut la missive :
Mon Amour,
Il me semble que cela fait une éternité que tu es partie pour les Plaines sifflantes. La forteresse se porte bien, aucun fait nouveau ne s'est produit depuis ton départ. Enfin, si, Séra a encore fait une farce à un invité de Joséphine… Je dois dire que je n'ai pu m'empêcher de rire en voyant la marquise de Gladry recevoir un seau d'eau sur sa haute perruque ! Elle s'est refusé d'ôter son masque alors que sa chevelure ruisselait d'eau faisant couler son maquillage surchargé. Ces nobles orlésiens, je ne comprends toujours pas leur obsession de porter un masque.
Je dois t'avouer que ta longue absence m'inquiète je serais rassuré si tu me disais que tu repartais bientôt pour Fort Céleste. Je sais que je te l'ai déjà dit avant que tu ne partes, mais tu ne devrais pas forcer sur l'Ancre… Je prie pour que tout aille bien pour toi.
Je t'écris également pour t'informer d'une chose que j'ai trop tardé à te dire : mes parents viendront à Fort Céleste pour me rendre visite… et te rencontrer. Ils devraient arriver dans un mois, accompagnés de ma sœur aînée, Mia. Il est une autre chose que je ne t'ai pas dite : j'ai peut-être… omis de leur dire que j'avais une compagne, et qu'elle était l'Inquisitrice de surcroît… Il faut dire que je n'ai pas entretenu beaucoup de rapports avec ma famille, et c'est ma sœur qui a fini par retrouver ma trace, après la destruction de Darse. Tu sais que je parle très peu de moi…
J'ai d'ailleurs été étonné que les rumeurs sur notre relation ne se soient pas confirmées en dehors de Fort Céleste d'après Séra et Varric, beaucoup de rumeurs sur tes différentes amitiés circulent et se confondent. Et je suppose que si mes parents avaient été certains de ce fait, ils seraient venus plus tôt.
Bref, veuille m'excuser de n'avoir parlé de toi à mes parents. Je corrigerai mon erreur avant ta rencontre avec ma famille, je te le promets.
Fais bien attention,
Cullen
A sa première lecture, Lédara avait été furieuse comment Cullen avait-il pu la cacher à sa famille ? Puis, au fil des relectures, elle s'était assagie. Elle comprit que ce qui l'effrayait le plus, c'était la réaction des Rutherford envers elle. Et si elle ne leur plaisait pas ? Si elle les décevait ? Enfin, elle put comprendre le silence de Cullen ce ne devait pas être facile d'avoir comme compagne la Messagère d'Andrasté. Elle-même ne se supportait plus autant de prestige. Au moindre de ses pas, l'un s'agenouillait, l'autre chuchotait à l'oreille de son voisin, beaucoup la révéraient toutefois, certains l'enviaient, quelques-uns avaient peur… Peur de son pouvoir et de sa renommée.
La jeune femme se retourna sur le dos et fixa les toiles beiges au-dessus d'elle. Il ne restait plus qu'une faille à refermer dans les Plaines sifflantes et elle pourrait rentrer à Fort Céleste. Toutefois, les recherches que menaient les académiciens d'Orlaïs dans le canyon l'intriguaient c'était à leur demande qu'elle était intervenue car les différentes failles entravaient leur avancée, des groupuscules de démons vagabondant dans d'anciennes ruines naines qui gisaient à la surface. La découverte de ces ruines fut aussi inattendue qu'inédite puisque jamais, de mémoire d'homme, les nains n'avaient colonisé la surface. En effet, ceux que l'on appelait « surfaciens » n'étaient autres que des nains bannis de la grande cité d'Orzammar et qui vivaient souvent du commerce ou de l'artisanat, mais ceux-là vivaient parmi les Hommes et n'avaient développé aucune cité propre. Les ruines déterrées par les académiciens semblaient pour leur part dater d'avant le premier Enclin, il y avait de cela plus de mille ans. C'était une trouvaille qui faisait jubiler tous les chercheurs d'Orlaïs.
Ces différentes découvertes dans divers domaines de la science et des cultures intéressaient beaucoup l'Inquisitrice qui avait utilisé son pouvoir inquisitorial afin de développer les recherches de connaissances anciennes et historiques. Fort Céleste était alors devenu non seulement un haut lieu de pèlerinage mais aussi de culture qui rivalisait avec la grande université d'Orlaïs. Mais cet intérêt permettait surtout à l'Inquisitrice d'échapper quelques instants aux rencontres et intrigues de la noblesse dont elle souffrait de plus en plus.
Lédara se redressa enfin d'un geste lent, elle massa la paume de sa main gauche où nichait la marque, puis enfila ses bottes de voyage et son manteau et enserra sa taille de sa large ceinture en écharpe. Elle remonta sa longue tresse en chignon avant de rengainer ses dagues à sa ceinture puis de passer son carquois et son arc par-dessus son épaule. La jeune femme sortit enfin de son pavillon, fin prête pour la dernière expédition dans les Plaines sifflantes.
- Le capitaine Harding vous attend à la sortie du canyon, Votre Grâce, l'informa un éclaireur en effectuant un salut militaire.
- Merci, Diane, lui répondit l'Inquisitrice avec un hochement de tête.
Lédara quitta le campement pour rejoindre un contingent de soldats de l'Inquisition que dirigeait la jeune femme naine, toujours aussi joviale.
- Inquisitrice ! nous sommes prêts à partir, s'exclama Harding alors que tous les soldats effectuaient un salut solennel à la Messagère d'Andrasté.
- Que font les chercheurs de Val Royeaux ici, lui demanda Lédara en jetant un œil sur un groupe de Royelais qui chuchotaient, de lourds sacs à leurs pieds.
- La fermeture de cette dernière faille devrait donner accès aux ruines et ils ne voulaient pas manquer une seconde pour commencer leurs recherches, expliqua le capitaine Harding. Voulez-vous que je les retire de l'expédition ?
- Non, cela ira, soupira Lédara. Par contre, je veux que le lieutenant Forcart se charge de leur protection.
- Bien, Inquisitrice.
La naine fit un signe à un soldat qui s'approcha lestement du groupe, au garde-à-vous. Harding donna ses instructions, Anton Forcart acquiesça puis réquisitionna ses hommes afin d'accompagner les chercheurs et assurer leur protection.
- Fin prêts, Harding prit les devants, suivie de l'Inquisitrice, pour gagner les ruines naines à l'est de leur position.
Une fois la nuit tombée, on pouvait apprécier le paysage des Plaines : des dunes de sable à perte de vue, de hauts rochers, parfois totalement isolés, ponctuant les ondulations de l'horizon et quelques végétations résistant aux chaleurs torrides et aux rayons brûlants du soleil. La lune, par effet d'optique, semblait si proche de la terre qu'on penserait pouvoir la toucher du moins, l'on pouvait admirer ses crevasses et ses sinuosités qui se dévoilaient parfaitement ce soir-là. Le vent qui s'était levé soulevait les grains de sables en des nuées éphémères, sifflant au travers des cavités rocheuses.
Les membres de l'Inquisition durent ralentir le pas de peur de distancer les chercheurs qui s'essoufflaient vite sous le poids de leurs gros sacs débordant de matériels divers. Il fallut de ce fait une bonne heure pour atteindre le site des ruines devant lesquelles ils firent une pause.
- Nos hommes ne se sont pas aventurés très loin dans les ruines, indiqua Harding à l'Inquisitrice, toutes deux assises devant l'entrée des ruines.
C'était un encadrement de porte en pierre dont des liserés scintillaient faiblement à la lueur des rayons de la lune.
- Tout ce que l'on sait pour l'instant, continua la jeune femme naine, c'est que ces ruines-là descendent profondément dans la terre. La structure est néanmoins très solide, nous n'avons pas à craindre d'effondrement.
- C'est déjà cela, sourit Lédara. Il ne manquerait plus qu'on se fasse tous ensevelir sous ce sable !
- J'en ai plein les bottes, rigola Harding.
- Bon, reprit plus sérieusement la Marchéenne, la faille a-t-elle été précisément localisée ?
- Pas exactement, mais nous avons rencontré des démons qui erraient çà et là.
- Très bien, conclut Lédara. Les académiciens resteront ici tant que le site ne sera pas sécurisé. Forcart restera avec eux tandis que nous descendrons avec votre contingent.
- Si nous pouvons nous permettre, Votre Grâce, intervint un chercheur hésitant, nous aimerions vraiment descendre avec vous… Nous ne souhaiterions pas que vos hommes, par inadvertance bien entendu, saccage un vestige…
- Vous n'avez aucune inquiétude à vous faire, lui répondit l'Inquisitrice d'un ton ferme. Toutefois, si vous nous accompagniez, là, vous en auriez beaucoup : ces ruines regorgent de démons. Alors à moins que vous ne sachiez vous battre, il est préférable que vous restiez en retrait pour l'instant.
Le mine du chercheur se décomposa devant la stature de l'Inquisitrice qui s'était levée sur cette intervention, puis ses camarades le tirèrent auprès d'eux afin qu'il n'ajoute rien à son embarrassement.
Quatre soldats ouvrirent la marche et passèrent l'embrasure, deux torches à la main, suivis de l'Inquisitrice et de l'éclaireuse Harding et du reste du contingent lourdement armé. En effet, l'entrée donnait sur une longue volée d'escaliers dont on ne percevait pas le bout tellement l'obscurité y était complète. L'équipe descendit avec prudence, leurs pas résonnant contre les murs de pierre anthracite. Après plusieurs minutes qui semblèrent durer une éternité, Lédara et ses hommes arrivèrent dans une petite antichambre, suivie d'une première salle déserte. Ils entrèrent avec précaution, balayant du regard chaque recoin afin de ne pas se faire surprendre, puis continuèrent leur avancée dans les profondeurs des ruines. A la lueur des torches, des liserés incrustés dans la pierre se mirent à scintiller à l'identique de ceux de l'embrasure de l'entrée, permettant aux membres de l'Inquisition d'appréhender les espaces autours d'eux.
Soudain, un gémissement rauque résonna au loin. Tous s'arrêtèrent et tendirent l'oreille, puis distinguèrent d'autres sons étouffés provenant de pièces en contrebas. Lédara ordonna qu'on éteigne les torches, puis se faufila dans une vaste salle d'où provenaient des éclats fluctuants. La pièce se structurait en deux niveaux, une galerie ouverte cerclant le centre de celle-ci. Lédara s'accroupit contre la balustrade de pierre afin d'observer les démons qui erraient sans but.
- Ils sont plus nombreux que nous l'avions pensé, murmura Harding qui s'était accroupie aux côtés de l'Inquisitrice.
- D'autres semblent provenir d'une autre pièce, au fond, indiqua la Messagère en désignant une ouverture de l'autre côté de la salle.
Des lueurs plus vives semblaient en sortir, présumant que la faille devait s'y trouver.
- Votre Grâce, nous n'avons pas assez d'hommes pour combattre tous ces démons, murmura encore Harding.
- Je le sais, répondit Lédara en soupirant.
Le capitaine Harding observa l'Inquisitrice d'un œil inquiet : celle-ci massait d'un geste lent la paume de sa main gauche qui avait été bandée d'un fin tissu opaque, occultant l'Ancre divine. Le bandage semblait monter le long de son poignet puis était caché par les habits de voyage de la jeune femme.
- Vous devriez garder vos forces pour refermer la faille, Inquisitrice, s'inquiéta Harding. Je peux faire appeler des renforts de la forteresse de l'Aile du Griffon…
- Ce ne sera pas nécessaire, l'interrompit Lédara. Vous et vos hommes allez acculer les démons dans la pièce du fond. Je me chargerai ensuite d'eux.
- Mais…
- Ne discutez pas, capitaine Harding.
- Bien, Votre Grâce.
La jeune femme naine fit un signe à un soldat qui partit aussitôt en direction de la sortie, puis somma silencieusement les autres de la suivre tandis que Lédara dégainait son arc, prête à tirer au signal de l'officier.
Harding lança l'assaut contre les démons en envoyant tous les combattants à l'épée au centre de la vaste salle, alors qu'elle soutenait l'opération depuis la balustrade avec quatre autres archers. L'Inquisitrice resta d'abord avec le capitaine, puis, voyant que ses hommes étaient en difficulté, elle rengaina son arc et sauta la barrière pour atterrir dans la mêlée, ses dagues aux poings.
Des démons sortirent de la pièce du fond et submergèrent les soldats de l'Inquisition. Lédara se battait férocement aux côtés de ses hommes, leur insufflant courage et détermination, mais cela ne semblait pas suffire. Tout à coup, un cri de guerre fit se retourner la jeune femme qui aperçut le lieutenant Forcart et sa compagnie venir à leur secours. L'Inquisition commençait enfin à prendre l'avantage car les démons reculaient lentement vers le fond de la salle.
- Il faut les acculer dans l'autre pièce ! lança la Messagère à son lieutenant qui hocha la tête avant de diriger son contingent en ce sens.
Les démons reculèrent et s'engouffrèrent dans la large embrasure d'où sortaient des éclats blancs et verts qui déformaient les ombres, rendant la scène inquiétante. Les soldats passèrent à leur tour l'ouverture et découvrir la faille qui les aveugla un instant. Toutefois, leur plus grande crainte provint du démon de l'orgueil qu'ils aperçurent aux côtés de la faille.
Ce géant à cornes et à la peau aussi épaisse que celle d'un dragon se mit en colère lorsqu'il reçut une salve de flèches sur son bras. D'un geste vif, le monstre déploya un fouet de foudre pure, paralysant la moitié des soldats qui se trouvaient à proximité.
Lédara jeta un rapide coup d'œil autour d'elle : tous les démons étaient rassemblés dans cette salle et aucune issue ne leur permettait de s'enfuir. Harding l'avait rejointe et tous les soldats occupaient les lieux, combattant avec vigueur les démons. Lédara rengaina ses dagues et se concentra sur la marque qui se mit à crépiter fortement dans sa main.
- Soldats ! s'écria l'Inquisitrice repliez-vous, maintenant !
Tous obéirent, néanmoins décontenancés par cet ordre subit. Anton, pour sa part, continua de combattre avec rage, ignorant l'ordre de la Messagère et incitant son bataillon à faire de même.
- Nous pouvons les vaincre, Inquisitrice ! grogna-t-il en abattant son bouclier sur une Ombre.
Le capitaine Harding saisit le jeune homme par le bras et le tira violemment en arrière avec les autres soldats, laissant l'Inquisitrice seule face aux démons. Anton se débattit pour aller l'aider, la peur au ventre. Le Commandant avait été clair : il devait veiller à la sécurité de la Messagère. Cependant, quand il vit la magie de l'Ancre s'accroître, il ne put qu'observer la scène, stupéfait.
L'Inquisitrice brandit sa main gauche au-dessus de sa tête, surplombant les démons, et une explosion lumineuse aveugla tous les soldats qui s'abritèrent le visage derrière leur bouclier. Des hurlements stridents emplirent la pièce et, une fois la lumière aveuglante disparue, tous purent constater la disparition des démons, laissant la faille solitaire. Devant eux, l'Inquisitrice avait abaissé son bras emmailloté dans les fins tissus, le tenant contre elle comme pour endiguer le pouvoir de la marque.
- Qu'est-ce qui vous a pris, Forcart ? s'écria Harding avec irritation. Vous serez sanctionné pour…
- Laissez cela Harding, l'interrompit Lédara d'une voix faible.
L'Inquisitrice, affaiblie, leva néanmoins son bras une dernière fois en direction de la faille et généra le lien magique pour la refermer, puis s'affaissa sur ses genoux, à bout de forces. L'utilisation répétée de la marque depuis plusieurs jours d'affilée en plus de cette intervention contre les démons avaient épuisé toutes l'énergie de la jeune femme. La marque semblait de plus en plus gourmande et consumait sa porteuse.
Des sursauts de magie traversaient le bras de Lédara, lui causant une douleur lancinante bien trop connue de celle-ci. Elle maintenait fermement son bras contre sa poitrine en réprimant ses gémissements et essayant d'apaiser la marque. Le capitaine Harding voulut s'approcher d'elle, mais la Marchéenne lui fit comprendre de rester éloignée.
- Fouillez le reste des ruines accessibles avec vos hommes, lui ordonna l'Inquisitrice. Forcart restera ici pour surveiller les premières fouilles.
- Bien, Inquisitrice, soupira Harding d'un air résigné avant de repartir avec son contingent dans les profondeurs des ruines naines.
- Votre Grâce, je… balbutia le lieutenant, penaud.
- Je devine ce que vous a demandé le Commandant Rutherford, l'interrompit Lédara avec bienveillance en se relevant, la marque enfin sous contrôle. Cela restera entre nous, voulez-vous ?
- Bien sûr, Votre Grâce, acquiesça Anton avec soulagement.
La jeune femme lui sourit : un sourire empli de douceur et de lassitude à la fois. Les traits tirés de son visage indiquaient une fatigue certaine. Toutefois, l'autorité de son titre rayonnait sur tous ceux qui l'entouraient, la rendant autoritaire et impassible pour celui qui ne l'avait jamais côtoyée.
On entendit les pas résonnant des chercheurs approcher, leurs murmures et leurs exclamations se répercutant en écho dans les ruines devenues soudainement si sombres maintenant que la faille était refermée.
- Commandant, voici le dernier rapport provenant du Comté de Lydes, lança un éclaireur en déposant un parchemin enroulé sur le bureau de l'ancien templier.
- Merci, vous pouvez disposer, lui répondit le Commandant en posant sa plume à côté de son encrier.
Cullen saisit le rapport : le conflit armé entre la Comtesse de Fragonard et la Douairière de Saint-Cystes avait enfin pris fin grâce à l'intervention armée de l'Inquisition. Les terres reviendraient à cette dernière en l'attente d'une décision de la part de l'Inquisitrice. Il déposa le feuillet sur une pile d'autres parchemins destinés à être mis à l'ordre du jour dès le retour de Sa Grâce à Fort Céleste.
Lédara ne devait plus tarder à arriver d'ailleurs, elle aurait déjà dû atteindre la forteresse, mais une tempête avait gagné les Dorsales de Givre, ralentissant sa route, et qui la retarderait certainement d'un jour ou deux. Toutefois, une autre arrivée le préoccupait bien plus à cet instant : ses parents, M. et Mme Rutherford, ainsi que sa sœur Mia, gagneraient la forteresse d'ici la fin de l'après-midi.
Le Commandant se leva de son bureau, ramassa la petite pile de parchemins qu'il glissa dans son manteau et revêtit sa large fourrure avant de sortir sur les remparts d'un pas vif. La neige avait fait son grand retour alors que l'automne ne débutait qu'à peine dans les plaines. De gros flocons tombaient depuis quinze jours, recouvrant les cimes des montagnes et les vieilles pierres de Fort Céleste. Les caravanes de marchands se faisaient plus rares, leurs avancées étant ralenties par les abondantes chutes de neige. Les terrains d'entraînement qu'on apercevait en contrebas étaient blancs, les soldats et les archers marquant le sol de leurs traces aussitôt recouvertes.
Cullen salua plusieurs soldats sur sa route, ainsi que d'anciens templiers qui avaient rejoint l'Inquisition, l'Ordre ayant été complètement dissout depuis la mort du Seigneur Chercheur Lucius. Tous ceux qui n'avaient pas succombé au lyrium rouge avaient gagné la forteresse de l'Inquisitrice et se dressaient sous la bannière de l'ancien templier Rutherford, devenu le nouveau Seigneur Chercheur de l'Ordre des Chercheurs de la Vérité, et abandonnaient eux aussi le lyrium. Beaucoup suivaient son exemple, inspirés et admiratifs du Commandant de l'Inquisition.
Arrivé dans le grand hall, Cullen croisa la route de Shanna qu'il accosta à dessein :
- Tout est prêt ? lui demanda-t-il l'air inquiet.
- Oui, Commandant, lui répondit-elle avec un grand sourire. Ne vous en faites pas, je leur ai réservé la suite la plus confortable avec accès aux jardins.
- Merci, Shanna.
- De rien, Commandant, le salua-t-elle avec une courte révérence. Des nouvelles du retour de Sa Grâce ?
- Dans un jour ou deux, tout au plus, l'informa-t-il l'air entendu.
Shanna le remercia d'un signe de tête et repartit à ses occupations.
Cullen reprit sa route et entra dans le bureau de l'Ambassadrice où se trouvaient Joséphine et Léliana en pleine discussion. Les deux femmes s'interrompirent tout à coup lorsque le Commandant fut entré dans la pièce.
- Mesdames, les salua-t-il, suspicieux.
- Commandant, dit Léliana en réprimant un large sourire.
Joséphine se mit à glousser, suscitant l'exaspération de Cullen.
- Oh, Cullen, s'exclama l'Ambassadrice, c'est que nous nous rrréjouissons tellement de rrrencontrer votrrre famille !
- On aimerait surtout voir à quoi elle ressemble, rectifia Léliana. De qui vous tenez certains traits de caractère…
Les deux femmes rirent en connivence.
- Cela ne m'étonne pas de vous, soupira Cullen en se dirigeant vers la salle de commandement.
L'ancien templier déposa les nouveaux feuillets sur un tas de parchemins qui s'amoncelait là depuis le départ de L'Inquisitrice. Il resta un moment dans la grande salle silencieuse, le regard plongé sur les immenses cartes qui représentaient les royaumes de Thédas. Tant de choses avaient changé depuis deux ans, mais l'Inquisition avait gardé toute son influence et était même devenue la puissance la plus grande du Sud de Thédas. Férelden commençait à craindre l'organisation et avait plusieurs fois mentionné un possible démantèlement de celle-ci, alors qu'Orlaïs, au contraire, souhaitait l'annexer pour accroître son pouvoir. L'Inquisitrice avait résisté à toutes les menaces et les tentatives de corruption, aidée par ses fidèles conseillers et par la nouvelle Divine. Toutefois, les tensions se faisaient de plus en plus fortes et il était fort possible que le Conseil exalté soit convoqué afin de décider du sort de l'Inquisition.
- Commandant, un convoi de passagers a passé l'avant-poste sud il y a une heure, dit soudain un officier, rompant le silence.
- Bien, j'arrive tout de suite, lui répondit Cullen en se détournant de la large table d'Etat-major.
Lorsque Cullen atteignit l'entrée du grand hall, Joséphine et Léliana étaient déjà à épier la cour, trépignantes d'impatience. Il les dépassa en poussant un soupir exaspéré que les deux femmes relevèrent avec gaieté puis descendit les marches jusque dans la cour inférieure. Là, les grandes portes de la forteresse étaient largement ouvertes, le pont-levis abaissé et on pouvait apercevoir de l'autre côté du pont des cavaliers suivis par des mules de portage.
Cullen reconnut ses parents ainsi que sa sœur qui semblaient discuter joyeusement, émerveillés devant la grandeur de Fort Céleste. Une fois dans l'enceinte de la forteresse, l'ancien templier aida sa mère à descendre de cheval.
- Cullen ! Mon fils ! s'exclama Mme Rutherford, les larmes aux yeux. Douze ans, douze ans sans te voir ! Par le Souffle du Créateur !
La mère, une femme d'une cinquantaine d'années, petite et aux cheveux châtain clair, après avoir serré fort dans ses bras son fils, l'admira sous toutes les coutures.
- Tu es très bel homme, mon fils ! s'enorgueillit-elle. Mais qu'est-ce que cette cicatrice là, sur ta lèvre ?
- Laisse-le, Maman ! s'écria une autre femme de quelques années plus âgée que le Commandant. Cela le rend encore plus séduisant, n'est-ce pas, petit frère ?
- Mia, grogna Cullen, gêné.
- Hé bien quoi ! répliqua la sœur de l'ancien templier. Pas de nouvelles de toi pendant des lustres, attends-toi à en baver !
Sur ces mots, elle vint serrer son frère dans ses bras.
- Papa, murmura Cullen en s'extirpant des bras de sa sœur.
Un homme âgé de la soixantaine, cheveux brun et les yeux noisette, qui avait dû être de haute stature autrefois, était resté en retrait, observant le jeune homme avec émotion.
- Mon fils, que tu as changé, dit-il d'une voix grave et profonde.
Les deux hommes empoignèrent leurs mains avec force, puis le père ne put résister à l'envie de prendre son fils dans ses bras.
- Je vais vous conduire à vos quartiers, vous devez être fatigué après ce voyage, dit Cullen avec bienveillance.
- Ce que nous voulons, le contredit sa mère, c'est passer du temps avec toi, Cullen.
- Bien, ne vous inquiétez pas pour vos affaires, leur indiqua le Commandant qui fit signe à deux soldats de les emporter. On vous les portera dans vos chambres. Je vous fais visiter la forteresse ? ajouta-t-il pas très à l'aise.
- Montre-nous tout, lui sourit M. Rutherford.
Cullen leur expliqua d'abord ce qu'ils avaient dû voir en arrivant devant Fort Céleste : les camps d'entraînement ainsi que le petit village qui avait encore grandi, la forteresse ne pouvant accueillir tout le monde. Puis il leur fit rapidement visiter les cours inférieure et supérieure en leur indiquant la fonction des différents bâtiments qu'ils apercevaient, le froid s'intensifiant avec la tombée de la nuit.
- Et la haute tour, là ? lança Mia avec enthousiasme, il y a des balcons… On doit y avoir une vue exceptionnelle !
- Ce sont les appartements de l'Inquisitrice, lui indiqua Cullen en posant son regard sur les portes-fenêtres restées fermées.
- Est-elle là ? demanda encore Mia, frétillante. Nous pourrons la voir ?
- Elle… est absente, en mission, répondit brièvement Cullen en détournant ses yeux de la haute tour.
- Dire que tu la côtoies tous les jours, s'émerveilla Mme Rutherford les yeux brillants. Comment est-elle ?
- Je vais vous conduire à vos chambres, vous devez être fatigués et avoir faim, lança l'ancien templier en esquivant la question de sa mère.
- En effet, une faim de loup ! s'exclama M. Rutherford.
Cullen conduisit sa famille jusqu'aux jardins, puis dans la coursive qui menait aux quartiers des invités. Là, Shanna les reçut avec grâce et bienveillance et leur présenta leur suite.
- Vous serez bien installés pour votre séjour, dit Cullen un peu mal à l'aise.
Ses parents et sa sœur entrèrent dans les deux vastes chambres communicantes. Plutôt petites et bien éclairées par des chandelles et des torches, elles étaient toutes deux composées d'un grand lit surmonté de couvertures brodées et d'une large fourrure ainsi que de plusieurs coussins assortis, d'une coiffeuse et d'une grande armoire. Des tentures venaient isoler la pièce du froid de l'hiver et un large tapis aux armoiries de l'Inquisition recouvrait le sol de pierres de chacune des deux chambres.
La famille Rutherford y trouva ses bagages discrètement disposés au pied de l'un des lits. Alors que M. et Mme Rutherford ouvraient leurs sacs, un éclaireur vint demander l'attention de l'ancien templier :
- Commandant, ceci vient d'arriver des Marches Libres, lui dit l'éclaireur en lui tendant un bout de parchemin.
Le Commandant déplia rapidement le billet et le parcourut des yeux avant de le replier et de le glisser dans son manteau.
- Je dois vous laisser, une affaire urgente à régler, dit ce dernier en s'adressant à ses parents. Shanna s'occupera de vous tout au long de votre séjour ici, et elle vous conduira à la salle à manger où je vous rejoindrai pour dîner.
Les Rutherford n'eurent pas le temps d'acquiescer que le jeune homme était déjà parti en coup de vent.
- Une salle d'eau est à votre disposition par-ici, indiqua Shanna avec amabilité en désignant une porte discrète située entre les deux chambres. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'hésitez pas à me faire appeler !
- Je vous remercie, Mademoiselle, répondit Mme Rutherford avec un sourire.
- Oh, appelez-moi Shanna ! s'exclama la jeune fille qui repartit aussitôt à ses occupations.
Une charmante jeune fille, remarqua M. Rutherford qui s'attira un regard noir de la part de sa femme.
Mia n'avait pas encore terminé de déplier ses robes et ses chemises dans l'armoire de sa chambre qu'elle ressassait déjà tout ce qu'ils avaient vu et appris aujourd'hui.
Je n'en reviens pas comme il a changé, dit-elle en tapotant les jupons d'une de ses robes. Et dire que si je n'avais pas insisté en lui écrivant, nous ne l'aurions peut-être jamais revu !
- Il faut le comprendre, Mia, commença M. Rutherford qui s'était assis devant une coiffeuse en bois de hêtre foncé.
- Douze ans, Père ! l'interrompit sa fille. Douze ans ! En douze ans, nous n'avons reçu que quatre pauvres lettres de sa part !
- Je le sais, ma fille, répondit M. Rutherford sur un ton calme mais autoritaire.
Mia n'osa en dire plus, ne voulant pas raviver la douleur de l'absence de son fils cadet dans le cœur de ses parents, notamment de sa mère qui avait gardé le silence.
La dernière fois que M. et Mme Rutherford, ainsi que ses frères et sœurs avaient vu Cullen, c'était il y avait douze ans au Cercle de Férelden, juste après l'Enclin. Il avait semblé si mortifié et anéanti que sa mère s'était effondrée chez elle après sa visite auprès de son fils. Il était devenu méconnaissable et cela laissait présumer de ce qui avait bien pu se passer dans le Cercle en ce temps-là. Toutefois, Cullen n'avait rien dit de sa mutation à Kirkwall et il était parti sans un mot, sans une lettre. Ce fut Mia qui l'avait retrouvé à force de recherches parmi ses connaissances au sein de la Chantrie. Les Rutherford avaient alors reçu une première lettre de leur fils, après deux ans sans nouvelles de lui. Cette dernière avait été plutôt courte, affirmant simplement qu'il avait été nommé Chevalier-sous-capitaine au Cercle de Kirkwall et qu'il était tombé malade, mais qu'il allait mieux.
Puis, plus aucune nouvelle jusqu'à l'explosion de la Chantrie de Kirkwall lorsque les Rutherford eurent vent de l'évènement, tous s'inquiétèrent pour le jeune homme qui ne donna aucun signe de vie. Soudain, comme sortie de nulle part, une lettre leur parvint leur conseillant de partir pour les Marches du Sud chez l'oncle Byron afin de se protéger des conflits entre les mages et les templiers. Cullen y avait également mentionné qu'il avait été recruté dans l'Inquisition. Vint peu après l'explosion du Conclave à Darse puis la nouvelle de la proclamation de cette Inquisition dont leur fils avait brièvement parlé. A nouveau, ce fut Mia qui retrouva la trace de son petit frère quand Darse fut entièrement détruite par l'Ancien et son dragon. Elle le découvrit alors Commandant de la récente organisation considérée comme hérétique par la Chantrie, puis qu'il avait trouvé refuge dans les Dorsales de Givres.
La dernière lettre que Cullen envoya à sa famille fut de sa propre initiative, déclenchant une joie infinie chez sa mère et son père. Ils surent alors que leur fils, si torturé depuis tant d'années, allait enfin mieux. Ce dernier les invitait à séjourner à Fort Céleste.
- Bien, nous devrions aller manger, conseilla M. Rutherford qui sortit de la chambre à la recherche de la jeune fille si sympathique.
Il n'eut pas fait deux pas que Shanna s'était présentée à lui avec un grand sourire, invitant toute la famille à la suivre. Ils descendirent dans les jardins avant de passer une petite porte qui donnait immédiatement sur le grand hall. Là, les Rutherford s'arrêtèrent un instant pour observer la grande salle.
A leur droite se trouvait l'entrée principale dont les hautes portes avaient été fermées à cause du froid qui s'installait durablement dans la région montagneuse. Au-dessus de celles-ci, une coursive longeait les murs, entièrement restaurée, donnant accès à un large balcon sur les cours de la forteresse. Le centre du hall était laissé libre, apportant un sentiment d'immensité à toute personne entrant dans la pièce. Un long tapis de velours rouge parcourait l'allée centrale, de l'entrée jusqu'au trône de l'Inquisitrice, un fauteuil pourpre auréolé de lames d'épées finement ciselées. Celui-ci se tenait sur une estrade de pierre auquel on accédait à l'aide de trois petites marches. Derrière le trône se dressaient de hauts vitraux colorés qui, de jours, devaient illuminer le grand hall.
En l'absence de jugements, la salle était un lieu de passage vivant où les nobles invités aimaient à se pavaner et où les marchands et les artisans concluaient des affaires avec chercheurs et érudits de tous horizons. Le soir, c'était surtout les éclaireurs de l'Inquisition qui transitaient dans la salle, courant de la volière au bureau de l'Ambassadrice avec une discrétion à toute épreuve.
Alors que Shanna allait enjoindre ses invités à continuer leur chemin, la famille Rutherford fut accostée par deux femmes qui semblaient avoir une grande importance au vu de l'intérêt que les gens autour d'eux leur portaient.
- Vous devez êtrrre M. et Mme Rutherford, s'adressa poliment l'une d'elles dont la peau basanée et les cheveux d'un noir de geai fascinaient Mia. Je me prrrésente, Joséphine Montilyet, Ambassadrrrice de l'Inquisition. Et voici Sœur Léliana, notrrre Maître-espionne.
- Enchantés, répondit M. Rutherford, ne sachant quoi répondre d'autre.
- Etes-vous bien installés ? demanda Léliana de sa voix mystérieuse.
- Oui, très bien, fit Mme Rutherford avec timidité.
- Comment se fait-il que notre Commandant ne soit pas avec vous ? continua Léliana, malicieuse.
- Il avait une affaire urgente à régler, de ce qu'il a dit, leur indiqua Mia.
- Je vais le fairrre cherrrcher, lança Joséphine avec une pointe d'agacement. Nous ferons tout pourrr que vous passiez un excellent séjourrr à Fort Céleste.
L'Ambassadrice leur fit une petite révérence et attrapa au vol un éclaireur qu'elle envoya à la recherche du Commandant. Léliana la suivit et les deux femmes passèrent une autre porte, discutant et riant discrètement.
- Bien, vous venez de rencontrer les deux autres conseillers de Sa Grâce, commenta Shanna toujours aussi souriante. Suivez-moi à présent.
Les Rutherford reprirent leur route, suivant la jeune fille au travers de portes et d'escaliers pour enfin atterrir dans une petite salle à manger coquette et bien chauffée depuis laquelle on pouvait sentir les douces odeurs des plats qui se cuisinaient à côté. Shanna invita ses hôtes à s'asseoir à une large table en bois recouverte d'une élégante nappe écru et où étaient disposés quatre assiettes et leurs couverts, ainsi que des verres à pied et une bouteille de vin fraîchement ouverte.
- Le Commandant Rutherford ne devrait pas tarder à arriver, les informa Shanna. Voulez-vous que je vous serve du vin d'Antiva ?
Le père de famille hocha la tête et tendit son verre à la jeune fille qui le servit en premier par convention. Une fois le vin goûté et approuvé, elle servit le reste de la tablée qui dégusta silencieusement la boisson antivane. Avec prévenance et discrétion, Shanna disparut dans l'embrasure d'une autre porte qui devait sans doute mener aux cuisines. Les Rutherford se retrouvèrent à nouveau seuls et purent discuter librement.
- Elles sont impressionnantes ! s'exclama Mia en faisant référence à leur récente rencontre avec les deux conseillères de l'Inquisitrice. L'Ambassadrice est d'origine antivane.
- Sûrement au vu de son accent, confirma Mme Rutherford. Mais l'autre est très mystérieuse… Elle me fait un peu peur.
- Je les ai toutes deux trouvées charmantes, dit M. Rutherford en sirotant son verre de vin.
- Je ne pensais pas recevoir un tel accueil, déclara la mère encore abasourdie par tant de prévenance et d'attention.
- Ton fils est le Commandant des armées de la plus grande puissance du Sud de Thédas, ma chérie, lui fit remarquer son mari. Je m'attendais à ce que l'on soit bien reçu. Toutefois, il est vrai que cela impressionne…
- Peut-être, intervint Mia, mais Cullen est toujours aussi fuyant !
- Il a toujours été timide, mon Cullen, s'attendrit sa mère. Mais cela lui porte préjudice auprès des femmes… de toute manière, il a fait vœu de chasteté au moment où il est devenu templier, cela lui convenait sûrement…
- Des rumeurs disent qu'il serait l'amant de l'Inquisitrice, glissa Mia sans grande conviction.
- Impossible, répliqua sa mère presque avec horreur. Tu le connais aussi bien que moi, et puis s'il l'était vraiment, je…
Une porte s'ouvrit derrière eux, laissant entrer l'ancien templier.
- Excusez-moi du retard, dit-il avec précipitation.
Cullen les rejoignit, s'asseyant aux côtés de sa sœur et en face de son père. Ce dernier remplit le verre de son fils puis leva le sien afin de trinquer :
- A nos retrouvailles !
- A nos retrouvailles ! reprirent-ils tous en cœur, en faisant tinter leurs verres.
Shanna entra à nouveau dans la pièce les bras chargés de plats qu'elle disposa au centre de la table.
- Aujourd'hui, potage de courge au lait d'amande, tourte de menues feuilles et pâté de gigot d'agneau en pot. Bon appétit !
- Merci Shanna, dit Cullen en l'aidant à poser les plats.
La jeune fille quitta aussitôt la pièce, laissant la famille se retrouver en intimité. Ils se servirent chacun leur tour des différents plats en silence, seul le bruit des couverts résonnant à peine dans la pièce bien isolée. Puis ils commencèrent à manger, la faim l'emportant sur tout le reste. Après quelques cuillérées de potage bien chaud, Mia rompit le silence :
- As-tu pu régler ton affaire « urgente » ?
- Pas vraiment, répondit brièvement Cullen.
- Nous pouvons te demander ce que c'était ? l'interrogea sa mère avec curiosité.
- Une suspicion sur un homme que nous avons engagé il n'y a pas très longtemps, décrivit le Commandant sans entrer dans les détails. Certaines choses que nous avons découvertes sur lui ne collent pas avec ce qu'il nous a dit.
Cullen n'en dit pas plus, continuant son repas en silence. Mia tenta à nouveau de créer la discussion :
- Nous avons rencontré l'Ambassadrice et la Maître-espionne.
- Ah oui ? répondit simplement Cullen en haussant un sourcil. Qu'ont-elles dit ?
- Elles se sont juste présentées, répliqua sa sœur. Pourquoi ?
- Disons qu'elles se réjouissaient de vous voir. Elles étaient curieuses à votre sujet.
- Elles ne l'ont pas fait paraître, répondit M. Rutherford, son attitude toujours calme et posée détendant l'atmosphère.
Ils reprirent le cours de leur repas, mangeant avec engouement. Toutefois, Cullen avait déjà terminé son assiette tandis que ses parents et sa sœur n'en étaient qu'à la moitié.
- Tu manges vite ! s'exclama sa mère, contrariée. Tu ne devrais pas, ce n'est pas bien pour la digestion.
- Désolé, Maman, répondit-il, presque comme un enfant. D'habitude je mange seul, ou av… Je mange seul.
- Tu ne t'es pas fait des amis ? insista sa mère avec inquiétude.
- J'ai beaucoup de travail, tu sais, dit-il simplement.
- Tu t'enfermes à nouveau dans le travail ! s'exclama Mia avec reproche. Tu devrais t'ouvrir un peu aux autres, faire des rencontres, sortir un peu…
Cullen garda le silence, exaspéré par les remarques de sa sœur.
- Mia, Laisse-le, l'interrompit M. Rutherford avec autorité.
- Désolé, Père.
Le jeune homme jeta un œil sur le visage de son père et le remercia d'un hochement bref de la tête avant de servir à nouveau du vin à sa famille.
- Tu disais que l'Inquisitrice était en mission, reprit soudain sa mère, où est-elle partie ?
- Dans les Plaines sifflantes, au-delà des Portes du Ponant, répondit Cullen de manière factuelle.
- C'est un long voyage, commenta M. Rutherford.
- Elle aurait dû être de retour hier, mais l'arrivée prématurée de la neige l'a ralentie, expliqua le Commandant.
- J'ai entendu des soldats discuter à un avant-poste, se souvint Mia. Ils disaient qu'une tempête se dirigeait droit sur la forteresse.
- En effet, elle provient de l'Emprise du Lion, affirma son frère. Nous risquons de ne plus avoir de communications pendant quelques jours quand elle sera sur nous.
- N'est-ce pas préoccupant pour le retour de l'Inquisitrice ? suggéra M. Rutherford.
- Oui, soupira Cullen. On espère simplement qu'elle puisse rentrer avant la tempête.
Une ombre était passée sur son visage, renfrognant ses traits. La famille termina son repas en silence, appréciant la qualité des plats et la chaleur de la pièce. Repus, Cullen leur proposa de visiter la bibliothèque de Fort Céleste. Mme Rutherford accepta avec enthousiasme, son goût pour la lecture s'étant renforcé avec les années.
Ils quittèrent la petite salle à manger et l'ancien templier les conduisit jusqu'à la Rotonde où se trouvait l'étude, anciennement le lieu de travail de Solas. Des mages y étudiaient en silence ainsi que des érudits orlésiens et quelques visiteurs de Férelden déambulant dans les étages. Arrivés au premier étage, Cullen s'arrêta devant un échiquier qui avait été installé près d'une meurtrière vitrée, des fauteuils accueillants incitant à s'y prélasser.
- Voyons si tu t'y es amélioré, annonça Mia avec un air de défiance amicale.
Les deux frères et sœurs s'installèrent dans les fauteuils tandis que leur mère vagabondait déjà parmi les rayons de la bibliothèque. M. Rutherford emprunta un siège et s'assit aux côtés de son fils afin d'observer la partie. En galant homme, Cullen laissa sa sœur commencer la partie. Mia avança un premier pion, suivi rapidement par son frère. Les premiers coups s'enchaînèrent rondement, puis vint une réflexion de plus en plus longue, les stratégies se mettant en œuvre de chaque côté.
Toutefois, M. Rutherford remarqua l'air distrait de son fils qui jetait souvent un œil par la petite meurtrière pour observer le temps qui se gâtait de plus en plus. Un vent glacial s'était levé, sifflant au dehors.
- Que fais-tu, Fils ? Joue ta reine, l'interpela-t-il soudain.
Cullen sursauta brièvement et observa attentivement le plateau. Il relâcha le cavalier qu'il tenait en main et prit sa reine qu'il déplaça de trois cases.
- Hé ! Tu n'as pas le droit de l'aider, Père ! s'offusqua Mia.
- Je suis un vieil homme, je fais ce qu'il me plaît, répondit M. Rutherford avec amusement.
Mia souffla d'exaspération mais n'osa contredire son père. Cullen se concentra enfin sur la partie, et alors qu'il était en mauvaise posture, il réussit à renverser la situation et gagna la manche. Pour la première fois, il rit aux éclats lorsqu'il vit sa sœur bouder, toute mauvaise perdante qu'elle était. Toutefois, Mia fut heureuse de voir son frère aussi détendu et heureux.
- Tu auras droit à ta revanche, lui dit Cullen avec un clin d'œil. Mais pour l'instant, il se fait tard. Vous devriez aller vous reposer.
- Mia, va chercher ta mère et retournez aux chambres, ordonna M. Rutherford à sa fille, je vous rejoindrai un peu plus tard.
- Bien, Père.
Cullen fit un signe à un éclaireur de les raccompagner, comprenant que son père voulait lui parler seul à seul. Il allait se relever quand ce dernier lui fit signe de rester à sa place :
- Faisons une partie toi et moi, dit M. Rutherford en s'installant en face de son fils.
Le jeune homme rangea les pièces d'échec sur le plateau, les ordonnant parfaitement les unes à côté des autres, puis fit signe à son père de commencer. Ce dernier avança un pion, puis les tours s'enchaînèrent à nouveau. Les deux hommes restèrent silencieux un long moment, la bibliothèque se vidant peu à peu à mesure que la nuit avançait.
- Bon, dit soudain M. Rutherford de sa voix grave et éraillée, tu m'as demandé personnellement dans ta lettre d'apporter ceci…
Il sortit d'une poche de son habit un petit anneau en argent finement ciselé et serti de quelques pierres de lune.
- La bague de ta grand-mère, indiqua M. Rutherford. Alors, pour qui est-elle ?
Cullen hésita à répondre.
- C'est l'Inquisitrice, n'est-ce pas ? continua son père de son ton si calme.
- Oui, Père, répondit enfin Cullen.
Son père se mit à rire doucement.
- Sacré fiston ! s'exclama-t-il gentiment. Et depuis quand ?
- Un peu plus de deux ans.
- Ah oui, c'est du sérieux…
- Oui, Papa, affirma Cullen en relevant la tête et fixant son père droit dans les yeux. Je l'aime. Je ne vois pas ma vie sans elle.
Son père poussa un petit soupir puis sourit.
- Quand elles vont l'apprendre, ta mère et ta sœur, je ne suis pas sûre qu'elles te croiront… ça va leur faire un choc.
- Je sais, soupira le jeune homme.
Un court silence s'installa. La bibliothèque était maintenant vide, ils étaient seuls parmi les grands rayonnages.
- Je vais faire mon possible pour les y préparer, reprit M. Rutherford en jouant sa tour.
- Merci, Papa.
- Ça me fait plaisir, Fiston, lui répondit-il les yeux pétillants.
Le lendemain, le vent glacé du Nord n'était pas tombé et continuait de souffler, amenant des nuages de plus en plus denses qui déversaient leurs flocons de neige sur tout le massif rocheux. Si l'on osait mettre le nez dehors, l'on se faisait fouetter les joues par la poussière blanche qui tombait en continu.
La famille Rutherford s'était levée de bonne heure et venait de terminer son petit-déjeuner dans la salle commune proche des cuisines. Ils y rencontrèrent plusieurs diplomates de différentes régions de Thédas ainsi que quelques nobliaux orlésiens et féreldiens qui ne daignèrent pas leur adresser la parole. Emmitouflés dans leurs manteaux, ils décidèrent malgré tout de monter sur les remparts afin d'admirer la forteresse dans son ensemble. Ils trouvèrent de quoi se mettre à l'abri du vent auprès d'une tour de garde et purent observer à loisir la forteresse et les montagnes qui l'entouraient.
- Il est devenu un homme à bien des égards, notre fils, dit soudain M. Rutherford à sa femme.
- C'est vrai qu'il a changé, répondit Mme Rutherford. Mais Rupert, il s'est tellement éloigné de nous… j'ai l'impression de ne plus le connaître vraiment.
- Il est toujours notre dernier enfant, silencieux, observateur, et protecteur, Mathilda. Il pensait nous protéger en nous tenant éloigné de lui toutes ces années.
- J'ai beau me le répéter, répondit Mme Rutherford, je n'arrive toujours pas à comprendre qu'il ne puisse se confier à nous. Avons-nous fait quelque chose de travers ?
- Non, ma Chérie, la rassura son mari. Il a toujours été comme cela. Souviens-toi…
- Je me souviens qu'il s'ouvrait plus facilement avec toi, dit Mathilda en réfléchissant. Lorsqu'il allait s'isoler au bord du lac Calenhad, tu l'y rejoignais et il revenait toujours soulagé ou l'esprit plus tranquille.
- C'est vrai, reconnut Rupert.
Ils se turent un instant, écoutant le vent siffler au travers des pierres.
- Il a l'air épanoui dans cette Inquisition, reprit M. Rutherford. Et je pense que les gens qu'il côtoie y sont pour quelque chose…
- Qu'est-ce que tu insinues, Père ? demanda Mia, intriguée.
- Rien de spécial, se ravisa Rupert, je dis simplement que je pense que Cullen nous a fait venir pour une autre raison que simplement nous revoir. C'est tout.
- Dis-nous à quoi tu penses, lui ordonna sa femme le regard noir.
- Je pense que c'est à lui de nous l'annoncer, répondit fermement M. Rutherford pour clore la discussion.
La famille se mit en route pour rentrer au chaud dans le grand hall. Tandis que M. Rutherford s'en allait se reposer dans leur chambre, Mia et sa mère restèrent toutes deux sous les arcades du jardin à l'abri du vent et de la neige, perplexes.
La neige continuait de tomber, mais semblait plus faible dans l'enceinte des jardins, virevoltant dans les airs et se posant délicatement sur les feuilles restantes des arbres et le sol. Le puits au centre se recouvrait d'un blanc manteau, son seau posé sur le rebord de pierre. Le pavillon qui abritait un échiquier et deux sièges de pierre avait été déserté, laissant une partie en suspens. Toutes les fleurs avaient disparu depuis longtemps, seules les Grâces cristallines résistaient aux premières neiges, le bleu de leurs pétales resplendissant dans tout ce blanc environnant.
- De quoi Papa a-t-il bien voulu parler ? s'interrogea Mia à voix haute.
- Ton père a toujours su être très mystérieux quand il le voulait, lui répondit sa mère tout aussi perplexe.
- Il a insinué que Cullen voulait nous annoncer quelque chose, réfléchit Mia, mais quoi ? Nous savons déjà qu'il a arrêté le lyrium, même si ce n'est pas par lui que nous l'avons su…
- Il veut peut-être quitter l'Inquisition ? suggéra Mme Rutherford.
- Non, je ne pense pas, objecta sa fille. Cullen n'a jamais ressenti le besoin de nous prévenir d'une telle décision et Père a dit qu'il était épanoui dans l'Inquisition…
Les deux femmes restèrent un court instant silencieuses avant de se regarder d'un même air de doute.
- Tu penses que… commença Mme Rutherford
- … Cullen s'est trouvé une compagne ! s'écria Mia.
Les deux dames Rutherford remontèrent précipitamment dans leur chambre y rejoindre Rupert qui feuilletait un vieux bouquin qu'il emportait toujours avec lui.
- Tu sais qui c'est ! s'exclama Mathilda en s'adressant avec force à son mari.
M. Rutherford ferma lentement son livre qu'il posa sur ses genoux avant de regarder fixement les deux femmes :
- Laissez-le avoir le plaisir de nous l'annoncer lui-même, dit-il posément afin de prévenir toute dispute en devenir.
Ce fut en milieu d'après-midi que Cullen rejoignit sa famille qui déambulait dans la Rotonde, admirant des fresques peintes en l'honneur des exploits de l'Inquisitrice. Le Commandant semblait préoccupé, mais tenta de ne rien en faire paraître et invita ses parents et sa sœur à venir dans son bureau qu'ils n'avaient pas encore visité. Ainsi, le jeune homme espérait être tranquille afin de pouvoir annoncer à ses parents ce qu'il mourait d'envie de dire et qu'il redoutait le plus à la fois.
Cullen avait fait venir plusieurs nouveaux sièges en prévoyance de ce moment et invita ses parents ainsi que sa sœur à s'asseoir une fois qu'ils eurent fait le tour de la pièce.
- Tu as une vue parfaite sur l'entrée de la forteresse depuis là, remarqua son père en quittant l'une des deux meurtrières pour venir s'asseoir devant le bureau de son fils.
Le meuble était comme à son habitude couvert de cartes et de parchemins, ne laissant que peu de place pour y écrire ou y poser un livre. Les bibliothèques derrière celui-ci débordaient d'ouvrages en tout genre, mais surtout de cartes enroulées et des archives des rapports inquisitoriaux concernant tous les aspects militaires.
Cullen savait que son père avait dû mettre la puce à l'oreille de sa mère et de sa sœur au vu de leur impatience soudaine qui se traduisait par des gestes et des tics nerveux. Mia n'arrêtait pas de ramener une mèche de cheveux derrière son oreille droite alors que sa mère tapotait les plis de sa robe de lin, le regard fixé sur son fils. L'ancien templier sentit sa nervosité atteindre des sommets, sachant qu'il ne pouvait pas reculer, surtout qu'il se devait de le leur annoncer de par la promesse qu'il avait faite à Lédara.
- Hum, Je…
Cullen s'éclaircit la gorge, adossé au mur à côté de l'une des meurtrières pour profiter de l'air vivifiant de l'extérieur.
- Je me dois de vous annoncer une nouvelle, reprit-il avec embarras.
- Nous t'écoutons, mon fils, l'encouragea son père avec un sourire bienveillant.
- Depuis quelques temps, du moins un certain temps… continua Cullen, ne trouvant pas ses mots. Je côtoie, ou plutôt je fréquente quelqu'un.
Un silence pesant s'abattit dans la pièce.
- Une femme ? demanda sa mère.
- Oui, une femme, répondit Cullen, son ton hésitant entre de l'exaspération et une nervosité accrue.
- Où l'as-tu rencontrée ? l'interrogea Mia.
- A Kirkwall, il y a dix ans.
- Dix ans ! s'exclama sa mère abasourdie. Et tu ne nous a rien dit pendant tout ce temps !
- Non, en fait, rectifia Cullen, nous nous sommes rencontrés pour la première fois à Kirkwall mais rien ne s'est passé… C'est juste…
Cullen se racla une nouvelle fois la gorge, agacé par sa timidité et son embarras.
- Nous nous sommes revus lorsqu'elle a rejoint l'Inquisition, c'est là que nous avons commencé à nous connaître, tenta-t-il d'expliquer.
- Elle fait partie de l'armée ? C'est une éclaireuse ? Qui est-elle ? l'interrogea Mia de plus en plus pressante.
- Plus ou moins… bégaya Cullen qui sentait qu'il devrait lâcher le morceau. C'est… Elle s'appelle Lédara Trevelyan.
- Trevelyan… comme l'Inquisitrice ? remarqua sa mère avec perplexité. Elle est de sa famille ?
- Non, Maman, soupira Cullen. C'est l'Inquisitrice.
Un long silence s'ensuivit. Mia et Mathilda ne revenaient pas de ce que venait de leur dire Cullen.
- Mais ce ne sont que des rumeurs, balbutia Mme Rutherford.
- Non, Maman, pas celle-ci, lui répéta son fils qui était enfin soulagé d'un poids mais dont la réaction de sa mère et de sa sœur faisait souffrir.
Face à un tel désarroi de la part de sa femme et de sa fille, Rupert se leva de son siège et vint serrer son fils dans ses bras, le félicitant pour cette nouvelle. Derechef, Mia suivit le mouvement de son père et sauta au coup de son frère, pleurant presque de joie :
- Je n'y crois pas ! Toi, avec une femme ! Et la Messagère d'Andrasté en personne en plus ! Petit cachotier !
Ces accolades détendirent le jeune homme qui sourit enfin.
- Dès qu'elle sera de retour, je vous la présenterai, dit Cullen avec soulagement. Nous pourrons tout vous raconter ensemble.
- Oh oui ! s'écria Mia, je veux tout savoir ! Comment cela s'est passé, votre rencontre, tout !
A ce moment, un éclaireur toqua à la porte du bureau du Commandant qui entra sur ordre de ce dernier. L'éclaireur lui remit un petit parchemin et lui souffla quelques mots à toute vitesse :
- Sa Grâce a été aperçue au col de Thyrda, elle devrait arriver à l'avant-poste nord dans la soirée.
- Merci, soldat.
Cullen renvoya l'éclaireur et ouvrit le billet qu'il parcourut rapidement des yeux. Son visage s'assombrit soudain.
- De mauvaises nouvelles ? lui demanda son père, inquiet.
- L'affaire sur cet homme dont je vous ai parlé hier se gâte, décrivit le Commandant en glissant le mot dans son manteau. Je dois parler à Léliana au plus vite, veuillez m'excuser encore une fois. N'hésitez pas à vous promener dans les bâtiments principaux, et Shanna sera ravie de vous fournir tout ce dont vous auriez besoin.
Sur ce, Cullen disparut dans un coup de vent, sa fourrure resserrée autour de son cou. Il traversa rapidement la passerelle qui menait directement à la Rotonde, puis monta jusqu'aux volières où il espérait trouver Sœur Léliana.
- Ah, Commandant, s'exclama la Maître-espionne qui semblait manifestement vouloir le voir elle aussi.
- Je suppose que vous êtes au courant pour Liver ? lui lança Cullen en déposant le billet reçu plus tôt sur le bureau de la Maître-espionne.
- Oui, et cela m'inquiète. Les Qunari ont réussi à infiltrer nos rangs, soit pour nous espionner, soit pour éliminer ce qu'ils pensent être une menace.
- Les Qunari ? s'étonna Cullen.
- Dois-je vous rappeler que le Qun est une religion et non une race, Commandant ? répliqua Léliana. N'importe qui peut rejoindre le Qun et ainsi devenir Qunari.
- D'accord. Vous pensez donc qu'il a pour ordre d'assassiner l'Inquisitrice ? demanda Cullen d'un air grave.
- Très certainement, répondit froidement Léliana. Dans tous les cas, nous devons l'arrêter dans les plus brefs délais.
- Où est-il en ce moment ?
- C'est ce que je suis en train de chercher, Commandant, répondit Léliana.
Le Rossignol désigna d'un bref geste de la main le tas de parchemins éparpillés sur son bureau.
- Prévenez-moi ainsi que Joséphine dès que vous aurez du nouveau, fit Cullen en se dirigeant vers les escaliers.
Le Commandant descendit rapidement les escaliers et regagna son bureau alors vide. Il sortit ses registres et commença à chercher le nom de Liver et sa dernière affectation en date. Toutefois, s'il était éclaireur, c'était Léliana qui pourrait obtenir une telle information.
A l'extérieur, la tempête gagnait de plus en plus de force les routes commerciales avaient été bloquées et tout le fort marchait au ralenti, les habitants se réfugiant à l'intérieur des murs. On arrivait plus à distinguer le jour de la nuit tant les nuages étaient denses au-dessus d'eux et le vent soufflait à en décorner un bœuf. Les rafales qui venaient frapper les murs de pierre martelaient la tête du Commandant qui ne pouvait s'empêcher de penser à Lédara qui devait se trouver au milieu de la neige et de la glace, luttant contre les éléments afin de trouver refuge. Cela lui rappela inexorablement leur fuite de Darse. Cullen tenta de chasser ces images de sa pensée, se plongeant dans la lecture de ses archives. Toutefois, il ne trouva rien au nom de Liver.
Après plus d'une heure de recherches infructueuses, le Commandant retourna voir Sœur Léliana afin de lui donner un coup de main dans ses investigations.
- J'ai retrouvé ses informations d'admission, lui indiqua la Maître-espionne, mais je suis toujours à la recherche de son ordre d'affectation.
Cullen ne répondit rien et prit une pile de parchemins qu'il commença à éplucher. La lumière du jour faiblissait, les torches s'allumaient autour d'eux, les éclaireurs de la Maître-espionne toujours prévenant envers leurs dirigeants.
- Là, déclara le Commandant en sortant un feuillet du lot qu'il parcourait. « Tirius Liver : à l'essai. Affecté aux réceptions des corbeaux entre 12h et 14h ».
- C'est lui, Liver ! s'exclama soudain Léliana en se remémorant le visage de l'éclaireur. Un elfe peu typé, du bas-cloître de Dénérim… Je m'en souviens. Charter ! appela-t-elle fortement.
- Oui, Sœur Rossignol ? accourut une femme svelte en tenue de voyage passe-partout.
- Allez me chercher Gracien, tout de suite.
- Bien, ma dame.
La mystérieuse femme disparut telle une ombre dans les escaliers.
- Il est dans la forteresse, reprit Léliana d'un air grave.
La tempête a déjà bloqué toutes les issues, impossible d'en sortir, poursuivit Cullen en lisant les pensées de sa collègue. Je vais toutefois renforcer la garde et prévenir les officiers responsables de la sécurité dans Fort Céleste.
- Nous devrons l'appréhender discrètement, ajouta Léliana.
Le Commandant hocha la tête en se levant puis se rendit directement auprès de ses subordonnés. En quelques minutes, on vit les patrouilles se renforcer et les soldats être aux aguets malgré la tempête qui faisait rage au dehors. Laissant à sa collègue le soin d'appréhender l'espion qunari, Cullen rejoignit sa famille qu'il avait laissée trop longtemps livrée à elle-même. Il arrivait l'heure du dîner, la nuit était déjà tombée et les Rutherford se dirigeaient vers la petite salle à manger sans difficulté, les méandres de la forteresse leur paraissant de plus en plus familier à mesure qu'ils les parcouraient.
Cependant, cet après-midi passé à flâner dans les couloirs et les grandes salles de Fort Céleste et notamment dans le grand hall si prestigieux, avait permis aux deux femmes de méditer calmement la nouvelle que leur avait annoncée Cullen un peu plus tôt. Mia s'y était très vite faite malgré son appréhension croissante de rencontrer l'Inquisitrice maintenant qu'elle se savait sa future belle-sœur. Toutefois, l'idée la ravissait. Mme Rutherford avait quant à elle eu plus de mal à accepter cet état de fait en effet, cela soulevait tant d'interrogations et de nouveautés sur son fils qu'elle eut la réelle impression qu'il était un étranger pour elle, sa propre mère. De plus, savoir que la Messagère d'Andrasté allait certainement devenir sa bru la désorientait au plus haut point.
- Alors mon fils, affaire résolue ? demanda M. Rutherford lorsque son fils les rejoignit.
- Pas tout à fait, mais cela avance, lui répondit Cullen, néanmoins encore préoccupé.
L'ancien templier avait effectivement un mauvais pressentiment quant à cette histoire d'espion, mais il ne pouvait dire si son intuition était fondée.
Toute la famille se rendit au repas qui était déjà servi dans des plats chauds sur la table. Shanna ne pouvait être présente car de nobles invités avaient requis toute son attention et ce fut une de ses subordonnées qui se chargea de leur service. Ils avaient entamé leur repas, mais Cullen ne trouvait pas d'appétit savoir que Lédara était à la fois si proche et si éloignée de lui, séparés par une tempête, le frustrait.
- Tu n'as pas dit un mot depuis cet après-midi, Mère, lui fit remarquer son fils un peu inquiet et redoutant ce qu'elle pourrait répondre.
Mme Rutherford posa ses couverts et s'essuya machinalement les doigts sur sa serviette.
- Il faut dire que tu nous as beaucoup surpris, moi la première, avoua-t-elle la gorge légèrement nouée. J'ai l'impression de ne pas te connaître du tout… Toi, mon fils que j'ai élevé.
- Maman…
- Laisse-moi finir, l'interrompit sa mère. Tu pars sans dire un mot, tu ne nous donnes aucune nouvelle pendant des années, et quand je te retrouve enfin, tu n'es plus du tout celui que je connaissais !
Cullen garda le silence, les yeux baissés sur son assiette vide.
- Ne te méprends pas, continua Mathilda, je suis extrêmement fière de ce que tu es devenu. Mais je te retrouve à peine et j'apprends déjà que tu appartiens à une autre…
Un éclaireur déboula dans la salle et se précipita aux côtés du Commandant :
- Pardonnez mon interruption, mais Sœur Rossignol vous fait dire que Liver n'est pas dans la forteresse.
- Où est-il ? l'interrogea le Commandant avec autorité.
- A l'avant-poste nord, Commandant.
Cullen se leva d'un bond.
- Maman, excuse-moi mais nous devrons continuer cette conversation plus tard.
Le jeune homme se précipita vers la sortie et, avant de franchir la porte, il glissa un dernier mot à sa mère :
- Pardon…
Puis il partit en coup de vent.
Le Commandant se dirigea directement vers les écuries après avoir récupéré son épée et son manteau de voyage qu'il recouvrit de sa large fourrure. Il trouva Maître Dennet qui couvrait ses chevaux les plus sensibles au froid et exigea qu'il lui selle le plus robuste de ses chevaux afin de partir aussitôt. Après des protestations véhémentes, le maître palefrenier prépara son cheval le plus résistant tout en maugréant dans sa barbe.
Une fois le cheval prêt, Cullen le prit par la bride et l'amena devant l'entrée du fort où il grimpa sur sa monture et fit signe qu'on lui ouvre les portes. Le vent soufflait en fortes rafales et la neige cinglait son visage qu'il protégea comme il put avec le col de son manteau et sa fourrure resserrée autour de son cou. Shanna accourut vers lui avant qu'il ne parte, lui remettant un paquet qu'il glissa dans une sacoche de sa selle avant de partir au galop dans la nuée obscurément blanche.
