Chapitre 38 Le Conseil exalté
Le jour de l'ouverture du Conseil exalté, attendu par tant de nobles et suivi par tous les peuples majoritaires de Thédas, était enfin arrivé. Lédara n'avait pas fermé l'œil de la nuit malgré la visite discrète de Cullen pour la rassurer et l'apaiser. A l'aube, elle s'était levée et s'était préparée machinalement, ses gestes automatiques contrastant avec la souplesse de Dila qui avait été autorisée à séjourner aux côtés de l'Inquisitrice. Ses trois conseillers l'avaient ensuite accompagnée jusqu'au grand hall ovale, escortés par Iron Bull qui avait revêtu une veste blanche neuve aux armoiries de l'Inquisition. Le temps était splendide et les rayons de soleil filtraient abondamment au travers des fenêtres et des arches elfiques du palais d'hiver, chauffant lentement les colonnes et les sols de marbre rosé.
Les cinq membres de l'Inquisition étaient arrivés devant les hautes portes ouvertes du grand hall en face d'eux, la tribune était occupée par la Divine Victoria assise au centre et séparant les deux représentants des royaumes d'Orlaïs et de Férelden, ainsi que ceux des Marches Libres et d'Antiva. Un siège restait désespérément vide, celui de Dorian Pavus qui aurait dû représenter Tévinter. Les abords de la salle avaient été investis par un public nombreux qui discutait à voix basse, générant un bourdonnement sourd dans le hall.
Lédara prit une grande inspiration et s'avança d'un pas assuré et gracieux sur l'allée que formait le dallage, toute peur effacée de ses traits. Le silence se fit dans la pièce alors que tous les regards se tournaient vers les membres de l'Inquisition. Le Qunari resta posté à l'entrée, une vue parfaite sur l'ensemble du hall s'offrant à lui, tandis que les trois conseillers emboîtaient le pas de la jeune femme. L'Inquisitrice et l'Ambassadrice se dirigèrent vers la longue table qui faisait face à la tribune et Léliana et Cullen, quant à eux, restèrent légèrement en retrait.
- Sa Grâce Dame Inquisitrice Lédara Margaret Trevelyan, fille du bann Trevelyan d'Ostwick, Messagère d'Andrasté et libératrice de Thédas de la menace de l'Ancien, annonça-t-on d'une voix qui résonna dans toute la salle. Accompagnée de Dame Joséphine Chérette Montilyet d'Antiva, Ambassadrice de l'Inquisition.
Joséphine effectua une révérence courte mais formelle tandis que la Messagère était restée parfaitement immobile, telle une statue d'Andrasté.
- Ainsi que Dame Léliana, ancien Rossignol de la cour impériale, Vétéran du cinquième Enclin, Sénéchale de l'Inquisition et Main Gauche de la Divine. Ser Cullen Stanton Rutherford de Cordoan, Commandant des forces de l'Inquisition, ancien Chevalier-capitaine de Kirkwall et Seigneur Chercheur de l'Ordre des Chercheurs de la Vérité.
Les deux conseillers restèrent de marbre, tandis que Lédara et Joséphine se tenaient debout devant la tribune, attendant la fin des présentations. C'était au tour des représentants des grandes nations de Thédas d'être annoncés :
- Siégeront à ce Conseil, l'Empereur d'Orlaïs Gaspard de Chalons…
Le Grand Duc salua d'un signe de tête l'assemblée tout en fixant du regard l'Inquisitrice. Un petit sourire se dessina sur ses lèvres minces. Il portait une armure d'apparat avec fierté, revendiquant ses aspirations militaires, toutefois des étoffes d'une grande finesse drapaient ses épaulières de métal rutilantes. Il était enfoncé dans son fauteuil avec aise et de sa main se frottait le menton où une légère barbe naissante assombrissait sa peau claire. Son attitude presque désinvolte attira l'attention de la Marchéenne, toutefois ce qui la dérangeait le plus, c'était son regard bleu vif posé sur elle avec insistance.
- …Iarl Tiegan de Golefalois, oncle du roi de Férelden Alistair Tierin…
Celui-ci observait tour à tour les différents membres de l'Inquisition et jetait des regards noirs en direction de l'Empereur Gaspard. Il était vêtu d'une tenue typiquement féreldienne aux couleurs vives et portait une barbichette grisonnante. Son air sévère lui donnait un certain charme qui parut être une caractéristique chez les Féreldiens du point de vue de Lédara.
- …Dame Liliane Doménique Shérade d'Antiva, baronne des plaines de Rialto…
La femme en question devait sans doute avoir plus de cinquante ans à en croire son visage creusé par l'âge et ses cheveux grisonnants malgré une noirceur d'ébène. Sa peau mate faisait ressortir son regard perçant et ses lèvres lie de vin qui se pinçaient à l'énonciation de certains mots. Ses vêtements avaient été confectionnés dans les étoffes les plus somptueuses et les plus colorées, dans les tons rouge orangé, et son cou ainsi que ses mains étaient ornés de nombreux bijoux en or massif sertis de pierreries.
- Maître Varric Téthras, Vicomte de Kirkwall, marchand et conteur…
Le nain, toujours avec la même dégaine, sa chemise rouge à moitié ouverte sur son torse velu et sa large chaine d'argent ceignant son cou, fit un grand sourire à son amie ce qui eut pour effet de détendre la jeune femme. En effet, de compter un ami parmi ses juges la rassurait même si elle savait pertinemment qu'il n'aurait pas beaucoup de poids dans les discussions à venir.
- Et Dorian Pavus, membre du Magisterium de Tévinter, ne pourra assister à ce Conseil.
Un léger murmure souleva la foule avant de s'éteindre aussitôt.
- Enfin, ce Conseil sera présidé par sa Sainteté la Divine Victoria ici présente.
Cassandra arborait une expression qui se voulait impassible et que seule sa plus proche amie pouvait décrypter comme étant d'une grande inquiétude de perdre tout contrôle sur ce qui pourrait être dit dans les jours qui suivraient. Celle-ci fit signe à Lédara et Joséphine de s'asseoir afin de commencer cette première séance.
- Le Conseil exalté a été réuni en ce jour afin de discuter de l'avenir de l'Inquisition, expliqua la Divine Victoria. En effet, les dirigeants de plusieurs royaumes, dont ceux d'Orlaïs et de Férelden, considèrent que l'Inquisition a fait son temps et qu'elle doit évoluer. Nous allons donc laisser la parole aux différents représentants de ces nations afin qu'ils livrent eux-mêmes leurs positions.
A ce moment, le Iarl Tiegan se leva de son siège avec raideur.
- Je vous remercie, Votre Sainteté, d'avoir enfin répondu à nos nombreux appels. En effet, il est temps que l'Inquisition dépose les armes et rende ce qu'elle a conscrit aux différents royaumes de Thédas. Elle n'a plus aucune raison d'être maintenant que l'ordre a été rétabli.
- Je vous remercie, Iarl Tiegan, dit vivement Cassandra avant que le Iarl ne déblatère plus longtemps. Empereur Gaspard, je vous laisse la parole.
L'Empereur se leva à son tour alors que le Iarl Tiegan se réinstallait dans son siège, toujours aussi raide et pincé. Gaspard salua l'assemblée avant de débuter son discours, tel un grand orateur :
- Votre Sainteté, mes Dames et mes Seigneurs, dit-il en adressant un salut à chaque représentant avant de se tourner vers Lédara. Dame Inquisitrice…
Ses yeux la fixèrent à nouveau intensément avant qu'il ne reprenne son discours :
- L'Inquisition a accompli ce que tous ont refusé de faire, voire craint. Elle a vaincu le plus grand ennemi que quiconque avait jamais connu, elle a sauvé de la déperdition la Garde des Ombres et mis un terme au conflit entre les mages et les templiers. Dans une époque où le chaos régnait, elle a établi l'ordre qui devait être, et que nombre de nobles et de rois n'ont réussi à instaurer dans leurs propres domaines.
Sur ces derniers mots, son regard s'était arrêté sur le Iarl Tiegan qui frémit de colère.
- Je pense également que l'Inquisition doit évoluer, continua Gaspard, mais en aucun cas ne doit-elle déposer les armes ! Durant ces deux dernières années encore, elle nous a prouvé son utilité. Toutefois…
- Bien, l'interrompit la Divine. Votre position est donc que l'Inquisition perdure ?
- Oui, Votre Sainteté.
- Qu'en pensent les Marches Libres ? demanda Cassandra.
- De l'Inquisition ? Que du bien, lança Varric.
- Je vous remercie pour votre intervention, dit la Divine en grognant presque, irritée par le manque de formalité du nain. Dame Shérade, voulez-vous partager votre point de vue ?
La vieille femme ne prit pas la peine de se lever pour prendre la parole :
- L'Inquisition est bonne pourrr les affairrres, dit-elle avec un fort accent. Je ne vois pas d'inconvénients à ce qu'elle perrrdurrre pourrr l'instant, toutefois, sa puissance arrrmée est étonnamment grrrande et Antiva crrraint que sa neutrrralité ne perrdure plus longtemps.
- Nous aurons donc à statuer sur les raisons d'être de l'Inquisition, établit la Divine.
Joséphine avait pris note de tout ce qui avait été dit jusque-là et avait même notifié les attitudes de certains représentants pouvant peut-être lui servir lors de sa défense.
La Divine signifia la fin de la première séance et tous se levèrent afin de quitter la salle. Un brouhaha grandit soudain, le public discutant de tous les menus faits et gestes observés sur les différents partis et plusieurs pronostics furent déjà lancés. L'Inquisitrice se leva lentement alors que la salle était quasiment vide et s'en retourna du côté des portes, suivie par ses conseillers et Iron Bull elle avait besoin de changer d'air.
Arrivés dans les appartements de l'Inquisitrice, les quatre dirigeants se posèrent dans les fauteuils et le divan, ayant gardé le silence tout le long du chemin.
- Il ne s'est pas dit grand-chose, fit remarquer Cullen. Rien qu'on ne savait déjà en tout cas.
- C'est norrrmal, répondit Joséphine. La prrremière séance consiste à la prrrésentation des parrrties et à l'énonciation des positions. Toutefois, elle rrreste trrrès imporrrtante car elle apporrrte des éléments fondamentaux pourrr la suite.
- Je vous fais confiance, Joséphine, dit Lédara d'un air fatigué.
- Je m'occupe de tout, Inquisitrrrice, lui sourit cette dernière. Prrrofitez de cette jourrrnée pour vous rrreposer. Hier, je me suis entrrretenue avec tous les reprrrésentants des quatrrre coins de Thédas, cela n'a pas été une mince affairrre, mais cela m'a perrrmis de jauger la situation.
- Ils ne vous ont pas fait de tort ? lui demanda Lédara avec inquiétude.
- Pas du tout ! s'exclama l'Ambassadrice. C'est assez inquiétant d'ailleurrrs. Cela veut dirrre qu'ils se rrréservent pour plus tarrrd… Mais cessons de parrrler du Conseil ! J'ai une prrroposition à vous fairrre pour vous délasser un peu.
Lédara haussa un sourcil, intriguée.
- Pour tout vous dirrre, reprit Joséphine, il y a une petite reprrrésentation théâtrrrale ce soir… à laquelle je pourrrais facilement avoir des invitations.
- Vous voudriez qu'elle vous accompagne au théâtre ? l'interrogea le Commandant, dubitatif.
- J'aimerrrais beaucoup ! s'enthousiasma l'Antivane. Votre Grâce, vous avez passé du temps à trrravailler avec Orlaïs, mais si peu à en apprrrécier sa culture…
- Ce n'est pas une si mauvaise idée, lança Léliana, tout le gratin d'Orlaïs et du Conseil sera sûrement présent… cela nous permettrait de récolter des informations, et peut-être de conclure quelques alliances…
Lédara n'avait pas envie de se mêler d'alliances et de cabotinage. D'un autre côté, aller au théâtre pouvait l'aider à se changer les idées.
- Vous avez raison, ces réunions et ces entretiens ne me laissent que peu de temps pour les loisirs, dit-elle enfin en souriant doucement. Je vous y accompagnerai.
- Parrrfait ! répondit Joséphine, la mine réjouie.
- Je viendrai avec vous, ajouta Léliana.
- Ce sera sans moi, dit Cullen. Je m'occuperai de la sécurité ici. Bull vous accompagnera.
Iron Bull lui jeta un regard rancunier.
- Du théâtre, maugréa-t-il les bras croisés et l'air renfrogné.
Une fois ses trois conseillers sortis de ses appartements, l'Inquisitrice resta enfermée dans sa chambre tout le reste de la journée, ressassant les derniers mots de Dorian avant qu'il ne reparte pour Tévinter : « quelques mois, tout au plus »… Tout lui semblait alors insignifiant dans ce Conseil. Pourquoi faire son procès si elle était amenée à mourir bientôt ? Et la douleur constante de l'Ancre qui la martelait, s'intensifiait, la dévorait.
Lédara s'endormit quelques heures après avoir bu une gorgée de son flacon, Cullen de retour et à son chevet qui apaisait la marque. L'ancien templier était conscient de la gravité de l'état de sa bien-aimée et considérait le Conseil exalté comme une mascarade sans intérêt qui accablait la jeune femme. Au milieu de ce palais et de tous ces nobles, il se sentait bien impuissant pour la protéger des dangers invisibles qui la guettaient.
Cullen la regardait dormir paisiblement, enfin. Elle avait dénoué ses cheveux qui gisaient éparses sur son coussin et ses épaules, telles des traînées de sang pourpre ondoyants. Son visage était serein, sa poitrine se soulevait lentement au rythme de sa respiration sous son bustier bleu nuit parsemé de pierres scintillantes. Son manteau était soigneusement posé sur le dossier de la chaise devant la coiffeuse, ses chaussures au pied du lit. Dans son sommeil, la jeune femme avait un peu froissé ses jupes qui dévoilaient alors ses pieds nus et clairs. Cullen tenait sa main gauche dans la sienne, la caressant lentement, presque machinalement car perdu dans ses pensées.
Elle n'avait pas répondu à sa demande, qu'il n'avait d'ailleurs pas pu terminer. Ils n'en avaient pas rediscuté depuis ce soir-là dans les jardins de Fort Céleste. Toutefois, elle avait gardé la bague de sa grand-mère avec elle. Il pensait deviner les raisons de son silence.
On frappa quelques coups légers à la porte qui s'ouvrit sur l'Ambassadrice toute parée d'une nouvelle tenue rouge et or, les cheveux soigneusement attachés en un chignon aux grosses boucles saillantes, des tresses sur le côté.
- Il est bientôt l'heurrre de se rendrrre au théâtrrre, dit-elle à voix basse en s'approchant du Commandant.
Cullen poussa un léger soupir, contrarié de devoir sortir la jeune femme de son sommeil. Il caressa néanmoins sa joue afin de l'éveiller doucement. La Marchéenne fronça les sourcils avant d'ouvrir les yeux.
- Il est déjà l'heure ? s'étonna-t-elle d'une voix pâteuse. Combien de temps ai-je dormi ?
- Trop peu, selon moi, lui murmura Cullen en l'aidant à s'asseoir sur le rebord du lit.
Joséphine alla chercher une tenue dans la penderie de l'Inquisitrice, celle-ci ne pouvant se présenter dans la même robe qu'elle avait portée un peu plus tôt lors du Conseil selon son Ambassadrice. Lédara se changea donc et revêtit ce que lui tendit Joséphine, à savoir la tenue qu'elle avait portée lors du jugement du magister Erimond de Virante, une magnifique robe d'un rouge éclatant sur lequel était brodé un dragon majestueux, et dont le décolleté à donner le vertige différait d'avec ses tenues habituelles.
- Fin prêtes, les deux femmes sortirent de la chambre et toutes deux furent escortées par Iron Bull jusqu'au portillon du palais où une calèche les attendait.
- Léliana ne devait pas nous accompagner ? demanda l'Inquisitrice encore vaporeuse.
- Elle est déjà surrr place, lui répondit Joséphine. Elle noue des contacts et a elle-même établi la sécurrrité dans le théâtre avec un petit groupe d'éclairrreurs des plus discrrrets que nous avons pu emmener au palais.
Les deux femmes restèrent silencieuses, le Qunari observant discrètement les ruelles au travers de la fente d'un épais rideau.
- De quel genre de « petite représentation » s'agit-il, au juste ? demanda soudain Lédara.
- Quelque chose qui nous changerrra les idées, frétilla l'Antivane. Je prrréférerais garder la surprrrise des détails.
- Bien, ma soirée est entre vos mains, sourit Lédara.
Le trajet fut très court, le théâtre se trouvant dans les quartiers de la ville haute d'Halamshiral. Une fois arrivée, la calèche s'immobilisa et Iron Bull fut le premier à descendre. Il fit grande impression sur les passants et les nobles qui se pressaient devant l'entrée du théâtre, avec ses larges cornes et sa taille surhumaine. Le Qunari aida ensuite les deux jeunes femmes à descendre. A la vue de l'Inquisitrice, un bourdonnement gronda parmi la foule, lui laissant place jusqu'au vestibule du bâtiment.
Le théâtre était à l'image du palais d'hiver, tout de marbre et de somptueuses étoffes, ainsi que de statues qui ornementaient les murs et les façades. Ce fut dans ce vestibule que Léliana rejoignit les trois membres de l'Inquisition :
- Votre entrée a fait du remous, Inquisitrice ! On ne parle plus que de vous depuis votre arrivée.
- Comme si cela me manquait, maugréa celle-ci à voix basse.
- Au contraire, c'est excellent pour moi, la contredit la Maître-espionne. Cela me permettra de récolter des informations qui pourraient être de valeur.
- Tant mieux, alors, dit Lédara un peu distraite.
Joséphine conduisit le petit groupe à l'étage des loges, montant les escaliers et traversant de petits couloirs étroits, jusqu' à atteindre une loge privée. Celle-ci ne possédait pas de porte mais de simples rideaux de brocart bleu roi s'ouvrant sur une petite alcôve située au deuxième et dernier étage du théâtre sur la gauche de la scène, et comportait quatre fauteuils rembourrés.
Lédara s'installa sur le siège le plus proche de la scène, tandis que Léliana et Joséphine prenaient les deux sièges du milieu tout en papotant. Iron Bull déplaça quant à lui le dernier siège devant le rideau afin de bloquer l'entrée à quiconque voudrait passer.
Du haut de leur loge, les membres de l'Inquisition pouvaient voir le parterre se remplir lentement ainsi que les loges en face de la leur. De manière générale, les nobles accédaient aux loges tandis que les bourgeois et les roturiers se contentaient du centre de la salle. Toutes les petites alcôves étaient désormais occupées sauf une qui se trouvait exactement en face de celle de l'Inquisition. Le théâtre était fortement illuminé de chandeliers et de lustres permettant aux spectateurs de s'installer, tandis que la scène était cachée sous un épais rideau de velours rouge d'où on pouvait distinguer des bruissements et des pas précipités, signe que les acteurs terminaient les derniers préparatifs pour la représentation.
- Dame Shérade est également venue, fit remarquer Joséphine qui arborait de petites jumelles collées à son nez et observait le public avec attention.
- Accompagnée du Duc Cyril de Montfort, ajouta Léliana qui était équipée des mêmes jumelles.
- Il a perrrdu sa femme i peine une semaine, déclara Joséphine.
- Il ne perd pas de temps pour chercher fortune, commenta Léliana. On dit de lui qu'il est un croqueur de diamant.
- Vous êtes pires que des commères ! s'exclama Lédara partagée entre l'amusement et l'exaspération.
Soudain, la foule applaudit sans que ce soit le début de la pièce. L'Inquisitrice balaya la salle du regard à la recherche de l'origine de cette effervescence lorsqu'elle vit l'Empereur Gaspard de Chalons prendre possession de la loge restée vide jusque-là. Celui-ci salua la foule avec solennité avant de s'incliner profondément devant l'Inquisitrice et de s'asseoir dans un somptueux fauteuil qui lui était réservé. La foule se tourna du côté de la Messagère, comme si elle attendait sa réponse. Lédara lui rendit alors son salut d'un geste de la main avant de poser ses yeux sur le rideau de scène avec l'espoir que la pièce commence au plus vite.
Répondant à ses espérances, les lustres et les chandeliers de la salle furent décrochés, ne laissant que quelques chandelles et un lustre au-dessus de la scène dont le rideau s'ouvrit sur un décor de palais royal fait de colonnades en stuc et de panneaux peints et deux hommes, l'un richement vêtu indiquant son rang social élevé et l'autre modestement habillé ce qui démontrait sa qualité de valet. Un orchestre constitué d'un clavecin et de deux luths placé sur le côté droit se mit à jouer un air doux, puis le premier acteur se mit à chanter. C'était un opéra.
Le premier acte posa la situation initiale ainsi que le nœud de l'intrigue de la pièce, qui s'avéra être une tragédie mêlant amour et politique. Le roi d'un royaume lointain, ayant vaincu son ennemi, avait fait prisonnier la femme de ce dernier car il en était tombé amoureux. Son dessein était donc de l'obliger à l'aimer alors que celle-ci cultivait une haine infinie pour le meurtrier de son mari. Retenue dans le palais, elle cherchait à fuir à tout prix.
L'acte prit fin après une heure de représentation. Le rideau tomba alors que l'orchestre s'était avancé et commençait un intermède musical. Le public se mit à gronder, discutant des premiers éléments de la pièce.
- Alorrrs, qu'en pensez-vous ? demanda Joséphine.
- Une tragédie orlésienne classique, répondit Lédara. Je suppose que la reine Tadora se donnera la mort et que le roi Thirrus se perdra…
- Vous semblez vous y connaître en théâtre ! s'exclama Léliana avec intérêt.
- Ma tante adorait le théâtre et l'opéra, expliqua la jeune femme. Elle me faisait lire toutes les pièces dont elle pouvait avoir un exemplaire et m'emmenait au théâtre quand elle venait nous rendre visite. Les pièces antivanes étaient ses préférées, d'ailleurs.
- Si seulement vous me l'aviez dit ! s'émoustilla Joséphine, j'aurrrais pu vous donner les dernièrrres pièces car je les adorrre aussi et les fait toutes imporrrter d'Antiva.
Lédara sourit enfin, se détendant en compagnie de ses amies, jusqu'à ce qu'elle porte par hasard son regard sur la loge de l'Empereur et remarqua que ce dernier l'observait intensément tout comme il l'avait fait lors du Conseil exalté. Ses yeux bleus qui luisaient au travers de son masque la mirent mal à l'aise et l'agacèrent. Fort heureusement, l'intermède toucha à sa fin et le rideau se leva à nouveau, laissant place à l'actrice qui interprétait la reine Tadora, accompagnée de sa confidente.
La reine se lamentait de sa situation, toutefois elle avait un espoir de s'en sortir. On découvrit alors qu'un chevalier de son ancienne garde, seul survivant du massacre et s'avérant être son amant, était venu la chercher en pénétrant le palais en catimini. Le roi quant à lui préparait le mariage forcé malgré les contre-indications de ses conseillers d'épouser la reine Tadora pour raisons politiques. Plusieurs péripéties eurent lieu, notamment une intrigue secondaire qui déboucha sur un duel entre deux nobles et des instigations de domestiques, puis le rideau tomba ce qui mit fin au deuxième acte.
Joséphine et Léliana discutèrent non pas de la pièce mais des nobles qu'elles avaient toutes deux observés de leurs petites jumelles. Lédara se tourna du côté d'Iron Bull.
- Et vous, qu'en pensez-vous ? demanda-t-elle avec un clin d'œil.
- J'ai vu un couple batifoler dans une loge au premier étage, répondit-il en désignant ladite loge du doigt.
Lédara se mit à rire discrètement :
- Sérieusement ?
- Oh oui ! c'était le pied, pour eux.
Les deux compagnons pouffèrent de rire, jusqu'à ce qu'un domestique vienne les interrompre. Celui-ci portait les vêtements typiques des domestiques de l'Empereur d'Orlaïs et tenait un plateau sur lequel était disposé un verre à pied contenant un liquide rosé.
- Un présent de la part de l'Empereur de Chalons, dit le jeune homme avec discrétion.
- Iron Bull, qui barrait la route de son corps au domestique, prit le verre et goûta instinctivement le breuvage afin de vérifier s'il n'était pas empoisonné.
- Rien à signaler, conclut-il, c'est du vin, rosé, une très bonne cuvée d'ailleurs.
- Gardez-le si vous l'appréciez, répondit Lédara en refusant le verre.
- Vous ne pouvez pas fairrre cela ! s'exclama Joséphine. C'est un prrrésent de l'Emperrreur d'Orlaïs et nous sommes en public.
Par défi, Lédara saisit la coupe et la redonna au domestique avant de le congédier d'un geste de la main, puis se tourna du côté du Grand Duc qui l'observait avec attention. A la vue de ce geste, Gaspard sourit avec désinvolture. Le rideau se leva à nouveau, marquant le début du dernier acte.
Le roi Thirrus découvrit ce qu'il se tramait derrière son dos et décida de faire assassiner le chevalier. Pris dans un traquenard, ce dernier fut tué sans vergogne et la reine Tadora le retrouva, noyée dans son chagrin et son sang factice. Mais alors que l'actrice chantait sa douleur, l'Inquisitrice, qui sentait le regard perçant de l'Empereur ne la quitter jamais et la douleur de l'Ancre augmenter, se leva soudain et sortit de la loge, suivie du Qunari.
- Tout va bien ? lui demanda Bull avec inquiétude.
- La tête qui me tourne un peu, répondit Lédara. J'ai besoin de rester seule un moment.
- Cela ne va pas être possible, lui répondit le Qunari.
- Je vous en prie, ce ne serait que pour quelques minutes et je resterai à cet étage. J'aimerais simplement faire quelques pas et me détendre un peu.
Bull poussa un soupir sachant qu'il avait grand peine à lui refuser quoi que ce soit :
- Ok, Chef. Mais ne vous éloignez pas. Je resterai dans le couloir.
Lédara lui sourit pour tout remerciement et se mit à marcher lentement le long de l'étroit couloir de marbre. Ses pas résonnaient peu et l'on entendait les acteurs chanter de manière étouffée de l'autre côté du mur. Tout en serrant la paume de sa main contre elle, la jeune femme tentait de se calmer en respirant profondément, mais la douleur s'intensifiait encore. Au détour du couloir désert, elle s'adossa contre un mur et sortit son petit flacon de cristal, l'ouvrit et but une petite gorgée du breuvage avant de le refermer et de le glisser dans sa robe. Elle ferma un instant les yeux, voulant ressentir les effets bénéfiques de l'essence dans son corps. Ses muscles se détendirent enfin, son souffle devint lent et régulier tandis que la douleur diminuait peu à peu.
- Dame Trevelyan, dit une voix grave à côté d'elle.
Lédara sursauta. Lorsqu'elle rouvrit les yeux, l'Empereur Gaspard de Chalons se tenait à ses côtés et qui l'observait avec délectation. La jeune femme voulut s'éloigner de lui mais l'Empereur la retint en posant sa main contre le mur, rapprochant ainsi son visage du sien. Elle sentit alors son souffle chaud contre sa joue et put parfaitement distinguer ses yeux bleus sous son masque d'apparat la scruter intensément.
- Je ne pouvais pas espérer mieux comme entrevue, susurra-t-il à son oreille. Vous et moi, seuls dans un théâtre. Avez-vous réfléchi à mon offre ?
- Vous avez dû en recevoir la réponse, non ? dit-elle en grinçant des dents.
Lédara souhaitait ardemment se libérer de cette mauvaise posture, mais son corps s'était engourdi sous l'effet de l'elfidée royale.
- Tss tss, fit Gaspard, cette lettre ? Non… Je vais considérer que c'est une réponse automatique de votre Ambassadrice, voulez-vous ? Laissez-moi vous réitérer ma demande… en d'autres termes.
Le visage de Gaspard était si proche du sien qu'elle pouvait sentir la chaleur diffuse de son corps et son souffle caresser son cou et sa joue.
- Si vous refusez, continua-t-il en effleurant sa peau de ses doigts, je vais devoir changer mes positions au Conseil, et de ce fait évoquer certaines affaires que j'ai tues ces deux dernières années…
- Lesquelles ? l'interrogea froidement la Marchéenne.
- Tout d'abord, vos interventions militaires dans le comté de Lydes et votre mainmise sur l'Emprise du Lion... ou encore l'affaire de notre cher Thom Rainier.
Le regard de l'Inquisitrice s'affola.
- J'ai entendu dire qu'il était venu à Halamshiral, continua-t-il voyant qu'il avait fait mouche. Je pourrais parfaitement l'appréhender pour le juger… et le pendre comme il le mérite tout en vous discréditant auprès des représentants de toutes les nations de Thédas…
Lédara garda le silence, l'esprit embrumé.
- Je vous laisse réfléchir encore, reprit Gaspard qui susurrait ces paroles à son oreille, frôlant son visage de ses lèvres.
L'Empereur prit une profonde inspiration, humant le doux parfum de sa chevelure, puis, avec une désinvolture outrancière, saisit sa gorge de sa main et vola un baiser langoureux à la jeune femme restée figée contre le mur. Puis il s'éloigna enfin, la laissant à nouveau seule dans le couloir.
Il fallut une bonne dizaine de minutes pour que Lédara sorte de sa torpeur et ne retourne auprès du Qunari qu'elle retrouva qui longeait le couloir à sa recherche.
- Je veux rentrer, maintenant ! le supplia-t-elle à mi-voix.
Les deux compagnons quittèrent le théâtre avant la fin de la représentation et se dirigèrent vers le vestibule où Iron Bull somma un employé du théâtre d'aller leur chercher une calèche. Ils n'eurent pas à attendre longtemps puisque ces dernières stationnaient devant le théâtre en expectant la fin de la pièce. Ils montèrent dans l'une d'elles et le cocher fit claquer son fouet, l'on n'entendit plus que le martèlement des sabots contre les pavés des ruelles qu'ils traversaient.
- Bon, qu'est-ce qu'il s'est passé, au juste ? demanda enfin Iron Bull.
- Gaspard m'a appréhendée et menacée de prendre position contre l'Inquisition, dit-elle évasive.
- Que demande-t-il en échange ?
- Moi.
L'intérieur de la calèche redevint silencieux.
- Mais vous avez refusé ? l'interrogea Bull.
- Cela fait deux ans que je refuse, précisa Lédara. C'est la première fois qu'il me menace ainsi… Avez-vous vu Blackwall à Halamshiral ?
L'esprit de Lédara fonctionnait à toute vitesse, l'effet de l'elfidée maintenant estompé.
- Ouais, on s'est bu une chope ensemble à la taverne, pourquoi ?
- Vous irez le retrouver et lui direz de retourner à Fort Céleste immédiatement. Je ne veux pas qu'il devienne un moyen de pression pour Gaspard.
- Bien, Chef, répondit Bull d'un air grave.
La calèche s'immobilisa. Ils étaient arrivés devant le portail du palais et le Qunari conduisit l'Inquisitrice jusqu'aux quartiers réservés à l'Inquisition. Alors qu'ils atteignaient l'aile qui leur était dévolue, Lédara s'arrêta devant l'une des premières portes et frappa de légers coups précipités. Il ne fallut pas plus de quelques instants pour que Cullen ouvre la porte de ses appartements.
- Joséphine et Léliana ne sont pas avec vous ? dit-il en jetant un œil autour des deux compagnons, l'air étonné.
- Je peux entrer ? dit Lédara pour toute réponse.
Cullen acquiesça et lui ouvrit sa porte en grand tandis que le Qunari s'en retourna dans les ruelles d'Halamshiral à la recherche de l'ancien Garde des Ombres sur ordre de la jeune femme.
Une fois seuls, Lédara raconta ce qu'il s'était passé au Commandant sans omettre aucun détail, dévoilant de ce fait la manigance de Gaspard à propos de l'affaire Rainier. Cullen se leva du divan et fit quelques pas dans la pièce afin de maîtriser la colère qui bouillonnait en lui.
- Pourquoi ne m'as-tu rien dit ? dit-il enfin en se tournant vers elle, ou à Joséphine ?
- Je ne sais pas, murmura Lédara anéantie. A l'époque, j'ai pensé que ce n'était pas la priorité, et comme je n'étais pas sûre de m'en sortir face à Corypheus… j'ai préféré ignorer cette affaire. Pardonne-moi…
Lédara eut les larmes aux yeux parce qu'elle était certaine d'avoir déçu Cullen. Ce dernier, apercevant les larmes qui coulaient sur les joues de sa bien-aimée et devinant presque ses pensées, revint s'asseoir auprès d'elle et la serra étroitement contre lui afin de la rassurer.
- Si Gaspard change de position et s'allie à Férelden, l'Inquisition ne pourra pas faire front face aux deux en même temps, dit-il enfin en relâchant son étreinte.
- Il le sait pertinemment, répondit Lédara qui s'essuya les joues.
Un long silence s'installa dans la chambre.
- Il faut que nous lui coupions l'herbe sous le pied, conclut Lédara qui réfléchissait à voix haute. J'aborderai tous les points sur lesquels Orlaïs pourrait demander des comptes avant qu'il ne puisse le faire. De ce fait, sa menace n'aura plus aucun poids.
- Cela nous laissera un sursis, acquiesça Cullen. Dès que Joséphine sera de retour…
A ce moment, la porte de la chambre s'ouvrit brusquement et un homme modestement vêtu et couvert d'une cape de voyage déboula dans la pièce, sa barbe hirsute et ses cheveux longs et noirs attachés en catogan dans sa nuque assombrissant un visage bien connu.
- Blackwall ! s'écria Lédara en se levant d'un bond.
- Il est hors de question que vous pliiez sous une quelconque menace ! gronda ce dernier. Je préfère mourir au combat pour vous que de rester terré dans un coin en attendant que cela passe !
Lédara poussa un soupir, à la fois frustrée et touchée par les paroles de son compagnon.
- Je ne veux pas qu'il vous arrive quoi que ce soit par ma faute, murmura la jeune femme. Si Gaspard se permet de vous utiliser ainsi, c'est parce qu'il sait que c'est moi qui vous ai fait sortir de ses geôles il y a deux ans. Il a des preuves…
- Vous savez que je suis prêt à tout pour vous, dit Blackwall en s'assagissant lentement, parce que je vous respecte, et pour ce que vous avez fait pour moi. Mais je refuse d'obéir à cet ordre. Ordonnez-moi tout ce que vous voudrez, mais pas cela.
L'ancien Garde des Ombres s'agenouilla devant l'Inquisitrice tout en ayant retiré son épée de sa ceinture comme pour faire un serment d'allégeance. Lédara garda le silence et pour toute réponse l'aida à se relever et lui serra la main en signe d'amitié.
La nuit fut longue pour les quatre dirigeants de l'Inquisition et ce fut de bon matin que l'Inquisitrice fut convoquée à la nouvelle séance du Conseil. Fin prête malgré son appréhension, Lédara se dirigea vers le grand hall où se trouvaient déjà tous les représentants des royaumes de Thédas ainsi que la Divine Victoria qui arborait le même air qui se voulait aussi impassible que la veille.
Une fois l'Inquisitrice et son Ambassadrice immobiles devant la large table qui faisait face à la tribune, la Divine leur fit signe de s'asseoir et prit la parole :
- Bien, nous pouvons commencer cette séance. Iarl…
- Veuillez m'excuser, Votrrre Sainteté, l'interrompit Joséphine en se levant prestement. Nous aimerrrions prendrrre la parrrole pour cette séance.
- Bien entendu, acquiesça Cassandra.
Le Iarl Tiegan, qui avait fait un mouvement pour se lever avant même que son nom ne soit prononcé, se rassit en maugréant et jetant des regards noirs sur l'Ambassadrice de l'Inquisition.
- Je vous en remerrrcie, répondit Joséphine. En effet, nous allons en prrremier lieu clarrrifier certains sujets qui pourrraient inquiéter les différrrents seigneurrrs rrrégissant notamment les rrroyaumes d'Orlaïs et de Férelden…
Joséphine exposa ainsi les différents points cités par Gaspard dans sa menace, mais aussi d'autres éléments pouvant être compromettant si ceux-ci étaient soulevés par les membres du Conseil exalté. Elle commença par les sujets sensibles concernant Orlaïs, et Lédara, qui écoutait avec attention le discours de son Ambassadrice préparé la veille, observait surtout la réaction de l'Empereur. Celui-ci parut de prime abord surpris, puis un sourire narquois se dessina sur ses lèvres. Il répondait calmement aux injonctions de Joséphine, puis intervenait de temps en temps avec habileté, mais en aucun cas il ne montra un signe de colère ou de déception.
Pendant ce temps, Lédara entendit des bruits de pas derrière elle. Elle tenta de se retourner avec discrétion afin de voir ce qu'il se passait et remarqua que Léliana et Cullen avaient quitté la salle du Conseil et qu'Iron Bull lui faisait un signe discret de la main pour ne pas qu'elle s'inquiète. Elle fit à nouveau face aux membres du Conseil, intriguée et frustrée de ne pouvoir les accompagner hors de cette pièce où elle commençait déjà à étouffer.
- En effet, l'affaire Thom Rainier est dorénavant close, dit Gaspard avec une pointe de désinvolture, toujours souriant.
- Merrrci, Votre Majesté, le salua Joséphine. A prrrésent, Iarl Tiegan, en ce qui concerrrne vos inquiétudes…
Toutefois, le Iarl Tiegan avait décidé de ne pas se laisser faire comme l'avait fait l'Empereur Gaspard selon lui et interrompit tout de suite l'Ambassadrice :
- L'Inquisition a établi une présence armée sur le territoire féreldien. Vous avez investi le château de Golefalois !
- En effet, répliqua Joséphine d'un ton ferme, nous l'avons reprrris à un magister tévintide, qui vous en avait d'ailleurrrs chassé, si je crrrois bien m'en souvenir.
- Votre aide nous a été très utile il y a deux ans, rétorqua Tiegan avec véhémence, se confondant sur l'exemple qu'il avait lui-même choisi. A présent, l'ordre règne à nouveau, mais vous êtes encore là.
Le Iarl tapa soudain du poing sur la table, ne maîtrisant plus sa colère.
- Nous envahir sous prétexte de rétablir l'ordre, continua celui-ci, c'est exactement ce que les Gardes des Ombres ont fait il y a des siècles, et nous les avons exilés ! Et voilà que l'Inquisition fait la même chose, avec des Gardes des Ombres dans ses rangs !
- Cet argument est sans fondement, intervint l'Empereur Gaspard pour la plus grande surprise de Lédara. Les Gardes des Ombres ont prouvé leur valeur à de nombreuses reprises.
- Orlaïs ne peut qu'accepter cette ingérence, rétorqua Tiegan. Si vous êtes sur le trône, c'est uniquement grâce à l'Inquisition.
- Soyez assuré, Tiegan, que l'Empire d'Orlaïs ne restera pas les bras croisés si l'Inquisition outrepasse les limites.
Le ton de Gaspard s'était durci.
- Mais à la différence de Férelden, continua ce dernier, Orlaïs comprend qu'il ne s'agissait que des erreurs d'une jeune organisation pleine de bonnes intentions.
Lédara comprit tout de suite l'allusion du Grand Duc à son encontre.
- Une organisation qui aurait besoin d'un guide, répliqua amèrement Tiegan. Vous, par exemple.
Mais Lédara n'eut pas l'occasion d'entendre la réponse de l'Empereur car un éclaireur de l'Inquisition était entré dans le grand hall et s'était approché d'elle à pas précipités. La foule autour d'eux se mit à bourdonner, commentant cette interruption soudaine. L'éclaireur se pencha près de la Messagère et lui glissa à l'oreille :
- Excusez-moi, Inquisitrice, Sœur Léliana demande à vous parler en privé.
- Maintenant ? s'étonna Lédara à voix basse.
- Oui, Votre Grâce, maintenant…
Presque heureuse de pouvoir quitter la salle du Conseil, Lédara se leva élégamment et fit une petite révérence aux membres du Conseil.
- Toutes mes excuses, dit-elle courtoisement. On vient de m'informer d'une affaire urgente. Ambassadrice Montilyet, pouvez-vous continuer sans moi quelques instants ?
Joséphine lui jeta un regard en panique.
- Je… bégaya cette dernière, bien entendu, Inquisitrrrice !
Sur ce, la Marchéenne tourna les talons et suivit l'éclaireur qui la conduisit en dehors du grand hall, Iron Bull leur emboîtant le pas.
- C'est tout à fait contraire au protocole ! s'exclama le Iarl Tiegan indigné. Nous ne sommes pas dignes du temps de l'Inquisitrice, c'est cela ?
Ce fut dans une parfaite ignorance des remontrances du Iarl et du grondement de la foule que Lédara quitta la salle. L'éclaireur l'emmena d'abords dans les jardins pour ensuite pénétrer une autre aile du palais qui s'avéra être le quartier des domestiques, jusqu'à une petite porte gardée par deux soldats de l'Inquisition. Ceux-ci saluèrent l'Inquisitrice lorsqu'elle y entra et ce fut un spectacle des plus inattendus que la jeune femme découvrit : la pièce devait être une remise au vu des denrées, des pots et des tonneaux rangés en bonne ordre contre les murs et dans des étagères. L'une d'elles avait été renversée et se trouvait à ses pieds un Qunari mort baignant dans une mare de sang séché. Léliana était accroupie auprès du corps inerte et l'examinait soigneusement.
- Inquisitrice, l'accueillit-elle, je me suis dit que vous voudriez voir cela.
Le Qunari semblait être un guerrier de par sa tenue constituée de tissus et de plaques métalliques entremêlés. Des traits rouges et blancs couvraient son poitrail et son bouclier et son visage était occulté par un masque imposant qui épousait parfaitement la forme de ses cornes, courtes mais épaisses. Sa peau marbrée était d'un gris livide supposant que le sang dans lequel il gisait était certainement le sien.
- Un espion en armure intégrale ? s'étonna Lédara. Comment ce Qunari a fait pour entrer dans le palais d'hiver ?
Iron Bull devança la Messagère et s'agenouilla auprès du corps pour l'observer de plus près.
- C'est un guerrier, pas un espion, décrivit-il avec professionnalisme. Membre des antaams, l'armée qunari. La plupart de ses blessures sont magiques, mais quelques-unes ont été infligées par une lame. Il a été attaqué, séparé de ses alliés et est arrivé là avant de mourir.
- Mais comment ? insista la Maître-espionne.
- Vous savez, depuis que je suis devenu Tal-Vashoff, je n'ai plus aucun contact avec mon peuple, répondit Bull d'un air frustré.
Lédara observa quelques instants le corps du Qunari.
- Léliana, dit-elle enfin, je vous charge de mener cette enquête. Utilisez autant d'hommes qu'il vous faudra. Trouvez comment ce Qunari est arrivé ici.
- Bien sûr, Inquisitrice, acquiesça la Maître-espionne. je demanderai à la Divine de marquer une pause. Je vais dire à Cullen de tenir ses hommes prêts au combat si nécessaire, ajouta-t-elle avec gravité.
- Vous croyez que c'est à envisager ? s'inquiéta Lédara.
- S'il a un lien avec celui de Fort Céleste… je crois que le Conseil exalté risque d'être plus mouvementé que prévu, se contenta de répondre Léliana.
- Je la reconduis tout de suite à ses appartements, intervint Iron Bull.
Le Qunari fit sortir l'Inquisitrice de la remise. Cette dernière observait tout autour d'elle et remarqua des traces de sang sur l'un des murs. Elle s'en approcha, examinant les taches rouges, puis aperçut d'autres traces le long du couloir jusqu'à un escalier dérobé. Tandis qu'elle suivait cette piste instinctivement, Iron Bull la saisit par l'avant-bras afin de l'arrêter.
- Laissez cela à Red, dit-il sagement en désignant Léliana.
Lédara hocha la tête et suivit à contrecœur le Qunari jusqu'à ses appartements. A peine étaient-ils devant la porte de sa chambre que Cullen déboula au détour du couloir :
- Vous ! lança-t-il à Iron Bull avec autorité, vous ne la quittez plus des yeux, c'est clair !
- Vous en faites pas, Commandant, répondit Bull, je ne la lâcherai pas une seule seconde de mon œil !
Bull tapota le coin de son œil valide.
- Je ne peux pas rester avec toi pour l'instant, dit-il en se tournant vers la jeune femme. Il me faut réunir le peu de soldats que nous avons pu emmener ici pour que je leur donne mes ordres.
- Promets-moi juste de me tenir au courant de tout, lui répondit Lédara.
- Bien sûr, je te le promets.
Sur ces mots, il repartit dans la direction opposée d'un pas précipité. La jeune femme poussa un soupir et entra dans sa chambre, accompagnée de son fidèle garde du corps. Son esprit était si occupé qu'elle ne put s'asseoir et se détendre, mais au contraire commença à faire les cent pas au travers de la pièce, s'arrêtant de temps à autres devant sa fenêtre pour observer la petite cour déserte. Quant à Iron Bull, il fit une énième fois le tour de la chambre, n'omettant aucun espace afin d'être familier des lieux et de vérifier leur sûreté.
- Ça ne sert à rien de vous agiter comme ça, Chef, grogna-t-il enfin, la jeune femme lui donnant le tournis à force de bouger.
- J'ai l'impression d'avoir été mise sur la touche, et cela m'énerve beaucoup, expliqua-t-elle avec nervosité.
- On ne pourra jamais mettre sur la touche l'Inquisitrice, et vous le savez…
- Je le sais, soupira Lédara en s'asseyant enfin. C'est juste que j'aurais préféré participer à l'enquête, voir par moi-même ce qu'il se passe.
- C'est pour ça que je vous apprécie, la gratifia Bull, parce que vous n'hésitez pas à aller au front, à vous mouiller pour régler le problème.
La jeune femme sourit enfin. On frappa au même instant à la porte et Iron Bull se chargea d'ouvrir. C'était Joséphine qui revenait du Conseil exalté, dans une colère noire que Lédara ne lui avait encore jamais vue :
- Inquisitrrrice ! Que s'est-il passé pourrr que vous quittiez ainsi le Conseil ! C'était la débâcle, un vérrritable scandale… Cela ne s'est jamais vu lorrrs d'une assemblée comme celle-ci.
- Nos soldats ont retrouvé un guerrier qunari mort dans le quartier des domestiques du palais, lui résuma Lédara.
Le visage de l'Ambassadrice changea alors du tout au tout, passant de l'hystérie colérique au plus grand étonnement.
- Un Qunari… comme ce Liver à Fort Céleste ? balbutia-t-elle.
- Non, un guerrier cette fois-ci, et nous ne savons pas comment il est arrivé là.
Joséphine tomba assise sur le divan, son écritoire et ses parchemins serrés contre sa poitrine, ne revenant pas de la nouvelle.
- Je suis désolée d'être partie si promptement du Conseil, Joséphine, s'excusa Lédara avec sincérité.
- Vous… vous avez crrréé un vérrritable scandale, bredouilla l'Ambassadrice.
- Est-ce réparable ? demanda timidement la Marchéenne.
- Je vais fairrre tout ce qui est en mon pouvoirrr pour cela, Votrrre Grâce.
Joséphine reprit de son aplomb et retira les feuillets sur lesquels elle avait pris notes de la séance d'aujourd'hui.
- La Divine Victoria a déclarrré que la Conseil marquerrrait une pause, qui sera la bienvenue je dois dirrre, continua Joséphine. Nous devrrrons à l'avenir la jouer trrrès finement. Le plus courrroucé dans cette affairrre est bien le Iarl…
La porte de la chambre s'ouvrit brusquement sur Léliana et Cullen. Bull, qui avait atteint à une vitesse étonnante l'entrée pour intercepter l'intrus, s'écarta en poussant un grognement.
- Quelles sont les nouvelles ? demanda Lédara avec précipitation.
- Vous ne devinerez jamais ce que nous avons trouvé, répondit Léliana avec mystère.
- Un éluvian, déclara Cullen à sa suite, dans l'une des nombreuses caves du quartier des domestiques. J'ai fait surveiller les lieux, personne ne peut plus y entrer, ou en sortir.
- Est-il actif ? interrogea l'Inquisitrice en se levant d'un bond. Je veux le voir.
Les deux conseillers hochèrent la tête et tous sortirent de la pièce pour se diriger vers le quartier des domestiques. Ils prirent les escaliers que la jeune femme avait remarqués plus tôt et atteignirent les soubassements du palais. Les caves s'arrangeaient en de longs couloirs cernés de portes et d'arches ouvertes sur des recoins où tonneaux et paniers s'amoncelaient, emplis de victuailles en tout genre. Cette partie des caves ne devait pas être souvent visitée par l'Empereur car elle ne contenait aucun cellier et les seules bouteilles de vin présentes semblaient croupir là depuis de nombreuses décennies, comme oubliées dans ce recoin du palais.
Léliana et Cullen, qui guidaient l'Inquisitrice et son garde du corps ainsi que l'Ambassadrice, s'arrêtèrent enfin devant une petite porte qui ne payait pas de mine, mais une fois ouverte, celle-ci dévoila un miroir en pied de taille moyenne et de facture elfique, sa surface lisse et terne ne reflétant rien. Lédara s'approcha immédiatement de l'artefact et l'examina minutieusement. Elle passa ses doigts sur le verre terni, les sourcils froncés. Elle se souvenait que Morrigan, avant de disparaître dans la nature après leur victoire sur Corypheus, lui avait dit que chaque éluvian possédait sa propre clef, et qu'elle pouvait prendre n'importe quelle forme.
- Le guerrier qunari, avait-il un objet ou quelque chose sur lui ? demanda-t-elle à la Maître-espionne.
- Mis à part ses armes et sa tenue traditionnelle, rien de spécial. Quoique, il portait ce pendentif autour du cou.
Léliana sortit un médaillon constitué d'une pierre de serpent vert émeraude. Lédara le prit dans ses mains pour l'observer de plus près, puis se tourna à nouveau devant l'éluvian. Elle agita d'abord la pierre devant le miroir, sans résultat, puis se mit à frotter le pendentif, en vain. Enfin, elle l'apposa contre la surface lisse qui se mit soudainement à miroiter et onduler comme une eau troublée pour se stabiliser ensuite. La Marchéenne fit un pas en arrière tout en gardant le regard fixé sur les scintillements du miroir.
- Il faut aller voir où mène cet éluvian, dit-elle enfin.
- Je constituerai une équipe, commença Léliana avant d'être interrompue par l'Inquisitrice :
- Non, je veux que Bull dirige l'équipe d'exploration. Vous emmènerez qui vous voudrez… Je crois d'ailleurs que la Charge séjourne également à Halamshiral, non ?
- En effet, Chef, répondit le Qunari. Sauf que vous oubliez que je suis chargé de votre garde personnelle.
- Blackwall prendra votre place quand vous serez en expédition, résolut Lédara. Je veux que ce soit vous qui exploriez l'autre côté.
- Bien, Chef, ça me va.
- Allez-y dès que vous serez prêt, conclut l'Inquisitrice en remettant le pendentif à Iron Bull et en quittant la petite pièce.
- En à peine quelques heures, Iron Bull avait réuni la Charge du Taureau, troupe de mercenaires qu'il dirigeait d'une main de maître. Cette équipe, hétéroclite, était composée d'une quinzaine d'hommes et de femmes ayant chacun sa spécialité dans un domaine précis qui leur valait parfois des surnoms étranges et des blagues vaseuses de la part de leur chef qunari.
Il y avait d'abord Crem, diminutif de Crémissius Aclassi, le lieutenant d'Iron Bull et qui était d'origine tévintide. Selon Bull, Crem était un aqun-athlok ce qui désignait les personnes nées avec un sexe mais qui vivait comme l'autre. En effet, sous ses allures très masculines, Crem cachait sa féminité avec soin, se refusant d'accepter ce qu'il était de nature. Toutefois, cela ne l'empêchait pas d'en plaisanter avec le Commandant de la troupe. Ce dernier considérait Crem comme un homme, et pour cela il l'en respectait d'autant plus.
Venait ensuite l'Ecorcheuse, comme s'amusait à l'appeler Bull, c'était une elfe des bas-cloître peu bavarde mais qui ne gardait jamais très longtemps ses lames dans leurs fourreaux. Elle avait d'ailleurs dû fuir sa ville natale car elle avait tué les nobles qui s'étaient amusés à tester leurs nouvelles épées sur les elfes vivant dans le bas-cloître où elle habitait.
Le dénommé Maussade lui ne parlait jamais, en tout cas Iron Bull ne l'avait jamais entendu dire un seul mot depuis qu'il le connaissait, et ne savait donc rien de son histoire. Le Qunari s'amusait alors à inventer son passé : selon lui, c'était un roi d'un petit pays, ou un chef de tribu qui se serait exilé lui-même.
L'équipe comptait également un nain, Rocky, originaire d'Orzammar et qui avait été exilé de la cité à cause de ce qu'il disait être « un accident ». Manipulateur d'explosifs, il aurait par inadvertance fait sauter une partie du Façonnat, bâtiment qui contenait toute l'Histoire naine. Sa spécialité lui valait d'ailleurs son surnom lié à la pierre.
Une autre elfe faisait partie de l'équipe, mais d'origine dalatienne celle-ci, ce qui lui valut avec logique son surnom de Dalatienne. Son visage était élégamment décoré de tatouages en l'honneur d'un des nombreux dieux du panthéon elfique, et elle ne détenait pour seule arme qu'un bâton qu'elle désignait comme son « arc », cachant ironiquement sa nature magique. En effet, les Dalatiens avaient beau être libres dans les forêts, ils devaient néanmoins réguler le nombre de mages par clan et la jeune femme dut quitter le sien sous l'ordre de son Archiviste. Dans la société humaine, elle était considérée comme une mage apostate.
Parmi la troupe se trouvait évidemment un guérisseur d'origine féreldienne surnommé Suture. Lors du cinquième Enclin il y avait de cela dix ans, le jeune homme qu'il était avait été obligé de prendre les armes, conscrit par le roi d'alors, et n'avait plus jamais lâché son épée depuis. Toutefois, son habileté à préparer des décoctions et à soigner les plaies avaient valu son entrée dans la Charge.
La troupe d'Iron Bull possédait encore de nombreux guerriers valeureux et suffisamment robustes pour supporter l'humour décalé de leur commandant. Ils étaient alors réunis pour une nouvelle mission que leur avait confiée l'Inquisitrice en personne : explorer au-delà de l'éluvian et enquêter sur la mystérieuse apparition du guerrier qunari dans le palais d'hiver.
- Bon, les gars, dit Bull à son équipe, on va tous passer au travers de ce truc-là.
Le Qunari désigna du pouce le miroir situé derrière lui.
- On sait pas encore ce qui se trouve de l'autre côté, continua-t-il, mais c'est fort possible qu'il y ait de la baston. Alors on reste groupé et on n'abandonne personne sur la route, c'est clair ?
- Oui, Chef ! crièrent-ils tous en cœur.
- C'est comme d'hab', patron, ajouta Crem avec désinvolture.
- Allez, on y va !
Iron Bull ouvrit la marche et traversa le miroir sans réfléchir, suivi par ses équipiers un peu plus hasardeux pour leur part.
De l'autre côté, la Charge fut confrontée à un paysage brumeux l'éluvian débouchait sur ce qui semblait être un flanc de montagne d'où s'écoulait un petit filet d'eau pure, à l'intérieur d'une cavité creusée par l'érosion. Toutefois, l'éluvian reposait contre un mur ressemblant étrangement à ceux du palais d'hiver, et posé sur une estrade bordée de statues elfiques et dont une petite volée d'escaliers élégants permettait l'accès au miroir. Une fois les marches descendues et en s'avançant de quelques pas avec prudence, Iron Bull put jeter un œil sur le précipice qui bordait la grande cavité : avec surprise, l'abîme paraissait être sans fond, empli de brume blanche. Néanmoins, un passage se laissait entrevoir qui menait à un petit terre-plein. Relevant alors la tête et scrutant l'horizon, il aperçut une plateforme de pierre creusée par la main d'êtres vivants et reliée à leur cavité par un pont de pierre brute, traversant ainsi l'abîme brumeuse. Mais ce qui frappa le plus le Qunari fut l'absence notable de couleurs : tout lui semblait terne et gris.
- L'Inquisitrice m'a parlé d'une « Croisée des chemins », grogna Bull pour information à son équipe. Remplie de brume…
- C'est joli, commenta Dalatienne. Un peu… élastique, mais il y a trop de couleurs.
- Comment ça ! l'apostropha Rocky d'une voix rauque, tout est gris !
- Enfin, reprit Dalatienne en cherchant ses mots, tous ces motifs, c'est comme du verre de Sérault, vous ne trouvez pas ?
- Je me demande si les elfes voient différemment, grogna Bull avec sarcasme.
- Comment serait-ce possible ? s'exclama Dalatienne. On a tous les mêmes yeux, non ? Oh, je n'aime pas cet endroit !
- Et toi, l'Ecorcheuse ? Tu vois quoi ? lança Suture intrigué.
- C'est coloré, répondit-elle simplement.
Pendant ce temps, Iron Bull examinait le sol avec minutie, observant des taches de sang identiques à celles qui avaient menées l'Inquisition à l'éluvian dans le palais d'hiver. Ces dernières prenaient la direction du petit terre-plein observé plus tôt et dont le Qunari prit alors la direction. Son équipe le suivit avec prudence tout en observant les alentours. La brume se dissipait à mesure que Bull avançait, puis il découvrit un nouvel éluvian.
- A en juger par les taches de sang, déclara Crem, le guerrier qunari a essayé de passer par ici.
Cet éluvian-ci était opaque, signe de sa désactivation. Iron Bull sortit alors le petit pendentif que lui avait confié Lédara et l'apposa sur le miroir, mais rien ne se produisit. Il agita la pierre devant la surface, fit tourner la pierre sur elle-même, essaya plusieurs manières d'apposer le pendentif, en vain.
- Qu'est-ce qui ne va pas ? lança Crem avec ironie. Celui-là ne vous aime pas ?
- Il ne veut pas s'activer, grogna le Qunari.
- Il y a peut-être un autre moyen de l'activer, suggéra Rocky.
Bull poussa un grognement en guise de réponse avant de rebrousser chemin et d'emprunter le pont de pierre qui menait à la plateforme en face d'eux. Celle-ci était plutôt vaste et semblait être creusée dans un immense rocher dont la base était cachée par l'épaisse brume. Après quelques minutes d'exploration, on entendit Maussade pousser un grognement rauque. Tous le rejoignirent dans une cavité plus petite qui ressemblait à s'y méprendre à une antichambre du palais d'hiver. En son centre se trouvait un miroir de taille moyenne dont la surface ondulait paisiblement.
- On ne va pas le traverser quand même ? craignit Dalatienne. On ne sait même pas où il mène.
- On ne savait déjà pas où on allait avec le premier, lança Rocky, donc un de plus ou un de moins.
- Hé ! aboya Bull, je vous rappelle qu'on a été embauché justement pour découvrir où ça mène !
Toute la troupe se tut immédiatement et suivit en silence le Qunari qui s'était dirigé au travers du miroir. Ils atterrirent dans ce qui sembla être une salle souterraine en pierre ancienne. L'architecture rappela étrangement les ruines du temple de Mythal à Iron Bull, les arches en voûte d'ogive ainsi que la taille de la pierre finement ciselée et attaquée uniquement par l'érosion du temps lui étant familières.
- Des ruines elfiques, dit tout haut Dalatienne. Je ne suis pas sûre qu'on soit encore en Orlaïs.
Une embrasure débouchait sur un couloir d'une hauteur de plafond conséquente d'où provenait également une lumière aveuglante en son bout, certainement celle du soleil. La Charge marcha prudemment au travers du couloir où les traces de sang gisaient éparses sur le sol, jusqu'à aboutir sur une volée d'escaliers les menant à l'extérieur du bâtiment inconnu. Au pied des marches, un nouveau corps inerte et couvert de sang d'un Qunari, identique à celui trouvé dans le palais d'hiver.
- Un karashok, un fantassin, déclara Iron Bull en examinant le corps. Ils devaient faire partie de la même unité.
La Charge reprit sa route et arriva en haut des escaliers sur une petite esplanade de pierre et aperçut enfin la bâtisse dans laquelle elle avait atterri. C'était une tour d'allure elfique, mais de facture très ancienne, entourée d'un paysage fait de collines et de montagnes au loin, ainsi que des tours semblables à celle-ci éparpillées çà et là. Une rivière au courant paisible passait en contrebas. L'esplanade semblait faire le tour du bâtiment et, en face de l'entrée, se prolongeait en un couloir à ciel ouvert jusqu'à un nouvel éluvian, lui-même actif.
Après avoir fait le tour du monument elfique, l'équipe se dirigea vers le nouveau miroir devant lequel les compagnons découvrirent des corps calcinés. Le sol était noir de suie, marquant un impact violent autour des quatre restes de membres épars.
- Des brûlures partout, commenta Rocky, l'œuvre d'un mage. Et puissant avec ça, j'en sens encore la chaleur.
Il semblait à Bull que le mystère s'épaississait de plus en plus à mesure que lui et son équipe progressaient dans les méandres où les menaient les miroirs. Toutefois, il lui fallait résoudre cette énigme, Lédara lui faisait entièrement confiance et n'attendait pas moins du Qunari. Ce dernier se refusait à la décevoir.
- Aucune autre issue que ce miroir, déclara l'Ecorcheuse.
Bull le traversa avec détermination et ressortit sur un pont de facture identique à la tour elfique, traversant de ce fait la rivière aperçue plus tôt jusqu'à une petite île sur laquelle se trouvait une haute tour.
- De l'autre côté, des Qunaris ! s'écria Suture en pointant l'esplanade de la tour.
Ceux-ci semblaient se battre contre des formes vaporeuses ressemblant à certains démons rencontrés lors des fermetures de failles. En mauvaise posture, l'un d'eux tomba à terre, ne laissant plus qu'un guerrier qunari face à cinq esprits. La Charge se précipita de l'autre côté du pont, mais arriva trop tard, le guerrier expirant sous les coups. Les cinq esprits se tournèrent du côté des nouveaux-venus sans toutefois attaquer à vue.
- Atish'all vallem, dit l'un d'entre eux. Fen'Harel elathadra.
Alors qu'Iron Bull saisissait sa hache à pleine main pour attaquer, Dalatienne s'interposa :
- Attendez ! On dirait des esprits liés à cet endroit… ils ont l'air vieux, très vieux.
- Qu'est-ce qu'ils nous veulent ? grogna Bull qui reposa sa hache sans toutefois abaisser sa garde.
- Nuvenas mana helanin, reprit l'esprit, dirth bellasa ma.
- Je crois savoir quoi répondre, dit lentement Dalatienne en s'avançant vers les esprits. Ar'melana dirthavaren. Revas vir'anaris.
- Amae lethalas, répondit simplement l'esprit en abaissant ce qui semblait être ses bras.
Tous les esprits se mirent alors à reculer et se postèrent le long de la rambarde autour de la petite tour, comme s'ils y faisaient le guet depuis des siècles.
- D'accord… Pourquoi pas, grogna Iron Bull. Rien de plus normal…
- Cela fait partie d'un rituel, expliqua alors Dalatienne avec le plus grand sérieux. Une sorte de salutation secrète adressée à Fen'Harel par ceux qui avaient sa confiance.
- Et comment tu sais ça, toi ? l'interrogea Rocky.
- J'étais l'une des apprenties de mon clan, rétorqua Dalatienne piquée au vif, avant de partir voir le monde.
Toutefois, ce savoir ne pouvait être connu d'un archiviste seul et isolé des autres clans. Ce que ne disait pas l'elfe, c'est que lorsqu'elle se retrouvait à Fort Céleste, elle profitait de son temps libre pour lire dans la grande bibliothèque et discuter avec les mages et les érudits qui s'étaient spécialisés dans l'Histoire elfique et qui avaient étudié le temple de Mythal, les origines de son peuple l'intéressant au plus haut point.
Pendant ce temps, Maussade avait fouillé les corps des Qunaris morts et en sortit un petit message chiffonné non signé et écrit à moitié en Qunlat et à moitié en langue commune. Maussade tendit le papier à son chef qui le décrypta sans difficultés :
- « Dix de plus aujourd'hui. Personne n'a rien vu. En cas d'instructions supplémentaires, veuillez utiliser le deuxième point de chute. Des renforts devraient bientôt arriver, et on y est mieux couvert. »
- Ça ne dit rien de bon, maugréa Rocky.
Une fois le tour du bâtiment fait, le seul chemin possible était d'entrer dans la tour où un éluvian avait été répertorié. Passant avec méfiance devant les esprits, la Charge prit la direction du miroir qui emmena la troupe dans une vaste salle à couvert. Face à eux, une longue statue représentant un loup couché dominait la pièce circulaire dont les murs avaient été entièrement décorés de mosaïques.
Dalatienne, attirée par ce nouveau pan d'Histoire elfique qui se déroulait devant elle ne put s'empêcher d'admirer les mosaïques colorées. Mais lorsqu'elle en effleura une, une sensation étrange et puissante l'envahit soudain, créant devant ses yeux seuls une vision : des esclaves elfiques qui se réfugiaient dans ce même endroit, à une époque lointaine, ceux qui les accueillaient s'empressaient de soigner leurs blessures. Des paroles résonnèrent dans sa tête : « Fen'Harel vous souhaite la bienvenue. Reposez-vous : le loup implacable vous protège, et ses hommes gardent la vallée. Ici, vous êtes libres. Faites-nous confiance, et vous pourrez à jamais dire adieu à vos chaînes. »
Dalatienne retira vivement sa main de la mosaïque.
- Qu'est-ce qui t'arrive ? l'interrogea Iron Bull.
- Un feu voilé, bégaya Dalatienne. En tout cas, ça y ressemblait. C'était une sorte de refuge pour les esclaves elfes, jadis…
- Des elfes… esclaves d'autres elfes ? lança l'Ecorcheuse, dubitative.
- Apparemment, continua Dalatienne, toute cette vallée était un sanctuaire créé par le loup implacable, Fen'Harel.
- C'est pas ton dieu de la malchance, ça ? lança Rocky.
Dalatienne dénigra les paroles du nain et s'approcha d'une nouvelle mosaïque. Le même phénomène se produisit, qu'elle partagea ensuite aux autres :
- Ici, c'est Fen'Harel aidant d'anciens esclaves en tant que mortel, pas en tant que dieu.
- Bizarre qu'il ait eu à préciser qu'il n'était pas un dieu, grogna Iron Bull.
Mais Dalatienne s'avançait déjà devant une autre mosaïque, assoiffée de savoir et de comprendre :
- Celui-ci dit que les dieux elfiques n'étaient en fait que des Evanuris, des mages puissants, mais mortels.
- On dirait que le maître des lieux voulait redonner confiance aux esclaves, commenta Suture, se débarrasser de la vieille propagande.
- Si c'est vrai, s'enthousiasma Dalatienne, alors Fen'Harel racontait la vérité aux esclaves affranchis sur les « faux dieux ». Et là…
Dalatienne s'arrêta net devant une fresque qui représentait un homme portant une fourrure de loup qui retirait les tatouages du visage d'un elfe, tels ceux que présentaient les elfes dalatiens depuis des centaines d'années en l'honneur de leurs dieux et des elfes de jadis. Dalatienne porta alors sa main à son propre visage, caressant du bout des doigts ses propres tatouages, l'air décontenancé au plus haut point.
- Les tatouages dalatiens avaient peut-être une autre signification avant ? demanda Suture avec tact.
- C'était les marques de l'esclavage, dit abruptement Dalatienne, effondrée.
On entendit soudain des bruits sourds provenant du fond de la pièce derrière l'éluvian. La Charge se précipita de ce côté-là, découvrant une arrière-salle discrète et espérant pouvoir capturer et interroger un Qunari.
En effet, des esprits liés à ce lieu avaient été réveillés et combattaient un groupuscule de guerriers qunaris. Lorsque ces derniers aperçurent la Charge du Taureau, ils se mirent à attaquer de front leurs deux ennemis sans distinction avec hargne. Il fut impossible aux compagnons de Bull de garder un Qunari en vie, le dernier qui subsistait s'étant lui-même lacéré le ventre afin de mettre fin à ses jours.
- Chef, ils nous ont attaqué à vue dès qu'ils nous ont vu, fit remarquer l'Ecorcheuse.
- J'ai vu ça, répondit Bull l'air perplexe. C'étaient pas des Tal-Vashoff, en tout cas. Peut-être un groupe dissident, mais qui croit obéir au Qun.
- Des ordres reçus par ces guerriers ! s'écria Rocky en agitant un bout de parchemin au-dessus de sa tête.
Iron Bull lui prit le papier des mains.
- Ça dit que les Qunaris sont venus dans ces ruines parce que les éluvians les relient à Halamshiral, résuma Bull. Ils visent le palais d'hiver, et il s'agit d'une infiltration en bonne et due forme.
Bull poussa un grognement rauque.
- C'est n'importe quoi, lança-t-il en rangeant le parchemin dans une poche de son pantalon. Ils agissent comme si on était en guerre !
- Chef, d'autres rapports ici, lui indiqua Suture. On dirait qu'ils étaient en train d'établir leur position dans cette arrière-salle.
Bull prit tous les feuillets et les rangea avec les deux autres messages récoltés jusque-là et ordonna le repli à sa troupe. Il était temps de faire son rapport à l'Inquisitrice.
- « Il y a deux heures, un inconnu a percé nos défenses, traduisit Bull. Un mage, masqué et enveloppé dans une cape. Il s'est servi de ses pouvoirs pour réveiller les esprits et les monter contre nous. L'intrus semblait connaître les lieux et a fui une fois les esprits réveillés. Des dizaines de morts. Les esprits continuent d'attaquer. Mieux vaut éviter d'engager le combat. » C'est tout, Chef.
- Un « intrus inconnu » qui aurait traversé un éluvian, réfléchit Lédara à voix haute. Ce serait lui qui aurait infligé les blessures du Qunari retrouvé dans le palais ?
- C'est fort possible, répondit Iron Bull. Et il n'a pas tué que celui-là.
Iron Bull et la Charge avaient retraversé les différents éluvians, rebroussant méthodiquement chemin afin de retourner au palais d'Halamshiral. Arrivés dans les caves, Bull avait donné quartier libre à ses compagnons alors qu'il allait lui-même faire son rapport à l'Inquisitrice. Toutefois, il avait demandé à Dalatienne de l'accompagner afin qu'elle puisse elle-même raconter ce qu'elle avait découvert.
Lédara se trouvait fort heureusement dans ses appartements, revenant tout juste d'une nouvelle session du Conseil où elle avait dû essuyer de nombreuses remarques désobligeantes. Voyant Bull à sa porte, elle avait tout de suite convoqué son conseil par l'intermédiaire de Blackwall qui ne l'avait pas quittée d'une semelle depuis son nouveau mandat.
- Il y avait donc deux parties, résuma Cullen. Les Qunaris et un agent mystère déterminé à les arrêter.
- Cela n'a pas de sens, s'agaça Joséphine, les Qunari ne sont peut-êtrrre pas nos meilleurrrs amis, mais ils n'ont aucune rrraison de nous attaquer.
- Pas plus qu'ils n'ont de raison d'être ici, ajouta Léliana d'une voix laconique, ou de se servir des éluvians.
- Le miroir est maintenant sous haute surveillance, dit Cullen en soupirant. D'abord l'Enclin, puis le conflit entre les mages et les templiers, puis Corypheus, et maintenant, ça… Dix années de répit, c'était trop demandé ?
- Nous devons nous assurrrer que les Qunari ne perturrrbent pas les négociations, insista Joséphine qui semblait être exténuée. Le Conseil exalté se dérrroule déjà dans un climat des plus tendus.
- Je suis certain que vous saurez caresser les nobles dans le sens du poil pendant que nous réglerons ce problème, l'encouragea le Commandant.
Joséphine se leva d'un bond, hors d'elle.
- Sûrrrement pas si l'Inquisitrrrice insulte tous les membrrres prrrésents en s'éclipsant au beau milieu des négociations ! s'insurgea l'Antivane.
- Alors qu'elle terminait ce qu'elle disait, le visage de l'Ambassadrice se déconfit d'un seul coup alors qu'elle retombait dans son fauteuil.
- Pardonnez-moi, Votrrre Grâce, murmura-t-elle désolée.
- Non, Joséphine, la contredit Lédara avec douceur. Vous avez tout à fait raison, et je m'en excuse.
- Notrrre seul avantage est que Férelden et Orlaïs ne parrrviennent pas à s'entendrrre, reprit Joséphine en voulant être optimiste. Mais s'ils se liguaient contrrre nous, la Divine Victoria se verrait contrrrainte de les soutenir. Nous pourrions tout perdrrre. Il serait possible que nous utilisions la menace qunari pour rrrappeler à tout le monde la valeur de l'Inquisition ?
- Pas avant d'en savoir plus, répondit Lédara avec fermeté. Qu'en est-il du corps du Qunari ? Est-ce que l'affaire s'est ébruitée ?
- Nous avons pris les devants et avons laissé courir la rumeur d'une querelle entre deux nobles orlésiens, répondit Léliana.
Lédara hocha de la tête. Elle avait pris la décision de ne rien dévoiler aux membres du Conseil temps qu'eux-mêmes n'en sauraient pas plus sur cette affaire.
- Bull, êtes-vous prêt à retourner de l'autre côté de l'éluvian afin de continuer notre enquête ? demanda-t-elle enfin.
- Quand vous voudrez, Chef, confirma le Qunari.
- Tenez-vous prêt, alors.
