Chapitre 39 Complot meurtrier

- Chef, lança Rocky, on dirait que nous avons quitté les montagnes elfiques et que nous sommes à nouveau sur la Croisée des routes…

- La Croisée des chemins, rectifia Iron Bull dans un grognement.

En effet, après avoir emprunté le chemin qu'ils avaient découvert la veille, les membres de la Charge du Taureau avaient repris leur exploration des lieux et avaient découvert un énième éluvian qui les avait transportés sur la Croisée des chemins au vu du paysage gris et brumeux qui leur faisait alors face. Toutefois, l'île sur laquelle ils avaient atterri semblait abriter une bibliothèque ancienne, saccagée par le temps et de nombreux passages récents. Des livres jonchaient le sol, de hautes étagères en bois noble croulaient sous les ouvrages et la bibliothèque paraissait s'étendre sur plusieurs niveaux auxquels on accédait par des escaliers ou des petits ponts de pierre menant à des annexes.

Dalatienne s'approcha des nombreux livres et en saisit un pour le feuilleter lentement en déchiffrant un dialecte elfique très ancien.

- « Gloire à Elgar'nann, premier de tous les dieux… Vir'Dirthara, lut-elle à haute voix. Je ne sais pas ce que ça veut dire…

Elle reposa l'ouvrage et s'aventura parmi les hautes étagères, saisissant un nouvel ouvrage à peu près intact qu'elle ouvrit également :

- « Pour avoir abandonné le peuple en plein désarroi, pour avoir quitté leur forme afin d'échapper à la terre, nous déclarons Xebenkeck et consorts exilés des terres des Evanuris. Prenez garde ! Leur familiarité avec le physique leur permet d'emprunter des routes sans aide aucune. Ils ont beau être sous contrôle, seuls vos dieux sauront réellement vous protéger de leur malice. Ils sont proscrits de la terre, notre dû. »

- Tu y comprends quelque chose ? demanda Suture.

- Non, pas vraiment, répondit Dalatienne en reposant le livre sur une étagère poussiéreuse. Un document juridique, c'est tout ce que je peux dire.

Lorsque Dalatienne effleura les pages griffonnées d'un autre livre, une sensation étrange l'envahit soudain, des images défilant devant ses yeux : elle vit un elfe s'approcher d'une cité aux flèches de verre d'un bleu perçant. Les abords de la cité étaient entourés de lacs de brume, et des silhouettes parcouraient ces bandes nacrées et chatoyantes comme si elles marchaient sur la terre ferme. Des bosquets tressés dans d'énormes parcs abritaient certains elfes, tandis que d'autres marchaient sous une rivière qui s'écoulaient dans l'air sur un haut-fond invisible. La scène bourdonnait de satisfaction et de discussions tranquilles tandis que le créateur du souvenir atteignait les portes de la cité, déjà grandes ouvertes.

La vision s'arrêta aussi brusquement qu'elle avait commencé quand Iron Bull posa sa main sur l'épaule de Dalatienne. Le chef de la Charge fit signe à ses compagnons d'avancer afin de trouver des indices leur permettant d'avancer dans leur enquête.

La Charge s'enfonça dans les méandres de la bibliothèque, puis voulut passer à l'étage supérieur lorsqu'un esprit se matérialisa devant eux.

- Andaran Atish'an, mirthadra elvhen, murmura l'esprit, sa voix se perdant en écho.

- Andaran Atish'an, répondit Dalatienne en prenant les devants de la troupe.

L'esprit sembla observer les individus qui lui faisaient face, puis reprit dans la langue commune :

- Si vous le souhaitez, honorable elvhen, je parlerai de sorte à me faire comprendre de vos invités.

- Qui êtes-vous ? lui demanda Dalatienne.

- Je suis l'Etude, répondit l'esprit avec courtoisie, je suis la soif de connaissances. Venez découvrir ce qui n'a pas été perdu.

- Quel est cet endroit ? continu a Dalatienne.

- Vous êtes dans le Vir'Dirthara, le savoir vivant de l'empire. Les bibliothèques de chaque cité, la sagesse de chaque cour, un lieu de connexion dont les chemins sont désorganisés.

- Que voulez-vous dire ? lança l'Ecorcheuse.

- Le Vir'Dirthara a été constitué à partir du monde de l'Immatériel, répondit l'esprit avec patience. Lorsqu'il s'est fissuré, nous aussi. Les chemins se sont brisés, le savoir s'est fragmenté. Nombreux sont ceux qui ont été pris au piège. Je préserve leurs dernières paroles.

Dalatienne essayait de retenir tout ce que pouvait dire l'esprit, buvant ses paroles pleines d'un savoir unique et perdu depuis la nuit des temps. Elle ne fut pas surprise d'apprendre que la Brèche avait également fait des ravages dans le monde de l'Immatériel et dans la Croisée des chemins qui était un univers entre-deux.

- Comment ça se fait qu'il parle notre langue ? s'interrogea Rocky à voix basse en observant l'esprit d'un œil méfiant.

- De nouveaux mots, de nouvelles histoires, répondit l'Etude qui se tourna vers le nain. Les Qunari n'ont pas voulu approcher, mais nous avons également appris leurs mots.

- Les Qunari sont passés par-là ? l'interrompit Iron Bull avec intérêt.

- Oui, répondit l'Etude calmement. Des mages et des érudits qunari sont venus étudier ici. Cet endroit les effraie, mais ils veulent apprendre à connaître le Voile.

- Qu'est-ce qu'ils voudraient apprendre sur le Voile ? interrogea Rocky d'un ton bourru.

- Je n'ai pas plus d'informations, répondit simplement l'Etude, je regrette. Je suis séparée de moi-même. Si vous découvrez un autre moi plus près des Qunari, j'en saurai peut-être plus. Si vous souhaitez échanger des connaissances avec eux, ils se rassemblent près de la porte inférieure, dit l'esprit avec la plus grande simplicité.

Iron Bull fit signe à Crem et Maussade de continuer l'exploration afin de trouver cette fameuse porte inférieure, voulant à tout prix retrouver les Qunari. L'esprit sembla vouloir ajouter encore quelque chose et paraissait préoccupé :

- Ce ne sont pas les Qunari qui ont réveillé les bibliothécaires, mais une personne inconnue.

- Peut-être le mage qui a combattu les Qunari dans les tours elfiques ? lança Dalatienne à son chef.

- Ouais, il faut aussi qu'on découvre qui il est, celui-là, réfléchit Bull.

La Charge reprit la route et suivit les pas de Crem qui s'était arrêté quelques mètres plus loin, devant des cadavres de guerriers qunari.

- Ils sont morts, Chef, lança Crem, mais ils n'ont aucune blessure apparente.

Iron Bull s'accroupit aux côté d'un des corps inertes et l'examina de plus près :

- Les yeux écarquillés, et ce regard… On dirait presque qu'ils sont morts de peur.

Les compagnons reprirent leur route, avançant à la fois avec méfiance et impatience. Ils traversèrent à nouveau des salles de la bibliothèque, la plupart des murs étaient absents et laissaient la brume extérieure pénétrer le lieu ce qui le rendait d'autant plus mystérieux. S'apercevant qu'ils ne pouvaient accéder à ce que l'esprit avait nommé la « porte inférieure » par le biais des couloirs et des marches, ils se mirent à chercher un moyen d'accéder aux différentes annexes. Certaines possédaient des ponts, d'autres semblaient entièrement isolées si l'on ne faisait pas attention aux différents miroirs qui luisaient parmi les décombres du lieu.

- Arrivés au sommet de la première plateforme, un nouvel esprit se présenta à eux :

- Bienvenue. Ecoutez les dernières paroles de ceux qui ont survécu à la chute de l'Empire.

Iron Bull fit signe à sa troupe d'ignorer l'esprit, toutefois Dalatienne resta plantée devant la forme vaporeuse pour écouter et signifia à son chef qu'elle les rejoindrait vite.

- Je vous écoute, dit Dalatienne avec avidité.

- « Comment le loup implacable a-t-il pu dresser un Voile entre le monde éveillé et le monde qui rêve ? Les Evanuris enverront de l'aide. Ils nous sauveront ! Quand avez-vous entendu les dieux pour la dernière fois ? Quand le Voile est apparu, ils se sont tus ! Qu'est-ce que ce Voile ? Fen'Harel, qu'a-t-il fait ? Si nous nous en sortons, je tuerai Fen'Harel ! Après avoir retenu le ciel pour emprisonner les dieux, le loup implacable disparut. C'est faux ! Nous devons faire tomber le Voile ! Les cités, les passages… sans magie, ils ne tiennent pas ! Vous perdez votre temps. Le Voile de Fen'Harel a réduit notre empire à néant. »

L'esprit s'évanouit aussitôt son message délivré. Dalatienne n'en revenait pas de ce qu'elle venait d'entendre. La fissure dont avait parlé l'Etude un peu plus tôt n'était pas la Brèche, mais la création du Voile lui-même par Fen'Harel ! Cette révélation chamboulait toutes les connaissances et toutes les croyances de l'ensemble des peuples de Thédas. Il fallait que Dalatienne en apprenne plus, toutefois elle ne pouvait faire autrement que de suivre son chef qui avait d'autres objectifs en tête. Elle rattrapa ses équipiers, encore ébranlée par ces dernières révélations.

La Charge avait atteint une annexe par un pont suspendu au-dessus de la brume : l'endroit semblait avoir été occupé puis déserté récemment au vu des nombreux parchemins et feuillets éparpillés sur plusieurs tables et à même le sol. Les membres de la troupe examinèrent les écrits qui se révélèrent être des sortes de formules algébriques accompagnées de denses annotations en Qunlat.

- Des notes techniques, maugréa Iron Bull qui parcourut l'un des feuillets. Qu'est-ce qu'ils cherchent, bon sang…

Toutefois, personne ne put répondre à la question du Qunari qui saisit plusieurs parchemins pour les fourrer dans sa ceinture. Il y aurait certainement quelqu'un dans l'Inquisition qui pourrait comprendre ce charabia.

- Allez, on continue de fouiller le coin, ordonna Iron Bull à ses hommes.

Cela faisait plus de trois heures que le Conseil exalté était réuni dans la grande salle ovale. Le représentant de Férelden s'y acharnait contre l'Inquisition avec toujours plus de hargne, ses exemples se multipliant à l'appui de ses accusations. L'Inquisitrice restait stoïque devant le Conseil, toutefois l'on pouvait ressentir sa lassitude grandissante.

- On peut aussi mentionner l'allégeance des Lames d'Hessarian à l'Inquisitrice, lança avec véhémence le Iarl Tiegan. Ils ont la mainmise sur toute la Côte orageuse et contrôlent les allées et venues de tous les navires traversant la Mer d'écume ! Un tel pouvoir ne devrait en aucun cas être toléré ni par Orlaïs, ni par les Marches Libres !

- Sachez que la Mer d'écume n'a jamais été aussi sûre qu'à partir du moment où les Lames ont commencé à travailler pour l'Inquisition, répliqua Varric tout en se levant de son siège, l'air exaspéré.

- Le nain a rrraison, ajouta dame Shérade avec désinvolture. Le commerrrce n'a jamais été aussi florrrissant.

- Que faites-vous de la région de Boscret ? reprit le Iarl, l'Inquisition s'est octroyé le château de Caer Bronach et ne l'a plus quitté depuis, investissant toutes les galeries naturelles de la région ! Leurs agents contrôlent tous les passages, il ne manquerait plus qu'ils commencent à taxer les marchands !

- Iarl Tiegan, répondit calmement l'Ambassadrice Montilyet, Caer Bronach avait été depuis longtemps abandonné par le bann de l'époque et des bandits s'y étaient installés, pillant les carrravanes.

- Vous avez ébranlé toute la région par votre venue ! insista le Iarl Tiegan.

- Si vous faites allusion à l'affairrre du maire Dedrick de Boscret qui s'est lui-même dénoncé pour le meurrrtre de centaines de féreldien il y a douze ans, rétorqua Joséphine, c'était une affairrre sur laquelle votre rrroi aurrrait dû enquêter lui-même. Pourrrtant, ce derrrnier était bien content que l'Inquisition soit là pour éclairrrcir cette histoire et juger l'intérrressé, rrrendant justice à bien des villageois qui avaient perrrdu un prrroche, un ami ou même toute sa famille dans cette trrragédie…

Le Iarl perdait patience. Il se leva tout à coup de son siège, le visage renfrogné par la colère, et tapa à nouveau du poing sur la table :

- La présence militaire omniprésente de l'Inquisition n'est pas le seul élément à charge ! L'Inquisitrice elle-même a de quoi se justifier !

- Expliquez-vous, Iarl Tiegan, s'agaça la Divine.

- De nombreuses rumeurs courent sur le fait qu'elle ne maîtriserait plus la magie de l'Ancre !

Un murmure s'éleva de la foule et tous les regards se tournèrent vers la Messagère d'Andrasté, restée impassible.

- Vous donnez rrraison à des allégations prrrovenant de simples rrrumeurs ? rétorqua l'Ambassadrice Montilyet. Je pensais que vous étiez un homme plus rrréfléchi que cela, Iarl Tiegan.

- De simples rumeurs ? que faites-vous de ce Tévintide, un certain Giordan, que l'Inquisitrice a torturé à l'aide de sa marque ! Si ce n'est qu'une rumeur, prouvez-le alors !

Le Iarl, debout devant l'assemblée, interpela tout le public afin de rendre son discours le plus impactant possible.

- Imaginez un seul instant que ces rumeurs soient véridiques, continua-t-il avec force, une telle magie ne peut pas rester sans contrôle ! L'apaisement…

- Il suffit, Iarl Tiegan ! l'interrompit la Divine Victoria. L'apaisement est un rite qui n'a plus sa place ni dans les Cercles, ni en dehors d'ailleurs. De plus, aucun incident n'a été déploré au sujet de la marque de Sa Grâce, étant donné que vous ne pouvez avancer aucune preuve au sujet de ce Giordan.

- L'Inquisitrice n'a fait que le bien avec sa marque, intervint Varric. Elle a passé ces deux dernières années à refermer toutes les failles et exterminer les démons qui envahissaient encore nos régions, et les vôtres, Iarl Tiegan ! Sans elle, vous n'auriez rien pu faire !

- Soit, maugréa le Iarl, l'Ancre ne vous semble pas être un danger. Toutefois, ses relations avec la Chantrie et l'Ordre des Chercheurs de la Vérité ne vous choquent-elles pas ? Sa Sainteté est sa plus proche amie, et pour ce qui est du Seigneur Chercheur Rutherford… ils seraient amants !

Un brouhaha éclata dans la salle, obligeant la Divine Victoria à utiliser son lourd marteau de bois afin de rétablir le silence. De son côté, Lédara n'y tint plus devant toutes ces accusations et se leva de son siège avec toute la dignité qu'elle possédait encore.

- Iarl Tiegan, dit l'Inquisitrice en faisant signe à Joséphine de se taire. Je croyais que ce Conseil avait été réuni afin de parler de l'Inquisition. Or vos accusations dévient fortement de notre sujet.

- Au contraire, Inquisitrice, rétorqua-t-il, nous sommes dorénavant au cœur du sujet de ce Conseil.

- En quoi ma vie privée a-t-elle un quelconque intérêt ? s'emporta Lédara. Je n'ai jamais mélangé la politique de l'Inquisition et ma vie personnelle que je sache !

- Pourtant vos actes prouvent le contraire ! Vous avez influencé les prêtresses de la Cathédrale pour qu'elles élisent dame Cassandra Pentaghast, la femme à l'origine de l'Inquisition ! De même que vous avez mis à mort le Seigneur Chercheur Lucius sans procès, pour qu'ensuite dame Pentaghast ne place personne d'autre que le Commandant de l'Inquisition à la tête des Chercheurs !

- Mais je ne vois toujours pas en quoi ma vie privée vous regarde ! rétorqua Lédara en haussant le ton tout comme l'avait fait le Iarl Tiegan.

Autour d'eux la foule était en effervescence, murmurant précipitamment sur ce qui se disait en ce moment même et devisant sur l'aboutissement de cette séance du Conseil.

- Tout ce que vous faites regarde le monde entier, Inquisitrice ! vociféra le Iarl.

- Et vous ne vous basez à nouveau que sur des rumeurs ! répliqua la jeune femme qui ne maîtrisait plus sa colère. Allez-vous toutes les croire ? Je crois savoir que certaines disent que j'aurais couché avec la moitié de Fort Céleste ! C'est insensé !

- Si ce ne sont que des rumeurs, Inquisitrice, vous n'avez qu'à les démentir ici même ! lança Tiegan avec défi.

Lédara se figea un instant. Elle savait que toute l'audience avait les yeux rivés sur elle en attente de sa réponse. Elle était à bout de nerf et l'Ancre la faisait de plus en plus souffrir. Elle regarda tour à tour les représentants du Conseil : Cassandra avait un air navré, alors que Varric semblait la pousser à dire la vérité. Dame Shérade s'était redressée sur son siège avec grand intérêt, et Gaspard, toujours enfoncé dans son fauteuil, se frottait le menton de ses doigts rugueux, sans aucune expression. Elle entendit Joséphine et Léliana rabrouer avec force le Iarl Tiegan, et Cullen s'était rapproché de la table en silence, sa main crispée sur la garde de son épée.

- Si cela vous tient tant à cœur de le savoir, dit-elle enfin, je vais vous le dire.

La foule se tut soudain, laissant place à un silence pesant.

- La Divine Victoria est une amie à laquelle je tiens beaucoup, dit-elle sa voix tremblant légèrement. Et si j'avais été égoïste dans mes relations, comme vous le supposez, jamais je n'aurais accepté qu'elle quitte l'Inquisition pour la Chantrie. Ses décisions, elle les prend seule.

Le silence s'appesantit encore un peu plus.

- Pour ce qui est de la mort du Seigneur Chercheur Lucius, continua-t-elle, j'ai dû effectivement mettre fin à ses jours sans forme de procès car il était devenu fou : il avait rallié l'Ordre des Prometteurs et avait fait tuer tous les Chercheurs encore vivant, tout cela sous les ordres de Corypheus.

La tension était devenue palpable dans la grande salle ovale, car tous attendaient les dernières paroles de l'Inquisitrice.

- Quand à ma vie intime, dit-elle enfin, je la partage effectivement avec Cullen Rutherford, Commandant des forces de l'Inquisition. Nous sommes d'ailleurs fiancés.

Le brouhaha qui suivit fut assourdissant. La Divine tapa de son marteau, mais rien n'y fit. La séance dut se clore après cette dernière révélation.

Lédara n'entendit qu'un bourdonnement sourd dans ses oreilles, sous le choc d'avoir dû se justifier sur des éléments aussi personnels. Son corps refusait de bouger, elle restait là, droite sur ses jambes flageolantes. Ce fut Cullen qui la prit par les épaules et qui l'aida à sortir de la grande salle ovale pour la conduire au dehors du hall et prendre l'air.

La jeune femme ne sut combien de temps ils marchèrent, ni le chemin qu'ils empruntèrent, mais lorsqu'elle reprit ses esprits, ils se trouvaient dans une petite cour intérieure à l'abri des regards et des soldats de l'Inquisition avaient été postés devant les accès à la petite alcôve. Lédara reconnut la cour qu'elle pouvait voir depuis les fenêtres de ses appartements. Léliana et Joséphine les avaient suivi, se disputant violemment sur ce qu'il venait de se passer.

- Inquisitrrrice ! s'emporta Joséphine, vous n'aurrriez jamais dû interrrvenir de la sorte, mais me laisser gérrrer cette affairrre !

- Avouez-le Josie, lui répondit Léliana, vous vous enlisiez, et l'Inquisitrice a fait ce qu'il fallait ! Elle n'avait pas d'autres solutions.

Lédara s'était assise sur le rebord d'une petite fontaine, écoutant à moitié la dispute de ses conseillères. Le choc enfin passé, elle prit pleinement conscience de ce qu'elle venait de faire et un sourire se dessina lentement sur ses lèvres.

- Ça va ? lui demanda Cullen assis à ses côtés, son bras entourant ses épaules et la serrant contre lui.

- Oui, répondit-elle les yeux brillants, cela faisait longtemps que je ne m'étais pas sentie aussi bien !

Lédara se sentait soudainement légère, comme si elle avait déposé un poids qui l'appesantissait depuis deux ans. Elle se mit à rire, non pas de nervosité, mais de soulagement.

- Si j'avais su que cela te mettrait dans cet état, dit Cullen alors que le rire de la jeune femme l'atteignait aussi, je l'aurais crié sur tous les toits !

Les deux compagnons se mirent à rire de plus belle ce qui interrompit la dispute entre Léliana et Joséphine. Une fois leur euphorie passée, Lédara s'adressa à son Ambassadrice :

- Joséphine, ce qui est fait, est fait. De toute manière, il fallait bien que cela se sache un jour…

L'Antivane poussa un profond soupir et s'assit elle aussi sur le rebord de la fontaine en acquiesçant à contrecœur.

Lédara lui sourit, puis sortit soudain un petit objet de son corsage et l'observa un instant. Cullen reconnut tout de suite la bague de sa grand-mère, ornée de petites pierres de lune scintillantes. La jeune femme la lui tendit silencieusement et l'ancien templier la glissa à l'annulaire de sa main droite, avant qu'ils ne s'embrassent tendrement.

Ce ne fut que quelques heures après que l'équipe d'Iron Bull revint du miroir, dispersant sa troupe afin de ne pas éveiller les soupçons et n'étant accompagné que de Dalatienne et de Rocky pour délivrer son rapport. Ils rejoignirent l'Inquisitrice dans ses appartements où elle discutait avec ses conseillers des prochaines manœuvres du Conseil.

Iron Bull résuma en quelques mots leur exploration de la bibliothèque, puis laissa Dalatienne partager ses découvertes sur le Voile et les esprits qu'ils rencontrèrent. Suite à son récit, l'Inquisitrice envoya un soldat chercher une de ses connaissances qui devait être arrivée au Palais dans la journée, puis demanda à ses hôtes de continuer leur compte-rendu.

- Les Qunari nous échappent encore, maugréa Iron Bull. Ils avaient établi une base dans cette bibliothèque, ils avaient l'air d'y chercher quelque chose. Mais ce qui m'inquiète le plus, ce sont les barils de Gaatlok qu'on a trouvé un peu partout dans leur campement.

- Qu'est-ce que c'est ? demanda Lédara.

- Le Gaatlok est une poudre explosive, répondit Rocky en expert. Cela fait des années que j'essaie d'en percer les mystères. Quelques grammes de cette poudre peuvent vous faire écrouler une falaise.

A ce moment, le soldat qu'avait réquisitionné l'Inquisitrice revint accompagné d'une femme d'une grande élégance, sa démarche maniérée et son port de reine sublimé par un corset ivoire brodé et une longue robe noir et argent. Son visage d'ébène brillait d'un sourire précieux.

- Vivienne, merci d'être venue, l'accueillit Lédara en se levant du divan.

- Mon Trésor, c'est toujours un plaisir de vous voir, répondit la Grand Enchanteresse des Cercles réunis. A peine suis-je arrivée à Halamshiral que j'apprends que vous avez provoqué scandale sur scandale.

La mage avait pris la tête des Cercles et les dirigeait d'une main de fer en collaboration étroite avec la Divine afin d'instaurer les réformes nécessaires au bon fonctionnement des nouveaux Cercles des mages.

L'Inquisitrice l'invita à s'asseoir en leur compagnie et demanda à Iron Bull de lui montrer les notes techniques récoltées durant l'exploration de la bibliothèque. La mage les lut avec attention.

- Je reconnais ces théorèmes, analysa Vivienne. Les Qunari tentent de déchiffrer une théorie magique. Apparemment, ce serait pour renforcer le Voile.

- Hmmf, grogna Iron Bull, la Viddasala

- La quoi ? l'interrogea Lédara.

Cependant, le Qunari n'eut pas le temps de s'expliquer car on frappa de petits coups brefs à la porte. Une éclaireuse passa la tête au travers de l'entrebâillement et s'adressa à l'Inquisitrice d'une voix précipitée :

- Votre Grâce, un incident s'est produit avec un domestique d'Orlaïs.

- Vous ne pouvez pas le régler… commença Léliana, cependant interrompue par l'éclaireuse :

- Non, le Iarl Tiegan et l'Empereur Gaspard souhaitent voir l'Inquisitrice personnellement à propos de cet incident...

A ce moment, la porte s'ouvrit brusquement, laissant passer les deux dirigeants qui bousculèrent l'éclaireuse sans ménagement.

Le Iarl Tiegan, rouge de colère, lança d'un ton enflammé :

- Comment osez-vous ? Après que l'Inquisition a délibérément caché au Conseil exalté la présence d'un cadavre qunari… Maintenant, vos propres gardes attaquent des serviteurs ? Vous avez dépassé les bornes !

- Si je comptais m'emparer de Férelden, répliqua Lédara d'un ton acerbe en se levant de son siège, je ne commencerais pas par des échauffourées de soldats à Orlaïs, Monsieur le Iarl.

L'Empereur Gaspard sembla réprimer un sourire. De son côté, l'Ambassadrice Montilyet se mordit la lèvre en entendant la réponse de la jeune femme et prit les devants :

- Le Conseil exalté rrreste toutefois notre prrriorité, et bien entendu, l'Inquisitrrrice se chargera personnellement de cet incident.

- Merci, Inquisitrice, dit Gaspard avec une élégante révérence. Orlaïs se tient prêt à assister l'Inquisition, comme toujours.

- Secrets, mensonges… grogna le Iarl, comprenez-vous pourquoi nous redoutons votre Inquisition ? Vous faites comme si vous étiez la solution à tous les problèmes. Vous nous menez droit à la guerre, une fois de plus.

- Nous avions décidé de ne pas vous affoler avec la morrrt de ce qunari, Iarl Tiegan, répliqua Joséphine le plus diplomatiquement possible. C'était une affairrre qui ne concerrrnait que l'Inquisition jusqu'à maintenant.

- Evidemment, grogna-t-il pour toute réponse.

Le Iarl repartit en trombe, l'air aussi furieux que lorsqu'il était arrivé. L'Empereur Gaspard, quant à lui, prit son temps pour quitter la pièce, renouvelant encore sa proposition d'aide auprès de l'Inquisition.

Tout en maugréant sur cette interruption impromptue, l'Inquisitrice sortit de ses appartements afin de régler au plus vite cette affaire qui lui paraissait sans importance. Léliana et Iron Bull lui emboîtèrent le pas et suivirent l'éclaireuse jusqu'aux quartiers des domestiques, dans un jardinet communiquant entre deux des ailes du palais d'hiver. Le chef de la garde d'Orlaïs ainsi qu'un officier de l'Inquisition les y attendaient, accompagnés d'un serviteur orlésien et d'un éclaireur de l'Inquisition qui semblait avoir appréhendé le domestique. Aux pieds de ces deux derniers protagonistes se trouvait un baril scellé.

- Que s'est-il passé ? lança l'Inquisitrice à l'officier.

Ce dernier se mit au garde à vous et exposa les faits :

- Les Orlésiens ont essayé de prendre l'un des nôtres, Inquisitrice. Nous avons sécurisé la zone.

- Vous êtes au palais d'hiver, fit remarquer le chef de la garde orlésienne. Vous ne pouvez pas prendre le contrôle alors que l'un de vos gardes a attaqué un domestique.

- L'Inquisition s'occupe de cette affaire, répondit l'officier de l'Inquisition avec aplomb. Si un noble commet un crime contre la mode, vous pourrez prendre le relais.

Le chef de la garde orlésienne se renfrogna, vexé.

- Je lui ai demandé ce qu'il faisait, c'est tout, intervint alors l'éclaireur qui maintenait fermement le domestique orlésien.

- Et quand j'ai refusé de courber l'échine devant l'Inquisition, vous m'avez attaqué ! rétorqua le domestique d'une voix bourrue et interloquée.

- Comment voulez-vous que nous gérions cette situation, Inquisitrice ? demanda le soldat toujours au garde à vous.

Toutefois, cette histoire qui paraissait anodine au premier abord intrigua fortement la jeune femme qui observait depuis quelques minutes le baril resté à leurs pieds.

- Ce baril, là, dit-elle enfin, d'où vient-il ?

- On m'a donné l'ordre d'apporter du vin aux invités, répondit le domestique sur la défensive.

- Vous mentez, répondit l'éclaireur avec obstination.

- Vos soldats de l'Inquisition sont complètement incontrôlables, tempêta le chef de la garde orlésienne.

- Non, rétorqua le soldat inquisitorial à bout de patience, nous contrôlons parfaitement la situation.

Il fallait que l'Inquisitrice tranche au plus vite avant que la situation ne s'envenime entre les deux guerriers de grande stature.

- Soldat, dit-elle avec autorité, emmenez le domestique et confisquez le baril.

- Tout de suite, Votre Grâce, la salua le soldat avec respect.

Ce dernier exécuta immédiatement la décision de l'Inquisitrice et exigea de l'éclaireur qu'il dissipe les quelques domestiques qui s'étaient arrêtés en spectateurs devant l'altercation.

- Inquisitrice ? l'interrogea le chef de la garde orlésienne avec perplexité.

- L'ambassadrice Montilyet vous expliquera plus tard, répondit Lédara en soupirant. Pour l'instant, préparez le domestique pour un interrogatoire, je vous prie.

- Je vais en avertir l'Empereur Gaspard au plus vite, conclut le garde en se soumettant néanmoins à l'autorité de l'Inquisitrice.

Une fois le chef de la garde orlésienne hors de portée de voix, l'éclaireur qui avait arrêté le domestique s'approcha discrètement de l'Inquisitrice et lui tendit un papier :

- J'ai aussi trouvé ceci près du baril, Inquisitrice. Je ne connais pas cette langue.

Léliana, qui s'était retenue d'intervenir pendant l'altercation, s'approcha de la jeune femme afin d'observer la note trouvée par l'éclaireur.

- Des barils de Gaatlok, intervint Bull qui avait lu le mot par-dessus l'épaule de son amie.

- Souriez, Inquisitrice, lui dit tout bas Léliana. On nous regarde. Même si ce sont des domestiques, ce sont eux qui véhiculent le plus de rumeurs.

La maître-espionne arborait un élégant sourire et les traits de son visage semblaient parfaitement décontractés.

- Comment faites-vous pour garder le sourire en toute circonstance ? lui demanda alors Lédara, désemparée.

- Des années d'entraînement en tant que barde, Inquisitrice. Ce n'est pas le moment de nous montrer faibles. Des ennemis pourraient nous observer. Tout ce qu'ils doivent voir, c'est une conversation banale entre deux amies.

Les trois compagnons se mirent à marcher lentement en direction de l'aile des invités.

- Le message fait également mention d'une certaine opération appelée « Souffle du dragon », reprit Iron Bull le visage impassible.

- Cela ne me dit rien qui vaille, dit Lédara en soupirant.

- Je suppose qu'une attaque-surprise se serait heurtée à une résistance acharnée, commenta Léliana d'un air faussement débonnaire, même en passant par les éluvians. Mais si tous les participants du Conseil exalté mouraient dans une explosion, le Sud serait perdu, vulnérable aux attaques.

- C'est ce qu'aurait dû faire Corypheus après l'explosion du Saint temple cinéraire, intervint Bull entre ses dents.

- Une attaque aussi vive et imparable que le souffle d'un dragon, murmura Lédara.

Cette simple phrase fit remonter en elle les souvenirs douloureux de la chute de Darse. Le dragon de l'Ancien avait rayé de la carte un village entier en une seule nuit. C'était ce que devait représenter l'explosion du Gaatlok qunari ici même, dans le palais d'hiver.

- Je vais envoyer mes agents localiser les barils de Gaatlok et les retirer en toute sécurité, continua Léliana. Je vais aussi prévenir mes contacts à l'étranger. Il faut découvrir à quels autres endroits ce dragon pourrait frapper.

Léliana prit congé de la jeune femme afin d'appliquer les décisions discutées, la laissant seule avec Iron Bull dans une galerie de fleurs et de plantes exotiques. Les deux compagnons continuèrent à marcher lentement le long de la serre grillagée. Les rayons du soleil filtraient au travers des feuillages et illuminaient de petites fleurs bleu et rose aux abords de l'allée. Un léger parfum qui en émanait picotait le nez des plus sensibles. Une brise soulevait les feuilles délicates de vignes et de lierre, créant un bruissement apaisant qui étouffait les murmures des quelques nobles qui se délassaient eux-aussi dans les jardins.

Lédara sentait les regards lourdement appuyés des curieux s'attarder sur elle.

- Bull, dit-elle soudain, avez-vous déjà regretté d'avoir rejoint l'Inquisition ?

Le Qunari lui jeta un regard interrogateur avant de répondre :

- Une seule fois. Après avoir été déclaré Tal-Vashoff par les miens.

Lédara poussa un profond soupir en baissant la tête.

- J'imagine que les vôtres vous manquent terriblement, murmura-t-elle.

- Pas autant que cela, finalement. Je me suis trouvé une nouvelle patrie grâce à vous.

La jeune femme garda le silence avant de s'asseoir sur un banc, suivie par son compagnon. Elle tenait sa main gauche serrée contre son ventre, comme si elle cherchait à réprimer la douleur, ou était-ce les souvenirs meurtris qui remontaient en elle qu'elle souhaitait oublier ? Cela devait revenir au même.

Iron Bull lui saisit alors la main et la serra fort dans la sienne. Sa poigne était amicale et réconfortante. Elle releva la tête et lui sourit, reconnaissante de son soutien.

- On sera tous là à vos côtés, dit-il. Quoi qu'il arrive. Jusqu'à la fin.

- Inquisitrice, quel plaisir de vous voir.

Lédara se retourna vivement.

- Empereur Gaspard, dit-elle avec une petite révérence

Iron Bull se leva prestement et s'interposa entre l'Empereur et la jeune femme. Toutefois, Gaspard était accompagné de plusieurs berruiers qui n'avaient pas l'air intimidé par le Qunari. Deux d'entre eux s'approchèrent d'Iron Bull et lui saisirent les bras afin de l'immobiliser. Il fallut le renfort de quatre autres berruiers pour neutraliser le colosse. Impuissante, Lédara se mit à frémir. Elle observa d'un coup d'oeil les alentours : ils étaient seuls et encerclés par les hommes de l'Empereur.

- Iron Bull, ne faites rien, dit-elle au colosse qui avait dû mettre genou à terre. Tout va bien se passer...

Elle posa une main tremblante sur son épaule et lui sourit, se voulant rassurante. Le Qunari bouillonnait de l'intérieur et se débattit encore. Gaspard s'approcha de l'Inquistrice et la prit par le bras, l'éloignant de son garde du corps.

- J'ai été étonné, et déçu, de la révélation que vous avez faite ce matin, reprit Gaspard qui s'était approché de la jeune femme et lui avait pris de force son bras pour le passer sur le sien. Marchons, voulez-vous ?

Sans attendre de réponse, l'Empereur l'emmena plus profondément dans les jardins, à l'abri des regards indiscrets.

- En effet, j'aurais imaginé que vous auriez pris au sérieux mon offre, étant donné mon insistance…

- Je pensais que cela vous aurait résolu à me laisser en paix, répliqua Lédara, mais je vois que vous vous entêtez.

- C'est-à-dire que j'ai une bonne raison d'insister autant, continua Gaspard, sa voix mielleuse exaspérant la jeune femme.

Celle-ci lui jeta néanmoins un regard interrogateur.

- Disons que je me suis renseigné sur les us et coutumes des Marches Libres, reprit Gaspard tout en sortant un rouleau de parchemin de son veston. J'ai appris beaucoup de choses sur les habitudes des nobles de ces régions. J'ai donc décidé de m'y conformer…

L'Empereur tendit le rouleau à l'Inquisitrice qui le prit entre ses mains légèrement tremblantes. Elle détacha la ficelle qui retenait le parchemin et le déroula pour parcourir du regard ce qu'il contenait. C'était un acte de mariage marchéen que son père ainsi que l'Empereur d'Orlaïs avaient signé, officialisant l'union de l'aînée des Trevelyan à l'Empereur.

Après sa lecture, le visage de Lédara devint livide et ses jambes ne la soutinrent plus. Gaspard, prévenant, la retint entre ses bras et l'aida à s'asseoir sur un banc qui se trouvait à côté d'eux, comme s'il avait prévu cette réaction et l'avait emmenée à cet endroit par dessein.

- Comment avez-vous pu… murmura-t-elle, tremblante.

- Sachez que j'arrive toujours à mes fins, lui susurra-t-il à l'oreille. Je vais vous laisser un instant pour accepter la nouvelle, puis je viendrai chercher mon dû ce soir…

Gaspard se releva, fit une révérence d'une grande élégance, puis quitta les jardins d'un air satisfait. Lédara resta figée sur le banc, le parchemin froissé dans ses mains. Puis, très vite, elle cacha le document dans son corset et se releva, le regard vide. Iron Bull était réapparu dans l'arche de verdure qui la cherchait des yeux. Lorsqu'il l'aperçut, il se précipita à ses pieds, le regard désolé. Elle déposa une main rassurante sur son épaule sans rien dire, et lui signifia qu'elle voulait rentrer. Il raccompagna l'Inquisitrice jusqu'à ses appartements sans savoir ce qu'il s'était passé, mais avec un très mauvais pressentiment: il n'avait jamais vu la jeune femme aussi fragile qu'à cet instant.

- Vos agents confirment la présence de barils de Gaatlok au palais de Dénérim ? suffoqua Joséphine, abasourdie.

Tous les hauts membres de l'Inquisition étaient réunis dans les appartements de l'Inquisitrice pour écouter le rapport des agents de la Maître-espionne.

- Oui, répondit Léliana, et à Val Royeaux… et dans les Marches libres. Le palais d'hiver n'est pas la seule cible.

- Les Qunari sont donc à deux doigts de détruire toutes les maisons nobles de Thédas, résuma Cullen.

- Il y a un avantage, réfléchit l'Ambassadrice, averrrtir les ambassadeurs leur rrrappellera la valeurrr de l'Inquisition.

- Pas s'ils savent que l'Inquisition est responsable de cette menace, la contredit Léliana avec gravité.

- J'en déduis que vous avez de nouvelles informations, dit Lédara en s'affaissant dans le divan, sa main douloureuse.

Le serviteur elfe qui s'occupait des barils a avoué qu'il travaillait pour les Qunaris, répondit la Maître-espionne.

- Mais ce serrrviteur était orlésien, rétorqua Joséphine. C'est donc Orlaïs qui est en cause, pas l'Inquisition.

- Les barils étaient inscrits dans le manifeste de l'Inquisition quand ils sont arrivés au palais d'hiver, soupira Léliana, le regard sombre.

- Comment sommes-nous censés livrer une guerre si nous ne pouvons même pas faire confiance à nos propres hommes ? s'emporta Cullen qui se leva brusquement de son siège. Nous les avions tous passé au peigne fin !

L'ancien templier marcha jusqu'à la fenêtre pour observer la cour, comme s'il tentait de prendre une bouffée d'air frais qui ne lui parvenait pas. Léliana n'avait jamais été aussi sombre depuis que Lédara la connaissait et Joséphine triturait ses feuillets avec nervosité, ne sachant plus quoi faire.

- Savez-vous qui a ajouté les barils au manifeste de l'Inquisition ? demanda enfin Lédara à sa Maître-espionne.

- Oui, répondit Léliana, plusieurs ouvriers elfes de l'Inquisition ont disparu. Je me suis renseignée sur eux. Ils ont rejoint l'Inquisition après avoir fui le chaos de Kirkwall.

- Je me souviens, dit soudain Cullen, quand Kirkwall était au plus bas, de nombreux elfes se sont convertis au Qun dans l'espoir d'une vie meilleure.

- Et les Qunaris en ont fait des espions, termina Joséphine.

Lédara se leva soudain, exaspérée et envahie par la douleur de la marque qu'elle tentait de contrôler. Toutes ses pensées se bousculaient dans son esprit, il lui semblait que la situation leur échappait complètement.

- Il y a quelques années, dit-elle enfin, nous avons accusé les templiers de corruption. Nous avons fait la même chose aux Gardes des Ombres.

La jeune femme se mit à ricaner, un rire amer.

- Regardez-nous maintenant.

- Ne dites pas cela ! s'écria Joséphine, la voix tremblante d'émotion. J'ai lutté pour prrrotéger l'Inquisition dans ce Conseil exalté. Et pour quoi ? Pour duper et menacer ceux que nous prrrétendons défendrrre ?

- Quand nous auront retrouvé ces espions… commença Cullen qui se voulait rassurant.

- Les espions ne sont pas le prrroblème ! s'exclama Joséphine avec hystérie. Vous avez caché le corps du Qunari… prrris le contrrrôle de palais d'hiver !

- Nous avons agi par devoir, pas par intérêt politique ! répliqua Cullen.

- Avez-vous la moindrrre idée de ce que tout cela nous a coûté ? rétorqua l'Ambassadrice d'un ton médusé. Orlaïs et Férelden prrréparent déjà notrrre dissolution ! Ils ont peut-êtrrre rrraison.

- Assez, les interrompit Lédara d'une voix faible. Nous en discuterons plus tard…

- A bout de force, l'Inquisitrice tomba à la renverse. Les trois conseillers se précipitèrent à son secours, horrifiés de voir la jeune femme si faible en cet instant. La marque s'emballait, crépitant avec rage sous les bandages fins de lin. Alors qu'elle se sentait perdre tout contrôle, Lédara ne put que pousser un cri de douleur déchirant.

- Je ne veux pas mourir… balbutia-t-elle, des larmes de douleur coulant le long de ses joues.

Immédiatement, Cullen prit la décision d'agir et d'annihiler entièrement la magie de la marque. Il se concentra intensément sur l'Ancre jusqu'à ce que, d'un coup, les étincelles de magie disparaissent. Toutefois, la jeune femme perdit connaissance sous le coup. L'ancien templier la tint fermement dans ses bras et l'allongea sur le lit, espérant qu'il n'avait pas pris la mauvaise décision. La dernière fois qu'il l'avait fait, Lédara avait mis deux jours entiers pour se remettre de cette annihilation, comme si cela l'avait vidée de toute sa force vitale d'un seul coup.

L'inquiétude l'envahit rapidement tandis que la jeune femme restait sans connaissance. Il vérifia sa respiration, elle était calme et régulière et son cœur battait fort dans sa poitrine. Il entreprit de desserrer son habit afin qu'elle ne soit pas gênée, délaçant les fines cordelettes de son bustier après avoir détaché les boucles de son manteau. Joséphine apporta une bassine d'eau fraîche qu'elle déposa sur la petite table de chevet avec de petites serviettes, Dila finissait d'allumer des chandelles alors que la nuit obscurcissait la vaste chambre et Léliana surveillait l'entrée afin que personne ne vienne les déranger. Il ne fallait en aucun cas que la grande faiblesse de l'Inquisitrice ne se sache au palais d'hiver.

Alors que Cullen retirait les pans du manteau de la jeune femme pour finir de desserrer l'étreinte de son corset, un morceau de parchemin glissa à côté d'elle sur les couvertures. Il n'y prêta pas tout de suite attention, mais lorsqu'il le vit, il le prit intrigué, défroissa le parchemin et le parcourut des yeux. Une colère folle l'envahit tout à coup, le faisant se lever d'un bond et sortir de la chambre en trombe tout en laissant ses collègues interrogatives derrière lui.

L'ancien templier, fulminant, traversa le long couloir de l'aile des invités pour rejoindre l'aile royale où l'Empereur d'Orlaïs devait avoir ses appartements, mais n'eut pas à aller jusque-là car il croisa sa route au bas de grands escaliers de marbre. Gaspard de Chalons, accompagné de deux berruiers, se dirigeait justement vers les appartements de l'Inquisitrice afin de tenir parole et de la récupérer, de force s'il le fallait. Cullen descendit les marches en courant presque et, contre toute attente des deux gardes de l'Empereur, asséna un violent coup de poing à ce dernier.

Gaspard dut retirer son masque d'apparat et tapota le haut de sa pommette endolorie tandis que ses deux berruiers dégainaient leurs épées et les pointaient sur le Commandant de l'Inquisition afin de le tenir à distance du Grand Duc. Cullen sortit sa propre lame de son fourreau et la dirigea sous le cou de l'Empereur, le regard noir de haine.

- Vous avez osé… fulmina-t-il entre ses dents.

- Je vois qu'elle vous a mis au courant de l'affaire, j'en suis heureux, lui répondit calmement Gaspard, le sourire aux lèvres. Je venais justement la récupérer…

- Vous ne l'emmènerez nulle part, rétorqua Cullen, son épée serrée au poing.

- Cullen ! Que faites-vous ! Arrrêtez ! s'écria Joséphine qui courait derrière lui en dévalant les escaliers à vive allure, suivie de près par Léliana.

- Rengainez votre épée, Cullen ! renchérit la Maître-espionne, ou l'Empereur pourrait vous condamner à mort pour ce geste !

Cependant, aucune des supplications des deux femmes ne pouvait le raisonner à cet instant. Gaspard avait dépassé les bornes et il le tenait pour responsable de l'état de faiblesse de sa bien-aimée.

- Vous devriez les écouter, Commandant Rutherford, dit Gaspard de son ton mielleux et triomphant.

- Cullen, ce n'est pas ce qu'elle voudrait, le supplia encore Léliana en apposant sa main sur son bras tendu.

Elle avait raison. Cullen serra les dents, puis baissa son épée avec le sentiment d'être complètement impuissant.

- Bien, fit Gaspard en faisant signe à ses berruiers de s'emparer du Commandant de l'Inquisition. Maintenant, je dois y aller, mon épouse m'attend.

A la surprise de Joséphine et de Léliana, les berruiers désarmèrent leur collègue et le tinrent fermement de chaque côté. Gaspard fit signe à ses gardes de l'emmener dans une cellule des sous-sols et passa devant lui avec un air triomphant.

- Votrrre Majesté, intervint Joséphine en désespoir de cause, vous ne pouvez pas fairrre cela ! Pour que le Conseil exalté se dérrroule bien…

- Ambassadrice Montilyet, lui répondit lentement le Grand Duc, vous êtes la mieux placée pour savoir que j'ai déjà suffisamment attendu, et que les agissements de M. Rutherford doivent être pris en compte.

- Je vous comprrrends, mais…

Soudain, un éclaireur de l'Inquisition accourut auprès des conseillers de l'Inquisition, à bout de souffle.

- Sœur Rossignol ! Commandant ! dit-il le souffle court, l'Inquisitrice, elle est… Elle a été enlevée par les Qunaris !

Le sang du Commandant ne fit qu'un tour. D'un geste puissant, il se dégagea de l'étreinte des deux berruiers et courut en direction des appartements de Lédara dont il trouva la porte déboîtée et de multiples traces de lutte sur le lit, les meubles et les murs. Des taches de sang avaient éclaboussé les tapis et le divan et un morceau du tissu de la robe de la jeune femme s'était accroché dans les gonds arrachés de la porte.

Cullen ressortit aussi vite qu'il était entré et se dirigea instinctivement vers le quartier des domestiques où devait se trouver l'éluvian. Alors qu'il descendait dans les caves, il aperçut une silhouette familière affalée contre le mur de pierre.

- Blackwall ! s'écria-t-il en s'agenouillant à ses côtés.

- Cullen, bredouilla le guerrier d'une voix affaiblie. Ils l'ont capturée, je n'ai pas réussi… ils ont traversé l'éluvian et l'ont refermé.

Blackwall se maintenait le ventre d'où coulait un liquide sombre. Sa blessure semblait grave. Lorsque le Commandant balaya les caves du regard, il aperçut ses hommes gisant tous à terre, grièvement blessés, certains d'entre eux déjà morts.

- Iron Bull, reprit Blackwall, il a réussi à passer le miroir… avant qu'ils ne le referment !

Plusieurs soldats de la garde orlésienne déboulèrent dans les caves et saisirent à bras le corps le Commandant, fers aux poings afin qu'il ne leur échappe pas une nouvelle fois. Blackwall, le regard hagard, le vit se faire emmener tel un vulgaire criminel. Toutefois, Cullen ne chercha pas à s'enfuir, cela n'aurait servi à rien. Toutes ses pensées étaient fixées sur la même idée : il y avait encore un espoir.

Lorsque Lédara reprit connaissance, elle ne put tout de suite distinguer l'endroit où elle se trouvait, la pénombre obscurcissant sa vue. Ses poignets étaient liés devant elle et elle ressentit le froid du lieu au travers de ses pieds restés nus. Elle avait mal dans tout son corps après la lutte acharnée qu'elle avait mené contre ses ravisseurs, mais dans l'état de faiblesse où elle se trouvait elle n'avait pu faire grand-chose.

Elle s'était à peine réveillée et se fut Bull qui lui avait expliqué ce qu'il s'était passé et ce que Cullen avait dû faire. La jeune femme avait approuvé d'un hochement de tête puis s'était redressée avec peine sur son lit lorsque la porte de sa chambre avait éclaté sur ses gonds sous la pression d'une force surhumaine. Tout de suite, Iron Bull était allé au-devant des intrus, saisissant sa lourde hache au passage, mais il fut vite submergé par le nombre de guerriers qunaris qui étaient entrés, aidés par des domestiques. Deux Qunaris s'étaient dirigés droit sur l'Inquisitrice et l'avaient saisie par les bras pour l'obliger à les suivre. Elle s'était débattue comme elle avait pu avec le peu de force dont elle disposait, puis avait habilement dégainé l'une de ses lames et avait blessé un guerrier, éclaboussant le sol de son sang. Ce dernier l'avait alors frappée violemment au visage, l'assommant à moitié, puis l'avait basculée sur son épaule pour la transporter jusqu'à l'éluvian dans les quartiers des domestiques. C'était tout ce dont elle se souvenait.

Une fois habituée à l'obscurité, Lédara aperçut un étrange bracelet qui ceignait son poignet gauche et qui semblait contenir la magie de la marque, sans toutefois la dissiper, ce qui lui causait une vive douleur dans tout son bras gauche et ce jusque dans sa mâchoire. Elle distingua également que les chaînes de ses mains étaient retenues à un piquet planté profondément dans le sol rocailleux couvert de terre humide, et que des torches illuminaient un peu plus loin des parois rocheuses. Elle semblait se trouver dans les profondeurs d'une grotte, mais rien ne ressemblait à la description de ce qu'Iron Bull avait pu voir au-delà de l'éluvian.

En effet, elle se souvenait d'avoir traversé le miroir accompagnée de six guerriers qunaris et d'autant d'elfes aux différents blasons d'Orlaïs, de Férelden et de l'Inquisition qui leur avaient permis de s'introduire facilement dans le palais d'hiver.

Lédara tenta de se mettre assise tant bien que mal et testa la résistance du piquet. Il était fortement ancré dans le sol, impossible de s'en libérer. Le bruit de ses chaînes résonna dans la cavité où elle se trouvait ce qui lui provoqua un frisson d'inquiétude.

Tout à coup, elle entendit des bruits de pas venir à elle. La peur la prit, sans armes elle était vulnérable. Elle distingua une haute silhouette s'approcher d'elle, et dans la panique, l'Ancre propulsa une violente lueur vert pâle qui illumina toute la cavité et au-delà, ce qui permit enfin à la jeune femme d'identifier le lieu où elle se trouvait.

- Vashedan ! Aasgaroth Tor-la ! mugit le Qunari en la saisissant par les cheveux.

Lédara poussa un cri de douleur et la marque s'éteignit. Le guerrier la rejeta en arrière avec force et repartit en maugréant de sombres paroles en Qunlat. Toutefois, cet incident indiqua à la jeune femme qu'elle se trouvait dans un ancien thaig nain, dans les Tréfonds. Comment s'était-elle retrouvée là ? Certainement grâce au réseau d'éluvian qu'utilisaient les Qunaris. Au loin, elle entendit une explosion suivie d'un grondement sourd et la terre se mit à trembler légèrement. Que pouvaient bien faire les Qunaris dans un tel endroit ?

Une nouvelle silhouette, plus petite, s'approcha discrètement de la jeune femme.

- Votre main… murmura l'homme en observant Lédara, vous êtes l'Inquisitrice ?

Lédara plissa les yeux et n'aperçut que les traits d'un homme de la quarantaine qui semblait affaibli par le manque de lumière et d'eau.

- Curieux de trouver un humain dans les Tréfonds, dit-elle alors de sa voix éraillée, mais encore plus lorsqu'il est entouré de Qunaris.

- Je vous en prie, bégaya l'homme en parlant tout bas. Nous n'avons pas beaucoup de temps. Ce que la Viddasala prépare… il faut l'arrêter.

- Qui est cette Viddasala ? l'interrogea Lédara en baissant elle aussi la voix, se souvenant qu'Iron Bull avait également prononcé ce mot sans avoir pu donner d'autres explications.

- C'est une Ben-Hassrath de haut-rang, spécialisée dans la magie. Mais il faut l'en empêcher, que vous soyez au service de Fen-Harel ou pas…

- Attendez, l'interrompit Lédara, pourquoi les Qunaris pensent-ils que l'Inquisition est au service de Fen'Harel ?

- Aucune idée, répondit précipitamment l'étrange homme, c'est la Viddasala qui l'a dit, et les Qunaris lui font entièrement confiance. Des agents de Fen'Harel ont semé la pagaille partout à la Croisée des chemins. Ils ont fait du sabotage, ils ont poussé les esprits à nous attaquer… J'ai supposé que l'Inquisition était leur armée, et que vous étiez venus ici sur l'ordre de Fen'Harel.

Lédara haussa un sourcil, stupéfaite par ce qu'elle venait d'entendre.

- J'ai l'air d'être venue ici de mon plein gré ? et qui êtes-vous au juste ? lui demanda-t-elle.

- Je m'appelle Jerran, Ser Jerran, autrefois, répondit-il précipitamment, son regard apeuré vérifiant si personne ne les observait. J'étais templier à Kirkwall, jusqu'à ce que je rejoigne le Qun.

- Vous êtes donc un Qunari ?

- Kirkwall, c'était… de la folie, le chaos, tenta de se justifier Jerran. Les Qunaris étaient comme l'œil du cylcone. Mon credo, c'est l'ordre et la discipline, protéger les innocents de la magie, mais ce plan de la Viddasala… il est aussi fou que Mérédith au pire de sa forme.

- Et que voulez-vous que j'empêche ? lui demanda-t-elle en fronçant les sourcils.

- Cet endroit est un centre d'extraction et de traitement du lyrium, expliqua-t-il alors. Les Qunaris en ont besoin pour… Est-ce que… vous avez entendu parler des saarebas ?

Lédara hocha la tête en signe d'ignorance.

- Ce sont des mages, déclara-t-il sombrement. Même en tant que templier, je n'ai jamais rien vu de semblable à la puissance des saarebas. Et voilà que la Viddasala leur donne du lyrium. Beaucoup de lyrium. Ça fait partie de quelque chose qu'elle appelle le « Souffle du dragon ».

L'homme poussa un profond soupir, comme s'il se sentait coupable de ce qu'il se passait.

- Les Qunaris voulaient que je leur apprenne tout ce que je savais à propos du lyrium, avoua-t-il enfin. D'où il vient, tout ce qu'il peut faire, comment on s'en sert… J'en savais assez grâce à mon passage dans l'Ordre. Ils en ont découvert plus… Je ne sais pas trop comment. Le Carta, peut-être.

- Les Qunaris ne peuvent pas extraire eux-mêmes le lyrium, répondit Lédara en secouant la tête. Tous ceux qui essaient meurent, à part les nains.

- Au début, les Qunaris mouraient, affirma Jerran. Mais les ouvriers qunaris sont aussi disciplinés que des Apaisés. Ils apprennent vite. Ils ont compris comment faire.

- Et que voulez-vous que je fasse ? répliqua Lédara en brandissant ses chaînes. Je suis prisonnière des Qunaris, seule et sans armes…

Des bruits de pas les interrompirent, faisant déguerpir l'ancien templier de Kirkwall. Lédara tenta de le rattraper, mais elle ne put rien faire étant donné son état et elle se mit à pester contre ce Jerran. Le Qunari qui s'était approché saisit les chaînes de la jeune femme et déverrouilla le mécanisme du piquet, puis tira fortement sur ses liens pour l'obliger à se mettre debout et à le suivre.

A nouveau, un groupe de six guerriers qunaris l'escorta elle ne savait où, marchant longuement sur des chemins rocailleux et sinueux, longeant des précipices et croisant des stations de forage où les Qunari semblaient extraire le lyrium à même la pierre. Régulièrement, on entendait des explosions plus ou moins lointaines qui faisaient trembler l'immense grotte sans fond dans laquelle ils se trouvaient.

Lédara sentit ses pieds s'écorcher au moindre de ses pas alors que les arêtes des rochers sillonnaient sa chair. Toutefois, elle restait sur le qui-vive et observait tout autour d'elle afin de trouver un moyen de s'enfuir. Mais voyant que l'endroit était entièrement occupé par les Qunaris, elle dut se résoudre à suivre ses geôliers sans espoir d'une quelconque échappatoire.

Partout où ils passaient, Lédara remarquait de nombreux barils de Gaatlok. Les Qunaris devaient l'utiliser pour extraire le lyrium sans le toucher, mais cela lui donnait surtout une idée. Comme elle ne savait pas si elle allait pouvoir en réchapper, elle se dit qu'il fallait au moins ralentir les Qunaris d'une quelconque manière. Elle entreprit alors de créer une longue et fine lanière de tissu à partir de sa robe qu'elle enroula autour de ses doigts discrètement. Une fois la bobine suffisamment longue à son goût, elle repéra un stock de barils en contrebas devant lequel ils devaient forcément passer, puis se prépara à mettre à exécution son plan.

Arrivés sur le petit terre-plein où les Qunaris stockaient une partie de leur Gaatlok, Lédara fit exprès de trébucher et glissa discrètement l'extrémité du fil dans le baril sur lequel elle s'était rattrapée. L'un des guerriers la releva avec brutalité et ils reprirent leur route, la jeune femme déroulant son fil à mesure qu'ils s'éloignaient. Il lui fallait maintenant trouver une source de feu afin d'enflammer l'autre extrémité de son fil et, très vite, l'explosion devrait retentir alors qu'elle serait suffisamment éloignée pour tenter une fuite vers elle ne savait où encore.

Par chance, des torches avaient été accrochées le long d'un mur qu'ils allaient bientôt longer, elle n'aurait donc qu'à couper son fil et à l'enflammer discrètement, ce qu'elle fit dès la première torche passée. Les Qunari ne semblèrent pas voir le manège de la jeune femme et continuaient leur route à grandes enjambées, poussant Lédara à aller plus vite malgré les blessures sanguinolentes de ses pieds.

Il fallut plusieurs longues minutes pour qu'un bruit assourdissant retentisse dans toute la grotte et fasse trembler le sol à en perdre l'équilibre. On entendit ensuite des cris rauques et de l'agitation partout dans les couloirs et les chemins des Tréfonds. Les guerriers qunaris qui maintenaient leur prisonnière s'arrêtèrent un instant afin de trouver d'où pouvait provenir l'incident, puis lorsqu'ils virent que plusieurs autres explosions se déclenchaient à la chaîne, ils tirèrent sur les liens de la jeune femme et se mirent à courir. Il fut impossible pour Lédara de profiter de l'agitation pour s'échapper, mais au moins elle aurait mis la pagaille dans les rangs des Qunaris.

Rapidement les guerriers qunaris atteignirent une petite alcôve où se trouvait un éluvian actif qu'ils traversèrent avec leur prisonnière, suivis par d'autres guerriers qui fuyaient les nombreux éboulements créés par les explosions. Tous se retrouvèrent sur la Croisée des chemins, pressant le pas jusqu'à un autre éluvian non loin de là, qu'ils traversèrent également.

Cette fois-ci, ce fut un tout autre décor qui s'offrit à l'Inquisitrice : il faisait nuit noir et de hautes torches illuminaient l'enceinte d'une forteresse massive. Autour d'eux, de nombreux éluvian gisaient au sol, opaques ou détruits, preuves d'une recherche intense dans ce domaine. Le guerrier qui maintenait ses chaînes tira fortement sa prisonnière pour qu'elle avance, le groupe se dirigeant dans le bâtiment principal de la forteresse. Après avoir parcouru de nombreux couloirs et avoir descendu plusieurs étages, ils arrivèrent dans ce que Lédara devina être les geôles du fort et les guerriers la poussèrent dans l'une des cellules les plus isolées, fixant à nouveau ses chaînes à un piquet planté dans le sol. Les Qunaris refermèrent la grille derrière eux et la laissèrent seule dans la pénombre humide et froide.

Lédara poussa un profond soupir. Elle ne pouvait même pas s'adosser à un mur et ne put que s'allonger sur le sol froid et dur pour réfléchir à sa condition. Selon la logique, elle avait dû être emmenée au bastion des Qunaris, là où devait résider la Viddasala le temps de son opération du « Souffle du dragon ». Dans quelle contrée ? Elle ne pouvait le dire. D'après Léliana, l'opération consistait en l'élimination de tous les nobles et dirigeants du Sud en même temps. Mais pourquoi donner du lyrium aux saarebas ? Que dire sur toutes ces recherches faites sur le Voile dans la Croisée des chemins ? Et surtout, pourquoi la Viddasala était-elle persuadée que l'Inquisition travaillait au service de Fen'Harel ? Tout ce qu'elle avait pu voir et apprendre ne faisait que soulever plus de questions pour la jeune femme. De toute manière, à quoi lui servait-il de tenter d'y répondre ? Elle était prise au piège dans un bastion qunari. Elle ferma alors les yeux, abattue, son bras gauche parcouru d'une douleur intense qui l'empêchait d'y voir clair.

Lédara ne sut pas combien de temps elle resta allongée là, dans cette petite cellule sombre à ruminer ses pensées. Elle eut l'impression de somnoler un instant, puis tout à coup deux grands guerriers qunaris vinrent à nouveau la chercher. L'un d'eux saisit ses chaînes et la détacha du piquet pour ensuite la tirer violemment hors de sa cellule, puis ils longèrent le couloir sinistre pour remonter d'un étage. Ses geôliers portaient tous deux des masques qui épousaient la forme de leurs cornes, le premier en ayant une des siennes cassée à la base et l'autre les portant longue et pointue sur les côtés de son crâne, tel un fier taureau. Leur armure était identique à celle du qunari retrouvé dans la remise du palais d'hiver, et tous deux arboraient des tatouages sur leur torse, leurs bras et leur dos.

On emmena ainsi la prisonnière jusqu'à une grande salle ressemblant à une arène de combat, puis on l'attacha à nouveau à ces fameux piquets plantés profondément dans le sol, obligeant la jeune femme à s'agenouiller. Ses deux gardes se postèrent derrière elle, face à une tribune où se trouvait une femme qunari de grande stature, vêtue d'une étoffe qui cachait élégamment sa poitrine et d'un pagne qui ceignait ses hanches larges. Par-dessus ces tissus se trouvaient des morceaux de plaques de métal bleuté lui servant certainement d'armure, et ses cornes, plus petites mais intactes, étaient ornées de fines cordelettes pourpres qui retenaient des amulettes en or massif. Les traits de son visage étaient durs, et la couleur de sa peau, d'un marbre sombre, intensifiait son aura d'autorité.

- Survivante de la Brèche, porteuse du changement, dit la femme qunari d'une voix grave.

- Vous devez être la Viddasala, je présume, répondit Lédara avec désinvolture.

La Viddasala ne répondit pas à l'interruption de la jeune femme mais lui jeta un regard courroucé.

- Une fois votre mission accomplie à la Brèche, reprit la Qunari, il fut étonnant d'apprendre que votre peuple vous avait laissée en liberté. Votre travail est terminé, Inquisitrice. Il est temps de mettre fin à votre magie.

Lédara redouta le pire dans les paroles de la Viddasala.

- Nous pouvons encore parler avant de passer aux actes, répondit-elle.

- Ne faites pas comme si vous ne voyiez pas ce que vous avez commencé, gronda la Viddasala. J'en ai connu des catastrophes, mais ce chaos dans le Sud dépasse l'entendement. Le Qun a laissé votre peuple manier sa propre magie. Et vous avez prouvé à maintes reprises que vous n'en étiez pas dignes.

- C'est donc cela le but du Souffle du dragon ? l'interrogea Lédara. Assassiner nos chefs d'Etat pour contrôler notre magie ?

- Pensez-vous que tout a été résolu en refermant la Brèche ? cingla la Qunari. Que cela n'a pas eu d'autres conséquences ? Le jour où nous avons vu la Brèche, le Qun a pris une décision : celle d'évincer vos dirigeants et d'épargner les besogneux. Cet agent de Fen'Harel a tout gâché. Des vies qui devraient être épargnées ont payé pour lui !

Lédara ne comprit toujours pas pourquoi les Qunaris étaient persuadés que l'Inquisition travaillait avec Fen'Harel.

- Qui est cet agent ? demanda-t-elle alors. Qu'est-ce qui vous fait croire qu'il travaille pour l'Inquisition ?

La Viddasala garda le silence, foudroyant la jeune femme du regard, persuadée que l'Inquisitrice se jouait d'elle.

- Tuez l'Inquisitrice, ordonna-t-elle d'un geste de la main.

Lédara vit la Viddasala se lever et partir, tandis que ses deux geôliers la saisissaient à nouveau par ses chaînes et l'emmenèrent en dehors de l'arène pour retourner dans les sous-sols, jusque dans une petite salle à l'odeur nauséabonde où trônait un billot.

Le Qunari qui la maintenait fermement par ses liens l'obligea brutalement à s'agenouiller face au billot à côté de celui-ci siégeait un panier d'osier très simple, ainsi qu'une bassine vide, pleine de taches antérieures. Le guerrier, imposant, appuya de sa large paume sur le dos de la jeune femme pour qu'elle dépose sa tête sur le rebord du bout de bois à maintes fois entaillé, puis il dégaina sa lourde hache qu'il portait jusque-là dans son dos. Il l'essuya, vérifia son affûtage, tandis que le deuxième guerrier restait posté de l'autre côté de la jeune femme si jamais elle cherchait à s'enfuir.

Le Qunari, fin prêt, leva sa hache Lédara inspira profondément et attendit le coup qui mettrait fin à sa vie. Elle sentit l'air se fendre au-dessus d'elle, puis un craquement sourd retentit.