Chapitre 40 L'agent de Fen'Harel

Les yeux fermés, retenant sa respiration, Lédara attendait le coup fatal qui ne vint pas. Pourtant, elle avait bien entendu l'air siffler au-dessus de sa tête, puis un craquement sourd tout près d'elle, mais elle n'avait rien ressenti. Elle rouvrit les yeux et aperçut les jambes du deuxième Qunari vaciller légèrement, puis son corps tout entier s'effondrer sur lui-même. Son épaule gauche avait été sectionnée au niveau de l'artère principale, le tuant sur le coup.

Lédara se releva prestement tout en s'éloignant de quelques pas de son bourreau et lui jeta un regard décontenancé, cherchant à comprendre ce qu'il venait de se passer.

- Ça va, Chef ? dit le Qunari dont la voix était légèrement étouffée par son masque tribal.

- Bull ? l'interrogea Lédara sans certitude.

Le Qunari souleva alors son masque et fit un clin de l'unique œil qu'il possédait, confirmant son identité à la jeune femme. Elle sauta alors à son cou, folle de joie de le trouver à ses côtés.

- On est tous seuls, dit-il avec le plus grand sérieux après l'effusion des retrouvailles. On va devoir se faire extrêmement discrets.

- Où sommes-nous ? demanda Lédara tandis que son ami lui ôtait les chaînes de ses poignets.

- Au Darvaarad, l'une des plus grandes forteresses qunaris, à la périphérie de Qunandar.

- C'est la capitale de Par Vollen ! s'exclama Lédara interloquée.

- Notre seule chance de nous en sortir, continua Iron Bull, c'est de repasser par le miroir.

Pendant ce temps, le Qunari avait ramassé un vieux sac de jute qu'il aspergea du sang du guerrier mort, puis l'ouvrit en grand aux pieds de la jeune femme.

- Vous allez passer pour morte, expliqua alors Iron Bull, je vous transporterai dans ce sac jusqu'au lac au pied de la forêt qui borde l'enceinte. Nous devrons passer par les égouts afin de ne pas éveiller les soupçons. De là, on avisera.

Lédara acquiesça d'un signe de tête. Bull sortit une clef qu'il dirigea vers l'étrange bracelet de la jeune femme, mais celle-ci l'empêcha de le lui retirer malgré l'intense douleur qui la tenaillait jusqu'au cœur.

- Plus tard, expliqua-t-elle, il contient la magie de l'Ancre. Si nous voulons passer inaperçu, il vaut mieux que je le garde encore un peu.

Bull hocha de la tête et rangea la petite clef. Lédara se glissa dans la toile de jute que le Qunari referma au-dessus de sa tête à l'aide d'une large corde. L'odeur de sang y était intense, mais c'était la seule solution pour que les deux compagnons passent inaperçus dans cette place forte ennemie. Dès lors aveugle, Lédara sentit son compagnon la soulever de terre et la poser sur son épaule, la tête renversée dans son dos.

- Pas trop inconfortable ? lui demanda-t-il.

- Ça va, répondit-elle le souffle un peu court.

- Essayez de ne plus bouger à partir de maintenant.

Le Qunari se mit en marche. Elle entendait ses pas lourds sur le sol, réguliers et calmes elle se détendit, relâchant ses muscles afin de suivre ses mouvements, sa poitrine battant le dos musculeux d'Iron Bull au rythme de sa démarche. Lorsqu'elle entendait des voix rauques parler en Qunlat, son cœur battait plus fort, la peur d'être découverte lui montait alors à la gorge. Puis les voix s'éloignaient, les deux compagnons se retrouvaient à nouveau seuls dans un couloir. Elle écoutait chaque bruit, chaque son qui lui provenait, ne pouvant voir où ils se trouvaient. Ils firent un arrêt. Puis deux. Des bruits de cuir et de tissus qu'on enroule, un sac que l'on referme. Un bruit de porte. Une interpellation. En Qunlat. Iron Bull y répondit avec la plus grande tranquillité, plaisanta même avec le guerrier, puis s'éloigna avec son paquet.

Lédara ne sut pas combien de temps il leur fallut pour atteindre les égouts, mais l'odeur de sang lui montait à la tête ce qui l'obligea à réprimer de violentes nausées. Ce fut lorsqu'elle entendit des clapotis d'eau résonnant tout autour d'eux qu'elle sut qu'ils avaient réussi à atteindre les égouts et qu'il ne leur restait plus beaucoup de chemin jusqu'au lieu que lui avait décrit Iron Bull.

La jeune femme sentit enfin le contact du sol, le Qunari déposant le gros sac de jute le plus délicatement possible devant lui avant de l'ouvrir en grand. Lédara cligna des yeux, agressée par la luminosité blanche du jour, puis découvrit les abords d'une rivière bordée d'arbres touffus qui les cachaient à la vue de tous et qui se jetait un peu plus loin dans un immense lac. Elle sortit à quatre pattes du sac, la tête lui tournant de plus en plus, puis elle se précipita au-dessus de l'eau pour vomir. Iron Bull lui tapota le dos et lui tendit un petit bout de tissu propre une fois que ses nausées furent passées.

Iron Bull lui retira ensuite le bracelet qui retenait la magie de l'Ancre. Lédara eut cependant du mal à la contenir elle-même car elle avait cette horrible sensation que toute l'énergie contenue s'était accumulée dans son bras et qu'elle ne cherchait qu'à sortir de l'Ancre d'une manière ou d'une autre. Lédara inspira profondément et ferma les yeux pour mieux se concentrer.

- Ça va aller ? demanda Bull inquiet.

Lédara hocha simplement de la tête pour le rassurer.

- On va attendre la tombée de la nuit, reprit Bull. Vous devriez vous reposer.

Bull fit alors de son mieux pour installer une petite couche de fortune au pied d'un grand arbre et obligea la jeune femme à s'y allonger. A peine fut-elle couchée qu'elle sombra dans le sommeil.

Le Qunari s'installa contre le large tronc aux côtés de la jeune femme et poussa un profond soupir. Sa course pour récupérer l'Inquisitrice avait été éreintante, et se retrouver à nouveau dans son pays, dans des lieux qu'il connaissait bien, l'avait remué plus qu'il ne l'aurait voulu. Il observa les abords de la rivière qui confluait dans le grand lac, gris ce jour-là. De l'autre côté, à moins d'une cinquantaine de kilomètres, se trouvait Qunandar, la capitale de Par Vollen. Cette pensée même fit ressurgir en lui un flot de souvenirs de son enfance, de sa formation de Ben-Hassrath, de son séjour sur l'île de Séhéron et de son départ pour le Sud. Il aurait souhaité oublier tout cela depuis son bannissement du Qun.

Iron Bull regarda à nouveau du côté de Lédara qui dormait paisiblement. Il ne regrettait en aucune façon ce qu'il avait pu faire après avoir rejoint l'Inquisition. Il en était même venu à apprécier sa vie de Tal-Vashoff. Sa troupe de mercenaires lui était fidèle et ils formaient une grande famille soudée.

Balayant toutes ces pensées qui tournoyaient dans sa tête, il entreprit de dessiner un schéma de la forteresse sur le sol terreux afin d'établir un plan solide pour leur fuite. La nuit tombait lentement et il alluma un petit feu de camp discret qu'il recouvrit d'un parapet afin de l'occulter malgré le couvert qu'offraient les arbres touffus, puis se mit à pêcher ce qu'il trouvait comme poisson dans le petit cours d'eau.

Lédara se réveilla enfin de sa longue sieste et remarqua la tombée de la nuit et le petit campement qu'avait installé Iron Bull. Elle s'assit auprès du feu, réchauffant ses mains refroidies par la fraîcheur du soir.

- Tenez, mangez ça, lui dit Bull en lui tendant une broche sur laquelle il avait fait griller une petite truite saumonée.

Lédara ne se fit pas prier et mangea le petit repas de fortune préparé par le Qunari.

- J'ai profité de notre parcours pour faire un repérage, reprit Bull en montrant le dessin dans la terre. On ne pourra pas utiliser la même ruse, la forteresse grouille de guerriers.

- Avez-vous une idée ? lui demanda Lédara.

- Oui, mais c'est risqué.

Iron Bull posa alors devant lui un sac de toile que Lédara n'avait pas remarqué jusque-là, l'ouvrit et en sortit ce qui sembla être une tenue typique des guerriers qunaris, accompagné d'un arc et d'un carquois rempli de flèches.

- On va faire de vous une aqun-athlok, une guerrière qunari d'origine étrangère, dit-il fièrement.

- Vous êtes sûr que cela marchera ? demanda encore Lédara en terminant de décortiquer son poisson.

- Je vous ai dit que c'était risqué, répondit Bull. Nous profiterons de la nuit pour pénétrer dans le Darvaarad. Allez, enlevez votre robe maintenant, que je l'enterre avec le sac.

Bull avait creusé un trou dans lequel il avait déjà déposé le sac ensanglanté. Résignée, la jeune femme prit le tas d'habits de tissu et de cuir au sol et s'éloigna de quelques pas dans l'ombre des arbres afin de se changer discrètement.

Sa robe était en lambeau, entre sa lutte contre ses ravisseurs et son passage dans les Tréfonds, il ne restait que quelques pièces de tissus retenues par des coutures parfois ballantes. Elle en retira le long manteau qui lui maintenait un peu chaud et délaça son bustier déjà lâche. Une fois nue, il lui fallut plus de temps qu'elle ne l'aurait pensé pour revêtir la tenue qunari, ne comprenant pas tout de suite comment nouer le haut jusqu'à ce qu'elle se rende compte qu'il était quasiment identique à celui qu'elle avait vu sur la Viddasala, sans les plaques de métal.

Lorsqu'elle revint auprès d'Iron Bull, celui-ci eut un petit temps d'arrêt et la fixa intensément du regard. L'Inquisitrice s'était métamorphosée en une guerrière qunari, les tissus rouge couvrant sa poitrine et ses hanches surmontés d'un habit de cuir qui dévoilait son ventre et ses longues jambes claires, et ses cheveux relâchés dans son dos en une longue tignasse indisciplinée.

- C'est pas mal, déjà, dit Bull en souriant. Venez par-là, que je vous aide à couvrir votre marque.

En effet, ses bras nus laissaient au grand jour l'Ancre brillante qui remontait le long de son bras gauche. Le Qunari entreprit d'abord de rebander la main de Lédara de manière à cacher parfaitement la marque, puis il remonta plus succinctement le long de son poignet et de son bras pour terminer au niveau de son coude avec une couche plus épaisse de tissu. Il lui tendit ensuite une brassière qui recouvrit son avant-bras et le dos de sa main, se terminant en un gant dédié aux archers qui ne couvrait que trois de ses doigts. A son autre bras, elle revêtit une brassière simple afin de protéger l'intérieur de son bras de la corde de l'arc.

Iron Bull s'occupa ensuite des plaies que la jeune femme avait aux pieds, les nettoyant à l'eau fraîche de la rivière et les enveloppant à la manière des elfes dalatiens afin qu'elle puisse à nouveau marcher décemment. Il lui donna ensuite de petits chaussons en cuir souple qui venaient terminer la tenue de l'Inquisitrice. Toutefois, le Qunari ne s'arrêta pas là : il cueillit une large et épaisse feuille d'un arbuste à ses côtés et y versa le contenu d'un petit sachet de peau. C'était une poudre vermillon qu'il recouvrit d'eau puis mélangea à l'aide d'une petite branche pour en faire une pâte souple et lisse.

- Qu'est-ce que c'est ? demanda Lédara.

- De quoi vous faire des tatouages de guerre, répondit Iron Bull. Les femmes qui intègrent l'armée ne peuvent pas porter de masque comme les hommes, mais elles se peignent le visage et le corps. Les hommes le font aussi, mais la plupart se font graver la peau pour prouver leur virilité.

- Comme vous ? demanda-t-elle en désignant du regard les tatouages du Qunari.

Un sourire se dessina sur le coin de la bouche d'Iron Bull, puis il saisit la jambe droite de la jeune femme qu'il posa sur ses genoux et entreprit de dessiner des formes géométriques qui remontaient jusqu'au haut de sa cuisse.

- Et que signifient-ils ? l'interrogea-t-elle.

Bull souleva alors ses deux avant-bras couverts de bandes noires entrecoupées :

- Ceux-ci apportent force et puissance physique, expliqua-t-il. Et quand ils remontent jusqu'aux épaules, comme les miens, cela signifie qu'on a bravé toutes nos peurs. Sur mon torse, là, c'est gage de sérénité. Celui dans mon dos traduit les obstacles desquels je suis sorti.

Une fois la première jambe couverte de taches et de lignes rouges vives, le Qunari traça de nouveaux motifs sur son autre jambe, puis demanda à sa compagne de fortune de s'allonger sur le dos. Lédara lui obéit et celui-ci se mit à dessiner sur son ventre et ses côtes des formes isométriques. Lorsqu'il s'attaqua aux épaules et au cou de la jeune femme, il eut un temps d'arrêt, une ombre traversant son œil visible.

- Que se passe-t-il ? murmura Lédara qui était à nouveau assise en face de lui, son visage tout près du sien.

- Rien, marmonna Iron Bull, vous me rappelez quelqu'un, c'est tout…

- Qui ?

Iron Bull garda d'abord le silence, son regard se perdant sur l'horizon du lac où ses souvenirs affluaient.

- Serasan, dit-il enfin. C'était… On avait été formés ensemble chez les Ben-Hassrath. Un jour, vous m'avez demandé si je n'avais jamais aimé quelqu'un corps et âme… Elle était ma kadan, elle était tout pour moi.

Lédara resta silencieuse, le regard brillant.

- La première fois que je vous ai vue, vous me l'avez tout de suite rappelée, continua-t-il. Cet air un peu sauvage, une tête brûlée avec une force incroyable. Sauf que vous n'avez pas les cornes qu'elle avait… sublimes, fines et élancées. Elle les mettait en valeur avec ses longs cheveux noirs qu'elle arrangeait en petites tresses et en emmêlant certaines mèches et les décorant de petits bijoux de bronze et d'argent.

- Où est-elle maintenant ? demanda la Marchéenne.

Le regard d'Iron Bull, qui s'était illuminé aux souvenirs de la belle Qunari, s'assombrit à nouveau.

- Elle est morte, dit-il avec rancœur. Nous avions tous deux été envoyés à Séhéron. Un guet-apens dans une forêt aux abords d'un village…

- Je suis désolée, murmura Lédara.

- Pour ça que j'ai demandé aux rééducateurs de me retaper, expliqua-t-il encore. J'avais plus goût à rien après ça.

Lédara ne savait quoi dire, partageant la peine de son compagnon. Elle lui saisit simplement sa main libre dans les siennes. Elle ne l'avait jamais vu aussi abattu et triste qu'à ce moment-là.

- Au Darvaarad, dit-il soudain, lorsque vous étiez sur le billot, vous sembliez si calme. Vous n'avez rien fait pour tenter de fuir.

- Je crois que… j'avais accepté de mourir, dit-elle en fronçant les sourcils. Il ne me servait à rien de fuir dans une forteresse pleine d'ennemis qui voulaient ma mort.

- Même dans les pires situations, je vous ai vue vous débattre et lutter, reprit Iron Bull. Là, non, rien !

- Je suis condamnée de toute manière, Bull, répondit-elle en retirant ses mains de la sienne. Vous le savez.

Iron Bull poussa un profond soupir.

- N'abandonnez pas, marmonna-t-il enfin, promettez-le moi…

La jeune femme plongea son regard dans celui du Qunari qui brillait d'émotion, puis hocha de la tête.

- Je vous le promets.

Bull la prit alors dans ses bras et la serra fort contre lui. Ce fut à ce moment que Lédara prit conscience de la puissance de leur amitié et à quel point elle comptait pour lui et vice versa. Il la relâcha aussi soudainement qu'il l'avait étreinte et reprit ses dessins sur la peau de la jeune femme.

Son travail terminé, il admira son œuvre, satisfait. L'Inquisitrice était méconnaissable sous l'attirail qunari et les peintures de guerre qui recouvraient tout son corps.

- Bon, dit Bull avec entrain, il n'y a plus qu'à aller se fourrer dans la gueule du loup maintenant.

Ils se levèrent tous deux, lui ramassant sa hache et remettant son masque sur son visage, elle harnachant le carquois dans son dos et prenant l'arc entre ses mains pour le passer par-dessus son épaule, prête à suivre son compagnon.

La nuit était avancée ce qui leur permit de se faufiler discrètement à l'intérieur de la forteresse par les égouts sans se faire repérer. Une fois à l'intérieur, ils se fondirent parmi les autres guerriers, la jeune femme suivant de très près Iron Bull. On ne leur prêta guère attention, les saluant parfois d'un signe de tête, qu'ils rendaient brièvement. Les deux compagnons pénétrèrent les sous-sols de la forteresse, passage obligé pour rejoindre l'éluvian qui se trouvait de l'autre côté dans la cour intérieur du Darvaarad, puis furent soudain arrêté par un grondement sourd tout près d'eux. Ils se regardèrent, la même vision leur traversant tous deux l'esprit.

- Le dragon est ici, chuchota Lédara lorsqu'ils furent seuls dans un couloir.

- Raison de plus pour ne pas traîner, répondit Bull dans un grognement rauque.

Toutefois, Lédara s'arrêta au milieu du couloir ce qui obligea le Qunari à rebrousser chemin pour garder la jeune femme à sa portée.

- Que faites-vous ? dit-il entre ses dents. Il ne faut pas rester là !

- La Viddasala est-elle toujours dans la forteresse ? demanda Lédara.

- Oui, on a croisé ses plus proches sbires tout à l'heure.

- Et si nous nous occupions d'elle et de cette forteresse… ? suggéra Lédara.

Bull lui jeta un regard interrogateur, même s'il devinait l'idée que formulait la jeune femme.

- Mais oui, insista-t-elle, notre plan de rejoindre l'éluvian est trop risqué dans l'état actuel des choses. Ils vont tout de suite se douter de quelque chose dès lors que nous nous approcherons du miroir. Alors que si…

- Et si on se fait prendre ? l'interrompit Bull.

- Ils auront suffisamment à faire avec un dragon en liberté dans leur base pour se préoccuper de nous.

Iron Bull réfléchit quelques instants le plan de la Marchéenne semblait fou, mais il augmentait en effet leurs chances de s'enfuir. Il hocha finalement de la tête.

- Si les Qunaris gardent un dragon ici, ce doit être dans le donjon, juste à côté, dit-il en désignant une bifurcation un peu plus loin devant eux.

Ils parcoururent les longs couloirs de pierre de la forteresse, les grondements avaient cessé et ce qui rendit le lieu d'autant plus inquiétant dans ce silence soudain. Fort heureusement, ils ne croisèrent aucun autre guerrier car leur présence dans ces lieux aurait pu éveiller immédiatement les soupçons des Qunaris.

Les deux compagnons arrivèrent enfin devant les lourds battants d'une porte. Ils pénétrèrent avec précaution à l'intérieur d'une vaste pièce qui pouvait contenir une cathédrale à elle seule. Etonnamment lumineuse grâce à un immense grillage au fond de la pièce donnant sur le bas de la cour intérieure de la forteresse, l'on pouvait distinguer les différents étages qui permettaient l'accès à cette salle qui contenait, en son centre, une masse vert sombre enroulée sur elle-même qui se soulevait et s'abaissait à un rythme régulier. Une longue chaine semblait le retenir par le cou au sol, l'empêchant de se relever de toute sa hauteur.

C'était un dragon de taille moyenne dont l'envergure ne devait pas dépasser les dix mètres. Sa peau écailleuse était d'un vert sombre aux reflets d'émeraude et sa tête était ornée d'un éventail de cornes courtes qui encadraient le haut de sa nuque, se prolongeant en une longue dorsale jusqu'à la base de ses ailes nues et lacérées. La créature paraissait avoir subi de multiples tortures au vu des nombreuses écailles perdues et aux différentes plaies plus ou moins profondes qu'elle arborait sur l'ensemble de son corps. Elle semblait également avoir été affamée de par la saillance de ses os et ses muscles s'atrophiaient lentement par manque d'exercice.

- La grille doit pouvoir s'ouvrir, chuchota Iron Bull en montrant du doigt le fond de la pièce.

- Trouvez le mécanisme, pendant ce temps, j'irai détacher le dragon, ordonna Lédara qui reprenait de l'assurance.

Bull se dirigea vers le fond de la salle alors que la Marchéenne s'avançait lentement vers le centre, son cœur battant à en rompre sa poitrine. Elle contourna l'immense masse recroquevillée sur elle-même jusqu'à trouver sa lourde tête qui reposait sur ses pattes avants croisées. Elle s'approcha encore un peu et distingua le mécanisme d'ouverture du collier qui enserrait le cou de la créature affaiblie. Lédara prit une profonde inspiration avant de s'avancer encore un peu, allant jusqu'à effleurer le long museau du dragon.

Tout à coup, un cri rauque retentit du haut de la grande salle. C'était un guerrier qunari qui interpelait les deux intrus. Lédara tourna vivement la tête de son côté et vit le guerrier courir pour donner l'alerte tandis que le dragon se réveillait, posant ses grands yeux jaunes et vitreux sur la jeune femme. Celle-ci se tourna lentement face au dragon et n'osa plus faire un seul geste brusque, puis observa la bête avec effroi. Le dragon souleva sa tête, se dressa sur ses quatre pattes griffues et poussa un long grognement assourdissant.

Lédara resta figée sur place, ses yeux fixés sur ceux de la créature, puis tendit lentement ses bras à hauteur de ses hanches comme pour lui signifier qu'elle ne lui voulait aucun mal. Elle tremblait de la tête au pied, mais tint bon face au monstre. Ce dernier, contre toute attente, abaissa son museau et se mit à renifler la jeune femme qui déposa alors ses mains sur la peau rugueuse et humide de sa truffe.

Pendant ce temps, une vingtaine de guerriers encerclèrent le dragon, armés de lances et de lourdes haches, criant des ordres en Qunlat. Lédara ne put voir si Iron Bull avait pu rejoindre le mécanisme de la grille, mais pria intérieurement que ce fut le cas, car elle s'avança encore pour atteindre le collier du dragon. Ce dernier abaissa encore sa tête, comme s'il comprenait l'intention de la jeune femme. Mais elle n'eut pas le temps de débloquer le mécanisme que le dragon se redressa de toute la hauteur dont il était capable tandis que les lanciers qunaris l'attaquaient de toutes parts. Lédara tomba à terre, déséquilibrée, mais ne quitta pas le giron de la bête, étant pour l'instant plus en sécurité avec elle qu'en dehors parmi les qunaris. Le dragon poussa un rugissement rauque avant de cracher un feu meurtrier sur ses assaillants. Ses ailes tentèrent de se déployer, mais il était à l'étroit, il se débattit et frappa le sol de ses lourdes pattes pour éloigner ses geôliers, protégeant du même coup la jeune femme.

Lédara aperçut soudain la grille se soulever lentement. Il fallait qu'elle agisse vite avant qu'il n'arrive quelque chose à son compagnon. Elle tenta le tout pour le tout et attira l'attention du dragon sur elle, tirant sur sa chaine pour lui signifier de s'abaisser vers elle. Le dragon donna un violent coup de patte arrière qui balaya cinq des guerriers ayant survécus aux flammes et coucha sa tête et son cou sur le sol devant la jeune femme. Lédara se précipita sur le collier et retira le pivot qui retenait ses chaînes. Le lourd collier de fer glissa au sol dans un fracas assourdissant, puis le dragon se redressa de toute sa hauteur, poussant un hurlement strident. La panique gagna les rangs qunaris qui furent tous happés par les flammes du dragon, tandis que Lédara courait se mettre à l'abri près de la grande grille.

Une fois cette dernière tout à fait relevée, Iron Bull rejoignit en courant la jeune femme et tous deux se glissèrent à l'extérieur pour fuir le brasier qu'était devenu le donjon. Le dragon ne tarda pas à les rejoindre, s'envolant dans le ciel nocturne parsemé de nuages. Toutefois, la créature ne prit pas la fuite mais sembla vouloir se venger des tortures endurées. Le dragon tournoya longtemps au-dessus de la forteresse et plongea sur ses victimes et pour les dévorer de faim ou les carboniser à loisir.

Lédara et Iron Bull coururent le long de la cour intérieure, se mêlant aux autres Qunaris grâce au vent de panique qui avait gagné toute le Darvaarad. Ils n'avaient plus qu'à se diriger vers l'éluvian qui les ramènerait au palais d'hiver, mais la Marchéenne s'arrêta net lorsqu'elle aperçut la Viddasala qui s'enfuyait avec une cinquantaine de ses hommes en direction d'un autre miroir.

- La Viddasala, elle s'échappe ! s'écria-t-elle.

- On doit partir maintenant ! hurla Iron Bull en agrippant le bras de la jeune femme.

- Non ! répliqua Lédara. On doit l'arrêter ! Si nous partons maintenant, nous ne saurons pas où elle se sera réfugiée !

Sur ce, l'Inquisitrice n'attendit pas la réponse de son compagnon et partit rejoindre les fuyards. Iron Bull n'eut d'autres choix que de la suivre. Toutefois, dans la cohue créée par la libération du dragon, les guerriers qunaris ne distinguèrent pas les deux intrus qui évoluaient parmi eux et les prirent pour deux des leurs. Les deux compagnons se fondirent donc dans la masse et suivirent les derniers guerriers qui passaient l'éluvian sous la surveillance de la Viddasala.

Tout à coup, Lédara ne put réprimer un cri de douleur. La magie de l'Ancre qu'elle contenait depuis trop longtemps s'échappait malgré elle de sa main, brisant ainsi leur couverture.

- Parshaara ! cria la Viddasala à ses hommes qui traversaient le miroir.

Les quelques Qunaris qui restaient se retournèrent et pointèrent leurs armes sur les deux intrus. La Viddasala toisa du regard la jeune femme crispée de douleur, des étincelles jaillissant de sa paume et de son bras couverts.

- Inquisitrice, dit la Qunari d'un air de mépris, il ne vous reste que si peu de temps dans votre répit. Ouvrez donc enfin les yeux. La magie elfique a déjà déchiré le ciel. Si les agents de Fen'Harel continuent, vous finirez aussi par briser le monde.

- L'Inquisition n'a rien à voir avec ces agents ! s'écria Lédara éperdue, contrôlant à grand peine l'intensité de l'Ancre.

- Allons, Inquisitrice, lui répondit la Viddasala avec condescendance. Je suis les yeux et les oreilles des Qunaris. Vous croyez vraiment pouvoir me tromper ? La marque sur votre main vous aurait tuée, sans l'aide de l'un de leurs agents principaux. L'agent qui vous a aidée à refermer la Brèche, qui vous a guidée jusqu'à Fort Céleste, qui a donné l'orbe à Corypheus et qui a fondé l'Inquisition. Solas, agent de Fen'Harel.

Lédara fixa du regard la Viddasala sans comprendre.

- Solas… murmura-t-elle.

Ses soupçons, qu'elle ne voulait pas reconnaître, se confirmaient dans les dires de la Viddasala.

- Vous l'ignoriez ? s'étonna la Qunari. Nous vous prenions pour ses alliés. Solas nous a tous piégé alors. C'est lui qui a poussé ce Qunari à l'agonie dans le palais d'hiver, pour vous inciter à nous arrêter. Sans lui, nous aurions pu conduire le Sud vers la paix et la sagesse, en douceur. Mais à présent, nous allons devoir employer la force.

Un nouveau sursaut de douleur traversa le bras de l'Inquisitrice ce qui la fit tomber à genoux.

- Panahedan, ordonna la Qunari, ses guerriers abaissèrent alors leurs armes et traversèrent le miroir. Si cela peut vous consoler, Solas ne vous survivra pas longtemps.

La Viddasala traversa à son tour l'éluvian qui resta actif. Iron Bull s'agenouilla aux côtés de la jeune femme afin de l'aider à se relever.

- Venez, il faut partir, dit-il avec sagesse.

- Non, rétorqua Lédara d'un ton catégorique. Il faut qu'on rattrape Solas avant la Viddasala.

- C'est du suicide, Chef !

- Bull, je vous en prie ! Je dois savoir pourquoi… avant de mourir.

Le Qunari baissa la tête, vaincu.

- En même temps, vous avez réussi à apprivoiser un dragon, marmonna-t-il, alors s'il y a bien quelqu'un qui peut survivre à cette course-poursuite, c'est vous.

- Merci, Bull, dit-elle en posant sa main sur l'épaule de son ami.

Iron Bull souleva la jeune femme pour la remettre sur pieds et tous deux traversèrent l'éluvian qu'avaient emprunté la Viddasala et ses hommes, ne sachant pas ce qu'ils allaient trouver de l'autre côté.

Cela devait faire plus d'un jour que Cullen contemplait les murs de sa cellule, dans les prisons d'Halamshiral, le regard sombre à ressasser ses pensées noires dans son esprit. Il bouillonnait de rage à se retrouver dans cette situation. Tout ce temps perdu au lieu de partir à la recherche de Lédara, il en était malade. Sûrement que Joséphine faisait son possible pour le sortir de là, mais il espérait également qu'on s'occupait de Blackwall. Il avait été grièvement blessé et avait tout tenté pour protéger l'Inquisitrice. Toutefois, il ne pouvait s'empêcher de penser à Lédara : où pouvait-elle être ? Que les Qunaris lui avaient-ils fait ? Iron Bull avait-il pu la retrouver ?

L'humidité transpirait entre les pierres des geôles, glissant le long des murs et suintant du plafond, les gouttelettes tombaientalors en écho dans de petites flaques sombres et martelaient la tête du prisonnier de l'Empereur. La froideur des pierres engourdissait les muscles de ses jambes et de son dos, mais il s'en fichait. Tout son corps était tendu, ses muscles se crispaient au moindre bruit nouveau dans l'attente interminable qu'il subissait.

Soudain, des bruits de pas résonnèrent dans les escaliers au bout du couloir. Cullen se leva d'un bond et s'appuya contre les barreaux de sa cellule. Il aperçut alors la Divine Victoria qui s'approchait, escortée par deux Chercheurs de la Vérité et guidée par le chef de la garde orlésienne.

- Cassandra ! s'écria-t-il d'une voix rauque. Vous devez partir à la recherche de Lédara immédiatement. Proclamez une marche exaltée contre les Qunaris, leur démarche le justifie, et je suis prêt à conduire les Chercheurs sous votre bannière… mais faites-moi sortir d'ici, je ne tiendrai pas une minute de plus à ne rien faire !

Tandis que le Commandant exposait son plan longuement réfléchi, la Divine avait ordonné d'un signe de tête qu'on ouvre la cellule et qu'on libère le prisonnier. Une fois la grille ouverte, Cullen se tut, presque étonné que cela soit aussi facile.

- C'est déjà fait, Cullen, répondit Cassandra. Tous les Chercheurs à disposition ont été rassemblés au palais d'hiver, ainsi que les meilleurs berruiers de l'Empereur Gaspard. J'ai proclamé la marche exaltée, nous partons sur-le-champ.

Cullen sortit immédiatement de sa cellule, serrant la main de Cassandra avec chaleur, avant de se diriger vers la sortie en sa compagnie.

- Comment va Blackwall ? demanda-t-il tout de suite.

- Il est mal en point, répondit gravement la Divine.

- Des nouvelles d'Iron Bull ? continua-t-il en remontant les escaliers.

- Aucune.

- Combien de Chercheurs avons-nous à disposition ?

- Dix, répondit Cassandra, mais les dix meilleurs. Par contre, il faut que je vous dise que j'ai pu vous libérer sous condition que l'Empereur parte avec nous. Il ne vous relâche pas vraiment…

- Cela m'est égal, grogna l'ancien templier.

Ils rejoignirent le palais d'hiver tout en discutant du plan qu'avait établi Cassandra pour la mission de sauvetage qu'ils s'étaient donnés, jusqu'à arriver dans l'aile des invités où elle prit congé du Commandant de l'Inquisition pour elle-même se préparer au départ.

Il n'y avait pas de temps à perdre, en à peine plus d'une heure, tous étaient réunis devant l'éluvian des caves. L'Empereur Gaspard donnait ses dernières consignes à ses berruiers, au nombre de trente, et lorsqu'il aperçut Cullen dans son armure de Seigneur Chercheur, il ne put s'abstenir de lui toucher un mot. Il s'approcha du Féreldien et lui glissa tout bas :

- Vous savez que vous ne devez votre liberté qu'à la Divine Victoria… Si cela ne tenait qu'à moi, vous croupiriez au fond de ma prison en attendant votre exécution.

Cullen ne lui répondit pas, serrant les dents pour garder son calme et feignit de l'ignorer.

Lorsque la Divine Victoria se présenta devant les soldats, tous se turent en attente de ses ordres. Elle arborait une armure de plaque neuve aux couleurs et aux armoiries de la Chantrie gravées sur son plastron et brodées sur les longs pans de sa ceinture de tissu, et portait un bouclier rappelant la forme de ceux des templiers, un long rectangle incurvé aux mêmes symboles.

- Comme convenu, les hommes d'Iron Bull nous serviront de guides dans la Croisée des chemins, déclara Cassandra en désignant le petit groupe hétéroclite en marge des soldats orlésiens et des Chercheurs.

Cullen sortit une chaîne discrète en or qu'il portait autour de son cou au bout de laquelle était suspendu un petit médaillon rouge sang. La lueur était encore vive, même si elle vacillait quelquefois ces derniers temps, à vrai dire à chaque fois que la marque de l'Inquisitrice s'emballait. Cullen observa le petit bijou puis le serra dans son poing afin de s'imprégner de son emprunte. Il fit signe à Cassandra qu'il était prêt, celle-ci engagea alors la marche vers le miroir actif.

La Charge, les Chercheurs et la trentaine de berruiers déboulèrent dans la Croisée des chemins, sur la petite esplanade rocheuse bien connue maintenant des hommes de Bull.

- Par là-bas se trouve l'étrange bibliothèque, décrivit Rocky en désignant la passerelle de pierre.

- Attends, l'arrêta Dalatienne. Regarde, le miroir en contrebas là… il est actif.

- Et ? demanda Cassandra d'un air maussade qui cachait néanmoins son excitation de retourner sur le terrain.

- Iron Bull n'avait pas réussi à l'activer les dernières fois que nous sommes venus, expliqua Suture. S'il est maintenant actif, peut-être que…

- Allons-y, intervint Cullen en se dirigeant vers le miroir.

Au grand étonnement de Dalatienne et de ses compagnons, l'éluvian ne déboucha pas sur une nouvelle région de Thédas mais au cœur de la bibliothèque de la Croisée des chemins, là où l'esprit leur avait dit que se rassemblaient des Qunaris lors de leur dernière expédition.

C'était une vaste salle à ciel ouvert bordée d'escaliers de tous les côtés, comme si cet endroit était le carrefour principal de l'immense bibliothèque en ruine. Des traces de campement qunari gisaient au sol dans les différents coins de la pièce, campement quitté à la hâte. Mais ce qui attira l'attention de Dalatienne fut un nouvel éluvian actif au sommet d'une volée d'escaliers à leur gauche.

- Par-là, dit cette dernière avec assurance.

Tous la suivirent sans poser de questions.

Ils avancèrent ainsi pendant ce qui parut une éternité à Cassandra et Cullen, traversant tantôt des paysages de forêt et de prairie, tantôt l'horizon rocheux et mystérieux de la Croisée des chemins, jusqu'à arriver à l'intérieur d'une grande forteresse.

- Encore des ruines elfiques ? demanda l'Empereur avec lassitude.

- Non, répondit Dalatienne, ça, ce n'est pas elfique du tout.

Le lieu, désert, semblait avoir été dévasté par les flammes. L'on pouvait trouver des traces de nombreuses explosions ayant détruit des pans de mur entiers, mais surtout, des dizaines de cadavres qunaris gisaient carbonisés au sol, certains déchiquetés et méconnaissables.

- Mais qu'est-ce qu'il s'est passé ici, murmura Cassandra en avançant prudemment dans la forteresse encore debout.

Il était depuis longtemps passé midi et le soleil déclinait lentement dans le ciel, éclairant le massacre de ses rayons lumineux. Les soldats et leurs dirigeants marchèrent avec précaution parmi les corps calcinés et déchiquetés, le sol de pierre rougi par le sang des Qunaris et de leurs adeptes. Ils longèrent l'enceinte, traversèrent le bâtiment principal jusqu'à arriver dans une large cour intérieure tout aussi dévastée, puis remarquèrent des reflets ondoyants qui provenaient d'une surface lisse et claire. Tous se dirigèrent vers le miroir resté actif, étonnés qu'il ait survécu au carnage, tout comme celui par lequel ils étaient arrivés d'ailleurs.

A l'instar de leur périple, ils empruntèrent le passage ondulant et arrivèrent sur une esplanade naturelle au milieu de hautes montagnes qui arboraient les chatoyantes couleurs de l'automne. Aux flancs des différents pics se trouvaient des vestiges d'un autre temps, d'allure elfique cette fois-ci. Cela semblait être une ancienne cité oubliée dans un coin reculé de Thédas, ils ne savaient où exactement. Au loin dans les ruines, on pouvait apercevoir des éclats lumineux.

- De la magie, examina Dalatienne en plissant les yeux. Très puissante, je n'ai jamais rien vu de tel…

- Ce doit être eux ! s'écria Cassandra. En avant !

Le groupe armé reprit sa course de plus belle avec un regain d'espoir, traversant les ruines envahies par la végétation et s'enfonçant dans des chemins sinueux. Ils avaient encore de la route à parcourir pour rejoindre les points lumineux aperçus plus tôt, et le soleil déclinait de plus en plus à l'horizon, vivifiant les couleurs rouge et or des feuillages. Fort heureusement, le réseau d'éluvian de cette cité semblait intact et leur permit de rejoindre l'autre flanc de la montagne bien plus vite qu'ils ne l'auraient fait à pied.

Au pas de course, ils atteignirent un bosquet qui cachait l'enceinte d'une ancienne cour d'un palais dont ils apercevaient les tours devant eux. De violents bruits de combats leur parvint enfin, juste de l'autre côté de la broussaille, puis une voix de femme crier dans une langue inconnue :

- Saarebas ! Meravas adim kata !

Un éclat bleu intense traversa le ciel tel la foudre, contré par une puissante vague verte et blanche. Le bruit de l'explosion fut assourdissant.

Cullen n'attendit pas les ordres de la Divine pour charger à l'aveugle. Une fois les arbustes passés, une quinzaine de Qunaris d'une taille incomparable s'attaquaient à ce qu'il semblait être l'un des leurs, plus petit mais d'une force herculéenne, tandis qu'une jeune femme aux allures guerrières irradiait de lumière sur tout son côté gauche face à un Qunari totalement enchaîné mais qui déployait une puissante magie. Plus haut, dans les ruines, une femme Qunari paraissait diriger ses hommes contre les deux individus. Plusieurs cadavres frais étaient à terre, leur sang rougissant les pierres elfiques.

Iron Bull était acculé par une dizaine de guerriers qunaris, son corps criblé de blessures suintantes de sang, mais sa seule préoccupation était de protéger Lédara, fut-ce au prix de sa propre vie. De son côté, la jeune femme, pour se défendre, devait sans cesse user du pouvoir de l'Ancre qui l'envahissait peu à peu. Toutefois, elle ne semblait pas s'épuiser pour autant et tenait bon face à leurs ennemis, comme muée par une force invisible.

Cependant, lorsque Lédara vit cinq Qunaris se précipiter sur elle avec leurs lances et leurs haches, elle eut peine à garder son sang-froid mais se prépara malgré tout à parer les coups à l'aide d'une longue lance acérée qu'elle avait récupérée sur un cadavre, son arc ayant depuis longtemps succombé aux affres du combats. Elle s'apprêtait à encaisser le premier choc lorsqu'elle fut soudain violemment happée et mise à terre, un bruit de métal qui s'entrechoque résonnant au-dessus d'elle. Quand elle leva les yeux sur ce qui l'avait heurtée ainsi, elle reconnut Cullen qui la maintenait fermement contre lui alors qu'il tendait son bouclier au-dessus d'eux. Il la relâcha aussitôt pour riposter avec férocité. Lédara découvrit alors une quarantaine de soldats en armure émerger de la forêt montagneuse qui chargeait leurs ennemis à grands cris.

Lorsque le Seigneur Chercheur vit de près sa bien-aimée, un vent de panique le transporta un instant le bras entier de la jeune femme était veinuré de magie, atteignant sa poitrine et son cou, tandis que ses yeux étaient illuminés d'éclats vert et blanc, tel un mage qui se ferait posséder par un démon.

- Viens ! On se replie ! lui lança-t-il en la prenant par le bras et les protégeant tous deux des violentes attaques des Qunaris.

- Non ! s'écria Lédara qui le tira en avant. On doit avancer et rattraper la Viddasala !

Cullen plongea ses yeux dans le regard de la jeune femme. Elle ne semblait pas avoir perdu la raison mais au contraire, elle était d'une lucidité inouïe malgré la magie de l'Ancre qui la consumait à une vitesse alarmante.

Le Seigneur Chercheur fit volte-face et hurla ses ordres à ses hommes tandis qu'il apercevait l'Empereur Gaspard aux prises avec un Qunari et l'achever avec force. Cullen prit la jeune femme par la taille et l'accompagna jusqu'aux ruines elfiques où la Viddasala avait disparu avec le reste de ses guerriers, rejoints par Iron Bull dont la hache dégoulinait du sang de ses adversaires.

Toutefois, ils furent immédiatement arrêté par trois Qunaris de très grande taille, enchaînés, la bouche cousue et un large collier de fer ceignant leur cou de taureau, accompagnés d'une quarantaine de guerriers aguerris.

- Encore des Saarebas, murmura Lédara.

Les guerriers-mages réunirent toutes leurs forces et propulsèrent en arrière les Chercheurs et les berruiers qui s'étaient déjà élancés contre eux et les balayèrent sans efforts. Lédara prit alors les devants, son bras luisant de la magie de l'Ancre. D'un simple geste, elle créa une importante détonation de magie qui désarçonna ses adversaires, sous les yeux horrifiés de ses compagnons.

Derrière les Saarebas, Lédara aperçut la Viddasala qui s'échappait par un éluvian actif avec une petite poignée de guerriers qui lui restait. Immédiatement, l'Inquisitrice fit un signe à Iron Bull qui hocha de la tête.

- Je dois traverser le miroir, lança Lédara à Cullen.

Ce dernier acquiesça sans mot dire, même s'il ne savait pas ce qu'elle et la Viddasala poursuivaient toutes les deux.

- On s'occupe d'eux, allez-y ! s'écria Cassandra qui les rejoignit enfin, sans poser plus de questions.

La confiance de la Divine en son amie était totale, et Cullen, malgré son inquiétude grandissante, rengaina son épée et prit Lédara par la main pour se mettre à courir en direction de l'éluvian, brandissant son bouclier devant lui afin de créer une percée au travers des rangs ennemis. À leurs côtés, Iron Bull faisait voltiger sa hache de guerre afin d'écarter les Qunaris de leur passage, mais il fut retenu par le nombre d'assaillants, tandis que Cullen, qui encaissait les chocs de son bouclier, dut lâcher la jeune femme qu'il poussa en direction de l'éluvian avant de se retourner et de riposter.

L'Inquisitrice traversa le miroir d'un bond. Il l'avait transportée un peu plus haut dans les ruines de la cité et faisait face une esplanade de végétation puis un versant rocailleux surmonté d'une tour elfique, telle une flèche dans le ciel, décomposée par le temps, devant lequel brillait les lueurs d'un nouvel éluvian bien plus grand que les autres.

Lédara resta stupéfaite devant ce spectacle : la dizaine de Qunaris qui avaient traversé avec la Viddasala étaient tous pétrifiés, figés dans la pierre. Ils arboraient tous une position d'attaque, le visage déformé à la fois par la rage et une peur naissante.

La jeune femme traversa avec précaution l'esplanade jonchée de statues, puis entendit des éclats de voix qui provenaient de la colline. Elle pressa le pas et aperçut Solas qui faisait face à la Viddasala. Il arborait non plus ses simples habits de voyageurs, mais une armure elfique telle que Lédara avait pu en voir dans le temple de Mythal, portée par les elfes de jadis qui le protégeaient depuis des millénaires. Par-dessus son épaule droite, il avait revêtu une peau de loup dont la tête reposait élégamment sur sa poitrine, les crocs menaçants. Toutefois, il avait gardé son maintien noble et droit d'autrefois.

- Ebasit kata, disait-il de sa voix grave et posée. Itwa-ost.

- Maraas kata ! s'insurgeait la Qunari, désespérée.

- Vos forces ont échoué, continua Solas. Partez, et dites aux Qunaris de ne plus me déranger.

L'elfe se détourna de la Viddasala et se dirigea vers l'éluvian avec assurance et tranquillité. La Qunari, folle de rage, serra sa lance dans sa main et se prépara à la projeter contre l'agent de Fen'Harel mais à peine eut-elle le temps de lancer son jet qu'elle fut aussitôt pétrifiée tout comme les guerriers qui l'avaient précédée.

Lédara accourut auprès de lui, l'Ancre luisante sur une bonne partie de son corps et ses yeux envahis par la magie alors qu'elle retenait les soubresauts constants qu'elle ressentait maintenant dans tout son corps.

- Solas, l'interpela-t-elle, la voix brisée.

L'elfe s'arrêta et se retourna lentement face à la jeune femme traversée par un éclair de magie qu'elle retint avec peine maintenant qu'elle avait libéré toute la puissance de l'Ancre. La douleur était si intense et son pouvoir si puissant qu'elle tomba à genoux devant Solas, épuisée. Ce dernier l'observa en silence, puis ses yeux se mirent à luire faiblement et la marque se calma soudainement.

- Nous avons un peu de temps, dit-il enfin, vous devez avoir des questions.

Il aida la Marchéenne à se relever, son regard plein de bienveillance et de sollicitude, une chaleur apaisante passant de ses mains aux siennes.

- J'en ai tellement, Solas, murmura-t-elle.

Lédara ne savait par où commencer, il y avait tant de choses qu'elle voulait savoir avant de succomber à la marque, chose qu'elle sentait imminente. Elle jeta un regard sur la statue de la Viddasala, puis reprit :

- Les Qunaris pensent que vous travaillez pour Fen'Harel…

- Ils maudissent les légendes, répondit Solas. Si vous leur parliez de votre rencontre avec Mythal, ils l'attribueraient à un démon.

Solas se détourna de Lédara, désolé.

- Je ne suis l'agent de personne, sinon de moi-même, reprit-il. Je crains que la vérité ne soit bien plus simple, et bien pire, que ce que pensent les Qunaris.

- Vous êtes Fen'Harel, murmura-t-elle.

- « Fen'Harel » n'est venu qu'après Solas, acquiesça-t-il. Une insulte devenue titre de fierté. Le loup implacable inspirait l'espoir à mes amis et la peur à mes ennemis… un peu comme l'Inquisitrice. Vous connaissez mieux que personne le fardeau d'un titre qui devient votre nom.

Lédara eut un sourire nerveux. En effet, elle connaissait parfaitement ce fardeau qui lui pesait lourdement sur les épaules, surtout depuis le Conseil exalté.

- Les légendes dalatiennes se trompent donc, dit-elle en relevant la tête, une amie elfe a vu votre histoire dans la Croisée des chemins.

- Elle a vu une autre fable, rectifia Solas, écrite par désespoir pour m'accorder plus d'honneur que je ne le mérite.

- Vous étiez considéré comme un héros, Solas.

- Je cherchais à affranchir mon peuple du joug des faux dieux, objecta l'elfe. J'ai brisé les chaînes de tous ceux qui souhaitaient me rejoindre. Les faux dieux m'appelaient Fen'Harel, et quand ils sont allés trop loin, j'ai formé le Voile et les ai bannis à jamais. C'est ainsi que j'ai libéré les elfes… et détruit leur monde.

- Comment la création du Voile a pu détruire le monde ? demanda-t-elle.

- Vous avez vu la Croisée des chemins, certains de vos compagnons ont vu les ruines de Vir Dirthara. La bibliothèque était intrinsèquement liées à l'Immatériel, et le Voile l'a détruite. De nombreuses autres merveilles, toutes dépendantes de l'Immatériel, ont aussi été anéanties. Les légendes elfiques sur l'immortalité ? Tout est vrai. Ce n'est pas l'arrivée des humains qui a déclenché leur vieillissement. C'est moi. Le Voile a tout pris aux elfes, même leur identité.

La peine se lisait sur le visage de l'elfe, comme tout ce qu'il avait pu voir lors de ses voyages le désolait au plus haut point.

- Alors pourquoi l'avoir créé ?

- Parce que toutes les autres solutions étaient pires, soupira Solas. Sans le Voile, les Evanuris auraient détruit le monde entier.

- Qu'est-ce qu'ils ont fait, au juste ?

- Ils ont tué Mythal, répondit l'elfe qui ricana amèrement. Un crime qui ne méritait rien de moins qu'une éternité de tourment.

- Mais n'était-elle pas elle aussi une Evanuri ? l'interrogea-t-elle sans comprendre.

- C'était la meilleure, acquiesça-t-il avec douceur. Elle prenait soin de son peuple, le protégeait. Elle était la voix de la raison. Et eux, aveuglés par leur soif de pouvoir, ils l'ont tuée.

- Pourquoi les Evanuris sont-ils décrits comme des dieux ?

- Tout a commencé par une guerre, expliqua Solas avec mépris et regret. La guerre sème la peur, et avec elle un désir de simplicité. Le bien et le mal. Le noir et le blanc. L'importance de la hiérarchie. Une fois la guerre terminée, les généraux sont devenus des anciens respectés, puis des rois, et enfin des dieux. Les Evanuris.

L'Ancre reprit lentement son ascendant, mais Lédara voulait encore savoir avant de sombrer. Elle retint sa magie encore un peu.

- Et après la création du Voile ? demanda-t-elle.

- J'ai sombré dans un sommeil de rêves des siècles durant, et me suis réveillé, encore faible, un an avant de vous rejoindre. L'exil des Evanuris a coûté cher à mon peuple, mais tout espoir de renaissance n'est pas perdu. Je sauverai les elfes, même si cela implique de condamner ce monde-ci.

La marque prenait de plus en plus d'ampleur, mais Lédara luttait pour tenir bon.

- Solas, quoi que vous vouliez, la mort de ce monde n'est pas la réponse.

- Pas une bonne réponse, certes, répondit-il, anéanti. Mais parfois il ne reste que de mauvaises réponses. Ce combat est le mien. Vous devriez plutôt vous préoccuper de l'Inquisition. Votre Inquisition. En arrêtant le Souffle du dragon, vous avez empêché une invasion qunari. Avec un peu de chance, ils vont se concentrer sur Tévinter. Vous devriez avoir quelques années de paix relative.

Lédara ne put retenir un rire nerveux :

- Je suis mourante, Solas. La marque… les Qunaris disent que c'est vous qui avez donné l'orbe à Corypheus.

- Il aurait dû mourir en activant mon orbe, répondit-il calmement. Mais il a survécu, et mon plan est tombé à l'eau. Mais vous avez survécu aussi, et je me suis dit que si le monde avait un espoir d'arrêter Corypheus, ce serait grâce à l'Inquisition. Vous aviez besoin d'un abri, Fort Céleste.

- Vous…

- L'énergie magique de l'orbe avait augmenté pendant mon sommeil millénaire, la devança-t-il. Je n'étais pas assez puissant pour l'ouvrir. Selon mon plan, Corypheus devait l'activer, et l'explosion ainsi provoquée devait le tuer. Ensuite, j'aurais récupéré l'orbe. Je n'avais pas prévu qu'un magister tévintide aurait appris le secret de l'immortalité.

- Que ce serait-il passé s'il était mort et que vous aviez récupéré l'orbe ? murmura-t-elle.

- Je serai entré dans l'Immatériel à l'aide de la marque que vous portez à présent, et j'aurais déchiré le Voile. Ce monde aurait brûlé, en proie au chaos, et j'aurais rétabli le monde de mon époque… le monde des elfes.

- Au risque de libérer les faux dieux que vous aviez justement emprisonnés ? dit-elle avec sarcasme.

- J'avais un plan, répondit simplement Solas.

- On peut donc dire que certaines histoires du loup implacable sont réelles…

- Je n'ai pas mené une rébellion contre des mages-rois immortels sans me mettre du sang sur les mains, répliqua Solas. Essayez de comprendre, je me suis réveillé dans un monde où le Voile avait bloqué la connexion à l'Immatériel de la plupart des gens. C'était comme arpenter un monde peuplé d'Apaisés.

- C'est tout ce qu'on est pour vous ? lui lança-t-elle avec déception.

- Au début oui. Vous m'avez montré que je me trompais… encore. Cela ne rend pas la prochaine étape plus facile.

- Alors pourquoi vous embêter à déjouer un complot qunari si vous comptez détruire le monde de toute façon ?

- Vous m'avez montré que ce monde ne manque pas de valeur, Inquisitrice. Ce que j'ai à faire ne me procure aucune joie. En attendant ce jour, je préfère voir ceux qui se remettent de la Brèche hors du joug du Qun.

- Pourquoi ? demanda Lédara avec insistance.

Les soubresauts de douleur la reprirent.

- Parce que je ne suis pas un monstre, répondit Solas. S'ils doivent mourir, j'aime autant qu'ils meurent heureux. De toute façon, c'est fait.

Lédara poussa un cri de douleur, l'Ancre l'envahissait à nouveau. Elle s'agenouilla, épuisée, mais prête, malgré ce qu'elle venait d'apprendre. Elle ne souhaitait qu'une seule chose : qu'elle parte vite. Solas s'agenouilla à ses côtés, toujours avec sérénité. Toutefois, la pitié et la peine transparaissaient sur son visage d'habitude si calme et impassible.

- Détruire ce monde n'est pas nécessaire, murmura-t-elle entre deux gémissements. J'aurais aimé vous le prouver…

Des larmes coulèrent le long de ses joues alors qu'elle repensait à Cullen, Cassandra, Iron Bull et tous ses compagnons, ses amis proches.

- Je serais plus que ravi de me tromper encore une fois, mon amie, dit-il tout bas en lui caressant les cheveux et saisissant sa main irradiée dans la sienne. Je suis désolé.

Une douleur effroyable traversa la main et l'avant-bras de Lédara qui hurla sous le coup avec l'impression qu'on lui arrachait la chair et qu'on la laissait à vif, puis s'effondra au sol, inerte.

Il faisait sombre et un froid glacial régnait dans les geôles d'Halamshiral, mais Cullen ne s'en souciait plus depuis longtemps. Voilà trois jours que l'Empereur l'y avait renvoyé sans ménagements après avoir retrouvé l'Inquisitrice au sommet de l'ancienne cité elfe, devant ce haut éluvian inactif.

Les guerriers qunaris leur avaient résisté plus longtemps qu'ils ne l'auraient cru, notamment ces Saarebas qui paraissaient avoir été gavé de lyrium afin de décupler leurs pouvoirs de mage. Le don du Seigneur Chercheur d'annihiler toute magie leur avait été d'un grand secours, même si cela lui fut bien plus difficile que de coutume de le mettre en pratique contre ces guerriers-mages. La moitié des hommes de l'Empereur avait péri, ainsi que trois Chercheurs de valeur. Cassandra avait combattu avec vaillance malgré sa jambe raide, et lui-même avait essuyé un certain nombre de blessures, mais rien n'avait importé d'autre à ce moment-là que de traverser l'éluvian pour rejoindre Lédara.

Depuis son retour à Halamshiral, la même vision le hantait heure après heure, minute après minute, celle de Lédara, sa Lédara étendue au sol, baignant dans son propre sang sa peau pâle contrastait avec le pourpre de ses cheveux mêlés de sang, ses yeux mi-clos encore baignés de larmes et ses lèvres entr'ouvertes dont le rouge disparaissait lentement. Sa main et son bras gauche avaient été mutilés, comme si l'on avait lacéré la peau et arraché des lambeaux de chair. Toutefois l'Ancre avait disparu entièrement, comme si elle s'était éteinte avec la jeune femme. Cullen l'avait tenue une dernière fois entre ses bras, son corps tiède qu'il n'arrivait pas à réchauffer et ses membres sans vie ballants ne l'étreignant plus.

Pourtant, il avait senti un battement de cœur, un souffle léger tout contre son cou avant qu'on ne l'arrache de ses bras. Cassandra lui avait promis de tout faire s'il n'était pas encore trop tard. Ses meilleurs guérisseurs l'accompagnaient toujours, ils étaient au palais d'hiver. Puis il y avait Vivienne, aussi.

Lui, les berruiers l'avaient saisi et entravé dès l'instant où les Qunaris n'avaient plus été une menace, puis raccompagné dans cette cellule, dépouillé de ses armes et de son armure, même de ses chaussures, et du médaillon de Lédara. Un vulgaire roturier, c'était tout ce qu'il était. C'était tout ce qu'il avait toujours été. Il n'avait versé aucune larme, son regard restait fixe, comme s'il cherchait à voir au-delà des murs qui le retenaient, à l'affut d'un signe qui le ranimerait.

Personne n'était venu le voir, ni Cassandra, ni Iron Bull, ni même Gaspard. Il avait espoir que, si Lédara était en vie, Cassandra le lui ferait bientôt savoir. Toutefois, la crainte du contraire était alimentée par l'absence du Grand Duc qui, si elle avait survécu, se serait fait un malin plaisir à le lui signifier. Si elle était morte, il perdait tout le pouvoir de l'Inquisition ainsi que son pervers désir d'évincer l'ancien templier.

Malgré toutes ces sombres pensées, il n'avait cessé de prier durant ces trois jours. Il avait prié le Créateur, il avait prié Andrasté, il avait même prié les anciens rois de Férelden qu'il connaissait à peine qu'au travers de légendes que lui racontait son grand-père et qu'on disait qu'ils avaient rejoint la Cité d'or par-delà le Voile. Ses prières s'étaient toutes concentrées sur la survie de la jeune femme, mais aussi, dans le cas contraire, pour que sa propre mort survienne au plus vite.

Tout ce qu'il souhaitait à cet instant, c'était de la rejoindre d'une manière ou d'une autre, dans la vie ou dans la mort.

Lorsque Lédara se réveilla, elle était allongée dans un somptueux lit à baldaquin, une légère chemise de nuit pour seul vêtement sous les draps brodés. Elle ne reconnut pas les lieux, ce n'était ni Fort Céleste, ni ses appartements provisoires dans le palais d'hiver d'Halamshiral. Il lui fallut plusieurs minutes avant de distinguer clairement la chambre dans son entier, émergeant difficilement son esprit des brumes de son long sommeil. Elle tenta de se lever, mais son corps était lourd et sans force, puis quelque chose clochait. Elle ne sentait plus la marque dans sa main et son bras gauche. Elle souleva avec peine les draps et découvrit que tout son bras, ce jusqu'au coude, était emmitouflé de pansements aux taches rosées. Elle voulut alors relever sa main gauche pour l'observer de plus près, mais elle ne put qu'à peine soulever son bras, ses doigts restant inertes, comme si à partir de son coude son corps refusait de lui obéir.

La Marchéenne retomba lourdement sur ses coussins. Elle était en vie. Avant de partir, Solas lui avait retiré l'Ancre magique. Mais qu'en était-il d'Iron Bull, Cassandra et surtout, de Cullen ? Pourquoi n'avait-elle pas été amenée dans un lieu familier ? Tant de questions se bousculaient dans son esprit, puis la chaleur de la pièce acheva de la plonger dans une somnolence agitée. Ce fut un bruit de porte qu'on ouvre puis que l'on referme qui la sortit à nouveau des embruns tumultueux. Elle se releva lentement sur ses coussins pour apercevoir le nouveau-venu, espérant voir le visage de Cullen, serein et réconfortant, mais ce fut tout le contraire l'Empereur Gaspard approcha une chaise de son lit et s'y assit calmement, découvrant son visage de son masque d'apparat. Il arborait plusieurs petites plaies sur son front et ses tempes, et ses yeux bleus intenses scrutaient avec avidité la jeune femme.

- Heureux de vous voir enfin réveillée, ma chère, dit-il de sa voix grave et mielleuse. Voilà quatre jours que je veille sur vous.

- Où suis-je ? demanda Lédara d'un ton abrupt mais encore faible.

- De retour au Palais d'Halamshiral, dans nos appartements.

- Nos appartements ? l'interrogea-t-elle en redoutant sa réponse.

Gaspard se contenta de rire doucement.

- Ma très chère Lédara, répondit-il en relevant une mèche des cheveux de la jeune femme derrière son oreille, c'est dorénavant officiel, vous êtes la nouvelle impératrice d'Orlaïs.

Elle en avait presque oublié cette affaire-là.

- Je veux voir mes conseillers, dit-elle avec autorité.

- Non.

- Comment cela, non ? s'énerva Lédara.

Gaspard se leva et fit quelques pas dans la chambre tout en savourant cet instant.

- En tant qu'impératrice, vous prenez maintenant vos décisions avec votre mari. Vous n'avez plus besoin de conseillers. Bien, je vais faire venir mes guérisseurs pour qu'ils vous examinent. Profitez-en pour vous reposer, ma bien-aimée.

Lédara le regarda franchir la porte, dégoûtée, et aperçut deux berruiers qui stationnaient devant l'entrée. Elle était encore trop faible pour se lever, ce qui acheva de la mettre plus en colère qu'elle ne l'était déjà après cette fâcheuse entrevue.

Il ne fallut pas plus de quelques minutes pour qu'arrivent trois guérisseurs et deux domestiques accompagnés de la Révérende Mère Giselle, ce qui soulagea grandement Lédara car c'était un visage amical et qui pourrait lui apporter quelques réponses.

- Mère Giselle ! dit-elle la voix encore éraillée de n'avoir parlé durant quatre jours.

- Shut, répondit la Révérende Mère avec sérénité. Vous devez vous reposer.

- Plus maintenant, j'ai besoin de réponses, la contredit la Marchéenne.

Mère Giselle s'assit sur le rebord du lit avec douceur et ordonna aux trois guérisseurs d'installer différents remèdes sur la table de chevet et de faire chauffer un peu d'eau dans une petite bouilloire. C'était apparemment deux sœurs de la Chantrie et un mage du Cercle au vu de leurs vêtements respectifs. Ils obéirent silencieusement et laissèrent la Révérende Mère ausculter la jeune femme.

- Je dois savoir, reprit Lédara, avide d'informations. Comment se fait-il que je ne puisse pas voir Léliana, Joséphine et Cullen ? Et Cassandra, comment va-t-elle ? Iron Bull ?

Mère Giselle déposa son index sur la bouche de la jeune femme afin de lui signifier de garder le silence tout en désignant subtilement d'un signe de tête les deux domestiques qui étaient entrés dans la chambre et qui s'affairaient autour d'elles. Lédara comprit qu'elles n'étaient pas libres de parler, Gaspard devait les faire surveiller.

Il est normal que vous demandiez après vos compagnons de route, répondit avec précaution Mère Giselle. Votre ami qunari a été grièvement blessé durant la bataille, mais il s'en remettra. Il est cependant encore alité au moment où je vous parle, en compagnie de Thom Rainier qui fut lui aussi blessé lors de votre enlèvement. Quant au Commandant de l'Inquisition… il fut reconduit dans les prisons d'Halamshiral dès votre retour.

Une lueur de panique traversa les yeux de l'Inquisitrice. Mère Giselle posa une main réconfortante sur la sienne. Elle saisit ensuite la main gauche de la jeune femme et retira lentement les bandages. Lédara découvrit alors sa main et son bras mutilés, amaigris et couverts de cicatrices boursouflées et rosies. Certaines suintaient encore, la Révérende Mère les épongea soigneusement d'eau fraîche mêlé à de l'elfidée pour aider à la cicatrisation.

- Pouvez-vous bouger votre bras ? demanda Mère Giselle.

Lédara se concentra mais ne put que légèrement plier le coude.

- Le poignet ? continua Mère Giselle.

A nouveau, la jeune femme se concentra sur son poignet gauche mais ne put cette fois-ci effectuer aucun mouvement. La Révérende Mère réitéra une troisième fois sa question en lui demandant de bouger ses doigts, mais ce fut impossible, son corps ne semblait pas vouloir obéir à sa volonté. Mère Giselle prit l'onguent que lui tendait le mage et l'appliqua sur les longues et nombreuses cicatrices avant de panser à nouveau les plaies.

- Vivienne de Montsimmard a fait ce qu'elle a pu pour sauver votre main et votre bras, dit calmement la Révérende Mère. Mais seul le temps nous dira si vous pourrez récupérer votre liberté de mouvement ou non.

Mère Giselle se releva lentement et ordonna aux sœurs de reprendre les affaires avec lesquelles elles étaient venues. A la vue du visage désolé de la Mère, Lédara comprit qu'elle ne pourrait la retenir plus longtemps et la vit disparaître par la porte de sa chambre toujours aussi bien gardée. Les deux domestiques déposèrent alors un plateau de victuailles sur ses genoux et l'incitèrent à manger.

- Je refuse, murmura-t-elle alors, une idée derrière la tête.

- Mais, noble dame… bégaya l'un d'eux, ne s'attendant pas à ce refus.

- Je veux que Dila, ma domestique personnelle, soit à mes côtés, exigea-t-elle fermement.

Les deux domestiques se regardèrent du coin de l'œil, puis répondirent qu'ils allaient présenter sa requête à l'Empereur.

- Très bien, répondit Lédara, et dites-lui bien que je refuserai de manger tant qu'elle ne sera pas à mes côtés.

Les deux domestiques la saluèrent d'une révérence avant de quitter la pièce, penauds. Lédara poussa un profond soupir, espérant que son culot allait porter ses fruits. Elle n'avait cependant aucun plan, aucune idée de ce qu'elle allait faire ensuite. Elle se sentait très affaiblie et venait d'apprendre que ses plus proches compagnons étaient soit grièvement blessés, soit en prison. Dans tous les cas, Gaspard la tenait fermement isolée de quiconque pourrait la soustraire de cette situation. Il fallait qu'elle trouve une solution, s'il en existait une tout du moins.

Il ne fallut pas plus d'une dizaine de minutes pour que Gaspard réapparaisse dans sa chambre.

- Comprenez-moi bien, dit-il avec autorité. Vous n'êtes plus en position d'exiger quoi que ce soit. Il va falloir vous y faire.

Lédara lui jeta un regard haineux mais garda le silence. L'Empereur vint à nouveau s'asseoir à ses côtés et retira son masque, dévoilant ses traits durs et son regard d'acier, puis saisit la main valide de la jeune femme qu'il serra étroitement.

- Personne ne viendra vous chercher, murmura-t-il à son oreille. Surtout pas votre templier puisqu'il sera exécuté ce soir pour tentative de meurtre sur ma personne…

- Quoi ? souffla Lédara soudain en panique. Vous ne pouvez pas…

- Oh que oui, je le peux, la coupa l'Empereur avec jubilation.

Gaspard la relâcha et se releva lentement pour se diriger vers la sortie, laissant la jeune femme seule dans un désarroi le plus complet, lorsqu'elle s'écria tout à coup :

- Attendez !

L'Empereur s'arrêta, attendant la suite.

- Ne faites pas cela, je vous en supplie… entendit-il derrière lui.

L'Inquisitrice l'avait supplié d'une voix brisée par la peur et le désespoir et Gaspard savoura cet instant qu'il avait provoqué.

- J'y suis contraint, ma chère amie, répondit-il alors en se retournant et lui faisant face. S'il reste en vie, j'ai bien peur que vous ne vous soumettiez jamais à votre condition d'épouse de l'Empereur d'Orlaïs…

Lédara sentit le peu de force qu'elle avait récupéré la quitter à nouveau, la tête lui tournait de plus en plus. Gaspard la manipulait effrontément, elle le savait. Toutefois, elle ne pouvait rien faire, elle était prise au piège et ne pouvait s'échapper de ses filets maintenant refermés sur elle.

Un long silence s'établit dans la chambre, seule la respiration haletante de la jeune femme se laissait entendre.

- Par contre, reprit Gaspard avec délectation, si vous pouviez m'apporter une preuve que vous vous engagerez auprès de moi sans condition… Nous pourrions rediscuter de cette exécution.

Lédara resta muette, son regard désespéré rivé sur l'Empereur. Ce dernier s'avança à nouveau vers la jeune femme et sortit de son veston un rouleau de parchemin aux allures officielles.

- Notre contrat de mariage, dit-il en déroulant le parchemin. Il y a, au bas de la page, une marge pour accueillir votre signature consentie… Vous signez, je libère le Commandant de l'Inquisition.

Gaspard déposa le parchemin sur le bureau qui se trouvait près de la fenêtre à gauche du grand lit à baldaquin et déposa une grande plume de paon à côté du contrat.

- Vous avez jusqu'à ce soir pour vous décider, reprit-il en quittant cette fois-ci la pièce.

Lédara se retrouva seule dans son immense chambre fastueuse, un goût de sang dans la bouche. Elle n'avait pas le choix, il lui fallait abandonner toute liberté et se soumettre à l'Empereur si elle voulait que Cullen vive. Elle ferma les yeux, des larmes lui coulant le long de ses joues pâles.

Plusieurs heures passèrent, le jour se mit à décliner à l'horizon. Lédara se leva enfin et se tint sur ses jambes encore faibles. Lentement, elle avança jusque vers le bureau en se retenant aux meubles pour ne pas tomber. Elle s'assit face au contrat. Son regard se porta encore une fois sur l'horizon, puis à nouveau sur le parchemin devant elle. Elle saisit de sa main tremblante la plume de paon, trempa la pointe du bec dans le petit encrier déjà ouvert, puis s'arrêta au-dessus du document alors que deux grosses larmes venaient toucher le parchemin.

Le plateau-repas de ce midi était resté par terre, devant la trappe par laquelle les geôliers le glissaient à heures fixes. Cullen ne pensait même plus à manger. Il restait assis, adossé contre le mur à observer les pierres sombres et humides. Les repas étaient la seule chose qui le retenait encore à la réalité, lui indiquant le temps qui passait. C'était le quatrième jour et il n'avait toujours aucune nouvelle de personne. Il en venait parfois à se demander s'il n'allait pas devenir fou à force d'attendre ainsi.

Soudain, il entendit des pas résonner dans le couloir. Certainement le repas du soir qui arrivait. Toutefois, le garde n'avait pas de plateau entre les mains. Il tira de la poche de son pantalon un trousseau de lourdes clefs et en introduisit une dans un vacarme cliquetant à l'intérieur de la serrure de sa cellule.

- Sors de là, lui dit-il d'un ton nonchalant, t'es libre.

Sans autre explication, le garde repartit le long du couloir à son poste de surveillance. Cullen se leva lentement, dépliant ses membres engourdis tout en fronçant les sourcils. Il poussa la grille qui s'ouvrit dans un long grincement, puis marcha en direction de la sortie, sans comprendre pourquoi on le relâchait si soudainement et sans aucune raison apparente. Arrivé dans l'entrée de la prison, il demanda à ce qu'on lui rende ses affaires, on ne lui donna que ses bottes. Il les enfila et sortit à pas rapide dans la nuit, puis traversa la ville d'Halamshiral à pieds, la fraîcheur du vent d'automne le revivifiant après ces quatre jours d'enfermement.

Le Seigneur Chercheur atteignit enfin le perron du palais d'hiver, voulut passer les hautes grilles mais fut arrêté par les gardes orlésiens qui ne le reconnurent pas dans cet accoutrement du pauvre. Fort heureusement, cette confusion fut de courte durée car, au loin, il aperçut Léliana qui accourait à sa rencontre :

- Laissez-le passer, dit-elle avec fermeté, c'est le Commandant de l'Inquisition et Seigneur Chercheur en personne.

Les gardes s'écartèrent du passage pour laisser Cullen pénétrer le palais.

- Suivez-moi, continua Léliana en s'adressant à l'ancien templier.

Les deux dirigeants de l'Inquisition se rendirent dans l'aile des invités, dans les anciens quartiers du Commandant où les attendait Joséphine. Une fois isolés dans les appartements, les trois conseillers se permirent enfin de parler librement :

- Lédara, est-ce qu'elle est… commença Cullen, le regard affolé lorsqu'il se rendit compte de son absence.

- Elle va bien, intervint Léliana d'une voix étrangement apaisante. Elle a survécu à sa blessure et s'est réveillée ce matin.

Cullen poussa un profond soupir de soulagement.

- Je veux la voir, dit-il alors, passant nerveusement sa main dans ses cheveux salis par la sueur et l'humidité.

- Gaspard la entièrement isolée de nous, répondit Léliana avec gravité. Aucune d'entre nous n'avons réussi à la voir jusqu'à maintenant.

Cullen serra les poings, sa colère contre l'Empereur Gaspard grandissant à vue d'œil.

- Merci de m'avoir libéré, Joséphine, dit-il en se forçant à se calmer.

- Mais, bredouilla cette dernière, je n'y suis pour rrrien…

- Comment cela ? l'interrogea Cullen.

- C'est peut-être l'Inquisitrice qui a réussi ce tour de main, intervint Léliana. Tout ce que je sais, c'est que les seules visites auxquelles elle a eu droit furent celles de Mère Giselle.

- Nous devons la voir alors, répondit Cullen avec détermination.

- Impossible de la trouver, soupira Léliana, mes agents la cherchent encore.

Soudain, un clapotis contre la porte se fit entendre. Léliana se leva prestement pour aller ouvrir c'était un domestique orlésien qui remit un parchemin à la Maître-espionne avant de repartir aussitôt.

- Qu'est-ce que c'est ? demanda Joséphine une fois que sa collègue les eut rejoints sur le divan, le parchemin entre ses mains.

- Une copie du contrat comme vous l'avez demandé, répondit Léliana qui tendit le document à l'Ambassadrice.

Joséphine examina le contrat de mariage de l'Empereur avec minutie, puis devint soudain toute pâle.

- Elle l'a signé, dit-elle abasourdie.

- Quoi ? s'exclama Cullen en lui arrachant le parchemin des mains.

Il le parcourut rapidement et lorsqu'il vit la signature de Lédara au bas de la page, il ne put en croire ses yeux.

- Je comprends maintenant pourquoi Gaspard vous a fait libérer, murmura Léliana.

- Comment cela ? Elle n'aurait pas…

- Vous étiez condamné à mort, Commandant, le coupa la Maître-espionne. Votre exécution aurait dû avoir lieu ce soir, en ce moment même. C'était le prix de votre vie…

- Je suppose donc qu'il officialiserra le marrriage cette nuit, murmura Joséphine avec stupeur.

- Non… je refuse ! s'écria Cullen en se levant avec colère.

C'en était trop, l'ancien templier se dirigea vers la porte à grand pas après avoir récupéré une épée posée sur la table. Il fut alors stoppé net par Léliana qui lui barra la route :

- Arrêtez ! Elle a fait cela pour vous, n'allez pas aggraver votre situation ou alors son sacrifice n'aura servi à rien !

- Vous me demandez de ne rien faire alors que… explosa-t-il, les larmes aux yeux.

- Je sais, murmura Léliana qui se voulait réconfortante, nous ne ferons pas rien… je vous le promets. On trouvera une solution pour la sortir de là…

Cullen lâcha l'arme qu'il tenait à la main puis s'effondra sur ses genoux, exténué et empli d'une colère noire. Ses deux collègues ne l'avaient jamais vu plier devant l'adversité et de le voir ainsi s'effondrer les remua d'autant plus. Léliana l'aida à s'asseoir sur le divan tandis que Joséphine alla chercher un peu de thé, mais tous trois arboraient une mine sombre et désespérée.

- Demain aurrra lieu la séance du Conseil exalté, reprit Joséphine d'un air navré. Nous devons nous y prrréparer, même si je ne sais pas vrrraiment comment sans l'Inquisitrrrice à nos côtés…

- Nous devons nous y présenter malgré tout, dit Léliana avec fermeté.

- Ce qui m'inquiète, c'est ce que va devenirrr l'Inquisition, ajouta Joséphine. Sous la coupe d'Orlaïs, cela peut s'avérrrer êtrrre une vérrritable catastrrrophe pour tout le Sud de Thédas.

- En effet, la nouvelle de l'alliance entre l'Inquisitrice et l'Empereur a fait des remous du côté de Férelden, précisa Léliana. J'ai peur qu'on en arrive à une guerre de territoire alors que le Qun est à nos portes.

Aucun d'entre eux ne s'était attendu à cela en arrivant au Palais d'Halamshiral pour le Conseil exalté. D'abord, le complot Qunari, puis la découverte de cet agent de Fen'Harel qu'Iron Bull disait n'être personne d'autre que Solas qui avait disparu depuis deux ans. L'objectif des Qunaris avait été dévoilé. Toutefois, les intentions de ce Fen'Harel demeuraient encore obscures, ce qui préoccupait beaucoup Léliana sans qu'elle ne l'exprime à haute voix.

Lorsque Mère Giselle sortit des nouveaux appartements de l'Inquisitrice, le soleil s'était déjà levé et l'effervescence des domestiques se faisait sentir, ceux-ci s'occupant des différents invités du Conseil exalté. La Révérende mère s'éloigna à pas rapides de la chambre, puis sortit discrètement de sa soutane trois billets que lui avait fait écrire la Marchéenne et qu'elle avait à présent pour mission de délivrer à leurs destinataires. Elle les remit rapidement dans son vêtement quand elle croisa la route de domestiques orlésiens puis se dirigea dans l'aile des invités. Une fois arrivée devant l'une des nombreuses chambres occupées, elle tapota précipitamment à sa porte et attendit une réponse qui ne tarda pas à venir. Elle entra puis referma la porte derrière elle.

- Maître Téthras, salua-t-elle de sa voix douce.

- Que me vaut cette visite ? demanda le nain.

Celui-ci était en pleine discussion avec son intendant qui le sommait de s'occuper d'affaires urgentes de Kirkwall, mais Varric avait bien d'autres choses en tête avec tout ce qu'il s'était passé au palais.

- Je viens vous remettre ceci de la part de l'Inquisitrice, dit Mère Giselle à voix basse en lui tendant un premier billet.

- Vous l'avez vue ? Comment va-t-elle ? s'empressa de demander le nain.

Mère Giselle garda le silence en lui tendant toujours le billet. Varric saisit le morceau de parchemin qu'il déplia et y lut :

A-R-T. 31 C.C.

Le nain retourna le billet, mais il ne s'y trouvait rien d'autre. Il jeta alors un regard interrogateur à la Révérende mère.

- Elle espère que vous comprendrez avant la séance du Conseil exalté, dit-elle pour toute réponse.

Varric relut la note plusieurs fois, puis interpela soudain son intendant :

- Bran, vous avez toujours un exemplaire du code civil avec vous, non ?

- Bien sûr, Maître Téthras, répondit Bran d'un air guindé.

- Donnez-le-moi, dit Varric avec grand sérieux.

Mère Giselle sortit de la chambre aussi discrètement qu'elle était entrée et rebroussa chemin. Elle arriva devant une porte gardée par deux Chercheurs et où un va et vient de frères et sœurs chantristes donnait un air d'église au couloir. La Révérende mère frappa quelques coups brefs à la porte puis entra.

- Révérende mère Giselle ! s'exclama la Divine en l'apercevant. Vous avez des nouvelles de Lédara ? L'Empereur a réussi à m'interdire l'accès à ses appartements ! Je le hais, cet homme...

Cassandra s'était mise à grogner de fureur à l'encontre de Gaspard.

- Il ne me reste pas beaucoup de temps, l'interrompit Mère Giselle, mais l'Inquisitrice m'a remis ceci pour vous, Votre Sainteté.

Mère Giselle sortit un deuxième billet de sa soutane et le tendit à la Divine qui le prit précipitamment pour le lire :

Le vin n'a pas été consommé.

- Qu'est-ce que… bredouilla Cassandra.

Elle m'a demandé d'ajouter : « La grande cuvée tournera vinaigre ».

La Divine Victoria regarda la Révérende mère sans comprendre.

- Vous a-t-elle expliqué… ? l'interrogea-t-elle.

- Malheureusement non, répondit Mère Giselle. Mais elle espère sincèrement que vous comprendrez lors de la séance du Conseil exalté de tout à l'heure.

Cassandra s'assit sur le divan tout en relisant la note, les sourcils froncés de concentration.

- Je dois vous laisser, Votre Sainteté, reprit Mère Giselle. J'ai encore certaines personnes à voir avant le Conseil.

Les trois conseillers restèrent éveillés toute la nuit afin de préparer la séance du lendemain et de trouver une solution pour sortir Lédara des griffes de l'Empereur Gaspard. Toutefois, ils ne voyaient pas de solution qui n'enfreigne pas les lois, ce qui obligerait la Marchéenne à vivre cachée pour le restant de ses jours.

Il restait moins de deux heures avant le début de la séance du Conseil, toutefois Cullen n'était pas prêt à en rester là et, peu avant le Conseil, décida d'aller trouver directement Lédara, ce malgré les avertissements et les supplications de Joséphine et de Léliana.

Cullen sortit à grands pas de ses appartements, ses deux collègues sur ses talons, attrapa au vol un éclaireur de la Maître-espionne et l'interrogea sur les allées et venues de l'Empereur et si l'Inquisitrice avait été aperçue dans le palais. L'éclaireur répondit avec précipitation que Sa Grâce était en ce moment même dans les jardins privés de l'Empereur. L'ancien templier n'attendit pas la fin du rapport de l'éclaireur et se dirigea directement vers le labyrinthe des jardins, toujours suivi de ses deux comparses.

Les nobles orlésiens se retournaient sur son passage, toisant l'ancien templier et murmurant des commérages qu'il n'écoutait pas. Enfin, Cullen l'aperçut qui était assise sur un banc, habillée d'une robe de style orlésien aux nombreuses dentelles et plumes de paon, les épaules découvertes et la taille marquée par un corsage pourpre. Ses cheveux étaient attachés en un chignon aux mèches tombantes dans sa nuque et sa peau, pâle encore, contrastait avec les couleurs vives de sa tenue. Sous ses longues manches de soie beige, il put voir sa main et son bras gauche serrés de bandage propres, reposant mollement sur ses genoux.

A ses côtés, l'Empereur Gaspard, assis tout contre elle, chuchotait à son oreille tout en caressant ses épaules nues. Cullen, d'un pas décidé, se rapprocha d'eux mais fut âprement arrêté par deux berruiers qui gardaient les lieux. Le Commandant remarqua alors que l'Inquisitrice étaient fortement surveillée, des gardes patrouillaient dans les jardins et des berruiers stationnaient sur les chemins fleuris. Toutefois, il ne se laissa pas faire et bouscula les deux militaires afin de libérer le passage. L'altercation alerta l'Empereur qui se leva avec grâce, sa main posée sur la garde de son épée d'apparat. Lédara tourna à son tour la tête, croisant le regard à la fois rageur et désespéré de Cullen.

- Lédara ! cria-t-il alors tout en se débattant avec les deux gardes.

La jeune femme ne répondit pas mais se leva lentement, le regard étrangement fermé. Cullen ne put alors deviner ses pensées et ne vit que son teint pâle et la faiblesse de ses mouvements. Toutefois, elle sembla secouer discrètement la tête comme si elle lui signifiait d'abandonner. Fronçant les sourcils, Cullen cessa de se débattre et l'observa avec incompréhension. Lédara s'était approchée de Gaspard et posa sa main droite sur son bras, ses lèvres formant des mots que l'ancien templier ne pouvait entendre, puis l'Empereur fit signe à ses berruiers de relâcher le Commandant tout en continuant à lui barrer la route. Cullen vit alors Lédara repartir avec Gaspard, ce dernier la soutenait par la taille et l'enlaçait presque, lui déposant un baiser sur le coin de ses lèvres avant de disparaître par une porte dérobée dans les lierres. Cullen resta dans les jardins, abasourdi et le regard éperdu.

- Qu'est-ce que… bégaya-t-il.

- Venez, le raisonna Léliana, partons d'ici.

La Maître-espionne le saisit par le bras et le tira en arrière pour rebrousser chemin. Ils retournèrent lentement dans leurs quartiers, un silence de mort pesant sur eux. Il restait moins d'une heure avant le Conseil exalté et les conseillers se préparaient, résignés malgré eux.

- Un message de la part de Mère Giselle, dit soudain une éclaireuse qui était entrée avec une discrétion à toute épreuve.

Léliana se leva et saisit le mot écrit à la va-vite par la Révérende mère :

L'Inquisitrice vous demande d'apporter son épée de l'Inquisition ainsi que sa chevalière au Conseil.

Tous trois se regardèrent d'un air d'incompréhension, mais obéirent néanmoins sans poser de question. Ils s'habillèrent pour la séance du Conseil exalté et se rendirent dans la grande salle ovale munis de ce que l'Inquisitrice leur demandait.

Tous les participants au Conseil étaient déjà réunis, il ne manquait plus que l'Inquisitrice. La Divine avait pris place au centre de la tribune en tant que présidente de la séance et les représentants de Férelden et d'Orlaïs siégeaient à ses côtés, suivis par ceux des Marches Libres et d'Antiva. Léliana, Joséphine et Cullen, en tenue de cérémonie, se tenaient debout devant la table de chêne qui faisait face à la tribune, attendant, stoïques, leur chef. Tout le pourtour de la salle était occupé par un public avide et impatient qu'on entendait murmurer. On disait que cette séance serait la dernière au vu des récents événements. L'issue en était d'ailleurs évidente pour tous, ce qui réjouissait grandement les nobles orlésiens qui assistaient au Conseil.

Lédara n'était qu'à quelques pas de l'entrée du grand hall ovale. De loin, elle apercevait ses trois conseillers qui lui tournaient le dos, impassibles. Son cœur battait fort dans sa poitrine à mesure qu'elle avançait, ralentissant le pas malgré elle comme pour retarder un moment qu'elle redoutait. Elle s'arrêta un instant pour respirer lentement tout en fermant les yeux elle devait avoir confiance en elle, en la décision qu'elle avait prise. Elle reprit sa marche, aperçut du coin de l'œil Iron Bull, son épaule et son bras gauche en écharpe, sa peau striée de plaies plus ou moins profonde, mais en vie. A ses côtés, Blackwall était assis sur une banquette, son épée tirée pointe au sol, comme une canne sur laquelle il se reposerait.

Lorsque l'Inquisitrice pénétra dans la salle, le silence se fit immédiatement. Ses trois conseillers se retournèrent et lui laissèrent la place libre devant la longue table de bois neutre. Léliana tenait entre ses mains l'épée de l'Inquisition, tandis que Joséphine arborait son éternel écritoire, prête à y inscrire le moindre de ses mots. La Marchéenne jeta un bref regard à Cullen ses yeux semblaient chercher la vérité au fond des siens. Elle détourna la tête et fixa la Divine qui l'observait depuis son entrée devant le tribunal, le regard tout aussi interrogateur que celui de Cullen. Elle jeta un dernier regard à Varric qui hocha brièvement la tête, l'air sûr de lui.

- Je déclare cette séance ouverte, annonça la Divine Victoria en tapant un coup de son marteau devant elle.

- Je demande à prendre la parole, dit alors l'Inquisitrice d'une voix qui se voulait posée mais où l'on entendait une grande faiblesse.

- Vous l'avez, Inquisitrice, répondit la Divine.

Lédara la remercia d'un signe de tête, puis prit l'épée que tenait Léliana entre ses mains. Elle la jaugea un instant, puis posa sa pointe au sol devant elle.

- Les récents événements nous ont confirmé que Thédas est encore fragile, commença l'Inquisitrice. Les Qunaris ont montré leur intention d'envahir le Sud, c'est une menace bien réelle.

Pendant le discours de la jeune femme, l'Empereur acquiesçait lentement de la tête, l'air satisfait.

- Pour faire face à cette menace, le Sud doit se montrer uni, continua l'Inquisitrice. Toutefois, cette unification est impossible en l'état actuel des choses, et je le conçois parfaitement.

A ces mots, Lédara avait posé son regard sur le Iarl qui fut intrigué par ses mots. De son côté, l'Empereur s'était redressé sur son siège, sourcils froncés.

- Il y a deux ans, lorsque l'on m'a confié la direction de l'Inquisition, reprit l'Inquisitrice, je lui avais donné comme objectif d'arrêter Corypheus, puis de rétablir l'ordre au sein des royaumes.

Lédara souleva à nouveau l'épée pour la déposer sur la table, devant tous les représentants du Conseil et devant le Divine Victoria.

- L'Inquisition a fait ce qu'elle devait, dit l'Inquisitrice avec un peu plus de force. Il est maintenant temps qu'elle dépose les armes afin de rétablir l'équilibre des pouvoirs.

A ce moment, l'Empereur d'Orlaïs se leva d'un bond, furieux.

- Je vous ordonne de vous rasseoir ! s'écria la Divine avec force tout en jubilant intérieurement de pouvoir le rabrouer.

Gaspard n'eut d'autre choix que d'obéir à la présidente du Conseil et la Divine elle-même, alors qu'il fulminait.

- Je déclare la dissolution de l'Inquisition, énonça clairement Lédara avec un peu plus de force.

Un vent de rumeurs traversa la foule, puis s'éteignit lorsqu'elle vit que l'Inquisitrice ne semblait pas avoir terminé.

- Il est une deuxième chose que je dois faire, dit Lédara lorsque le silence fut rétabli. Divine Victoria, je vous demanderais de bien vouloir entendre ma confession ici même.

- Vous souhaitez vous confesser en public ? demanda Cassandra avec hésitation.

- Oui, Votre Sainteté, et ce en tant que Lédara Margaret du domaine des Trevelyan d'Ostwick.

- Vous êtes une enfant du Créateur, comme nous tous, répondit la Divine tout en fronçant les sourcils. Je vous écoute.

Lédara s'avança lentement au-devant de la Divine, s'appuyant sur la table afin de ne pas faiblir, puis se mit à genoux, sa main mutilée posée entre ses cuisses afin qu'elle puisse joindre ses mains en signe de prière.

- Votre Sainteté, j'ai commis un péché grave, il y a de cela deux ans, dit-elle suffisamment fort pour que tout le monde entende. Vous savez que je suis l'aînée de la maison des Trevelyan, et que j'ai un frère et une sœur.

Cassandra acquiesça tandis qu'elle écoutait avec un masque de sagesse et d'autorité pour cacher son incompréhension.

- Mon crime est impardonnable, continua Lédara. J'ai tué mon propre frère, Dénan Wilibert Trevelyan.

Un sursaut d'horreur traversa la foule, les nobles poussant de petits cris scandalisés. Cullen allait se rendre auprès de la jeune femme pour l'empêcher de dire quoi que ce soit de plus, mais Joséphine l'arrêta net.

- Non ! murmura-t-elle, laissez-la, c'est brrrillant…

- C'est en effet un crime des plus graves, répondit la Divine, toujours hésitante.

- J'ai des témoins, Votre Sainteté, dont l'un d'entre eux est la Chercheuse Cassandra Pentaghast, ici présente.

- Je m'en souviens, répondit Cassandra de plus en plus désappointée. Ce crime vous vaudrait la peine capitale si vous n'aviez pas de circonstance exceptionnelle à faire valoir. Si mes souvenirs sont bons, votre frère était devenu un templier rouge au service du général Samson, n'est-ce pas ?

- Oui, Votre Sainteté.

Lédara hocha la tête en signe d'approbation tout en fixant la Divine afin de lui signifier que sa démarche était juste et qu'elle devait continuer ainsi.

- Une autre personne peut-elle confirmer ses dires ? lança soudain Gaspard qui était devenu rouge de colère.

- Moi, entendit-on dans la foule.

Iron Bull s'avança d'un pas.

- Je peux aussi le confirmer, ajouta Varric en levant sa main.

- Très bien, répondit la Divine. Dans ce cas, votre crime n'est que le résultat d'une légitime défense, dame Trevelyan. Aucune peine ne peut être retenue contre vous.

- Objection, Votre Sainteté, intervint alors Varric, au plus grand étonnement de la foule, des trois conseillers de l'Inquisition et de la Divine elle-même. Un tel crime ne peut être laissé impuni dans les Marches Libres. Selon nos lois, dame Trevelyan doit mourir… du moins socialement.

Un brouhaha souleva la foule, que la Divine Victoria fit taire d'un coup de marteau.

- Plus de titres, reprit Varric, plus de possessions, plus de patrie, plus de nom. C'est la sentence que la loi marchéenne exige selon l'article 31 de notre Code civil.

- Dame Trevelyan, dit Cassandra en se tournant à nouveau vers la Marchéenne, est-ce correct ?

- Oui, Votre Sainteté.

- Acceptez-vous de vous soumettre à cette sentence ? demanda encore la Divine avec hésitation.

- Oui, Votre Sainteté, répondit à nouveau Lédara, la tête toujours baissée sur ses mains en prière. En tant que Marchéenne, je ne peux que me soumettre à nos lois.

- Très bien, conclut la Divine en donnant un petit coup de marteau. Ambassadrice Montilyet, veuillez acter la sentence, la condamnée y apposera son sceau pour la dernière fois.

- Oui, Votrrre Sainteté, acquiesça Joséphine qui rédigeait déjà l'acte sur son écritoire.

- Bien, votre mariage avec l'Empereur Gaspard de Chalons est de ce fait remis en cause, reprit la Divine presque machinalement.

Soudain, le visage de Cassandra s'illumina.

- L'avez-vous consommé lors de votre nuit de noces ? demanda-t-elle alors de but en blanc.

Les trois conseillers de l'Inquisitrice tressaillirent à cette question.

- Non, répondit Lédara avec fermeté.

- En avez-vous la preuve ? insista la Divine.

- Oui, Mère Giselle pourra vous le confirmer.

A cet instant, la Révérende Mère s'avança vers la tribune et acquiesça, confirmant ainsi les dires de la jeune femme. Elle raconta alors que, vers le milieu de soirée, l'Inquisitrice avait été victime d'un malaise dû à sa récente blessure qui s'était rouverte et qu'elle l'avait veillée jusqu'au matin.

Gaspard, fou de rage, ne répondit rien. En effet, il ne pouvait, devant autant de témoins, succomber à son accès de colère.

- Empereur Gaspard de Chalons, reprit la Divine Victoria, le contrat qui vous lie avec la jeune femme ici présente est rendu caduc de par la perte de son nom. Souhaitez-vous malgré tout rester marié à une paria ?

Gaspard ne put que répondre par un signe rageur de la main, abandonnant publiquement l'affaire. En effet, sa position l'empêchait maintenant d'approcher la Marchéenne puisqu'elle n'était plus personne aux yeux de la loi.

- Relevez-vous, dit Cassandra à son amie avec bienveillance, et veuillez signer vos aveux et votre sentence de votre sceau avant de le restituer au Maître Varric Téthras ici présent qui se chargera de le ramener à votre famille dans les Marches Libres.

Lédara se releva avec peine, revint sur ses pas et saisit la plume d'oie que lui présentait Joséphine, l'acte posé sur la table de chêne. Elle fit ensuite fondre un bâton de cire rouge au bas de sa signature, puis apposa le sceau de sa chevalière qu'avait apporté l'Ambassadrice à sa demande indirecte, scellant une décision qu'elle avait prise il y avait de cela dix ans en quittant le domaine familial, mais qu'elle n'avait jamais officialisée.

Gaspard trépignait sur son siège, puis n'y tint plus : il se leva à nouveau, prêt à exploser, mais Lédara le devança :

- Oh, un conseil, oubliez-moi. Cela vaudra mieux pour tout le monde.

Sur ce, elle quitta l'assemblée avec désinvolture. La Divine Victoria clôtura la séance ainsi que le Conseil exalté sur la dissolution de l'Inquisition, libérant tous les partis mis à contribution. Rejointe par ses trois ex-conseillers, la jeune femme se tourna vers eux, le regard brillant d'émotions.

- Pardonnez-moi de ne vous avoir rien fait savoir, dit-elle un peu tremblante, mais si Gaspard s'était douté de quelque chose, il m'aurait empêché d'assister au Conseil.

Pour toute réponse, Cullen la prit dans ses bras, la serrant si fort contre lui qu'elle respirait à peine, tandis que Joséphine louait sa stratégie qu'elle trouvait absolument brillante et sans précédent. Cullen relâcha enfin la jeune femme, puis saisit délicatement sa main gauche qu'il sentit sans vie. L'Ancre avait totalement disparu et ne menaçait plus les jours de la jeune femme. Il serra sa main tout contre lui, elle lui sourit en retour.

- Partons, dit Cullen en toute simplicité.