Epilogue

Une fois sa charrette vide déposée à côté de l'écurie, le bûcheron entra dans l'auberge vivement éclairée ce qui contrasta avec la densité noire d'une nuit sans lune.

L'auberge était bondée, de nombreux agriculteurs et voyageurs de passage dînaient joyeusement ou buvaient simplement un verre avant de reprendre la route ou un repos bien mérité, tandis que la serveuse, une femme au large embonpoint et au visage jovial encadré de soyeux cheveux blonds, se faufilaient entre les tables tout en déposant les plats qu'elle tenait en équilibre sur ses mains et le long de ses bras. Par-dessus le brouhaha ambiant, on entendait la voix tonitruante de l'aubergiste qui annonçait les commandes de bière à un petit commis gringalet qui courait partout des chopes pleines entre les mains.

Le bûcheron cligna des yeux le temps de s'habituer à la clarté de la pièce, puis se dirigea vers une table dans un coin de la grande salle où un jeune homme lui faisait signe. Ce dernier était accoudé à la table de hêtre, une chope à moitié vide devant lui, ses yeux gris contrastant avec son air rieur.

- Alors, satisfait de ton nouvel emploi ? demanda le jeune homme au bûcheron.

- Arf, c'était plus vivant dans les rangs de l'Inquisition, maugréa ce dernier en s'asseyant lourdement sur la chaise en face de son acolyte. Au moins, ça paie bien. Il y a de quoi faire.

- Ouais, c'est vrai que ça me manque aussi, répondit le jeune homme avant d'avaler une gorgée de sa bière.

- Le contraire m'aurait étonné ! s'écria le bûcheron. Tu faisais partie des éclaireurs de la Maître-espionne, tu devais en savoir, des choses…

Le jeune homme opina du chef, ses yeux plongés dans le fond de sa chope, muet. Le bûcheron attrapa au vol le petit commis qui passait près de leur table et commanda une chope pleine à ras-bord de bière rousse. Le frêle garçon manqua de renverser celles qu'il tenait en main, puis se ressaisit et acquiesça brièvement, les yeux écarquillés, avant de retourner au comptoir affronter l'aubergiste.

- J'ai gardé quelques contacts, avoua le jeune homme une fois que le commis eut déposé la bière devant son compagnon en coup de vent. Les Qunaris déployés dans le Sud se sont repliés après leur échec au palais d'Halamshiral et ont repris leur guerre contre Tévinter.

Le bûcheron l'écouta attentivement, son air fatigué s'étant mué en un air grave qu'il avait souvent arboré lors de son service en tant qu'officier de l'Inquisition.

- Des rumeurs courent sur la grande faiblesse de l'Empire tévintide, répondit-il après une longue gorgée de bière. Entre la corruption et les luttes intestines entre les magisters…

- Toutefois, Maître Pavus, en récupérant le siège de son père au Magisterium, rassemble de plus en plus d'adeptes à sa cause.

- Les Lucerni, murmura le bûcheron. Ça ne suffira pas à renforcer l'Empire… il est trop faible.

Le jeune homme acquiesça lentement de la tête.

- De nombreux elfes ont disparu dans d'étranges circonstances, la plupart étaient des serviteurs, reprit le jeune homme la mine sombre.

- On sait où ils se dirigent ? demanda encore le bûcheron.

- Seule dame Rossignol pourrait le dire, je pense. Si elle était restée la Maître-espionne dans l'Inquisition…

- … Et que l'Inquisition n'avait pas été dissoute, termina son compagnon d'un ton bourru.

- Dame Rossignol est maintenant maîtresse de l'ancienne villa Maurel, en Dalatie, décrivit le jeune homme. Elle est devenue un grand mécène en Orlaïs, et possède un élevage de cochards.

- Ah, c'est vrai, ricana le bûcheron. Elle a toujours aimé ces petites bestioles ! Jamais compris pourquoi… c'est moche, tout ratatiné et ça ne ressemble ni à un lapin, ni à un cochon !

- On dit aussi que ses corbeaux lui sont restés fidèles, et que parfois on en voit voler à travers Thédas.

- Penses-tu que… commença le bûcheron, une lueur brillant dans son regard.

- Non, répondit catégoriquement le jeune homme. L'Inquisitrice est devenue une paria aux yeux de tous les nobles, elle n'aurait plus aucune influence dans ce milieu.

- Moi, je la suivrais si on me le proposait, maugréa le bûcheron au fond de sa barbe.

Les deux amis burent silencieusement tout en repensant à leur vie d'avant.

- On dit qu'on aurait aperçu Sa Grâce à Ferelden, près du Lac Calenhad, reprit le bûcheron d'un ton un peu rêveur.

- Et aussi dans les forêts des Chevaliers d'Emeraude, continua le jeune homme avec ennui, près de Val Royeaux, sur la Côte orageuse, et même dans les Plaines sifflantes. Il ne faut pas croire tout ce qu'on entend, tu sais.

- Je sais, bougonna son compagnon tout en terminant sa bière.

- Le Commandant Rutherford a gardé son poste à la tête des Seigneurs Chercheurs, dit soudain le jeune homme. Toutefois, personne ne sait où il va lorsqu'il quitte la grande Cathédrale.

Les deux hommes redevinrent silencieux, plongés dans leurs pensées, ayant cependant la même idée en tête.

- Quant à l'Ambassadrice Montilyet, finit le jeune homme, elle est retournée à Orlaïs en tant qu'ambassadrice d'Antiva à la cour de l'Empereur de Chalons. Il paraît qu'elle est très véhémente et ne laisse aucun répit à ce dernier !

Ils se mirent à pouffer de rire, ce qui attira le regard de quelques curieux sur eux. A nouveau calmes, les deux hommes continuèrent à discuter de leur nouvelle vie, de leur travail respectif puis, après avoir laissé quelques pièces sur la table, se levèrent pour repartir dans leur chaumière rejoindre leur femme et leurs enfants. Au sortir de l'auberge, ils se saluèrent et se donnèrent rendez-vous le lendemain, même heure.

Au flanc d'une colline escarpée et illuminée par les faibles rayons de la lune, gisaient les ruines d'une ancienne tour. Celle-ci sortait à peine de la dense forêt qui entourait le lieu, rendant la tour inconnue même des randonneurs les plus avertis. Le silence recouvrait l'endroit, seuls les murmures des bois résonnait faiblement aux alentours. Une chouette hululait tandis que quelques lucioles voltigeaient près des buissons d'épines qui parsemaient les fondations de vieilles pierres gris clair.

Tout semblait calme dans la tour abandonnée depuis plusieurs décennies. Pourtant, une faible lueur perçait au travers des interstices de l'un de ses murs, signifiant une présence humaine. Un léger bruissement s'éteignit lorsque deux silhouettes encapuchonnées atteignirent la vieille porte et la poussèrent dans un grincement de bois équarris.

La lumière provenait d'une petite torche qu'on avait accrochée au mur et dont la flamme vacillait sous les courants d'air. Les deux mystérieuses silhouettes continuèrent leur marche dans le petit hall de la tour encombré de pierres et de poutres fendues, puis l'une d'elles, la plus massive, s'accroupit soudain afin de soulever une trappe dissimulée par les décombres. La deuxième silhouette descendit d'un mouvement alerte l'échelle qui donnait accès au sous-sol illuminé d'une demi-douzaine de torches et qui abritait d'autres personnes, ils étaient une quinzaine, tous vêtus de larges capes de voyage dont le capuchon était cependant abaissé. La première silhouette la suivit rapidement, refermant la trappe derrière elle.

Toute l'assemblée tourna la tête en direction des deux nouveaux-venus et les murmures s'éteignirent aussitôt.

- Il ne manquait plus que vous, M. et Mme Rutherford… dit le plus grand d'entre eux, dépassant les autres de trois têtes.

La première silhouette retira d'une seule main son capuchon, dévoilant une longue chevelure rouge sombre et des yeux d'une clarté hypnotique, suivie du Seigneur Chercheur qui l'accompagnait. La jeune femme balaya la pièce du regard, croisant les visages familiers en qui elle avait le plus confiance.

- Je vous remercie d'avoir répondu à mon appel, dit Lédara avec un sourire de soulagement. Vous n'êtes pas encore arrivée à savoir où ils allaient ? demanda-t-elle ensuite en se tournant vers une silhouette élégante.

- Mes agents n'ont rien trouvé, répondit Léliana. Avec les éluvians, ils peuvent être n'importe où.

- Cassandra nous somme d'agir avec prudence, intervint Cullen aux côtés de la jeune femme. Nous n'avons plus la force que nous avions avant…

- Mais nous ne sommes plus aussi fragiles face aux « agents de Fen'Harel », répliqua Léliana avec fougue.

- Solas sait tout de nous, lança Varric qui sortit de l'ombre. Qui on est, comment on opère, nos points forts, nos points faibles…

- Trouvons des gens qu'il ne connaît pas, l'interrompit Lédara avec fermeté, et ensemble… nous protégerons notre monde !