Chapitre 30
Levi rattrape Armin par le poignet. L'épaule du garçon lâche un bruit écœurant quand elle se démet, mais Levi n'a pas le choix. Il s'agrippe au premier bout de lui qu'il peut attraper. Ses câbles se rembobinent et il est à nouveau projeté sur le toit, dans un état de fureur proche de la folie.
Il lâche Armin et le laisse s'effondrer dans un coin, derrière une cheminée. Il n'a plus qu'un objectif en tête. Détruire Zeke. Malgré sa rapidité, il a déjà perdu de précieuses secondes. Le Titan a fait volte-face et est en train de fuir. Levi se propulse dans sa direction.
Chaque fibre de son corps est tendue par la haine. De la lave incandescente brûle dans ses veines. Il n'a jamais, de toute sa vie, été envahi par un tel sentiment de violence, une telle envie de tuer.
Les balles fusent autour de lui. Il ne voit pas qui les tire, il s'en fiche. Elles n'arrivent pas à l'atteindre. Elles sifflent dans ses oreilles et effleurent sa peau en déchirant ses vêtements, mais il est trop rapide pour laisser à son ennemi le temps de viser.
Il percute Zeke de plein fouet et le fait basculer en avant. Le Titan s'écroule sur le ventre et tente aussitôt de s'échapper en rampant. Levi tombe à genoux sur son dos et tente de lui arracher son revolver des mains. Zeke s'agrippe. Mais il sait que Levi est plus fort que lui. Dans un geste désespéré, il vide son barillet en tirant en l'air pour le décharger. Levi lui brise les doigts. Zeke hurle.
Des mains s'emparent de Levi par derrière. Mû par une rage inhumaine, il se retourne, saisit la tête de son agresseur deux fois plus grand que lui et lui brise la nuque dans un craquement abominable. Un autre sbire lui pointe un fusil sur le front. Levi ne se fige même pas. Il n'a pas peur. Il se fiche de mourir. S'il doit tomber, il ne le fera pas sans leur avoir infligé la plus grande souffrance possible, au moins comparable à celle qu'il ressent. Il saisit le fusil par le canon et enfonce de toutes ses forces la crosse dans le visage de son adversaire. Il entend son nez se briser. Il voit son sang gicler.
Zeke profite de ce moment de distraction pour tenter à nouveau de fuir. Levi le rattrape encore. Il le prend par le col de la veste, le retourne et lui écrase son poing droit dans le visage. Le Titan se met aussitôt à cracher du sang. Levi lui envoie son autre poing, de toutes ses forces. Zeke se débat, essaye de se tortiller pour lui échapper, lui donne des coups dans le ventre. Levi les sent à peine. Il rend les coups, n'importe où, n'importe comment. Il lui arrache les cheveux. Il lui laboure le visage avec ses ongles. Zeke pousse un hurlement de douleur et lui saisit les poignets pour tenter tant bien que mal de l'empêcher de le dépecer. Levi entend à peine les sbires qui se précipitent au secours de leur maître.
— Détruisez-le ! hurle Zeke d'une voix étranglée.
Levi le fait taire en lui écrasant ses deux poings dans le visage. Les dents de Zeke volent. Il s'étrangle dans le flot du sang qui coule de sa propre bouche. Des mains saisissent Levi de toutes parts. On cherche à l'écarter du Titan. Mais il ne s'arrêtera pas avant d'avoir vu la vie de Jaeger s'éteindre entre ses mains. Il tord des bras, en déboîte d'autres, mais de nouveaux les remplacent aussitôt. Ils sont nombreux. Ils se gênent les uns les autres. Soudain, Levi réussit à mettre la main sur le manche d'un poignard accroché à une ceinture.
C'est un carnage.
Il tranche tous les corps qui se trouvent à portée de sa lame, sans aucune distinction. Son poignard entaille les chairs, brise les os, sectionne les boyaux, fait gicler le sang. Levi ne voit plus rien. Il n'entend plus que les cris de ses victimes. L'air est saturé par l'odeur de sang et de merde.
Il va les tuer. Tous.
Zeke refait surface dans son esprit au milieu du pêle-mêle de ses assaillants. C'est lui qu'il doit tuer. Erwin lui a donné l'ordre de le faire. Erwin… Levi déclenche son équipement de manœuvre tridimensionnelle et s'extirpe du magma de sbires qui fond sur lui. Zeke n'est plus seul. Pieck est avec lui et l'aide à se remettre debout. Levi envoie de toutes ses forces son poignard dans sa direction et le plante juste sous son omoplate. Zeke se cambre de douleur et s'écroule à nouveau. Pieck arrache le poignard et l'oblige à se relever. Levi remarque avec fureur qu'elle porte l'un de leurs équipements. Celui de Mike, sans doute. Il va tous les réduire en miettes.
Levi leur fonce dessus, mais quelque chose – une balle, une lame, il n'en sait rien – coupe l'un de ses fils. Déséquilibré, il roule par terre pour amortir sa chute.
Il se remet sur ses jambes et pousse un juron sonore. Il a atterri trop loin de Zeke et un mur de sbires est en train de se reformer entre eux. Levi hurle de rage. Zeke est en train de lui échapper. Il déclenche le grappin qu'il lui reste, mais on le lui tranche à nouveau. Il retombe sur le sol. Il se sent nu, sans armes, sans équipement. Mais il ne s'inquiète pas pour lui. Il s'inquiète pour la mission qu'Erwin lui a confiée. Il se battra tant qu'il lui restera de la force dans les poings et du sang dans les veines. Il est prêt à frapper, à griffer, à mordre, jusqu'au bout.
Au moment où il s'apprête à attaquer à nouveau dans un assaut désespéré, cinq paires de grappins se fichent de part et d'autre du toit. Quelques secondes plus tard, Jean, Connie, Sasha, Eren et Mikasa atterrissent derrière lui.
Les sbires, maintenant au nombre d'une vingtaine, se dispersent pour choisir leur nouvel adversaire. Zeke a disparu.
Levi sent un poids immense lui tomber soudain sur les épaules. Son corps entier relâche d'un coup la tension accumulée. Il vacille et tombe à genoux, sourd, aveugle, muet. Mikasa passe comme une flèche devant lui et abat l'homme qui levait le bras pour le frapper.
— Capitaine !
Il entend qu'on l'appelle au loin. Zeke lui a échappé.
— Capitaine !
Zeke a réussi à lui filer entre les doigts. Il a échoué.
— Capitaine, vous êtes blessé ? demande la voix d'Armin.
Erwin.
Il se relève, titube, manque de s'étaler à nouveau. Le combat fait rage autour de lui, mais les jeunes ne tardent pas à tailler en pièces tous leurs adversaires.
Erwin.
Ils se regroupent autour de lui, silencieux. Aucun n'a le cœur à la célébration. La plupart baisse la tête. En fait, seule Mikasa le regarde dans les yeux. Levi ouvre la bouche, mais aucun son ne sort de ses lèvres.
— Je vais vous conduire auprès du commandant.
Elle n'attend même pas sa réponse. Elle passe un bras solide autour de sa taille et déclenche son équipement.
Ils atterrissent dans la cour et Levi est soudain pris d'un sentiment d'urgence absolue. Il y a du sang sur le sol, mais Erwin n'est pas là. Un gouffre béant dans sa poitrine aspire toutes ses émotions.
Mikasa l'entraîne en silence dans la salle la plus proche, le mess des officiers. Hange est agenouillée sur le sol devant la cheminée, les deux mains désespérément plaquées sur le ventre d'Erwin.
À l'instant où il le voit, Levi comprend qu'il va mourir.
Une douleur atroce lui fend la poitrine.
Il traverse le demi-cercle d'agents en les bousculant sans ménagement. Erwin est inconscient, les sourcils légèrement froncés par la douleur. La lumière du feu danse sur ses joues et ses paupières closes. Ses cils papillonnent doucement, comme si ouvrir les yeux lui demandait un effort impossible à fournir. De la sueur perle sur son front pâle.
Hange continue à presser ses mains contre son ventre, comme s'il y avait le moindre espoir de faire cesser l'hémorragie.
— Lâche-le, murmure Levi.
— J'ai fait appeler un médecin, bafouille Hange. J'ai…
— Lâche-le ! répète Levi.
Il a envie de hurler, de les insulter, de leur renvoyer leur stupidité à la gueule. Est-ce qu'ils ne voient pas qu'il est trop tard ? Est-ce qu'ils ne peuvent pas, pour une fois, faire preuve d'un peu de bon sens, et épargner leur stupidité à Erwin ? Il se retient de leur exploser au visage, car il ne veut pas qu'Erwin l'entende perdre son sang froid. Hange recule, effrayée, les mains rougies de sang.
Levi s'agenouille à la tête d'Erwin et le hisse sur ses cuisses pour lui enlacer la poitrine. Il sent son cœur qui bat sous ses doigts. Sitôt qu'il respire son odeur, il se calme. Son esprit se vide. Il ne voit plus les autres autour d'eux. Son propre cœur bat à tout rompre, son corps est tellement tendu qu'il est sans doute proche de la rupture, mais il arrive à nouveau à respirer. Erwin est dans ses bras. Plus rien d'autre n'a d'importance.
— Je suis là… je suis là…
Il murmure ces mêmes mots encore et encore en serrant le commandant contre lui. Levi aimerait qu'il lui parle. Qu'il lui dise juste quelques mots. Il a besoin d'entendre sa voix une dernière fois…
Erwin ne répond pas, mais au prix d'un lent effort, il soulève sa main et agrippe le poignet de Levi.
— C'est moi, Erwin. C'est Levi. Je reste avec toi, d'accord ? Jusqu'au bout.
Sa voix se brise et il se tait pour qu'Erwin n'entende pas ses sanglots. Chaque battement dans sa poitrine lui arrache une douleur aiguë.
Il est perdu. Il est écrasé par sa propre impuissance. Il essuie du revers de la main le sang qui coule de la commissure des lèvres d'Erwin. Sa main le lâche et tombe sur le sol, où Hange la saisit. Elle reste elle aussi au côté du commandant. La moitié gauche de son visage est encore couverte du sang qu'elle n'a pas encore eu le temps de nettoyer. Levi est soulagé qu'elle soit là avec eux.
Ils restent tous les trois en silence. Les autres ne font pas le moindre bruit, et Levi les oublie. Il n'y a que le feu qui crépite et la respiration rauque du commandant. Erwin a l'air paisible entre ses bras, malgré la tâche qui ne cesse de s'étendre sur sa chemise. Sa peau s'est réchauffée.
Levi ne pense à rien. Il ne veut pas penser qu'ils vivent leurs tout derniers instants ensemble. Il ne veut pas penser qu'ils sont en train d'attendre qu'Erwin meure. Ils ont encore tant de projets, tant de choses à faire ensemble. Il a encore tant de choses à lui dire.
— Je t'aime, Erwin, dit-il soudain d'une voix étrangement claire. Je t'aime, je t'aime, je…
Hange pleure. Levi ne la voit même plus. Il est seul avec Erwin. Le commandant bat des cils mais ne parvient pas à ouvrir les yeux. Levi se penche en avant et dépose un long baiser sur son front. Il sait ce qu'Erwin aurait répondu, il n'a pas besoin de l'entendre le dire. Il laisse son front posé sur le sien. Il ferme les yeux.
Il sent qu'Erwin est en train de partir. Il sent la vie qui s'échappe de lui. Il la sent filer dans chaque souffle, dans chaque battement de plus en plus lent de son cœur. Ses larmes glissent en silence sur le visage d'Erwin. Il l'aime, il l'aime tellement fort. Il resserre un peu plus son étreinte dans l'espoir de lui transmettre l'amour infini qu'il ressent à cet instant.
Les minutes s'égrènent, chacune désespérément plus courte que la précédente. Levi n'ose plus respirer de peur de briser le fragile équilibre dans lequel ils se trouvent.
Le commandant soupire, puis plus rien. Le silence leur tombe dessus comme un bloc de granit. Les yeux clos, Levi sent Hange remuer. Il sait qu'elle vérifie son pouls et ses pupilles. Le bruit saccadé de sa respiration suffit à lui confirmer ce qu'il sait déjà.
Levi se brise. Quelque chose se rompt en lui. Tout l'air disparaît de ses poumons. Quand il veut reprendre sa respiration, il lâche un bruit terrible, un hoquet étranglé de larmes qui s'arrache à sa poitrine. Il ne peut plus se retenir. Il sert le corps d'Erwin de toutes ses forces entre ses bras et se met à supplier.
— Non non non non…
Tout son corps est secoué par les sanglots bruyants qu'il ne parvient pas à maîtriser. Il a mal. Il lutte pour respirer. Ses poumons le brûlent. Il ne peut se résoudre à ouvrir les yeux et à voir Erwin mort. Il se dit qu'il va sans doute mourir aussi. Mourir de douleur. Il va se noyer dans ses propres larmes et arrêter de respirer.
Les bras d'Hange l'enlacent par derrière. Elle pose le menton sur son épaule et le serre contre elle, pendant qu'il serre Erwin contre lui. Elle ne dit rien, mais au bout de longues minutes, Levi finit par se calmer dans son étreinte solide. Il continue à pleurer en silence. Des voix résonnent autour de lui. Hange répond qu'ils se préoccuperont de son œil plus tard.
— Capitaine, sauf votre respect, nous devons nous occuper en priorité des vivants.
Des vivants. Si Erwin n'en fait plus partie, alors lui ne veut plus en faire partie non plus.
Les membres du Bataillon commencent à se rapprocher d'eux.
Il n'a pas honte de pleurer devant eux. Il souffre tellement, il se fiche que les autres en soient témoins. Il a besoin d'extérioriser sa peine pour éviter qu'elle ne l'étouffe.
— Levi, laisse-le, maintenant, murmure la voix étonnement douce d'Hange.
Jean et Mikasa s'approchent pour lui prendre le corps du commandant. Hange le tire en douceur en arrière. Levi se débat et s'agrippe à Erwin. Ils ne peuvent pas les séparer. Personne ne peut les séparer. Ils doivent rester ensemble pour toujours, pour…
— Levi… insiste Hange d'une voix brisée.
— Non !
— Levi, s'il te plaît…
— N… non…
Mais il lâche Erwin. Les autres emportent son corps. Levi reste là, à genoux devant la cheminée, le cœur en lambeaux.
Levi s'enfonce dans un brouillard épais. Il a mal, une douleur physique qui lui transperce la poitrine. C'est la seule chose qu'il est capable de ressentir.
Dans les heures qui suivent la bataille, il reste à l'hôtel de police et laisse passivement un médecin examiner son corps meurtri. Une fois qu'il en a l'autorisation, il se lave, se change, et observe immobile l'agitation qui anime la caserne.
Plusieurs heures s'écoulent avant qu'Hange ne lui demande de venir dans le bureau d'Erwin. Déjà, pense Levi. Tous les chefs d'escouade sont là. Il y a même des membres des Brigades Spéciales. Levi les regarde un par un comme s'il ne les reconnaissait pas.
— Nous allons avoir besoin que tu nous expliques ce qu'il s'est passé, lui dit Hange d'une voix calme.
Levi observe sans le voir le thé qu'elle lui pose entre les mains. Il répand une chaleur agréable dans ses paumes. Hange s'adosse contre le bureau, comme si elle n'osait pas s'asseoir dans le fauteuil d'Erwin.
— Nous avons besoin de savoir ce qu'il s'est passé, reprend-elle.
Il est clair qu'elle veut éviter de le brusquer, mais qu'elle attend de vraies réponses.
— On a déjà eu la version d'Arlert, fait une voix beaucoup moins compatissante derrière lui. On veut comprendre pourquoi vous n'avez pas sauvé le commandant. Erwin était blessé mais tenait encore debout, d'après ce que le gamin nous a dit.
Levi reste silencieux. Il ne leur doit aucune réponse, aucune explication. La vérité, c'est qu'il n'est pas lui-même entièrement sûr de la connaître. Pourquoi est-ce qu'il a laissé mourir l'homme qu'il aimait ? Le seul en qui il plaçait toute sa confiance ? Parce que c'est ce qu'Erwin voulait. Ils ne le croiraient pas. Ils ne comprendraient pas.
Les autres le pressent pour obtenir une réponse, si bien qu'Hange doit leur demander de redescendre un peu en agressivité.
— C'était ses ordres, lâche finalement Levi.
Il se lève et quitte la pièce en claquant la porte derrière lui. Il file tout droit vers l'armurerie, enfile un équipement de manœuvre tridimensionnelle et le remplit avec le maximum de lames qu'il peut contenir. Il glisse deux revolvers dans les étuis à ses hanches et embarque un sac de munitions avec lui.
Quand il se retourne pour sortir dans la cour, Mikasa lui barre le chemin.
— Pousse-toi, ordonne-t-il.
— Où vous allez ?
— Ça te regarde pas. Je quitte le Bataillon.
Il arrache son insigne de sa poitrine. Mikasa ne cille même pas. Levi n'arrive pas à la jeter au sol. Il reste là, immobile et tremblant, à la serrer dans son poing.
— C'est une affaire personnelle.
Il plaque brutalement son insigne sur le poitrail de Mikasa. Elle l'attrape par réflexe.
— Dans ce cas, vous ne pouvez pas prendre les armes du Bataillon.
— Essaye de m'en empêcher, alors, grogne Levi en descendant instinctivement son centre de gravité.
Il n'a pas envie de se battre, et surtout pas contre Mikasa.
— Vous êtes en train de faire une bêtise. Regardez dans quel état vous êtes.
— Je vais bien, le médecin…
— Vous n'avez pas les idées claires, précise Mikasa. C'est inutile, ils ont sans doute déjà quitté la ville. Vous allez vous mettre en danger pour rien.
Levi en a assez de discuter. Il la prend par le bras pour l'écarter. Elle résiste.
— Alors laissez-nous vous accompagner.
— Nous ?
Il se rend soudain compte que Mikasa n'est pas seule. Il y a Eren dans la cour, et derrière lui Jean, et Connie, et Sasha. Il y a même Armin, le bras dans une écharpe, un peu retrait comme s'il doutait de sa légitimité. La vue de Levi se brouille. Mais il a été incapable de produire une seule larme depuis qu'ils ont emmené le corps d'Erwin.
— Non. Rentrez, allez faire vos rapports. C'est un ordre.
— Si vous ne faites plus partie du Bataillon, nous n'avons plus d'ordre à recevoir de vous.
— Tsk !
Ils le dévisagent tous, les bras croisés sur la poitrine. Mais leurs regards sont meurtris et incertains. Levi recule d'un pas.
— Laisse-moi passer, Mikasa, dit-il d'un ton presque suppliant. S'il te plaît. J'en ai besoin.
Elle s'écarte enfin.
— Les autres vont rentrer faire leurs rapports, mais je viens avec vous, capitaine. Ce n'est pas ouvert à la discussion. Je vais vous suivre, vous pouvez m'ignorer si vous le souhaitez. Mais je serai là.
Levi leur passe tous devant et fuit l'hôtel de police. Il sait que Mikasa le suit comme une ombre, mais il l'ignore dans l'espoir qu'elle finisse par l'abandonner.
Il retourne sur les lieux de la bataille, désertés depuis plusieurs heures. Et de là, il se lance dans une traque désespérée. Comme il l'avait fait lors de la disparition d'Erwin, il retourne toute la ville. Mais cette fois, il le fait avec la colère incommensurable d'avoir perdu définitivement la personne qu'il aimait le plus au monde. C'est une vengeance animale qui l'anime.
À deux reprises, Mikasa intervient pour l'empêcher de tuer des malfrats de bas étages dans un accès de colère. Levi a besoin de se battre. Il a besoin de sentir les os se briser sous ses poings. Il a besoin de voir le sang couler. Il a besoin qu'on le cogne en retour. La douleur physique est la seule chose qui peut le convaincre qu'il est encore vivant.
Après s'être épuisé pendant des heures, il est bien forcé de le reconnaître – Zeke n'est plus en ville. Levi arrive même à obtenir de quelques personnes des informations tangibles sur sa fuite vers la capitale en compagnie de Pieck.
Il s'effondre. Physiquement et psychiquement. Il se laisse tomber sur un banc et se prend le visage dans les mains. Il a échoué, il a trahi la confiance d'Erwin.
— Rentrons, dit Mikasa de sa voix neutre.
Il fait nuit et il fait froid, mais Levi ne peut pas rentrer. Rentrer donnerait une toute nouvelle dimension, encore plus concrète, à son échec et à sa solitude. Tout son corps lui fait mal. Mikasa patiente jusqu'à ce qu'il se décide enfin.
Il ne veut pas retourner à l'hôtel de police et affronter la colère et la pitié des autres.
Il rentre chez lui.
Il se débarrasse de son équipement dans l'entrée et passe dans le salon.
Rien n'a changé, tout est strictement à la même place que le matin-même, malgré le fait que le monde se soit écroulé entre-temps. Il reste debout au milieu de la pièce. L'appartement a encore l'odeur d'Erwin et tout semble l'attendre, comme s'il pouvait d'une seconde à l'autre rentrer et poser un disque dans le gramophone, ou se retrousser la manche pour cuisiner, ou s'asseoir dans le fauteuil pour éplucher tranquillement les journaux du jour, ou au contraire lire un livre étendu sur leur canapé avec la demande implicite que Levi vienne s'allonger contre lui.
Son parfum est encore suspendu dans l'air. Levi n'ose rien toucher. Il donnerait n'importe quoi pour remonter le temps, remonter juste de quelques heures, et empêcher Erwin de quitter cet appartement. Une action infime, à l'échelle de toute une vie, qui aurait pu tout changer.
Il passe la nuit en boule dans le canapé. Ses souvenirs sur le toit, déjà embrumés par la poussée d'adrénaline qu'il a ressentie, reviennent sans cesse à l'assaut de son esprit, atroces et distordus. Dans les rares moments où il réussit à somnoler, la réalité revient le fouetter et il se réveille en sursaut dans un appartement froid et vide.
La douleur dans sa poitrine ne fait que croître au fil des jours, à mesure qu'il se rend compte qu'Erwin est vraiment parti. Son cœur va finir par lâcher, il en a la certitude. Il ne peut pas continuer à battre dans ce vide.
Il ne mange pas, il boit à peine. Il a l'impression que son corps n'est plus alimenté que par sa colère et la haine qu'il ressent envers lui-même. Il a l'impression qu'Erwin est mort pour rien. Pire, que c'est Jaeger qui a gagné, en privant le Bataillon de son chef, et en privant Levi de la moitié de son âme.
Il s'est passé trois jours avant qu'il ne trouve le courage de se traîner jusqu'à la salle de bain. Il n'a toujours pas ouvert la porte de la chambre. Mais il est poussé par son besoin d'hygiène. Il pense aller un peu mieux. Il pense qu'en se lavant, il réussira à s'éclaircir un peu l'esprit.
Toutes les affaires d'Erwin sont encore là. Il sait qu'il ne devrait pas y toucher, pas tout de suite. D'un geste impulsif, il débouche le flacon de cologne et s'en verse quelques gouttes à l'intérieur des poignets. L'odeur familière de son compagnon lui sature d'un coup les narines. Levi pose ses lèvres sur sa peau. Il se met à pleurer.
Son corps lâche. Il tombe sur le carrelage de sa salle de bain. Un cri de douleur s'arrache à ses entrailles, puis s'étrangle dans ses larmes. La réalité de sa situation le lacère.
Erwin ne reviendra pas. Jamais. Plus jamais il ne reverra son visage, plus jamais il ne lui parlera, plus jamais il ne le touchera. Bientôt, son odeur s'estompera. Sa présence disparaîtra de l'appartement, de l'hôtel de police, de sa vie. Levi oubliera le son de sa voix.
Il tremble de tous ses membres. La mort d'Erwin est une plaie ouverte en lui. Il va en crever. Il veut en crever.
Si seulement il avait… Si Erwin était venu avec lui en mission, si Levi était rentré plus tôt à l'hôtel de police, s'il avait plongé pour le rattraper… La vie d'Erwin ne tenait qu'à de furtifs instants où Levi a été contraint de faire un choix et où il a, encore et encore, pris la mauvaise décision.
Il s'épuise à pleurer sur le sol de la salle de bain. Il est paralysé par le chagrin. Il ne peut plus bouger. Il reste dans cette position pendant sans doute des heures, puis rampe jusqu'à leur lit. Il ne sait pas s'il fait jour ou s'il fait nuit, il ne connaît pas la date, il ne sait plus quelle heure il est. Il a l'impression d'évoluer dans un brouillard épais. Il ne sait pas quand il va se dissiper. Il ne sait pas s'il va se dissiper un jour.
Il se glisse entre les draps et se recouvre entièrement avec la couverture, comme il le faisait quand il était enfant et que Kenny l'abandonnait le soir pendant plusieurs heures. Il se roule en boule entre les draps qui sentent encore le parfum d'Erwin, et leurs odeurs mêlées, l'odeur de leurs caresses et l'odeur de leur amour.
Il est frigorifié. Il n'arrive pas à se réchauffer, seul entre les draps. Il a besoin du corps d'Erwin. Il tremble. Il ne trouve pas le sommeil. Il alterne entre les phases d'inertie complète qui durent plusieurs heures, et des phases où il est pris d'accès de colère intense. Il s'en veut. Il se déteste. Et pire, il en veut à Erwin de l'avoir autant aimé, de lui avoir tout offert et de le lui avoir repris. Il le déteste de le laisser seul à souffrir autant. Puis il se rend compte à quel point il est injuste, et la honte le paralyse à nouveau.
Poussée par l'inquiétude, Hange vient lui rendre visite. Elle utilise son équipement pour rentrer par la fenêtre quand il ne daigne pas se lever pour lui ouvrir la porte. Elle entre en silence dans la chambre et s'assoit dans un fauteuil.
— Tu es réveillé ?
Levi ne bouge pas. Il veut qu'elle parte. Il a l'impression que tout mouvement, toute parole, toute pensée ne fait qu'accentuer sa douleur. Il veut rester là à la ressentir, lancinante et méritée.
— Tu as mangé quelque chose depuis que tu es rentré, au moins ? demande Hange.
Levi n'a toujours rien mangé. Il n'a pas faim. Son chagrin lui serre le ventre. Il sait que son corps est en train de s'affaiblir. Il aurait dû aller se recueillir auprès du corps d'Erwin, mais il est trop faible pour tenir debout. Il sait que c'est une excuse stupide pour éviter de se trouver une nouvelle fois face à la réalité de sa mort, et qu'il ne fait qu'alimenter le ressentiment qu'il éprouve pour lui-même.
— Je me doutais que non. J'ai apporté quelques plats, ils sont sur la table du salon. Est-ce que des nouvelles du Bataillon t'intéressent ?
Un silence tendu lui répond.
— Ton escouade va bien. Quelques égratignures mais rien de permanent. Armin… – elle soupire – Armin est le plus touché, comme tu peux t'en douter. Mais il tient le coup. Ils sont tous inquiets pour toi.
Il ne répond pas, alors elle continue.
— J'ai été nommée commandante par intérim, pour le moment. Je crois que c'est mieux pour tout le monde si je ne prends pas tout de suite la place d'Erwin. J'ai failli… j'ai failli me battre avec Shadis dès les premières lectures de rapport.
Elle laisse sa phrase en suspend, et Levi accepte de ne jamais savoir pourquoi elle a failli se battre avec le commandant des Brigades Spéciales.
Hange respecte un long silence, perdue dans ses pensées.
— L'enterrement a lieu dans deux jours, Levi, dit-elle finalement. Tu n'es pas obligé de venir, mais je ne voulais pas que la date passe sans que tu sois au courant. Il va y avoir une cérémonie commune pour… pour tous ceux qui sont tombés. Il risque d'y avoir beaucoup de monde, je ne te le cache pas. Erwin était vraiment très apprécié. Si tu viens, tu ne seras pas obligé de parler. C'est comme tu le souhaites. J'ai prévu un petit discours pour lui et pour Moblit.
Sa phrase est ponctuée d'un silence pesant. Levi se rend compte à quel point il a été égoïste. Hange a perdu son compagnon, elle aussi. Elle doit assumer les responsabilités de commandant en l'absence d'Erwin. Et elle le fait en restant digne et solide. L'agent le plus fort du Bataillon. Un titre ridicule. Levi ne l'a jamais mérité.
Il glisse sur matelas et sort la tête de la couverture, puis s'assoit dans le lit.
Hange ne fait pas de remarque sur son apparence, et il lui en est reconnaissant. Elle-même est pâle et fatiguée. Un bandeau lui recouvre l'œil gauche.
— Les médecins n'ont pas réussi à le sauver, répond Hange à la question silencieuse de Levi.
Elle hausse les épaules.
— Ce n'est qu'un œil. J'ai toujours l'autre.
Levi aimerait lui dire combien il est désolé. Pour son œil, pour Moblit, pour les responsabilités qui lui tombent d'un coup sur les épaules. Pour son absence à ses côtés dans cette épreuve. Mais il a la gorge trop sèche pour parler. Hange lui tend un verre d'eau et un bout de fromage. Levi boit. Il se sent un peu mieux après.
— J'aimerais que tu viennes, Levi, si tu t'en sens capable. C'est dur, sans vous trois.
Sans Moblit, sans Erwin et sans toi. Levi se rend compte à quel point il l'a abandonnée.
— Je suis désolé, parvient-il enfin à articuler d'une voix rauque.
— Tu n'as aucune responsabilité dans ce qui est arrivé.
Levi n'a pas la force de démentir. Sa tête lui tourne déjà. Il se laisse aller dans les coussins, le visage fixé sur le plafond.
— Tu as besoin de quelque chose ?
D'Erwin. Il a besoin d'Erwin, de son étreinte, de sa présence rassurante, de ses mots réconfortants. Il donnerait tout ce qu'il a en échange d'Erwin.
— Je retourne à l'hôtel de police, soupire Hange. Si tu as besoin de quoi que ce soit, viens me voir. Ou… envoie quelqu'un.
Elle passe sa cape d'uniforme autour de ses épaules.
— Hange ?
— Oui, Levi ?
— Est-ce que tu penses qu'il avait tout prévu ? Qu'il avait prévu de… de…
Il ne cesse de ressasser le comportement d'Erwin ces derniers temps, et plus ses souvenirs se jouent dans son esprit, plus il les revit comme un adieu. Erwin, qui l'a très progressivement poussé hors de la bulle dans laquelle il s'était enfermé avec lui. Erwin, qui a toujours refusé de se projeter avec lui dans un futur plus paisible, même pour plaisanter. Erwin, enfin, qui a tout fait pour le combler de bonheur ces derniers jours, comme s'il savait qu'il n'aurait pas d'autre occasion. Quand il prend le temps d'y réfléchir, il n'a pas l'impression qu'Erwin s'est un jour projeté plus loin que cette mission. Il se sent stupide et crédule. Il s'en veut atrocement, d'avoir été si aveugle, si concentré sur ses propres désirs d'une vie meilleure qu'il n'a pas vu à quel point l'homme qui partageait sa vie s'embourbait dans le désespoir.
— Tu penses qu'il avait renoncé ?
— Je ne sais pas, Levi, répond Hange avec franchise. Il avait toujours plusieurs coups d'avance sur nous. Mais s'il avait trouvé une solution qui lui aurait permis de auprès de toi, j'ai la conviction qu'il l'aurait choisie.
Levi le sait. Et pourtant, Erwin a préféré se sacrifier à sa cause plutôt que de choisir une vie avec lui. Il le savait depuis le début. Il ne peut s'empêcher de se demander si, s'il l'avait plus aimé, ou s'il l'avait mieux aimé, il aurait réussi à le faire changer d'avis. Mais il n'aurait pas pu l'aimer plus. Il l'aimait déjà de toute son âme.
Il entend Hange remuer un peu, puis elle s'arrête, sans doute dans l'encadrement de la porte de sa chambre. Avant de partir, elle dépose un petit objet métallique sur la table de nuit. Levi n'a pas besoin de regarder pour savoir qu'il s'agit du médaillon d'Erwin.
— Tu sais, tu as été l'amour de sa vie, Levi. Il n'a jamais aimé personne autant que toi. C'est toi qui l'a empêché de se perdre. Je sais que tu as mal, mais par pitié, n'aie aucune culpabilité. Tu es la meilleure chose qui lui soit arrivée.
Elle passe par la porte d'entrée en partant.
Levi sait qu'il doit aller à l'enterrement. C'est son devoir, et tout le monde s'attend à ce qu'il soit présent. Sans compter qu'il le doit à Erwin. Il lui doit un dernier adieu.
Le passage d'Hange lui donne une impulsion suffisante pour sortir du lit. Il se lave et mange un bout de ce qu'elle lui a apporté. Peu à peu, son cerveau se remet en marche.
Il n'a pas oublié les papiers qu'Erwin lui a demandé l'autorisation de signer, il y a quelques années. L'appartement est à Levi, maintenant. Il veut le vendre et partir. S'en débarrasser, avec tous les souvenirs qu'il contient et qui l'assaillent douloureusement. Mettre le plus de distance possible entre lui et leur vie ensemble pour atténuer la douleur.
Il décide de remettre de l'ordre chez eux et passe plusieurs heures à laver et relaver, à trier et ordonner, à ranger, à empiler au millimètre près. Il s'occupe les mains pour se libérer l'esprit. Tout lui rappelle Erwin, bien sûr. Tout lui rappelle des habitudes, ou des moments qu'ils ont passés ensemble, leurs éclats de rire idiots et leurs disputes plus idiotes encore.
Il est agenouillé par terre à côté du lit en train de ranger les tiroirs de la table de chevet d'Erwin quand, sous plusieurs livres à l'aspect particulièrement ennuyeux, il trouve une petite boîte qui tient dans la paume de sa main.
Il l'ouvre et fixe le contenu d'un regard vide.
Il met plusieurs minutes à comprendre ce qu'il a devant les yeux. C'est une bague. Un anneau. Un anneau tout simple, de petite taille. Forgé il y a peu, à en juger par son aspect brillant. Levi le sort de l'écrin avec des doigts tremblants et le glisse à son annulaire. Puis il le retire comme s'il s'était brûlé. Il fond en larmes.
Il la tient là, au creux de sa paume, la preuve qu'il attendait. Celle qu'il n'espérait même plus. La preuve qu'Erwin leur avait imaginé un avenir ensemble, au-delà de la mission, au-delà des Titans. Il serre le poing, serre les dents et serre les paupières de toutes ses forces pour contenir sa douleur. Le petit bout de métal mord dans la chair de sa paume. Il a l'impression que son sang circule à nouveau dans ses veines, mais en le brûlant chaque fois qu'il passe par son cœur. Il s'habille, prend l'une des paires de gants d'Erwin et sort de l'appartement.
Le froid l'agresse aussitôt. La normalité du monde qui continue à tourner dehors lui donne un profond sentiment d'étrangeté. Les gens poursuivent leur quotidien comme s'il ne s'était rien passé. Ils glissent sur lui leurs regards indifférents, sans savoir qu'il est détruit à l'intérieur.
Levi veut faire vite. Il ne veut pas parler. Il ne veut pas s'éterniser. Ce n'est pas du tout comme ça que devraient se passer ce genre de choses. La vendeuse le considère avec incompréhension, légèrement effrayée.
Il marche ensuite jusqu'à la morgue. Ses pas sont horriblement lourds. Il a l'impression de ne pas avancer. Il a l'impression de mettre des heures à marcher quelques kilomètres.
— Nous allions procéder à la mise en bière, lui dit d'un ton maussade l'employé qui lui ouvre la porte.
— Je peux le voir ? demande Levi.
L'employé fronce les sourcils. Levi a la nette impression qu'il le dérange. Il n'a pas la force de se confronter à lui.
— Vous êtes qui ?
— Son… Son chef d'escouade. Le capitaine Levi Ackerman.
L'homme est impressionné par son grade. Il le laisse entrer et le guide à travers les couloirs en papotant avec entrain. Levi suit en silence.
— Je vous conseille pas de soulever le drap, capitaine, lui dit-il en lui indiquant la porte de la pièce où se trouve Erwin. Ça commence à faire un bout de temps qu'il est là, le temps d'organiser la cérémonie et tout ça. Moi je suis d'avis que vaut mieux garder l'image qu'on avait des gens avant qu'ils passent l'arme à gauche. Mais j'imagine qu'on sait ça, quand on fait un boulot comme le vôtre.
Il laisse Levi seul à côté du drap qui recouvre le corps d'Erwin. Tout est absolument silencieux autour de lui, à tel point qu'il perçoit le bruit ténu de sa propre respiration. Levi se sent étrangement calme. Il a imaginé toutes sortes d'endroits où pourrait se trouver Erwin, plus sordides les uns que les autres. Mais la pièce est propre et calme. Il y a plusieurs bouquets de fleurs sur la table dans un coin. L'air ne sent rien.
Au début, il n'ose pas le toucher. Il a peur de palper le corps inerte de son compagnon à travers le drap, de sentir à nouveau sous ses mains son corps sans vie. Il s'assoit sur une petite chaise à côté.
Il ne dit rien. Il aurait l'air stupide, à parler tout seul dans ce silence tranquille. Puis il se souvient pourquoi il est venu.
Il tire de la poche de son manteau deux écrins. Il ouvre d'abord celui qu'il a trouvé dans l'appartement, puis enfile l'anneau à son annulaire gauche. Sa main tremble tellement qu'il doit s'y prendre à plusieurs reprises. Personne n'est censé faire ce geste tout seul. La sensation de l'anneau est étrange autour de son doigt. Il sort ensuite la bague qu'il vient juste d'acheter. Le souffle coupé, il soulève doucement le drap, juste au niveau de la main d'Erwin et le retrousse consciencieusement sur son poignet. Il ne s'autorisera pas plus.
Il prend les doigts figés d'Erwin et, d'un geste plus assuré, il glisse l'anneau à son annulaire. Il est légèrement trop grand, mais il convient.
— C'est pas comme ça que ça aurait dû se passer. Je suis désolé.
C'est la dernière chose qu'il peut lui offrir. Des larmes tombent sur la main d'Erwin qu'il serre encore dans la sienne. Il sait très bien qu'ils n'auraient pas pu se marier. Erwin le savait aussi. Ils auraient organisé une petite cérémonie, sans doute en présence d'Hange et de quelques autres, pour le symbole. Comme les gens le font parfois dans les Bas-Fonds, quand ils veulent éviter de faire ressurgir des noms enfouis avec leurs anciennes vies. Levi n'a pas besoin d'un anneau en métal pour être sûr de l'amour d'Erwin à son égard. Mais il l'aurait fait, pour son sourire, pour ses yeux brillants de fierté, pour l'entendre lui murmurer combien il l'aimait.
Il sait qu'il ne gardera pas l'anneau longtemps autour du doigt. Il l'aurait fait si Erwin avait pu le lui mettre lui-même. Il a l'impression d'être une fraude. Le bijou est presque une gêne autour de son doigt, presque une douleur. Il l'accrochera autour de son cou pour sentir son contact contre sa poitrine, comme un rappel permanent de sa promesse.
Il lâche la main d'Erwin et la recouvre. Il ne sait pas comment il se sent. Engourdi. Comme transi par un froid qu'il ne ressent pas. Sans réfléchir, il se penche en avant et dépose un dernier baiser sur le drap qui recouvre les lèvres de son compagnon.
— Je vais buter ce fils de chien, murmure-t-il tout proche de lui.
Quitte à le faire seul. Quitte à y consacrer tout le reste de sa vie. Quitte à crever en le faisant.
En sortant, il remet à l'employé le médaillon d'Erwin. Il ne veut pas le garder. Pour Erwin, c'était le symbole de sa réussite et sa plus grande fierté. Pour lui, c'est le symbole de ce qui l'a perdu. Il préfère que le commandant repose en le portant autour de son cou.
Levi a l'impression de remonter la pente, de retrouver peu à peu sa force. Il sait que son attitude est indigne. Qu'il est censé être beaucoup plus solide que ça. Mais il se soit coincé dans un état second, où la mort d'Erwin serait encore une anomalie, où son cerveau n'arrive pas à en mesurer les conséquences. Il fait de son mieux pour reprendre un rythme de vie décent. Pour se lever, se laver, manger. Comme un automatisme. Même s'il passe le plus clair de ses journées immobile dans le canapé ou sur le lit. Peu à peu, il progresse.
Le matin de l'enterrement, cependant, tout s'écroule. Il se lave, enfile un costume civil de couleur sombre, s'assoit sur le canapé et se fige.
Il ne va pas pouvoir y aller.
C'est impossible.
Il ne veut pas regarder pendant qu'ils descendent Erwin dans un trou lugubre et qu'ils le laissent là, à pourrir seul dans la terre humide. Un long gémissement s'échappe de ses lèvres. Ce n'est pas possible… Ce n'est pas possible. C'est un cauchemar, et il va se réveiller, il… Il ne sait pas combien de temps il reste dans cet état de tétanie.
Il entend à peine les coups frappés à la porte. Il se doute que c'est Hange qui vient lui demander ce qu'il fabrique. Il n'arrive pas à bouger. Son corps est horriblement lourd, comme chargé de plomb. Les larmes lui brouillent la vue. Il est pitoyable. Il est faible. Indigne d'un homme comme Erwin.
Une main se pose sur son bras gauche, et il lève les yeux sur Gabi. La tristesse qu'il lit sur son visage lui fend le cœur. Il sait qu'elle ne regrette pas le commandant, qu'elle n'a pas eu le temps de le connaître assez. C'est pour lui qu'elle est si triste. Elle est vêtue de noir, elle aussi. Ses cheveux trahissent la tentative infructueuse des nourrices de les dompter.
— Il faut que tu viennes, dit Gabi. On va être en retard.
Hange et l'une des nourrices l'attendent sur le pas de la porte. Levi leur en veut d'avoir amené Gabi. Il ne veut pas qu'elle le voie comme ça. Il ne veut pas lui imposer la réalité de cette mort de plus dans sa vie. Et en même temps, il est infiniment soulagé de l'avoir avec lui.
— Je…
Je ne peux pas. Il a honte de le dire.
— Je vais te tenir la main, ok ? Mais tu le diras pas aux autres, ajoute-t-elle d'un ton menaçant.
— Je sais pas ce qu'il m'arrive, dit Levi en se prenant le visage dans les mains.
— Tu es triste, répond Gabi d'un ton expert. C'est normal. J'ai bien vu que tu l'aimais beaucoup.
Hange vient s'asseoir de l'autre côté de lui et passe un bras autour de ses épaules. Elle lui pose la tête dans le creux de son cou. Levi et elle n'ont jamais été très tactiles l'un envers l'autre, mais ce geste le réconforte.
— J'ai besoin que tu sois là, Levi, murmure-t-elle. On va se soutenir, ok ? On sera tous là pour te soutenir. S'il te plaît.
Levi se lève et enfile son manteau. Gabi lui agrippe la manche et le suit en silence. En chemin, ils s'arrêtent pour acheter des fleurs. Levi demande à Gabi de l'aider à choisir, et ils se décident pour un bouquet de fleurs blanches dont il ne connaît pas le nom, mais qu'il trouve jolies. Elles sont belles et élégantes, et elles lui font penser à Erwin.
Quand ils arrivent dans la cour de la préfecture où a lieu la cérémonie, Levi est pris d'une vague d'émotion devant l'ampleur de la foule. Il y a le préfet, plusieurs hauts fonctionnaires, pléthore de hauts-gradés de la police, tous les membres du Bataillon d'Exploration et des Brigades Spéciales, et une quantité impressionnante d'anonymes venus lui rendre un dernier hommage.
Les gens s'écartent et laissent passer Levi et Hange quand ils arrivent, pour leur permettre de rejoindre le premier rang. Il est reconnaissant à Gabi de s'agripper encore plus fort à son bras.
Les membres de son escouade le saluent d'un hochement de tête respectueux. Levi est soulagé de voir qu'ils ont tous l'air en forme. Mikasa lui tend son insigne du Bataillon. Les doigts de Levi tremblent. Gabi fait claquer sa langue d'impatience et le lui attache elle-même sur la poitrine. Puis Levi les laisse pour rejoindre Hange au milieu des hauts-gradés.
Il y a sept cercueils dans la cour de l'hôtel de police, tous recouverts d'un drap aux couleurs du Bataillon. Le cœur de Levi va éclater dans sa poitrine. Erwin est là, entre ces planches de bois. Il a du mal à respirer. Il vacille, mais Hange lui pose une main discrète entre les omoplates. Levi puise sa force dans le courage de son amie.
Il n'est pas prêt à dire au revoir à Erwin. Il ne sera jamais prêt.
Il n'en peut plus de ressentir cette douleur. De perdre les personnes qu'il aime le plus au monde. D'échouer à les protéger des autres et d'eux-mêmes. Peut-être qu'il devrait s'empêcher d'aimer autant. Qu'il devrait se préserver. Mais son regard se pose sur Gabi, et sur les fleurs qu'elle serre trop fort contre elle, et sur le reste de son escouade, et sur Hange, et il sait que c'est impossible.
Plusieurs officiels prononcent leurs discours sur Erwin, et soulignent son intelligence et sa droiture. Hange parle du chef qu'il a été, de ce qu'il représentait pour le Bataillon. Leurs mots défilent en une longue litanie dans le cerveau de Levi sans qu'il réussisse vraiment à en comprendre le sens.
Une fois qu'elle a fini de parler, la voix un peu vacillante, Hange se tourne vers lui.
— Tu veux dire quelques mots ?
Levi n'a rien prévu. Il a réfléchi à ce qu'il pourrait dire, mais il n'a rien préparé sérieusement. Jusqu'au bout, il a cru qu'il n'aurait pas le courage de parler. Ses pieds s'avancent d'eux-mêmes derrière le pupitre. Il regarde tous ces visages qui l'observent, pendus à ses lèvres.
— Erwin… Erwin aurait sans doute été bien meilleur que moi pour faire ça, commence-t-il.
Hange baisse les yeux et sourit. Un sourire sincère, plein d'affection, qui lui réchauffe le cœur.
— Toutes les personnes qui sont passées avant moi ont dit qu'Erwin était intelligent, un fin tacticien et un brillant stratège. Qu'il était droit et intègre. C'est vrai.
Il expire lentement pour évacuer l'émotion qui lui bloque la gorge.
— Il était aussi ambitieux et calculateur. Il avait une idée en tête, détruire les Titans, et rien n'a jamais réussi à l'en faire dévier. C'est pour ça qu'il a été d'une si grande aide dans la lutte contre eux. C'était une tête de mule, et il pouvait être dur, et tous les membres du Bataillon le savent.
Les mots afflux dans son esprit dans un tumulte brouillon. Il les déverse tels qu'ils lui viennent. Ce ne sera pas le plus beau discours, ni le mieux construit, et il doit avoir l'air stupide après tous ces orateurs entraînés. Mais il s'en fiche. Il sort ce qu'il a sur le cœur. Les yeux rivés sur le pupitre, il continue.
— Je veux que vous sachiez tous que sous cette couche de verni, il avait aussi très peur d'échouer. Une peur humaine, légitime, qui le rongeait doucement depuis des années. Il avait peur, comme nous tous, quand nous partions en mission, et pourtant c'est lui qui nous donnait du courage. Il avait mal, comme nous tous, quand nous perdions l'un des nôtres, et pourtant c'est lui qui trouvait les mots pour nous donner la force de continuer. Derrière cette façade imperturbable, il restait un humain. Il avait du mal, parfois, à se rappeler qu'il était faillible. C'est dans ces moments qu'il avait le plus besoin de nous. Et c'était nous, ses proches, mais aussi chacun des membres du Bataillon, qui l'empêchions de se perdre. Les autres ont parlé de ce qu'Erwin nous a apporté à tous. Je veux parler de ce que vous tous, vous lui avez apporté. Il y a eu des moments difficiles, et pourtant, il est resté un homme attentionné et compréhensif jusqu'au bout. Grâce à vous. Même s'il a pu paraître dur, tout ce qu'il voulait, c'était nous épargner la souffrance, et la mort, et nous offrir à tous une vie meilleure.
J'aurais aimé te l'offrir, moi aussi, Erwin. Tu la méritais. Tu méritais la tranquillité, tu méritais une nouvelle vie loin de toute cette violence, et j'aurais pu te l'offrir. J'espère que, pendant ces années que nous avons partagées, je t'ai rendu un peu du bonheur que tu m'as procuré. Tu m'as offert une nouvelle vie, et aujourd'hui j'ai l'impression que tout s'écroule, et que je dois chercher comment lui trouver un sens sans toi. Mais je vais continuer à me battre, comme tu t'es battu pour moi, pour nous tous. Je vais le faire pour toi.
— Aujourd'hui, la Commandante Zoë prend la place d'Erwin à la tête du Bataillon d'Exploration. Aujourd'hui, les Titans sont en déroute, ils ont abandonné Trost. Ils entrent dans les derniers jours de leur existence. J'ai fait une promesse au Commandant Smith, et aussi longtemps que je vivrai, je m'efforcerai d'accomplir cette mission. Pour que son sacrifice et celui des autres qui sont tombés avec lui ne reste pas vain. Tu peux compter sur moi, Hange, pour continuer à me battre à tes côtés.
Il pose enfin les yeux sur le cercueil d'Erwin.
— Tu peux compter sur nous, Erwin, pour achever cette mission.
Au revoir, mon amour, repose en paix. Tu vas me manquer, tous les jours, à chaque instant. Je t'aime, Erwin.
Et il salue.
