Ordonnance générale du commandant Zil'reyn de Delleb à destination de la flotte Ouman'shii, Jour 306, an 16.
La flotte du commandant Cel'mar de Silla a brisé le siège de Danmar. Les forces d'Yghan'shi sont actuellement en déroute. La reine elle-même a été vue fuyant le système a bord de sa ruche.
C'est une grande victoire que nous avons remportée, et il est légitime de la célébrer. Néanmoins, si cette bataille est terminée, la guerre ne l'est pas. A tous les commandants et capitaines : maintenez l'état d'alerte. Des attaques des forces d'Yghan'shi ou d'autres reines ennemies ne sont pas à exclure sur nos territoires, aux défenses affaiblies par le siège de Danmar. Tenez bon. Soyez attentifs. Alertes. Et nous vaincrons ! Car tout comme Delleb et ses troupes ont anéanti la flotte d'Albertus le Grand il y a dix millénaires, et permis au cours de la Grande Guerre de basculer, la bravoure du commandant Cel'mar de Silla et de ses guerriers nous a permis de gagner cette bataille. Nous sommes Ouman'shii, et nous triompherons !
Commandant Zil'reyn de Delleb, fin du message.
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Connaître l'équipage. Savoir s'en faire respecter et obéir. Obtenir sa confiance. Être un meneur de troupes. Telles étaient les prérogatives du quartier-maître. Ses prérogatives.
En tant que telle, c'était son rôle d'être l'intermédiaire entre le capitaine et l'équipage. Faire que chacun trouve sa place et que le tout fonctionne comme une machine bien huilée.
Liu s'était toujours appliquée à le faire. Droite et stricte pendant ses heures de service. Amicale et chaleureuse en dehors. Qu'ils n'aient pas peur de venir la trouver s'il y avait un problème, mais que personne ne songe à discuter les ordres qu'elle donnait.
Tom décidait ce que l'Utopia dans son ensemble devait faire. Les mille et une tâches précises que chacun devait effectuer pour que cela se produise, c'était à elle de les ordonner.
Ses frères décidaient des plans généraux. Des stratégies. Des grandes manœuvres. Et elle, comme un chef d'orchestre, décomposait tout ça en une foule d'étapes qu'elle faisait ensuite exécuter à chacun des précieux petits rouages qu'était chaque membre de l'équipage.
Un travail de précision. Presque de l'horlogerie.
Et l'image n'avait jamais aussi correcte qu'en cet instant. Les yeux sur son chronomètre, elle décomptait les secondes. Les grands schémas, ce n'était pas son travail : elle, elle s'occupait des petits détails. Mais cette fois, elle avait été le grand artisan du plan le plus ambitieux auquel elle ait jamais pris part. Une véritable valse orchestrée à la seconde près. Comment, sinon, espérer pouvoir entrer dans la salle du trône d'Yghan'shi et sauver Tom – sous le nez de la reine et de quasi tous ses wraiths ?
Trente-deux, trente-trois, trente-quatre, trente-cinq secondes. Elle croisa le regard de Gual'kan. Il n'opina même pas et appuya sur la commande d'ouverture de la porte. L'immense battant commença à s'écarter, telles les ailes chatoyantes d'un grand coléoptère. Le mouvement était volontairement lent. Théâtral. Une fois encore, leur vanité allait perdre les wraiths. Cinq, quatre, trois, deux, un.
D'un même geste, elle arracha la goupille et lança son chapelet de grenades par l'entrebâillement. Les petits explosifs roulèrent entre les jambes des guerriers les moins cotés et des adorateurs tassés le long du murs du fond.
Simultanément, Gual'kan abattit son poing sur la commande de fermeture. Douze, onze, dix... Pas le temps de voir si ça allait sauter. Il lui fallait rejoindre la porte latérale le plus vite possible. Elle sprinta de toutes ses forces, largement devancée par le guerrier qui ne l'avait pas attendue. A sept, une explosion humide retentit derrière elle, largement étouffée par la grande porte presque refermée. A cinq, une seconde explosion retentit devant elle, noyant Gual'kan dans un nuage de poussière et de brume de sang. Elle ne s'arrêta pas, avalant une grande goulée d'air avant de s'enfoncer dans le nuage sans hésiter. A trois, le staccato de la mitrailleuse lourde de Niobanne retentit, bientôt rejoint par celui de l'arme du soldat d'abordage. A zéro, elle ouvrait aussi le feu.
Trente, vingt-neuf, vingt-huit, vingt-sept, vingt-six – recharger –, vingt-trois... Une valse mortelle. Aveugle et sourde, noyée dans la poussière et le sang de leurs ennemis, la tête sonnant de trop de bruits, elle ne pouvait se fier qu'au plan. Suivre la partition qu'elle avait écrite. Avoir confiance en son équipe. En leurs capacités de danseurs. Ça ne pouvait marcher que si chacun effectuait ses tâches à la seconde près. Elle connaissait l'équipage. C'était son rôle. Son devoir. Elle était le quartier-maître de l'Utopia. La petite pièce qui fait que toute la machine réagit exactement aux ordres du commandant.
Elle les connaissait. Elle avait spécialement sélectionné son équipe pour leurs compétences. Chacun très capable, à sa manière. Trois ... deux ... un. Sa dernière cartouche jaillit avec un ultime déclic.
Pas un regard, pas un mot. Elle ne sursauta pas quand une grande main griffue la saisit sous les aisselles ni quand elle fut durement jetée sur une épaule armurée de cuir noir. Laissant son fusil-mitrailleur pendre à sa sangle, cognant douloureusement contre son flanc, elle sortit son blaster et se mit à tirer en couverture, contre une marée furieuse toute en cheveux blancs et cuirs noirs qui les poursuivaient. Soixante-six, soixante-cinq, soixante-quatre. Le téléporteur le plus proche se trouvait à plus de sept-cents mètres de la salle du trône. A elle de faire qu'aucun des guerriers en furie n'arrive à leur sauter dessus. A Gual'kan de courir assez vite pour qu'aucun ne les rattrape.
« Chier ! »
Le juron s'échappa de sa mâchoire serrée. Elle avait escompté énerver suffisamment les guerriers d'Yghan'shi pour qu'ils les poursuivent sans réfléchir. Qu'ils soient plus malins que ça, ou que leur maîtresse leur tienne la bride plus serrée que prévu, cela n'avait aucune importance. Ce qui était important, c'était qu'au lieu de les poursuivre, les guerriers s'étaient alignés, premier rang genou à terre et, blasters sortis, ils allaient les noyer sous un feu roulant ininterrompu. Encore treize secondes, et ils allaient tourner à droite, à couvert d'un autre couloir. Il fallait juste que Gual'kan ne se fasse pas assommer dans l'intervalle.
Pas le temps d'hésiter. Tout reposait à présent sur les épaules de son équipe.
« On continue la mission ! » parvint-elle à beugler, coinçant brutalement son avant-bras dans la ceinture du wraith pour que, quoiqu'il arrive, elle reste étalée dans son dos, couvrant autant de surface que possible.
Ancêtres qui veillez sur moi, permettez-moi de vivre encore un jour et de...
Sa prière fut interrompue par le brusque afflux d'énergie qui l'assomma net.
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« Hé, doucement, patronne. Allez pas tomber ! »
Tout était flou. Et douloureux. Mais elle reconnut la voix de Krall, parmi la poignées de silhouettes qui s'agitaient devant elle.
« Suis vivante ? » demanda-t-elle – ou plutôt « Ui i-ante ? » tant sa langue était molle et sèche, gros bout de viande qui encombrait ses voies respiratoires.
Liu tenta de se redresser pour tousser et dissiper un peu ce brouillard épais.
Une poigne douce et puissante l'aida à se remettre d'aplomb. Elle se retrouva appuyée contre le cuir frais d'un manteau wraith. Avalant une goulée d'air incertaine, elle toussa faiblement, tous ses muscles lui brûlant comme si elle avait couru trois marathons d'affilée. De fines mèches blanches lui chatouillèrent le nez.
« Tom ?! » parvint-elle à crachoter entre deux quintes sèches, des larmes de joie incrédules lui piquant les yeux.
« Je suis Ninaï'kan, Madame. »
Son gémissement de désespoir fut avalé par une nouvelle quinte.
Le guerrier lui tapota doucement le dos. Il attendit obligeamment qu'elle ait reprit son souffle pour poursuivre.
« Le capitaine est juste là. Il est inconscient, mais vivant. » lui indiqua-t-il, désignant d'un geste large une silhouette floue qu'elle devina allongée sur la banquette arrière du Jumper opposée à la sienne. « Tout va bien, Madame. Maintenant, reposez-vous. On est en sécurité. »
« Les autres ? » ne put-elle s'empêcher de demander, en un pitoyable « Hé otr ? » malgré les brumes de l'inconscience qui menaçaient de la submerger à nouveau.
« Tout va bien, Madame. Reposez-vous. » ronronna le guerrier, en une onde apaisante qui vainquit aisément ses faibles forces. Elle s'enfonça presque avec soulagement dans une obscurité bienfaisante.
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Les traits tirés, une vilaine plaies au front, l'humaine lui faisait face, un rictus défiant aux lèvres, les yeux flamboyants et les bras croisés, aussi féroce et superbe qu'une femelle Alzerin.
Delleb sourit. Depuis qu'elle vivait au contact quotidien d'humains libres, elle ne cessait d'être surprise des trésors de force et de bravoure dont certains pouvaient faire montre.
Tout comme avec Rosanna Gady, elle en était presque à regretter que cette femelle ne soit pas wraith. Quel potentiel perdu pour leur race !
« Au risque de me répéter, Liu de Sama, pourquoi devrais-je personnellement m'occuper de cette larve ? » demanda-t-elle à l'humaine.
« Parce que « cette larve » comme vous le dites, a sauvé votre joli petit cul vert ainsi que celui de tous les autres Ouman'shii, et que vous le lui devez bien ! »
« Il n'a rien fait de plus que son devoir, comme nous sommes en droit de l'attendre de chaque Ouman'shii, wraith ou non. Et il l'a mal fait, ajouterai-je. (C'était cruel, mais vrai.) D'après votre propre rapport, Tom Giacometti n'a pas accompli sa mission. C'est vous qui l'avez accomplie, pendant votre opération de sauvetage totalement officieuse. »
Un instant, elle eut l'impression que l'humaine allait la frapper. Elle attendit avec curiosité. L'instant passa et, un peu déçue, elle en fut réduite à écouter les récriminations de cette dernière.
« Mon capitaine n'était pas disponible pour donner des ordres. J'ai agi dans l'intérêt de l'équipage ! »
Delleb gronda.
« Tout comme votre capitaine et, visiblement, comme le reste de votre équipage de dégénérés, vous n'êtes pas capable de respecter une chaîne de commandement et de suivre des ordres. Il y avait toujours un capitaine en second – votre frère – ainsi que le commandant Cel'mar de Silla au-dessus de vous, Liu de Sama. »
L'humaine eut un geste rageur des bras.
« OK ! J'ai désobéi ! Vous voulez me coller un blâme, allez-y, mais occupez-vous de lui ! Bordel de merde ! » hurla-t-elle, visiblement à bout de nerfs.
Avec un grondement d'avertissement, Zil'reyn fit un pas dans la direction de cette dernière.
« Vous vous adressez à la grande régente Delleb, femelle, un peu de respect. »
« Le respect, ça se mérite ! » répliqua celle-ci.
Une pensée interrogative effleura son esprit. Elle acquiesça silencieusement. Zil'reyn eut un geste à l'attention des gardes royaux, qui d'un même mouvement s'approchèrent.
« Suffit, Liu de Sama. Profitez de votre passage en cellule pour réfléchir à votre comportement et à son effet sur ceux qui dépendent de vous. » notifia sobrement le commandant, alors que ses guerriers la ceinturaient avec peine, tout ruante et hurlante qu'elle était, pour l'emmener en détention.
Un petit sourire de circonstances aux lèvres, Delleb la regarda se faire traîner dehors, des larmes d'une rage aussi sincère que son inquiétudes au coin des yeux. Un wraith n'aurait pas réagi avec moins de véhémence face à un refus d'aider sa reine en détresse.
Une fois le silence revenu sur la salle du trône, elle consentit enfin à se pencher sur la civière roulante que l'humaine avait amené avec elle, et sur le jeune wraith inconscient qui y reposait.
Un bref effleurement mental lui permit de constater l'étendue des dégâts. Liu de Sama avait raison sur un point : Delleb était bien la seule parmi les Ouman'shii à pouvoir réparer un tel massacre.
« Emmenez-le dans les appartements royaux. » ordonna-t-elle.
Promptement, deux serviteurs humains s'avancèrent, poussant la civière jusqu'à la chambre royale désertée depuis des années.
« Qu'on ne me dérange pas jusqu'à nouvel ordre. » ajouta-t-elle sur le pas de la porte.
Zil'reyn et ses wraiths se mirent au garde-à-vous, saluant tant son départ que son ordre.
Elle demanda encore aux deux serviteurs de déposer le jeune mâle sur une grande table de chitine, puis les congédia.
Une fois seule, elle retira son manteau d'uniforme, drapant le lourd vêtement de cuir sur une chaise à haut dossier, avant de venir s'asseoir sur la table, à côté du mâle inconscient. Il était dans cet état depuis près de dix jours. Il supporterai bien encore quelques minutes. Elle le détailla plus avant.
Des hautes pommettes, des traits droits, élégants et d'une symétrie rare. C'était incontestablement un fils de Silla. Il n'y avait jamais eu de reine plus obsédée par la beauté que Silla. Avec un sifflement réprobateur, elle examina le mohawk hérétique qu'il arborait. Un si beau visage gâché par une coiffure si ridicule. Silla avait enfanté mille rejetons tous plus beaux – et plus bêtes – les uns que les autres. Cette idiote n'avait jamais privilégié l'esprit sur le corps. Pourtant, parmi les masses plus ou moins incompétentes, certains détonnaient par leur esprit. Systématiquement tarés, mais au combien rusés et agiles ! Le jeune mâle ne faisait pas exception.
Elle sourit.
«Je préférerais me faire dévorer vive pas la Grande Mère que de le reconnaître, mais j'espère un jour pouvoir unir mon sang à celui de Silla. Cette débile a, sans même le savoir, pondu ceux qui sont incontestablement les individus les plus exceptionnels de notre race. Regarde-toi, larve ! Même pas un demi-siècle, et tu as déjà accompli plus que les trois quarts de mes fils réunis. Avec ce taré de Markus, vous avez, chacun de votre côté, été les pionniers de notre peuple. Et vous avez le gène. Vous n'êtes que deux à pouvoir utiliser la technologie lanthienne, mais chacun de vos frères a ce potentiel en lui. Ah ! Si la Grande Mère le veut, un jour, ce pouvoir sera aussi celui de mes enfants. Et de leurs enfants ! Même si d'ici-là, je dois m'occuper davantage de vous que de ma propre progéniture. »
Elle rit, remettant délicatement en place une mèche de cheveux du jeune mâle.
« Après tout, j'ai abandonné ma ruche. Mes fils ne sont plus de mon ressort. Mais les fils de Silla n'ont jamais voulu devenir orphelins. Du moins pour la plupart. N'est-ce pas ? » nota-t-elle, lui tapotant doucement la joue. « Car après tout, ce sont tes propres frères les initiateurs et les artisans de son meurtre. Je n'ai fait que leur donner une arme capable de tuer une reine. Quel monstre planifie ainsi la mort de sa propre mère ? Quel monstre aime l'assassin de sa propre mère ? Kshh ! Merveilleux et terrifiants fils de Silla ! Si imprévisibles ! Si parfaitement déviants ! Que feriez-vous sans moi ? Et que ferais-je sans vous ? »
Elle prit un instant pour réfléchir à ses propres questions, et pouffa.
« Mes journées seraient sans doute bien plus calmes. Et très ennuyeuses. Car sans vous, il n'y aurait pas d'Ouman'shii... Mais assez parlé. Si je m'occupais de toi, larve ? »
