Epilogue

Levi est fatigué. De plus en plus fatigué.

Il sent son corps le lâcher peu à peu.

Il ne sort presque plus de la maison. C'est Reiner, le fils cadet de Gabi, qui lui rapporte des provisions et qui l'aide à entretenir la maison. Levi n'est plus en état de faire le ménage à la hauteur de ses exigences, alors il le laisse faire sans se montrer trop regardant. De toute façon, il ne voit plus assez bien pour traquer la moindre poussière.

Avec l'argent qu'on lui a donné quand il a quitté la police, il a acheté cette petite maison au bord de la falaise qui se jette dans la mer. Après de longues années à vivre en ville, il avait décidé d'aller chercher un peu de calme, de se retirer loin de l'agitation et du brouhaha constants pour passer ses journées à s'occuper de son jardin. Levi a eu la chance que sa famille décide de rester vivre non loin de lui pour qu'ils puissent s'entraider dans leur quotidien.

Avant, il mettait son temps et son expérience à profit pour ses proches. La condition physique dans laquelle l'a laissé son affrontement avec Zeke Jaeger ne lui permettait plus de faire des efforts prolongés, mais il s'est occupé des fils de Gabi quand elle a repris le travail puis, plus tard, il les a aidés à s'occuper des chevaux hérités de leur père. Il n'a jamais été d'une grande utilité pour les devoirs, ou tout ce qui touchait à l'école, mais il a fait de son mieux. Les uns après les autres, il les a vu grandir et s'épanouir devant ses yeux, et il a fait tout son possible pour qu'ils ne manquent de rien.

Aujourd'hui, Levi n'aide plus grand-monde. Ce sont eux qui s'occupent de lui. Cette situation ne lui plaît pas vraiment, mais il sait qu'il serait vain d'essayer de la changer.

Il ne tient presque plus sur ses jambes. Après la chute des Titans, il avait réussi à réapprendre à marcher avec des béquilles sur de petites distances, mais il est arrivé à un âge où ses muscles refusent de le soutenir. Il passe ses journées assis devant la fenêtre ou au coin du feu, selon les saisons, à surveiller les deux petits-enfants de Gabi pendant que leur père travaille dans son établi. Il est trop fatigué – et peut-être trop las – pour jouer de longues heures avec eux. Alors il se contente de les observer pendant qu'ils s'amusent ensemble, avec la tendresse d'un vieil homme qui regarde la vie éclore devant lui au moment où la sienne se fane.

Il n'a presque pas gardé de contacts avec la police. Jean et Mikasa, surtout, au début, mais leur lien s'est étiolé naturellement au fil des années. Armin met un point d'honneur à lui envoyer une fois par an une lettre pour lui donner des nouvelles, mais quand Gabi s'assoit à côté de lui pour la lui lire, Levi ne se souvient plus de ce que contenait la précédente. Ils ont tous fait leur vie, fondé une famille, quitté la police. C'est tout ce qu'il avait besoin de savoir. Il est heureux pour eux.

Levi traverse les jours un par un, avec le sentiment étrange qu'ils ne font que s'étirer. Il a l'impression d'être le spectateur engourdi d'une vie qui est en train de filer sans l'attendre.

Noël est dans trois jours, et toute la famille a profité du week-end pour installer les décorations dans le grand salon de la maison. Levi les a regardés s'agiter, assis dans son fauteuil avec une couverture sur les genoux, et a répondu poliment chaque fois qu'ils lui ont demandé son avis.

Il ne leur a jamais dit que le vingt-cinq décembre est le jour de son anniversaire. Il a toujours refusé d'être le centre de l'attention à cette date si spéciale pour les enfants. Gabi est dans la confidence, bien sûr, mais elle a respectueusement gardé son secret. Elle trouve toujours un moment pour l'attirer à part, quand tout le monde est à table ou occupé à ouvrir les cadeaux, et ils soufflent une bougie ensemble, juste tous les deux. C'est leur petit rituel et Levi ne sait pas, après toutes ces années, si elle a remarqué qu'il la laisse à chaque fois souffler à sa place.

Une fois qu'ils sont tous satisfaits de leur effort, que les caisses de guirlandes sont vides, que le sol est jonché d'aiguilles de sapin et que les plus petits ont choisi l'étoile qui veillerait sur eux cette année, chacun rentre chez lui, impatient de se retrouver le surlendemain pour le réveillon. Reiner reste un peu pour préparer le dîner et aider Levi à manger.

Ce soir-là, juste après le repas, Levi fait un malaise.

Reiner le porte jusqu'à son lit et l'installe sur les oreillers. Levi ne se sent pas particulièrement mal. Il a juste eu un moment d'absence. Il somnole un peu sous sa couverture, jusqu'à ce que Gabi déboule dans sa chambre et s'écroule sur le bord du lit en lui prenant la main. Ses cheveux grisonnants sont ébouriffés. Levi ne l'a jamais vue avec une coiffure soignée, même le jour de son mariage.

Elle lui parle avec précipitation. Levi peut entendre les accents d'inquiétude qui percent dans sa voix, mais il n'arrive pas à comprendre ce qu'elle dit. Ce n'est pas grave. Sa présence lui suffit. Il a l'impression que d'autres les rejoignent. Ils parlent tous à voix basse pour ne pas le déranger. Levi leur est reconnaissant. Il est épuisé.

Il ferme les yeux pour les reposer un peu. Gabi dépose un baiser dans ses cheveux. Les plus petits piaillent dans un coin de la pièce et se font doucement réprimander par leurs parents. Il ne sait pas combien de temps ils restent là. Son vieux compagnon lui saisit la main pour lui faire comprendre qu'il est venu aussi. Ils ne vivent plus ensemble depuis longtemps, mais Levi lui est infiniment reconnaissant de l'avoir accompagné durant de longues années. Il n'éprouve que de la tendresse à son égard.

Mais à cet instant, il pense à Erwin.

Est-ce que tu es encore en train de veiller sur moi ? il aimerait demander. Je me sens de plus en plus fatigué. Je pense que je n'en ai plus pour longtemps.

Il est lucide. Il est paisible. Il sent la présence des siens autour de lui. Il est fier de ce qu'ils ont construit ensemble.

Cette nuit-là, il rêve d'Erwin.

Il n'a plus rêvé de lui depuis des années. Bien sûr, il pense beaucoup à lui. Presque tous les jours, sans doute, sans même s'en rendre compte, comme une habitude familière et rassurante. C'est sa manière à lui d'empêcher ses traits de s'estomper. Mais il n'arrive plus à rêver de lui depuis longtemps, pris dans la routine d'un autre quotidien.

Quand il le voit, il est exactement tel qu'il se souvient de lui. Putain, Erwin, t'as strictement la même gueule que dans mes souvenirs, il a envie de lui dire.

Il est beau. Non, il est magnifique. Aussi séduisant que le souvenir qu'il a chéri pendant toutes ces années, ni embelli par la nostalgie, ni estompé par le temps qui passe. Exactement le même. Avec son visage aux traits réguliers, ses yeux bleus pétillants d'intelligence, ses cheveux dorés impeccablement coiffés, ses sourcils épais dont Levi s'est tant moqué, ses épaules larges et ses bras puissants. Il porte son uniforme de commandant. Levi fond en larmes.

— Chhh…

Erwin pose un genou à terre devant son fauteuil et lui relève le visage avec un sourire plein de tendresse. D'un geste délicat, il essuie la peau ridée de ses joues.

— C-c'est bien t-toi ? bégaye Levi.

Erwin hoche la tête. Levi pose les mains de chaque côté de son visage. Il caresse les reliefs de ses traits avec ses doigts restants.

— Tu es tellement beau, bafouille-t-il.

— Toi aussi, Levi.

— Tsk ! Je suis tout flétri…

La voix d'Erwin est une caresse. Tranquille, chaleureuse, réconfortante. Elle l'enveloppe dans un cocon de souvenirs plaisants. Levi glisse les doigts dans sa chevelure et l'attire contre lui. Son corps est chaud. Sa peau est douce. Ses cheveux portent l'odeur encore familière de son baume.

— Je l'ai fait, Erwin, murmure Levi contre lui. Je l'ai fait ! J'ai tué Zeke. Regarde ce qu'il a fait de moi, je suis tout esquinté… Mais j'ai réussi ! J'ai fait tomber les Titans !

— Je sais, répond Erwin d'une voix calme. Tu as tenu ta promesse. Je n'ai jamais douté que tu y parviendrais. Mais ce n'est pas le plus important, mon chéri. Tu as fait bien plus que ça.

Levi s'écarte de lui, interloqué. Erwin le regarde avec une bienveillance infinie. Levi cherche sur son visage la réponse à sa question. Puis il voit les ombres de ses proches qui l'entourent.

Il y a neuf personnes assises autour de son lit. Ils sont quatre générations à le couver de leur amour. Aucun d'eux ne porte son nom, mais ça n'a pas d'importance pour lui. Ils sont tous là. Il a l'impression que Gabi pleure, sa main toujours serrée autour de la sienne. Il ne comprend pas vraiment pourquoi. Il n'a vu Gabi pleurer qu'à deux reprises dans sa vie – pour la naissance de ses fils.

— J'aimerais tellement te parler d'eux, dit Levi en se tournant à nouveau vers Erwin. Ils sont… ils sont tous…

Il perd ses mots. Erwin lui sourit encore avec tendresse.

— Je suis si fier de toi, Levi.

Il embrasse ses joues fripées puis écarte ses cheveux pour déposer un baiser sur son front.

— Tu sens bon… ajoute-t-il en prenant une profonde inspiration dans ses cheveux.

— Je sens le vieux.

Erwin rit. Son rire donne un nouvel élan de vitalité au cœur fatigué de Levi, comme si d'un coup il retrouvait la force de battre.

— Le vieux qui sent bon, tranche Erwin d'un ton amusé.

Levi est pris d'une soudaine envie de se lever. Il esquisse un geste pour sortir de son fauteuil. Erwin se lève et recule d'un pas. Il lui tend ses mains – Levi remarque qu'il en a deux – pour l'aider à se soutenir. D'une démarche instable, il fait les quelques pas nécessaires pour venir se blottir contre le torse d'Erwin.

Son corps est voûté par les années. Il est encore plus petit qu'avant. Erwin enroule ses bras autour de sa taille pour le maintenir contre lui. Levi s'agrippe à sa veste de toutes ses forces.

Avec une infinie tendresse, Erwin lui soulève le menton et l'embrasse. C'est un baiser chaste, juste ses lèvres qui goûtent aux siennes. Levi se souvient de ses baisers comme s'il l'avait embrassé hier. Il se redresse. Il donne de la profondeur à leur étreinte. Erwin répond avec un enthousiasme ravi, comme s'il avait attendu des siècles pour ce baiser. Levi se hausse sur la pointe des pieds et passe ses bras autour de son cou. Quand il glisse sa main droite dans les cheveux de son compagnon, elle compte à nouveau cinq doigts.

Erwin s'écarte un instant de lui pour l'admirer. Levi voit avec ses deux yeux. Ses sens s'acutisent. Il ne ressent plus aucune fatigue dans ses articulations, plus aucune faiblesse dans ses muscles. Erwin ne porte plus sa veste d'uniforme. Il porte des vêtements civils, peut-être – Levi ne se souvient plus bien – peut-être ceux de leur dernier Noël ensemble.

Sans réfléchir, il saute en l'air dans les bras d'Erwin et emprisonne sa taille entre ses cuisses. Il capture ses lèvres dans un baiser passionné. Leurs dents s'entrechoquent, leurs langues s'interceptent, leurs lèvres se dévorent. Leurs rires se mêlent. Ils ont trente ans. Ils débordent d'amour.

— Tu m'as tellement manqué, murmure Levi d'une voix étouffée en serrant le corps d'Erwin de toutes ses forces contre le sien.

Il est insatiable du contact de sa peau, de son odeur, du son de sa voix.

— Levi, mon amour.

Il le repose en douceur à terre. Une légère pointe d'anxiété saisit Levi.

— Est-ce que c'est un rêve ? demande-t-il. Est-ce que… est-ce que tu vas disparaître ?

Il ne veut pas lâcher Erwin. Il ne pense pas que c'est un rêve. S'ils étaient dans son rêve, Erwin serait nu, et…

— Chh. Je suis là, n'est-ce pas ? lui dit Erwin sans répondre à sa question. Tout va bien se passer. Tu n'as aucune raison d'avoir peur. Je reste avec toi, cette fois.

Le lendemain matin, dans la petite chambre de la maison au bord de la falaise, dans le lit autour duquel le veillent encore tous les êtres qui lui sont chers, Levi ne se réveille pas.


Message posté sur AO3 :

Ok, si vous m'avez suivie jusqu'ici... bravo, n'hésitez pas à vous manifester, que je sache un peu qui aime souffrir :) Je n'arrive pas à croire que c'est terminé. Je pensais que cette fic ferait 50k mots et s'arrêterait au moment où ils se mettent ensemble... bref.
Cette fanfic m'a demandé beaucoup de travail, même si je me suis imposé une discipline de fer pour garder la même fréquence de publication. J'ai relu et corrigé plusieurs fois chaque chapitre pour vous sortir la meilleure version possible et croyez-moi, j'y ai mis mes tripes. Je suis plutôt contente du résultat et j'espère que vous avez aimé suivre Levi et Erwin dans cette aventure. J'espère que vous avez pu sentir dans l'amour qu'ils se portent mutuellement la tendresse infinie que j'ai pour ces personnages.
Merci à tout le monde d'avoir lu, que vous soyez là depuis le tout début chaque semaine ou que vous arriviez dans 6 mois et que vous l'avez descendue d'une traite.
Merci aux soutiens de la première heure, merci merci à toutes celles et ceux qui ont pris le temps de laisser un commentaire, le taux d'engagement n'est pas fameux pour les auteurices francophones sur AO3 et vous êtes le carburant des fandoms. Sans vous, plus personne n'aurait la motivation de créer. Continuez à soutenir les autres pour donner envie à toujours plus de monde de se lancer, il faut faire grimper les stats du fandom Eruri !
N'hésitez pas à laisser une trace de votre passage avant de partir, c'est toujours agréable de mettre des pseudos derrière des chiffres.
Prenez soin de vous et courage à nous pour la diffusion de la dernière saison.
Sly.