Hello,
Comme dirait l'autre, mieux vaut tard que jamais, voici donc le chapitre 6 de 1 sur 10 000. Il en reste encore deux après celui-ci.
Bonne lecture !
La femme ne tarda pas à revenir. Ses cheveux mouillés collaient à son front. Elle avait enfilé un short kaki et un t-shirt blanc, qui virait au transparent, par dessus sa combinaison de plongée, et chaussé des claquettes en plastique qui faisaient gargouiller le sable sous chacun de ses pas. Elle leur tendit un jeu de clé, auquel pendait un porte-étiquette jaune délavé. On y avait inscrit, en pattes de mouches, « Colline ». Elle leur indiqua la maison la plus haut perchée et leur expliqua comment suivre le chemin tortueux sans s'y perdre. Light et L l'écoutèrent sans un mot. Pas un instant il ne vint aux uns comme aux autres l'idée qu'ils pourraient choisir de passer la nuit ailleurs.
Lorsqu'elle s'en alla, le silence s'invita à sa place. La mer monta, d'abord au pas puis au galop, jusqu'à leur mouiller le bout des orteils. Pendant tout ce temps, ils n'ouvrirent pas une seule fois la bouche. Quelques minutes après le départ de la femme, L se leva et entreprit de parcourir la plage de long en large. Il avança vers la mer, puis s'en éloigna, resta debout sur place à enterrer ses pieds dans le sable, se perdit dans la contemplation d'un jeune goéland, qui l'observait avec méfiance. Light le regardait lui aussi, sans savoir que penser. A l'instant-même où il avait vu son nom sur le préavis de mort, plus rien n'avait eu de sens. Ses actes en tant que Kira, tout le plan qu'il avait concocté dans ses moindres détails, son rêve de devenir le Dieu du monde nouveau, tout se retrouvait éclipsé par le spectre de la mort qui pesait sur ses épaules. Il se rendait plus que jamais compte que son orgueil l'avait poussé à la faute, que jamais il n'avait ne serait-ce qu'envisagé un tel destin. Lui qui avait toujours eu, au fond de lui-même, la certitude que ce n'était pas par hasard si le Death Note était tombé sous ses yeux et pas sous ceux d'un autre, comprenait que tout ceci n'avait été que le fruit du hasard et qu'un autre aurait tout aussi bien pu prendre sa place. Et tout comme le Death Note, la capsule n'avait pas pris en compte ni ses capacités, ni ses ambitions. Tout s'était décidé dans le cadre gris et impersonnel d'une usine, dans laquelle on avait collé au hasard une série de chiffres sur un flacon quelconque, qu'on avait rangé au milieu de centaines de flacons semblables, disposé dans un carton et envoyé dans une école choisie par le sort. Personne ne s'était assis à son bureau et examiné un dossier pour le choisir lui en particulier. Si un autre élève s'était placé devant lui dans la file ce jour-là, ce serait à lui que la capsule aurait été injectée, sans que le système ne s'en trouve grippé. L'univers lui avait été, de sa naissance jusqu'à la veille de sa mort, parfaitement indifférent.
La colère grondait sous sa peau, elle le hérissait et lui donnait une vague envie de vomir. Il avait envie de tout détruire. Puisqu'il ne serait bientôt plus, pourquoi le monde devait-il continuer comme si de rien n'était ? Pourquoi l'espèce humaine devait-elle perdurer sans savoir ce qu'il avait fait pour eux ?
Il aurait pu plonger le monde dans le chaos. L'expérience lui avait appris que les criminels constituaient une pâte bien plus malléable que les gens bien. Ils marchaient à l'instinct, tels des animaux, faciles à acheter, tous aussi remplaçables les uns que les autres. Pourtant, il avait choisi d'œuvrer pour le bien commun. Il l'avait fait en sachant que ceux-là même qu'il tâchait de protéger se retourneraient contre lui, qu'ils ne comprendraient pas qu'il fallait bien faire le sale boulot si l'on voulait garder une société saine. Il avait choisi de salir son âme pour faire ce qui devait être fait et ne demandait en échange que la reconnaissance à laquelle il estimait avoir le droit.
La colère grondait. Pourtant, elle ne sortait pas, elle restait prisonnière sous sa peau et ne faisait aucun effort pour remonter à la surface. N'en restait qu'un vague dégoût, une nausée teintée de résignation. Tout ce qu'il avait entrepris ne mènerait à rien, jamais. Ses ambitions mourraient avec lui.
Light glissa une main dans sa poche et en sortit le morceau de Death Note, sur lequel était inscrit le nom de Higuchi. C'était sa dernière chance de tuer L, sa dernière cartouche pour partir dans un coup d'éclat. L ne pouvait pas lui survivre, pas après tous les efforts qu'il avait mis en place pour l'éliminer. S'il ne devait atteindre qu'un seul de ses buts, autant que ce soit celui-ci. Il fixa longtemps le morceau de papier, sans rien en faire. Il n'avait même pas de stylo sur lui.
— Montons à la cabane, lança-t-il à L. Il commence à faire froid.
Quand L acquiesça, Light se leva et débarrassa son pantalon du sable humide qui s'y était collé. Ils serpentèrent sur les petits chemins de gravier, en direction du sommet de la colline, passant comme la femme leur avait indiqué devant une vieille lanterne de pierre couverte de mousse et une grappe de statuettes Jizo dont la plupart étaient renversées au sol. Light serrait la clé au creux de sa paume. Quand, arrivé à la porte de la maisonnette, il l'ouvrit, il se rendit compte que le métal avait mordu sa peau au point d'y laisser une nuée de points rouges.
L'intérieur de la maison consistait en un mobilier spartiate. Une petite pièce carrelée, munie d'un réchaud et d'un évier faisait office de cuisine et, dans la pièce à vivre, seuls deux coussins entouraient la table basse. Deux futons étaient pliés dans un placard. Bien que minimaliste, l'endroit était de toute évidence entretenu régulièrement. Les tatamis semblaient neufs, de même que les carreaux de papier des shōjis. Sans doute en pleine saison des touristes louaient-ils la bicoque pour se plonger dans la sérénité d'un retour aux sources. Light ouvrit en grand toutes les portes coulissantes. Du haut de la colline, on embrassait toute la baie du regard. En bas, les lampadaires s'allumaient les uns après les autres, les voitures enclenchaient leurs phares. Observant du sommet cette tranquille agitation, il se sentait comme un gamin fasciné par une colonie de fourmi. Il se sentait Dieu, mais pas de la même façon que lorsqu'avec le Death Note, il appliquait sa sentence. Ici, il n'avait aucun pouvoir, mais il voyait tout sans qu'on le voie.
Le temps passa. Ils déplièrent le futon, mais ni l'un ni l'autre ne pensa à dormir. Ils ne mangèrent pas. Light, qui n'avait pourtant rien avalé depuis le matin, ne ressentait plus la faim, comme si son corps se préparait déjà à mourir. Quand il allumèrent le plafonnier, un phalène s'engouffra par la porte ouverte et se mit à tournoyer autour de l'ampoule.
Ils s'assirent sur le lit, toujours sans un mot. Les quelques brèves paroles qu'ils avaient échangées depuis leur arrivée s'étaient noyées dans le silence. Light s'avança le premier.
Il déposa un baiser sur les lèvres de L et, comme ce dernier ne le repoussait pas, il continua encore et encore. Les baisers se transformèrent en caresses, tandis que les deux jeunes hommes se défaisaient de leurs vêtements. Une fois nus, ils se retrouvèrent face à face, complètement immobiles. Aucun des deux ne semblait vouloir bouger.
Light se leva et s'avança jusqu'aux shōji encore grands ouverts. L'air frais couvrit sa peau de chair de poule. Il se tourna vers L, encore à demi étendu sur le futon. Son grand corps pâle semblait celui d'une marionnette mais, dans le même temps, étrangement trop humain. Le regard de Light s'arrêta sur les grains de beauté qui parsemaient ses jambes et s'en détachaient comme des étoiles sur un négatif. Même s'il en saisissait toute l'absurdité, il avait toujours pensé à L comme un être mécanique recouvert de peau humaine. Le voir ainsi, dans toute sa mortalité, le gonflait de désir autant que cela lui donnait l'impression désagréable de se trouver face à un étranger. Sans doute, dans d'autres circonstances, il aurait pu se donner le temps d'apprivoiser cette contradiction.
— Allons nager.
Huit heures, quarante-cinq minutes avant le décès.
